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THÉOPHILE GAUTIER LE CAPITAINE FRACASSE ÉDITION DÉFINITIVE TOME PREMIER PARIS G. CHARPENTIER ET Cie, ÉDITEURS 11, rue de grenelle, 11 — 1889 Tous droits rĂ©servĂ©s. AVANT-PROPOS Voici un roman dont l’annonce figurait, il y a une trentaine d’annĂ©es dĂ©jĂ , — le temps marche si vite ! — sur la couverture des livres de Renduel, l’éditeur Ă  la mode alors. La publicitĂ© naĂŻve encore se servait de ces moyens primitifs pour attirer l’attention sur les Ɠuvres futures, et inscrivait au revers des Ɠuvres prĂ©sentes des titres qu’on choisissait retentissants ou bizarres, suivant le goĂ»t de l’époque, sans que l’auteur eĂ»t toujours un plan bien arrĂȘtĂ© et fĂ»t en mesure de tenir immĂ©diatement cette vague promesse. On dresserait un curieux catalogue de ces romans qui n’ont pas Ă©tĂ© faits et dont le plus cĂ©lĂšbre est la Quiquengrogne de Victor Hugo. Il faudra dĂ©sormais rayer le Capitaine Fracasse de cette liste. Nous avons enfin payĂ© cette lettre de change de jeunesse tirĂ©e sur l’avenir, et ce n’est pas sans une certaine mĂ©lancolie que nous achevons dans l’ñge mĂ»r ce livre dont l’idĂ©e est si ancienne, que, pour la retrouver, nous avons Ă©tĂ© obligĂ© de faire dans notre mĂ©moire ce travail auquel on se livre parmi de vieux papiers Ă  la recherche d’un document perdu. Oh ! que de poussiĂšre sur de frais souvenirs, que de lettres jaunies si parfumĂ©es autrefois, que de billets signĂ©s de mains qui n’écriront plus ; never, oh, never more ! comme dit Edgar Poe dans son navrant poĂ«me du Corbeau ! Pourquoi aller reprendre au fond du passĂ© ce vieux rĂȘve presque oubliĂ©, et peindre laborieusement cette esquisse dont les premiers traits Ă  peine avaient Ă©tĂ© jetĂ©s sur la toile au crayon blanc, et que l’aile du temps a effacĂ©s plus qu’à demi ? Pourquoi donner suite Ă  ce projet abandonnĂ© lorsqu’il Ă©tait si simple d’écrire un ouvrage plus en harmonie avec les prĂ©occupations modernes ? Depuis longtemps l’on avait cessĂ© de nous demander Quand paraĂźtra le Capitaine Fracasse ? » Beaucoup de gens croyaient qu’il Ă©tait paru et en faisaient mĂȘme la critique ; mais de loin en loin, Ă  travers les mille soins de la vie, les voyages, l’incessante besogne du journalisme, l’achĂšvement d’autres Ɠuvres, un remords nous prenait et nous songions avec une certaine honte Ă  cette promesse non accomplie, dont nul autre que nous peut-ĂȘtre ne gardait souvenance. Les Orientaux s’imaginent que les figures sculptĂ©es ou peintes viennent au jugement dernier supplier les artistes de leur donner une Ăąme. Nous avions peur de voir apparaĂźtre le capitaine Fracasse pour nous faire une rĂ©clamation du mĂȘme genre. Le baptĂȘme du titre lui crĂ©ait une sorte d’existence qui avait besoin d’ĂȘtre complĂ©tĂ©e. Nous ne pouvions lui contester son droit de devenir un roman en deux volumes ; il fallait au moins bĂątir un domicile Ă  cette ombre errante que les annonces n’admettaient plus, et vers 1857 nous l’installĂąmes dans le chĂąteau de la MisĂšre. Quoique le logement fĂ»t dĂ©labrĂ© et peu confortable, voyant notre hĂ©ros Ă  peu prĂšs abritĂ© des intempĂ©ries de l’air, nous partĂźmes pour la Russie, oĂč les fĂ©eries de l’hiver et l’ivresse de la neige nous retinrent plusieurs mois. Au retour, cette vie parisienne dont le tourbillon entraĂźne les plus fortes volontĂ©s nous reprit de plus belle, et Fracasse fut menacĂ© de ne jamais sortir de son chĂąteau en ruines. Cependant il n’y devait pas rester et commença son odyssĂ©e Ă  travers les numĂ©ros de la Revue nationale. Il a maintenant la forme qu’il exigeait. Nous espĂ©rons qu’il nous laissera tranquille. Pendant ce long travail, nous nous sommes autant que possible sĂ©parĂ© du milieu actuel, et nous avons vĂ©cu rĂ©trospectivement, nous reportant vers 1830, aux beaux jours du romantisme ; ce livre, malgrĂ© la date qu’il porte et son exĂ©cution rĂ©cente, n’appartient rĂ©ellement pas Ă  ce temps-ci. Comme les architectes qui, dans l’achĂšvement d’un plan ancien, se conforment au style indiquĂ©, nous avons Ă©crit le Capitaine Fracasse dans le goĂ»t qui rĂ©gnait au moment oĂč il eĂ»t dĂ» paraĂźtre. On n’y trouvera aucune thĂšse politique, morale ou religieuse. Nul grand problĂšme ne s’y dĂ©bat. On n’y plaide pour personne. L’auteur n’y exprime jamais son opinion. C’est une Ɠuvre purement pittoresque, objective, comme diraient les Allemands. Bien que l’action se passe sous Louis XIII, le Capitaine Fracasse n’a d’historique que la couleur du style. Les personnages s’y prĂ©sentent comme dans la nature par leur forme extĂ©rieure, avec leur fond obligĂ© de paysage ou d’architecture. Leurs costumes sont dĂ©crits, leurs gestes dessinĂ©s ; et quand ils parlent, ils emploient la langue de leur Ă©poque. Figurez-vous que vous feuilletez des eaux-fortes de Callot ou des gravures d’Abraham Bosse historiĂ©es de lĂ©gendes. Mais arrĂȘtons-nous. N’allons pas faire une prĂ©face quand il n’est besoin que de quelques mots d’explication. Th. G. Octobre 1863. LE CAPITAINE FRACASSE ILE CHÂTEAU DE LA MISÈRESur le revers d’une de ces collines dĂ©charnĂ©es qui bossuent les Landes, entre Dax et Mont-de-Marsan, s’élevait, sous le rĂšgne de Louis XIII, une de ces gentilhommiĂšres si communes en Gascogne, et que les villageois dĂ©corent du nom de chĂąteau. Deux tours rondes, coiffĂ©es de toits en Ă©teignoir, flanquaient les angles d’un bĂątiment, sur la façade duquel deux rainures profondĂ©ment entaillĂ©es trahissaient l’existence primitive d’un pont-levis rĂ©duit Ă  l’état de sinĂ©cure par le nivelage du fossĂ©, et donnaient au manoir un aspect assez fĂ©odal, avec leurs Ă©chauguettes en poivriĂšre et leurs girouettes Ă  queue d’aronde. Une nappe de lierre enveloppant Ă  demi l’une des tours tranchait heureusement par son vert sombre sur le ton gris de la pierre dĂ©jĂ  vieille Ă  cette Ă©poque. Le voyageur qui eĂ»t aperçu de loin le castel dessinant ses faĂźtages pointus sur le ciel, au-dessus des genĂȘts et des bruyĂšres, l’eĂ»t jugĂ© une demeure convenable pour un hobereau de province ; mais, en approchant, son avis se fĂ»t modifiĂ©. Le chemin qui menait de la route Ă  l’habitation s’était rĂ©duit, par l’envahissement de la mousse et des vĂ©gĂ©tations parasites, Ă  un Ă©troit sentier blanc semblable Ă  un galon terni sur un manteau rĂąpĂ©. Deux orniĂšres remplies d’eau de pluie et habitĂ©es par des grenouilles tĂ©moignaient qu’anciennement des voitures avaient passĂ© par lĂ  ; mais la sĂ©curitĂ© de ces batraciens montrait une longue possession et la certitude de n’ĂȘtre pas dĂ©rangĂ©s. — Sur la bande frayĂ©e Ă  travers les mauvaises herbes, et dĂ©trempĂ©e par une averse rĂ©cente, on ne voyait aucune empreinte de pas humain, et les brindilles de broussailles, chargĂ©es de gouttelettes brillantes, ne paraissaient pas avoir Ă©tĂ© Ă©cartĂ©es depuis longtemps. De larges plaques de lĂšpre jaune marbraient les tuiles brunies et dĂ©sordonnĂ©es des toits, dont les chevrons pourris avaient cĂ©dĂ© par place ; la rouille empĂȘchait de tourner les girouettes, qui indiquaient toutes un vent diffĂ©rent ; les lucarnes Ă©taient bouchĂ©es par des volets de bois dĂ©jetĂ© et fendu. Des pierrailles remplissaient les barbacanes des tours ; sur les douze fenĂȘtres de la façade, il y en avait huit barrĂ©es par des planches ; les deux autres montraient des vitres bouillonnĂ©es, tremblant, Ă  la moindre pression de la bise, dans leur rĂ©seau de plomb. Entre ces fenĂȘtres, le crĂ©pi, tombĂ© par Ă©cailles comme les squames d’une peau malade, mettait Ă  nu des briques disjointes, des moellons effritĂ©s aux pernicieuses influences de la lune ; la porte, encadrĂ©e d’un linteau de pierre, dont les rugositĂ©s rĂ©guliĂšres indiquaient une ancienne ornementation Ă©moussĂ©e par le temps et l’incurie, Ă©tait surmontĂ©e d’un blason fruste que le plus habile hĂ©raut d’armes eĂ»t Ă©tĂ© impuissant Ă  dĂ©chiffrer et dont les lambrequins se contournaient fantasquement, non sans de nombreuses solutions de continuitĂ©. Les vantaux de la porte offraient encore, vers le haut, quelques restes de peinture sang de bƓuf et semblaient rougir de leur Ă©tat de dĂ©labrement ; des clous Ă  tĂȘte de diamant contenaient leurs ais fendillĂ©s et formaient des symĂ©tries interrompues çà et lĂ . Un seul battant s’ouvrait et suffisait Ă  la circulation des hĂŽtes Ă©videmment peu nombreux du castel, et contre le jambage de la porte s’appuyait une roue dĂ©mantelĂ©e et tombant en javelle, dernier dĂ©bris d’un carrosse dĂ©funt sous le rĂšgne prĂ©cĂ©dent. Des nids d’hirondelles oblitĂ©raient le faĂźte des cheminĂ©es et les angles des fenĂȘtres, et, sans un mince filet de fumĂ©e qui sortait d’un tuyau de briques et se tortillait en vrille comme dans ces dessins de maisons que les Ă©coliers griffonnent sur la marge de leurs livres de classe, on aurait pu croire le logis inhabitĂ© maigre devait ĂȘtre la cuisine qui se prĂ©parait Ă  ce foyer, car un soudard avec sa pipe eĂ»t produit des flocons plus Ă©pais. C’était le seul signe de vie que donnĂąt la maison, comme ces mourants dont l’existence ne se rĂ©vĂšle que par la vapeur de leur souffle. En poussant le vantail mobile de la porte, qui ne cĂ©dait pas sans protester et tournait avec une Ă©vidente mauvaise humeur sur ses gonds oxydĂ©s et criards, on se trouvait sous une espĂšce de voĂ»te ogivale plus ancienne que le reste du logis, et divisĂ©e par quatre boudins de granit bleuĂątre se rencontrant Ă  leur point d’intersection Ă  une pierre en saillie oĂč se revoyaient, un peu moins dĂ©gradĂ©es, les armoiries sculptĂ©es Ă  l’extĂ©rieur, trois cigognes d’or sur champ d’azur, ou quelque chose d’analogue, car l’ombre de la voĂ»te ne permettait pas de les bien distinguer. Dans le mur Ă©taient scellĂ©s des Ă©teignoirs en tĂŽle noircis par les torches, et des anneaux de fer oĂč s’attachaient autrefois les chevaux des visiteurs, Ă©vĂ©nement bien rare aujourd’hui, Ă  en croire la poussiĂšre qui les souillait. De ce porche, sous lequel s’ouvraient deux portes, l’une conduisant aux appartements du rez-de-chaussĂ©e, l’autre Ă  une salle qui avait pu jadis servir de salle des gardes, on dĂ©bouchait dans une cour triste, nue et froide, entourĂ©e de hautes murailles rayĂ©es de longs filaments noirs par les pluies d’hiver. Dans les angles de la cour, parmi les gravats tombĂ©s des corniches Ă©brĂ©chĂ©es, poussaient l’ortie, la folle avoine et la ciguĂ«, et les pavĂ©s Ă©taient encadrĂ©s d’herbe verte. Au fond, une rampe cĂŽtoyĂ©e de garde-fous en pierre ornĂ©s de boules surmontĂ©es de pointes menait Ă  un jardin situĂ© en contre-bas de la cour. Les marches rompues et disjointes faisaient bascule sous le pied ou n’étaient retenues que par les filaments des mousses et des plantes pariĂ©taires ; sur l’appui de la terrasse avaient crĂ» des joubarbes, des ravenelles et des artichauts sauvages. Quant au jardin lui-mĂȘme, il retournait doucement Ă  l’état de hallier ou de forĂȘt vierge. À l’exception d’un carrĂ© oĂč se pommelaient quelques choux aux feuilles veinĂ©es et vert-de-grisĂ©es, et qu’étoilaient des soleils d’or au cƓur noir, dont la prĂ©sence tĂ©moignait d’une sorte de culture, la nature reprenait ses droits sur cet espace abandonnĂ© et en effaçait les traces du travail de l’homme qu’elle semble aimer Ă  faire disparaĂźtre. Les arbres non taillĂ©s projetaient en tous sens des branches gourmandes. Les buis, destinĂ©s Ă  marquer le dessin des bordures et des allĂ©es, Ă©taient devenus des arbustes, ne subissant plus le ciseau depuis longues annĂ©es. Des graines apportĂ©es par le vent avaient germĂ© au hasard et se dĂ©veloppaient avec cette robustesse vivace, particuliĂšre aux mauvaises herbes, Ă  la place qu’avaient occupĂ©e les jolies fleurs et les plantes rares. Les ronces, aux ergots Ă©pineux, se croisaient d’un bord Ă  l’autre des sentiers et vous accrochaient au passage pour vous empĂȘcher d’aller plus loin et vous dĂ©rober ce mystĂšre de tristesse et de dĂ©solation. La solitude n’aime pas ĂȘtre surprise en dĂ©shabillĂ© et sĂšme autour d’elle toutes sortes d’obstacles. Pourtant, si l’on eĂ»t persistĂ©, sans redouter les Ă©gratignures des broussailles et les soufflets des branches, Ă  suivre jusqu’au bout l’antique allĂ©e devenue plus obstruĂ©e et plus touffue qu’une sente dans les bois, on serait arrivĂ© Ă  une espĂšce de niche de rocaille figurant un antre rustique. Aux plantes semĂ©es jadis entre l’interstice des roches, telles qu’iris, glaĂŻeuls, lierre noir, il s’en Ă©tait ajoutĂ© d’autres, persicaires, scolopendres, lambruches sauvages qui pendaient comme des barbes, et voilaient Ă  demi une statue de marbre reprĂ©sentant une divinitĂ© mythologique, Flore ou Pomone, laquelle avait dĂ» ĂȘtre fort galante en son temps et faire honneur Ă  l’ouvrier, mais qui Ă©tait camarde comme la Mort, ayant le nez cassĂ©. La pauvre dĂ©esse portait en sa corbeille, au lieu de fleurs, des champignons moisis et d’aspect vĂ©nĂ©neux ; elle-mĂȘme semblait avoir Ă©tĂ© empoisonnĂ©e, car des taches de mousse brune tigraient son corps jadis si blanc. À ses pieds croupissait, sous une couche verte de lentilles d’eau dans une conque de pierre, une flaque brune, rĂ©sidu des pluies ; car le mufle de lion, qu’on pouvait encore discerner au besoin, ne vomissait plus d’eau, n’en recevant pas des conduits bouchĂ©s ou dĂ©truits. Ce cabinet grotesque, comme on disait alors, tĂ©moignait, tout ruinĂ© qu’il Ă©tait, d’une certaine aisance disparue et du goĂ»t pour les arts des anciens possesseurs du castel. Convenablement dĂ©crassĂ©e et restaurĂ©e, la statue eĂ»t laissĂ© voir le style florentin de la Renaissance Ă  la maniĂšre des sculpteurs italiens venus en France Ă  la suite de maĂźtre Roux ou du Primatice, Ă©poque probable des splendeurs de la famille maintenant dĂ©chue. La grotte s’appuyait Ă  une muraille verdie et salpĂȘtrĂ©e, oĂč s’entre-croisaient encore des restes de treillages rompus, et destinĂ©s sans doute Ă  masquer les parois du mur, lors de sa construction, sous un rideau de plantes grimpantes et feuillues. Cette muraille, Ă  peine visible Ă  travers les frondaisons dĂ©sordonnĂ©es des arbres dĂ©mesurĂ©ment grandis, fermait le jardin de ce cĂŽtĂ©. Au delĂ  s’étendait la lande avec son horizon triste et bas, pommelĂ© de bruyĂšres. En revenant vers le castel, on apercevait la façade opposĂ©e plus ravagĂ©e et plus dĂ©gradĂ©e que celle qui vient d’ĂȘtre dĂ©crite, les derniers maĂźtres ayant tĂąchĂ© de garder au moins l’apparence, et concentrĂ© leurs faibles ressources sur ce cĂŽtĂ©. Dans l’écurie, oĂč vingt chevaux eussent pu tenir Ă  l’aise, un maigre bidet, dont la croupe saillait en protubĂ©rances osseuses, tirait d’un rĂątelier vide quelques brins de paille du bout de ses dents jaunes et dĂ©chaussĂ©es, et de temps en temps tournait vers la porte un Ɠil enchĂąssĂ© dans une orbite au fond de laquelle les rats de Montfaucon n’eussent pas trouvĂ© le plus lĂ©ger atome de graisse. Au seuil du chenil, un chien unique, flottant dans sa peau trop large oĂč ses muscles dĂ©tendus se dessinaient en lignes flasques, sommeillait le museau posĂ© sur l’oreiller peu rembourrĂ© de ses pattes ; il paraissait tellement habituĂ© Ă  la solitude du lieu qu’il avait renoncĂ© Ă  toute surveillance, et ne s’inquiĂ©tait point, comme les chiens, mĂȘme assoupis, ont coutume de le faire, au moindre bruit qui se fait entendre. Lorsqu’on voulait pĂ©nĂ©trer dans l’habitation, on rencontrait un Ă©norme escalier Ă  rampe de bois taillĂ©e en balustre. Cet escalier n’avait que deux paliers, le logis ne renfermant pas plus de deux Ă©tages. — Il Ă©tait en pierre jusqu’au premier, en briques et en bois Ă  partir de lĂ . Sur les murs, des grisailles dĂ©vorĂ©es par l’humiditĂ© semblaient avoir voulu simuler le relief d’une architecture richement ornĂ©e, avec les ressources du clair-obscur et de la perspective. On y devinait encore une suite d’Hercules terminĂ©s en gaine supportant une corniche Ă  modillons d’oĂč partait, en s’arrondissant, un berceau de feuillages festonnĂ©s de pampres laissant apercevoir un ciel passĂ© de couleur et gĂ©ographiĂ© d’üles inconnues par l’infiltration des eaux de la pluie. Entre les Hercules, dans des niches peintes, se pavanaient des bustes d’empereurs romains et autres personnages illustres de l’histoire ; mais tout cela si vague, si fanĂ©, si dĂ©truit, si disparu que c’était plutĂŽt le spectre d’une peinture qu’une peinture rĂ©elle, et qu’il en faudrait parler avec des ombres de mots, les vocables ordinaires Ă©tant trop substantiels pour cela. Les Ă©chos de cette cage vide semblaient tout Ă©tonnĂ©s de rĂ©pĂ©ter le bruit d’un pas. Une porte verte, dont la serge avait jauni et n’était plus retenue que par quelques clous dĂ©dorĂ©s, donnait passage dans une piĂšce qui avait pu servir de salle Ă  manger aux temps fabuleux oĂč l’on mangeait dans ce logis dĂ©sert. Une grosse poutre divisait le plafond en deux compartiments rayĂ©s de soliveaux apparents dont l’interstice avait Ă©tĂ© revĂȘtu autrefois d’une couche de couleur bleue effacĂ©e par la poussiĂšre et les toiles d’araignĂ©e que la tĂȘte de loup n’allait jamais troubler Ă  cette hauteur. Au-dessus de la cheminĂ©e de forme antique, un massacre de cerf dix cors Ă©panouissait son bois, et le long des murailles grimaçaient sur les toiles rembrunies des portraits enfumĂ©s reprĂ©sentant des capitaines cuirassĂ©s ayant leur casque Ă  cĂŽtĂ© d’eux ou tenu par un page, et fixant sur vous des yeux profondĂ©ment noirs seuls vivants dans leurs figures mortes ; des seigneurs en simarre de velours, la tĂȘte posĂ©e sur des rotondes roides d’empois comme des chefs de saint Jean-Baptiste sur des plats d’argent ; des douairiĂšres en costume Ă  la vieille mode, effrayantes de lividitĂ© et prenant par la dĂ©composition des couleurs, des apparences de stryges, de lamies et d’empouses. Ces peintures, faites par des barbouilleurs de province, prenaient de la barbarie mĂȘme du travail un aspect hĂ©tĂ©roclite et formidable. Quelques-unes Ă©taient sans cadre ; d’autres avaient des bordures d’un or terni et rougi. Toutes portaient Ă  leur angle le blason de la famille et l’ñge du personnage reprĂ©sentĂ© ; mais, que le chiffre fĂ»t bas ou Ă©levĂ©, il n’existait pas une diffĂ©rence bien apprĂ©ciable entre ces tĂȘtes aux lumiĂšres jaunes, aux ombres carbonisĂ©es, enfumĂ©es de vernis et saupoudrĂ©es de poussiĂšre ; deux ou trois de ces toiles chancies et couvertes d’une fleur de moisissure prĂ©sentaient des tons de cadavre en dĂ©composition, et prouvaient, de la part du dernier descendant de ces hommes de race et d’épĂ©e, une indiffĂ©rence complĂšte Ă  l’endroit des effigies de ses nobles aĂŻeux. Le soir, cette galerie muette et immobile devait se transformer, aux reflets incertains des lampes, en une file de fantĂŽmes terrifiants et ridicules Ă  la fois. Rien n’est plus triste que ces portraits oubliĂ©s dans ces chambres dĂ©sertes ; reproductions Ă  demi effacĂ©es elles-mĂȘmes de formes depuis longtemps dissoutes sous terre. Tels qu’ils Ă©taient, ces fantĂŽmes peints Ă©taient des hĂŽtes bien appropriĂ©s Ă  la solitude dĂ©solĂ©e du logis. Des habitants rĂ©els eussent paru trop vivants pour cette maison morte. Au milieu de la salle figurait une table en poirier noirci, aux pieds tournĂ©s en spirales comme des colonnes salomoniques, que les tarets avaient piquĂ©e de milliers de trous, sans ĂȘtre troublĂ©s dans leur travail silencieux. Une fine couche grise, sur laquelle le doigt eĂ»t pu tracer des caractĂšres, en couvrait la surface, et montrait qu’on n’y mettait pas souvent le couvert. Deux dressoirs ou crĂ©dences de mĂȘme matiĂšre, ornĂ©s de quelques sculptures et probablement achetĂ©s en mĂȘme temps que la table Ă  des Ă©poques plus heureuses, se faisaient pendants d’un cĂŽtĂ© de la salle Ă  l’autre ; des faĂŻences Ă©gueulĂ©es, des verreries disparates et deux ou trois rustiques figurines de Bernard Palissy reprĂ©sentant des anguilles, des poissons, des crabes et des coquillages Ă©maillĂ©s sur un fond de verdure, garnissaient misĂ©rablement le vide des planches. Cinq ou six chaises recouvertes de velours qui avait pu jadis ĂȘtre incarnadin, mais que les annĂ©es et l’usage rendaient d’un roux pisseux, laissaient Ă©chapper leur bourre par les dĂ©chirures de l’étoffe et boitaient sur des pieds impairs comme des vers scazons ou des soudards Ă©cloppĂ©s s’en retournant chez eux aprĂšs la bataille. À moins d’ĂȘtre un esprit, il n’eĂ»t point Ă©tĂ© prudent de s’y asseoir, et, sans doute, ces siĂšges ne servaient que lorsque le conciliabule des ancĂȘtres sortis de leurs cadres venaient prendre place Ă  la table inoccupĂ©e, et devant un souper imaginaire causaient entre eux de la dĂ©cadence de la famille pendant les longues nuits d’hiver si favorables aux agapes de spectres. De cette salle on pĂ©nĂ©trait dans une autre un peu moins grande. Une de ces tapisseries de Flandre appelĂ©es verdures » garnissait les murailles. Que ce mot tapisserie n’éveille en votre imagination aucune idĂ©e de luxe inopportun. Celle-ci Ă©tait usĂ©e, Ă©limĂ©e, passĂ©e de ton ; les lĂ©s dĂ©cousus faisaient cent hiatus et ne tenaient plus que par quelques fils et la force de l’habitude. Les arbres dĂ©colorĂ©s Ă©taient jaunes d’un cĂŽtĂ© et bleus de l’autre. Le hĂ©ron, debout sur une patte au milieu des roseaux, avait considĂ©rablement souffert des mites. La ferme flamande, avec son puits festonnĂ© de houblon, ne se discernait presque plus, et, de la figure blafarde du chasseur Ă  la poursuite des halbrans, la bouche rouge et l’Ɠil noir, apparemment d’un meilleur teint que les autres nuances, avaient seuls conservĂ© le coloris primitif, comme un cadavre Ă  la pĂąleur de cire dont on a vermillonnĂ© la bouche et ravivĂ© les sourcils. L’air jouait entre le mur et le tissu dĂ©tendu et lui imprimait des ondulations suspectes. Hamlet, prince de Danemark, s’il eĂ»t causĂ© dans cette chambre, eĂ»t tirĂ© son Ă©pĂ©e et piquĂ© Polonius derriĂšre la tapisserie en criant Un rat ! mille petits bruits, imperceptibles chuchotements de la solitude, qui rendent le silence plus sensible, inquiĂ©taient l’oreille et l’esprit du visiteur assez hardi pour pĂ©nĂ©trer jusque-lĂ . Les souris grignotaient famĂ©liquement quelques bouts de laine Ă  l’envers de la basse lisse. Les vers rĂąpaient le bois des poutres avec un bruit de lime sourde, et l’horloge de la mort frappait l’heure sur les panneaux des boiseries. Quelquefois un ais de meuble craquait inopinĂ©ment, comme si la solitude ennuyĂ©e Ă©tirait ses jointures, et vous causait, malgrĂ© vous, un tressaillement nerveux. Un lit Ă  colonnes en quenouille, fermĂ© par des rideaux de brocatelle coupĂ©s Ă  tous leurs plis et dont les ramages verts et blancs se confondaient dans une mĂȘme teinte jaunĂątre, occupait un coin de la piĂšce, et l’on n’eĂ»t osĂ© en relever les pentes de peur d’y trouver dans l’ombre quelque larve accroupie ou quelque forme roide dessinant, sous la blancheur du drap, un nez pointu, des pommettes osseuses, des mains jointes et des pieds placĂ©s comme ceux des statues allongĂ©es sur des tombeaux ; tant les choses faites pour l’homme et d’oĂč l’homme est absent prennent vite un air surnaturel ! On eĂ»t pu supposer aussi qu’une jeune princesse enchantĂ©e y reposait d’un sommeil sĂ©culaire comme la Belle au bois dormant, mais les plis avaient une rigiditĂ© trop sinistre et trop mystĂ©rieuse pour cela et s’opposaient Ă  toute idĂ©e galante. Une table en bois noir avec les incrustations de cuivre qui se dĂ©tachaient, un miroir trouble et louche, dont le tain avait coulĂ©, las de ne pas reflĂ©ter de figure humaine, un fauteuil de tapisserie au petit point, ouvrage de patience et de loisir menĂ© Ă  fin par quelque aĂŻeule, mais qui ne laissait plus discerner que quelques fils d’argent parmi les soies et les laines dĂ©teintes, complĂ©taient l’ameublement de cette chambre, Ă  la rigueur habitable pour un homme qui n’eĂ»t craint ni les esprits ni les revenants. Ces deux piĂšces rĂ©pondaient aux deux fenĂȘtres non condamnĂ©es de la façade. Un jour blĂȘme et verdĂątre y descendait Ă  travers les vitres dĂ©polies dont le dernier nettoyage remontait bien Ă  cent ans et qui semblaient Ă©tamĂ©es en dehors. De grands rideaux, fripĂ©s dans leurs cassures et qui se seraient dĂ©chirĂ©s si on eĂ»t voulu les faire glisser sur leurs tringles dĂ©vorĂ©es de rouille, diminuaient encore cette lumiĂšre de crĂ©puscule et ajoutaient Ă  la mĂ©lancolie du lieu. En ouvrant la porte qui se trouvait au fond de cette derniĂšre chambre, on tombait en pleines tĂ©nĂšbres, on abordait le vide, l’obscur et l’inconnu. Peu Ă  peu, cependant, l’Ɠil s’habituait Ă  cette ombre traversĂ©e de quelques jets livides filtrant Ă  travers les jointures des planches qui bouchaient les fenĂȘtres, et dĂ©couvrait confusĂ©ment une enfilade de chambres dĂ©labrĂ©es, au parquet disjoint, semĂ© de vitres brisĂ©es, aux murailles nues ou Ă  demi couvertes de quelques lambeaux de tapisserie effrangĂ©e, aux plafonds laissant paraĂźtre les lattes et passer l’eau du ciel, admirablement disposĂ©s pour les sanhĂ©drins de rats et les Ă©tats gĂ©nĂ©raux de chauves-souris. En quelques endroits, il n’eĂ»t pas Ă©tĂ© sĂ»r de s’avancer, car le plancher ondulait et pliait sous le pas, mais jamais personne ne s’aventurait dans cette ThĂ©baĂŻde d’ombre, de poussiĂšre et de toiles d’araignĂ©e. DĂšs le seuil, une odeur de relent, un parfum de moisissure et d’abandon, le froid humide et noir particulier aux lieux sombres, vous montaient aux narines comme lorsqu’on lĂšve la pierre d’un caveau et qu’on se penche sur son obscuritĂ© glaciale. En effet, c’était le cadavre du passĂ© qui tombait lentement en poudre dans ces salles oĂč le prĂ©sent ne mettait pas le pied, c’étaient les annĂ©es endormies qui se berçaient comme dans des hamacs aux toiles grises des encoignures. Au-dessus, dans les greniers, gĂźtaient, pendant le jour, les hiboux, les chouettes et les choucas avec leurs oreilles de plume, leurs tĂȘtes de chat et leurs rondes prunelles phosphorescentes. Le toit effondrĂ© en vingt endroits laissait entrer et sortir librement ces aimables oiseaux, aussi Ă  l’aise lĂ  que dans les ruines de MontlhĂ©ry ou du chĂąteau Gaillard. Chaque soir, l’essaim poudreux s’envolait en piaulant et en poussant des clameurs qui eussent Ă©mu les superstitieux, pour aller chercher au loin une nourriture qu’il n’eĂ»t pas trouvĂ©e dans cette tour de la faim. Les piĂšces du rez-de-chaussĂ©e ne contenaient rien qu’une demi-douzaine de bottes de paille, des rĂąpes de maĂŻs et quelques menus instruments de jardinage. Dans l’une d’elles se voyait une paillasse gonflĂ©e de feuilles sĂšches de blĂ© de Turquie, avec une couverture de laine bise qui paraissait ĂȘtre le lit de l’unique valet du manoir. Comme le lecteur doit ĂȘtre las de cette promenade Ă  travers la solitude, la misĂšre et l’abandon, menons-le Ă  la seule piĂšce un peu vivante du chĂąteau dĂ©sert, Ă  la cuisine, dont la cheminĂ©e envoyait au ciel ce lĂ©ger nuage blanchĂątre mentionnĂ© dans la description extĂ©rieure du castel. Un maigre feu lĂ©chait de ses langues jaunes la plaque de la cheminĂ©e, et de temps en temps atteignait le fond d’un coquemar de fonte pendu Ă  la crĂ©maillĂšre, et sa faible rĂ©verbĂ©ration allait piquer dans l’ombre une paillette rougeĂątre au bord des deux ou trois casseroles attachĂ©es au mur. Le jour qui tombait par le large tuyau montant jusqu’au toit, sans faire de coude, s’assoupissait sur les cendres en teintes bleuĂątres et faisait paraĂźtre le feu plus pĂąle, en sorte que dans cet Ăątre froid la flamme mĂȘme semblait gelĂ©e. Sans la prĂ©caution du couvercle il eĂ»t plu dans la marmite, et l’orage eĂ»t allongĂ© le bouillon. L’eau lentement Ă©chauffĂ©e avait fini par se mettre Ă  gronder, et le coquemar rĂąlait dans le silence comme une personne asthmatique quelques feuilles de chou, dĂ©bordant avec l’écume, indiquaient que la portion cultivĂ©e du jardin avait Ă©tĂ© prise Ă  contribution pour ce brouet plus que spartiate. Un vieux chat noir, maigre, pelĂ© comme un manchon hors d’usage et dont le poil tombĂ© laissait voir par places la peau bleuĂątre, Ă©tait assis sur son derriĂšre aussi prĂšs du feu que cela Ă©tait possible sans se griller les moustaches, et fixait sur la marmite ses prunelles vertes traversĂ©es d’une pupille en forme d’I avec un air de surveillance intĂ©ressĂ©e. Ses oreilles avaient Ă©tĂ© coupĂ©es au ras de la tĂȘte et sa queue au ras de l’échine, ce qui lui donnait la mine de ces chimĂšres japonaises qu’on place dans les cabinets parmi les autres curiositĂ©s, ou bien encore de ces animaux fantastiques Ă  qui les sorciĂšres, allant au sabbat, confient le soin d’écumer le chaudron oĂč bouillent leurs philtres. Ce chat tout seul, dans cette cuisine, semblait faire la soupe pour lui-mĂȘme, et c’était sans doute lui qui avait disposĂ© sur la table de chĂȘne une assiette Ă  bouquets verts et rouges, un gobelet d’étain, fourbi sans doute avec ses griffes tant il Ă©tait rayĂ©, et un pot de grĂšs sur les flancs duquel se dessinaient grossiĂšrement, en traits bleus, les armoiries du porche, de la clef de voĂ»te et des portraits. Qui devait s’asseoir Ă  ce modeste couvert apportĂ© dans ce manoir sans habitants ? peut-ĂȘtre l’esprit familier de la maison, le genius loci, le Kobold fidĂšle au logis adoptĂ©, et le chat noir Ă  l’Ɠil si profondĂ©ment mystĂ©rieux attendait sa venue pour le servir la serviette sur la patte. La marmite bouillait toujours, et le chat restait immobile Ă  son poste, comme une sentinelle qu’on a oubliĂ© de relever. Enfin un pas se fit entendre, pas lourd et pesant, celui d’une personne ĂągĂ©e ; une petite toux prĂ©alable rĂ©sonna, le loquet de la porte grinça, et un bonhomme, moitiĂ© paysan, moitiĂ© domestique, fit son entrĂ©e dans la cuisine. À l’apparition du nouveau venu, le chat noir, qui semblait liĂ© de longue date avec lui, quitta les cendres de l’ñtre et se vint frotter amicalement contre ses jambes, arquant le dos, ouvrant et refermant ses griffes, en faisant sortir de sa gorge ce murmure enrouĂ© qui est le plus haut signe de satisfaction chez la race fĂ©line. Bien, bien, BĂ©elzĂ©buth, dit le vieillard en se courbant pour passer Ă  deux ou trois reprises sa main calleuse sur le dos pelĂ© du chat, afin de n’ĂȘtre pas en reste de politesse avec un animal ; je sais que tu m’aimes, et nous sommes assez seuls ici, mon pauvre maĂźtre et moi, pour n’ĂȘtre pas insensibles aux caresses d’une bĂȘte dĂ©nuĂ©e d’ñme, mais qui pourtant semble vous comprendre. » Ces mutuelles politesses achevĂ©es, le chat se mit Ă  marcher devant l’homme en le guidant du cĂŽtĂ© de la cheminĂ©e, comme pour lui remettre la direction de la marmite qu’il regardait d’un air de convoitise famĂ©lique le plus attendrissant du monde, car BĂ©elzĂ©buth commençait Ă  vieillir, il avait l’oreille moins fine, l’Ɠil moins perçant, la patte moins leste qu’autrefois, et les ressources que lui offrait jadis la chasse aux oiseaux et aux souris diminuaient sensiblement ; aussi ne quittait-il pas de la prunelle ce ragoĂ»t dont il espĂ©rait avoir sa part et qui lui faisait se pourlĂ©cher les babines par anticipation. Pierre, c’était le nom du vieux serviteur, prit une poignĂ©e de bourrĂ©es, la jeta sur le feu Ă  demi mort ; les brindilles craquĂšrent et se tordirent, et bientĂŽt la flamme, poussant un flot de fumĂ©e, se dĂ©gagea vive et claire au milieu d’une joyeuse mousqueterie d’étincelles. On eĂ»t dit que les salamandres prenaient leurs Ă©bats et dansaient des sarabandes dans les flammes. Un pauvre grillon pulmonique, tout rĂ©joui de cette chaleur et de cette clartĂ©, essaya mĂȘme de battre la mesure avec sa timbale, mais il n’y put parvenir et ne produisit qu’un son enrouĂ©. Pierre s’assit sous le manteau de la cheminĂ©e, festonnĂ©e d’un vieux lambrequin de serge verte dĂ©coupĂ© Ă  dents de loup et tout jauni par la fumĂ©e, sur un escabeau de bois, ayant BĂ©elzĂ©buth Ă  cĂŽtĂ© de lui. Le reflet du feu Ă©clairait sa figure, que les annĂ©es, le soleil, le grand air et les intempĂ©ries des saisons avaient boucanĂ©e pour ainsi dire et rendue plus foncĂ©e que celle d’un Indien caraĂŻbe ; quelques mĂšches de cheveux blancs, s’échappant de son bĂ©ret bleu et plaquĂ©es sur les tempes, faisaient encore ressortir les tons de brique de son teint basanĂ© ; des sourcils noirs contrastaient avec sa chevelure de neige. Comme les gens de la race basque, il avait la figure allongĂ©e et le nez en bec d’oiseau de proie. De grandes rides perpendiculaires et semblables Ă  des coups de sabre sillonnaient ses joues de haut en bas. Une sorte de livrĂ©e aux galons dĂ©teints, et d’une couleur qu’un peintre de profession aurait eu de la peine Ă  dĂ©finir, recouvrait Ă  demi sa veste de chamois miroitĂ©e et noircie par endroits au frottement de la cuirasse, ce qui produisait sur le fond jaune de la peau des teintes comme celles qui verdissent au ventre d’une perdrix faisandĂ©e ; car Pierre avait Ă©tĂ© soldat, et quelques restes de son harnais militaire Ă©taient utilisĂ©s dans sa toilette civile. Ses grĂšgues demi-larges laissaient voir la trame et la chaĂźne d’une Ă©toffe aussi claire qu’un canevas Ă  broder, et il eĂ»t Ă©tĂ© impossible de savoir si elles avaient Ă©tĂ© en drap, en ratine ou en serge. Toute villositĂ© avait disparu dĂšs longtemps de ces culottes chauves ; jamais menton d’eunuque ne fut plus glabre. Des reprises assez visibles, et faites par une main plus habituĂ©e Ă  tenir l’épĂ©e que l’aiguille, fortifiaient les endroits faibles, et tĂ©moignaient du soin qu’apportait le possesseur de ce vĂȘtement Ă  en pousser la longĂ©vitĂ© jusqu’aux derniĂšres limites. Pareilles Ă  Nestor, ces grĂšgues sĂ©culaires avaient vĂ©cu trois Ăąges d’homme. De fortes probabilitĂ©s portent Ă  croire qu’elles avaient Ă©tĂ© rouges, mais ce point important n’est pas absolument prouvĂ©. Des semelles de corde rattachĂ©es par des lacets bleus Ă  un bas de laine dont le pied Ă©tait coupĂ© servaient de chaussures Ă  Pierre et rappelaient les alpargatas espagnoles. Ces grossiers cothurnes avaient sans doute Ă©tĂ© choisis comme plus Ă©conomiques que le soulier Ă  bouffette ou la botte Ă  pont-levis ; car une stricte, froide et propre pauvretĂ© se trahissait dans les moindres dĂ©tails de l’ajustement du bonhomme et jusque dans sa pose d’une rĂ©signation morne. Le dos appuyĂ© au pan intĂ©rieur de la cheminĂ©e, il avait croisĂ© au-dessus de son genou ses grosses mains rougies de tons violacĂ©s comme des feuilles de vigne Ă  la fin de l’automne, et faisait un pendant immobile au chat. BĂ©elzĂ©buth, accroupi dans la cendre, en face de lui, d’un air famĂ©lique et piteux, suivait avec une attention profonde le bouillonnement asthmatique de la marmite. Le jeune maĂźtre tarde bien Ă  venir aujourd’hui, murmura Pierre, en voyant Ă  travers les vitres enfumĂ©es et jaunes de l’unique fenĂȘtre qui Ă©clairĂąt la cuisine diminuer et s’éteindre la derniĂšre barre lumineuse du couchant au bord d’un ciel rayĂ© de nuages lourds et gros de pluie. Quel plaisir peut-il trouver Ă  se promener seul ainsi dans les landes ? Il est vrai que ce chĂąteau est si triste qu’on ne saurait s’ennuyer davantage ailleurs. » Un aboi joyeusement enrouĂ© se fit entendre ; le cheval frappa du pied dans son Ă©curie et fit grincer sur le bord de sa mangeoire la chaĂźne qui l’attachait ; le chat noir interrompit le bout de toilette qu’il faisait en passant sa patte humectĂ©e prĂ©alablement de salive sur ses bajoues et au-dessus de ses oreilles Ă©courtĂ©es, et fit quelques pas vers la porte en animal affectueux et poli qui connaĂźt ses devoirs et s’y conforme. Le battant s’ouvrit ; Pierre se leva, ĂŽta respectueusement son bĂ©ret, et le nouveau venu fit son apparition dans la salle, prĂ©cĂ©dĂ© du vieux chien dont nous avons dĂ©jĂ  parlĂ©, et qui essayait une gambade et retombait lourdement, appesanti par l’ñge. BĂ©elzĂ©buth ne tĂ©moignait pas Ă  Miraut l’antipathie que ses pareils professent d’ordinaire pour la gent canine. Il le regardait au contraire fort amicalement, en roulant ses prunelles vertes et en faisant le gros dos. On voyait qu’ils se connaissaient de longue main et se tenaient souvent compagnie dans la solitude du chĂąteau. Le baron de Sigognac, car c’était bien le seigneur de ce castel dĂ©mantelĂ© qui venait d’entrer dans la cuisine, Ă©tait un jeune homme de vingt-cinq ou vingt-six ans, quoique au premier abord on lui en eĂ»t attribuĂ© peut-ĂȘtre davantage, tant il paraissait grave et sĂ©rieux. Le sentiment de l’impuissance, qui suit la pauvretĂ©, avait fait fuir la gaietĂ© de ses traits et tomber cette fleur printaniĂšre qui veloute les jeunes visages. Des aurĂ©oles de bistre cerclaient dĂ©jĂ  ses yeux meurtris, et ses joues creuses accusaient assez fortement la saillie des pommettes ; ses moustaches, au lieu de se retrousser gaillardement en crocs, portaient la pointe basse et semblaient pleurer auprĂšs de sa bouche triste ; ses cheveux, nĂ©gligemment peignĂ©s, pendaient par mĂšches noires au long de sa face pĂąle avec une absence de coquetterie rare dans un jeune homme qui eĂ»t pu passer pour beau, et montraient une renonciation absolue Ă  toute idĂ©e de plaire. L’habitude d’un chagrin secret avait fait prendre des plis douloureux Ă  une physionomie qu’un peu de bonheur eĂ»t rendue charmante, et la rĂ©solution naturelle Ă  cet Ăąge y paraissait plier devant une mauvaise fortune inutilement combattue. Quoique agile et d’une constitution plutĂŽt robuste que faible, le jeune baron se mouvait avec une lenteur apathique, comme quelqu’un qui a donnĂ© sa dĂ©mission de la vie. Son geste Ă©tait endormi et mort, sa contenance inerte, et l’on voyait qu’il lui Ă©tait parfaitement Ă©gal d’ĂȘtre ici ou lĂ , parti ou revenu. Sa tĂȘte Ă©tait coiffĂ©e d’un vieux feutre grisĂątre, tout bossuĂ© et tout rompu, beaucoup trop large, qui lui descendait jusqu’aux sourcils et le forçait, pour y voir, Ă  relever le nez. Une plume, que ses barbes rares faisaient ressembler Ă  une arĂȘte de poisson, s’adaptait au chapeau, avec l’intention visible d’y figurer un panache, et retombait flasquement par derriĂšre comme honteuse d’elle-mĂȘme. Un col d’une guipure antique, dont tous les jours n’étaient pas dus Ă  l’habiletĂ© de l’ouvrier et auquel la vĂ©tustĂ© ajoutait plus d’une dĂ©coupure, se rabattait sur son justaucorps dont les plis flottants annonçaient qu’il avait Ă©tĂ© taillĂ© pour un homme plus grand et plus gros que le fluet baron. Les manches de son pourpoint cachaient les mains comme les manches d’un froc, et il entrait jusqu’au ventre dans ses bottes Ă  chaudron, ergotĂ©es d’un Ă©peron de fer. Cette dĂ©froque hĂ©tĂ©roclite Ă©tait celle de feu son pĂšre, mort depuis quelques annĂ©es, et dont il achevait d’user les habits, dĂ©jĂ  mĂ»rs pour le fripier Ă  l’époque du dĂ©cĂšs de leur premier possesseur. Ainsi accoutrĂ© de ces vĂȘtements, peut-ĂȘtre fort Ă  la mode au commencement de l’autre rĂšgne, le jeune baron avait l’air Ă  la fois ridicule et touchant ; on l’eĂ»t pris pour son propre aĂŻeul. Quoiqu’il professĂąt pour la mĂ©moire de son pĂšre une vĂ©nĂ©ration toute filiale et que souvent les larmes lui vinssent aux yeux en endossant ces chĂšres reliques, qui semblaient conserver dans leurs plis les gestes et les attitudes du vieux gentilhomme dĂ©funt, ce n’était pas prĂ©cisĂ©ment par goĂ»t que le jeune Sigognac s’affublait de la garde-robe paternelle. Il ne possĂ©dait pas d’autres vĂȘtements et avait Ă©tĂ© tout heureux de dĂ©terrer au fond d’une malle cette portion de son hĂ©ritage. Ses habits d’adolescent Ă©taient devenus trop petits et trop Ă©troits. Au moins il tenait Ă  l’aise dans ceux de son pĂšre. Les paysans, habituĂ©s Ă  les vĂ©nĂ©rer sur le dos du vieux baron, ne les trouvaient pas ridicules sur celui du fils, et ils les saluaient avec la mĂȘme dĂ©fĂ©rence ; il n’apercevaient pas plus les dĂ©chirures du pourpoint que les lĂ©zardes du chĂąteau. Sigognac, tout pauvre qu’il fĂ»t, Ă©tait toujours Ă  leurs yeux le seigneur, et la dĂ©cadence de cette famille ne les frappait pas comme elle eĂ»t fait les Ă©trangers ; et c’était cependant un spectacle assez grotesquement mĂ©lancolique que de voir passer le jeune baron dans ses vieux habits, sur son vieux cheval, accompagnĂ© de son vieux chien, comme ce chevalier de la Mort de la gravure d’Albert DĂŒrer. Le Baron s’assit en silence devant la petite table, aprĂšs avoir rĂ©pondu d’un geste de main bienveillant au salut respectueux de Pierre. Celui-ci dĂ©tacha la marmite de la crĂ©maillĂšre, en versa le contenu sur son pain taillĂ© d’avance dans une Ă©cuelle de terre commune qu’il posa devant le Baron ; c’était ce potage vulgaire qu’on mange encore en Gascogne, sous le nom de garbure ; puis il tira de l’armoire un bloc de miasson tremblant sur une serviette saupoudrĂ©e de farine de maĂŻs et l’apporta sur la table avec la planchette qui la soutenait. Ce mets local avec la garbure graissĂ©e par un morceau de lard dĂ©robĂ©, sans doute, Ă  l’appĂąt d’une souriciĂšre, vu son exiguĂŻtĂ©, formait le frugal repas du Baron, qui mangeait d’un air distrait entre Miraut et BĂ©elzĂ©buth, tous deux en extase et le museau en l’air de chaque cĂŽtĂ© de sa chaise, attendant qu’il tombĂąt sur eux quelques miettes du festin. De temps Ă  autre le Baron jetait Ă  Miraut, qui ne laissait pas arriver le morceau Ă  terre, une bouchĂ©e de pain Ă  laquelle il avait fait toucher la tranche de lard pour lui donner au moins le parfum de la viande. La couenne Ă©chut au chat noir, dont la satisfaction se traduisit par des grondements sourds et une patte Ă©tendue en avant, toutes griffes dehors, comme prĂȘte Ă  dĂ©fendre sa proie. Ce maigre rĂ©gal terminĂ©, le Baron parut tomber dans des rĂ©flexions douloureuses, ou tout au moins dans une distraction dont le sujet n’avait rien d’agrĂ©able. Miraut avait posĂ© sa tĂȘte sur le genou de son maĂźtre et fixait sur lui des yeux voilĂ©s par l’ñge d’une fleur bleuĂątre, mais que semblait vouloir percer une Ă©tincelle d’intelligence presque humaine. On eĂ»t dit qu’il comprenait les pensĂ©es du Baron et cherchait Ă  lui tĂ©moigner sa sympathie. BĂ©elzĂ©buth faisait ronfler son rouet aussi bruyamment que Berthe la filandiĂšre, et poussait de petits cris plaintifs pour attirer vers lui l’attention envolĂ©e du Baron. Pierre se tenait debout Ă  quelque distance, immobile comme ces longues et roides statues de granit qu’on voit aux porches des cathĂ©drales, respectant la rĂȘverie de son maĂźtre et attendant qu’il lui donnĂąt quelque ordre. Pendant ce temps la nuit s’était faite, et de grandes ombres s’entassaient dans les recoins de la cuisine, comme des chauves-souris qui s’accrochent aux angles des murailles par les doigts de leurs ailes membraneuses. Un reste de feu, qu’avivait la rafale engouffrĂ©e dans la cheminĂ©e, colorait de reflets bizarres le groupe rĂ©uni autour de la table avec une sorte d’intimitĂ© triste qui faisait ressortir encore la mĂ©lancolique solitude du chĂąteau. D’une famille jadis puissante et riche il ne restait qu’un rejeton isolĂ©, errant comme une ombre dans ce manoir peuplĂ© par ses aĂŻeux ; d’une livrĂ©e nombreuse il n’existait plus qu’un seul domestique, serviteur par dĂ©vouement, qui ne pouvait ĂȘtre remplacĂ© ; d’une meute de trente chiens courants il ne survivait qu’un chien unique, presque aveugle et tout gris de vieillesse, et un chat noir servait d’ñme au logis dĂ©sert. Le Baron fit signe Ă  Pierre qu’il voulait se retirer. Pierre, se baissant au foyer, alluma un Ă©clat de bois de pin enduit de rĂ©sine, sorte de chandelle Ă©conomique qu’emploient les pauvres paysans, et se mit Ă  prĂ©cĂ©der le jeune seigneur ; Miraut et BĂ©elzĂ©buth se joignirent au cortĂšge la lueur fumeuse de la torche faisait vaciller sur les murailles de l’escalier les fresques pĂąlies et donnait une apparence de vie aux portraits enfumĂ©s de la salle Ă  manger dont les yeux noirs et fixes semblaient lancer un regard de pitiĂ© douloureuse sur leur descendant. ArrivĂ© Ă  la chambre Ă  coucher fantastique que nous avons dĂ©crite, le vieux serviteur alluma une petite lampe de cuivre Ă  un bec dont la mĂšche se repliait dans l’huile comme un tĂ©nia dans l’esprit-de-vin Ă  la montre d’un apothicaire, et se retira suivi de Miraut. BĂ©elzĂ©buth, qui jouissait de ses grandes entrĂ©es, s’installa sur un des fauteuils. Le Baron s’affaissa sur l’autre, accablĂ© par la solitude, le dĂ©sƓuvrement et l’ennui. Si la chambre avait l’air d’une chambre Ă  revenants pendant le jour, c’était encore bien pis le soir Ă  la clartĂ© douteuse de la lampe. La tapisserie prenait des tons livides, et le chasseur, sur un fond de verdure sombre, devenait, ainsi Ă©clairĂ©, un ĂȘtre presque rĂ©el. Il ressemblait, avec son arquebuse en joue, Ă  un assassin guettant sa victime, et ses lĂšvres rouges ressortaient plus Ă©trangement encore sur son visage pĂąle. On eĂ»t dit une bouche de vampire empourprĂ©e de sang. La lampe saisie par l’atmosphĂšre humide grĂ©sillait et jetait des lueurs intermittentes, le vent poussait des soupirs d’orgue Ă  travers les couloirs, et des bruits effrayants et singuliers se faisaient entendre dans les chambres dĂ©sertes. Le temps Ă©tait devenu mauvais, et de larges gouttes de pluie, poussĂ©es par la rafale, tintaient sur les vitres secouĂ©es dans leurs mailles de plomb. Quelquefois le vitrage semblait prĂšs de ployer et de s’ouvrir, comme si l’on eĂ»t fait une pesĂ©e Ă  l’extĂ©rieur. C’était le genou de la tempĂȘte qui s’appuyait sur le frĂȘle obstacle. Parfois, pour ajouter une note de plus Ă  l’harmonie, un des hiboux, nichĂ©s sous la toiture, exhalait un piaulement semblable au cri d’un enfant Ă©gorgĂ©, ou, contrariĂ© par la lumiĂšre, venait heurter Ă  la fenĂȘtre avec un grand bruit d’ailes. Le chĂątelain de ce triste manoir, habituĂ© Ă  ces lugubres symphonies, n’y faisait aucune attention. BĂ©elzĂ©buth seul, avec l’inquiĂ©tude naturelle aux animaux de son espĂšce, agitait Ă  chaque bruit les racines de ses oreilles coupĂ©es et regardait fixement dans les angles obscurs, comme s’il y eĂ»t aperçu, de ses prunelles nyctalopes, quelque chose d’invisible Ă  l’Ɠil humain. Ce chat visionnaire, au nom et Ă  la mine diaboliques, eĂ»t alarmĂ© un moins brave que le Baron ; car il avait l’air de savoir bien des choses apprises dans ses courses nocturnes, Ă  travers les galetas et les chambres inhabitĂ©es du castel ; plus d’une fois il avait dĂ» faire, au bout d’un corridor, des rencontres qui eussent blanchi les cheveux d’un homme. Sigognac prit sur la table un petit volume dont la reliure ternie portait estampĂ© l’écusson de sa famille, et se mit Ă  en tourner les feuilles d’un doigt nonchalant. Si ses yeux parcouraient exactement les lignes, sa pensĂ©e Ă©tait ailleurs ou ne prenait qu’un intĂ©rĂȘt mĂ©diocre aux odelettes et aux sonnets amoureux de Ronsard, malgrĂ© leurs belles rimes et leurs doctes inventions renouvelĂ©es des Grecs. BientĂŽt il jeta le livre et se mit Ă  dĂ©boutonner son pourpoint lentement comme un homme qui n’a pas envie de dormir et se couche, de guerre lasse, parce qu’il ne sait que faire et veut essayer de noyer l’ennui dans le sommeil. Les grains de poussiĂšre tombent si tristement dans le sablier par une nuit noire et pluvieuse au fond d’un chĂąteau ruinĂ© qu’entoure un ocĂ©an de bruyĂšres, sans un seul ĂȘtre vivant Ă  dix lieues Ă  la ronde ! Le jeune Baron, unique survivant de la famille Sigognac, avait, en effet, bien des motifs de mĂ©lancolie. Ses aĂŻeux s’étaient ruinĂ©s de diffĂ©rentes maniĂšres, soit par le jeu, soit par la guerre ou par le vain dĂ©sir de briller, en sorte que chaque gĂ©nĂ©ration avait lĂ©guĂ© Ă  l’autre un patrimoine de plus en plus diminuĂ©. Les fiefs, les mĂ©tairies, les fermes et les terres qui relevaient du chĂąteau s’étaient envolĂ©s piĂšce Ă  piĂšce ; et le dernier Sigognac, aprĂšs des efforts inouĂŻs pour relever la fortune de la famille, efforts sans rĂ©sultats parce qu’il est trop tard pour boucher les voies d’eau d’un navire lorsqu’il sombre, n’avait laissĂ© Ă  son fils que ce castel lĂ©zardĂ© et les quelques arpents de terre stĂ©rile qui l’entouraient ; le reste avait dĂ» ĂȘtre abandonnĂ© aux crĂ©anciers et aux juifs. La pauvretĂ© avait donc bercĂ© le jeune enfant de ses mains maigres, et ses lĂšvres s’étaient suspendues Ă  une mamelle tarie. PrivĂ© tout jeune de sa mĂšre morte de tristesse dans ce chĂąteau dĂ©labrĂ©, en songeant Ă  la misĂšre qui devait peser plus tard sur son fils et lui fermer toute carriĂšre, il ne connaissait pas les douces caresses et les tendres soins dont la jeunesse est entourĂ©e, mĂȘme dans les familles les moins heureuses. La sollicitude de son pĂšre, qu’il regrettait pourtant, ne s’était guĂšre traduite que par quelques coups de pied au derriĂšre, ou l’ordre de lui donner le fouet. En ce moment, il s’ennuyait si fort qu’il eĂ»t Ă©tĂ© heureux de recevoir une de ces admonestations paternelles dont le souvenir lui faisait venir les larmes aux yeux ; car un coup de pied de pĂšre Ă  fils, c’est encore une relation humaine et, depuis quatre ans que le Baron dormait allongĂ© sous sa dalle dans le caveau de famille des Sigognac, il vivait au milieu d’une solitude profonde. Sa jeune fiertĂ© rĂ©pugnait Ă  paraĂźtre parmi la noblesse de la province aux fĂȘtes et aux chasses sans l’équipage convenable Ă  sa qualitĂ©. Qu’eĂ»t-on dit, en effet, de voir le baron de Sigognac accoutrĂ© comme un gueux de l’HostiĂšre ou comme un cueilleur de pommes du Perche ? Cette considĂ©ration l’avait empĂȘchĂ© d’aller offrir ses services comme domestique Ă  quelque prince. Aussi beaucoup de gens croyaient-ils que les Sigognac Ă©taient Ă©teints, et l’oubli, qui pousse sur les morts encore plus vite que l’herbe, effaçait cette famille autrefois importante et riche, et bien peu de personnes savaient qu’il existĂąt encore un rejeton de cette race amoindrie. Depuis quelques instants, BĂ©elzĂ©buth paraissait inquiet, il levait la tĂȘte comme s’il subodorait quelque chose d’inquiĂ©tant ; il se dressait contre la fenĂȘtre et appuyait ses pattes aux carreaux, cherchant Ă  percer le noir sombre de la nuit rayĂ© de hachures pressĂ©es de pluie ; son nez se fronçait et s’agitait. Un hurlement prolongĂ© de Miraut s’élevant au milieu du silence vint bientĂŽt confirmer la pantomime du chat ; il se passait dĂ©cidĂ©ment quelque chose d’insolite aux environs du castel, d’ordinaire si tranquille. Miraut continuait d’aboyer avec toute l’énergie que lui permettait son enrouement chronique. Le Baron, pour ĂȘtre prĂȘt Ă  tout Ă©vĂ©nement, reboutonna le pourpoint qu’il allait quitter et se dressa sur ses pieds. Qu’a donc Miraut, lui qui ronfle comme le chien des Sept-Dormants, sur la paille de sa niche, dĂšs que le soleil est couchĂ©, pour faire un pareil vacarme ? Est-ce qu’un loup rĂŽderait autour des murailles ? » dit le jeune homme en ceignant une Ă©pĂ©e Ă  lourde coquille de fer qu’il dĂ©tacha du mur et dont il boucla le ceinturon Ă  son dernier trou, car la bande de cuir coupĂ©e pour la taille du vieux baron eĂ»t fait deux fois le tour de celle du fils. Trois coups frappĂ©s assez violemment Ă  la porte du castel retentirent Ă  intervalles mesurĂ©s et firent gĂ©mir les Ă©chos des chambres vides. Qui pouvait Ă  cette heure venir troubler la solitude du manoir et le silence de la nuit ? Quel voyageur malavisĂ© heurtait Ă  cette porte qui ne s’était pas ouverte depuis si longtemps pour un hĂŽte, non par manque de courtoisie de la part du maĂźtre, mais par l’absence de visiteurs ? Qui demandait Ă  ĂȘtre reçu dans cette auberge de la famine, dans cette cour plĂ©niĂšre du CarĂȘme, dans cet hĂŽtel de misĂšre et de lĂ©sine ? IILE CHARIOT DE THESPISSigognac descendit l’escalier, protĂ©geant sa lampe avec sa main contre les courants d’air qui menaçaient de l’éteindre. Le reflet de la flamme pĂ©nĂ©trait ses phalanges amincies et les teignait d’un rouge diaphane, en sorte que, quoique ce fĂ»t la nuit et qu’il marchĂąt suivi d’un chat noir au lieu de prĂ©cĂ©der le soleil, il mĂ©ritait l’épithĂšte appliquĂ©e par le bon HomĂšre aux doigts de l’Aurore. Il abaissa la barre de la porte, entr’ouvrit le battant mobile, et se trouva en face d’un personnage au nez duquel il porta sa lampe. ÉclairĂ©e par ce rayon, une assez grotesque figure se dessina sur le fond d’ombre un crĂąne couleur de beurre rance luisait sous la lumiĂšre et la pluie. Des cheveux gris plaquĂ©s aux tempes, un nez cardinalisĂ© de purĂ©e septembrale, tout fleuri de bubelettes, s’épanouissant en bulbe entre deux petits yeux vairons recouverts de sourcils trĂšs Ă©pais et bizarrement noirs, des joues flasques, martelĂ©es de tons vineux et traversĂ©es de fibrilles rouges, une bouche lippue d’ivrogne et de satyre, un menton Ă  verrue oĂč s’implantaient quelques poils revĂȘches et durs comme des crins de vergette, composaient un ensemble de physionomie digne d’ĂȘtre sculptĂ©e en mascaron sous la corniche du Pont-Neuf. Une certaine bonhomie spirituelle tempĂ©rait ce que ces traits pouvaient prĂ©senter de peu engageant au premier coup d’Ɠil. Les angles plissĂ©s des yeux et les commissures des lĂšvres remontĂ©es vers les oreilles indiquaient d’ailleurs l’intention d’un sourire gracieux. Cette tĂȘte de fantoche, servie sur une fraise de blancheur Ă©quivoque, surmontait un corps pendu dans une souquenille noire qui saluait en arc de cercle avec une affectation de politesse exagĂ©rĂ©e. Les saluts accomplis, le burlesque personnage, prĂ©venant sur les lĂšvres du Baron la question qui allait en jaillir, prit la parole d’un ton lĂ©gĂšrement emphatique et dĂ©clamatoire Daignez m’excuser, noble chĂątelain, si je viens frapper moi-mĂȘme Ă  la poterne de votre forteresse sans me faire prĂ©cĂ©der d’un page ou d’un nain sonnant du cor, et cela Ă  une heure avancĂ©e. NĂ©cessitĂ© n’a pas de loi et force les gens du monde les plus polis Ă  des barbarismes de conduite. — Que voulez-vous ? interrompit assez sĂšchement le Baron ennuyĂ© par le verbiage du vieux drĂŽle. — L’hospitalitĂ© pour moi et mes camarades, des princes et des princesses, des LĂ©andres et des Isabelles, des docteurs et des capitaines qui se promĂšnent de bourgs en villes sur le chariot de Thespis, lequel chariot, traĂźnĂ© par des bƓufs Ă  la maniĂšre antique, est maintenant embourbĂ© Ă  quelques pas de votre chĂąteau. — Si je comprends bien ce que vous dites, vous ĂȘtes des comĂ©diens de province en tournĂ©e et vous avez dĂ©viĂ© du droit chemin ? — On ne saurait mieux Ă©lucider mes paroles, rĂ©pondit l’acteur, et vous parlez de cire. Puis-je espĂ©rer que Votre Seigneurie m’accorde ma requĂȘte ? — Quoique ma demeure soit assez dĂ©labrĂ©e et que je n’aie pas grand’chose Ă  vous offrir, vous y serez toujours un peu moins mal qu’en plein air par une pluie battante. » Le PĂ©dant, car tel paraissait ĂȘtre son emploi dans la troupe, s’inclina en signe d’assentiment. Pendant ce colloque, Pierre, Ă©veillĂ© par les abois de Miraut, s’était levĂ© et avait rejoint son maĂźtre sous le porche. Mis au fait de ce qui se passait, il alluma une lanterne, et tous trois se dirigĂšrent vers la charrette embourbĂ©e. Le LĂ©andre et le Matamore poussaient Ă  la roue, et le Roi piquait les bƓufs de son poignard tragique. Les femmes, enveloppĂ©es de leurs manteaux, se dĂ©sespĂ©raient, geignaient et poussaient de petits cris. Ce renfort inattendu, et surtout l’expĂ©rience de Pierre, eurent bientĂŽt fait franchir le mauvais pas au lourd chariot, qui, dirigĂ© sur un terrain plus ferme, atteignit le chĂąteau, passa sous la voĂ»te ogivale et fut rangĂ© dans la cour. Les bƓufs dĂ©telĂ©s allĂšrent prendre place Ă  l’écurie Ă  cĂŽtĂ© du bidet blanc ; les comĂ©diennes sautĂšrent Ă  bas de la charrette, faisant bouffer leurs jupes fripĂ©es, et montĂšrent, guidĂ©es par Sigognac, dans la salle Ă  manger, la piĂšce la plus habitable de la maison. Pierre trouva au fond du bĂ»cher un fagot et quelques brassĂ©es de broussailles qu’il jeta dans la cheminĂ©e et qui se mirent Ă  flamber joyeusement. Quoiqu’on ne fĂ»t encore qu’au dĂ©but de l’automne, un peu de feu Ă©tait nĂ©cessaire pour sĂ©cher les vĂȘtements humides de ces dames ; d’ailleurs la nuit Ă©tait fraĂźche et l’air sifflait par les boiseries disjointes de cette piĂšce inhabitĂ©e. Les comĂ©diens, bien qu’habituĂ©s par leur vie errante aux gĂźtes les plus divers, regardaient avec Ă©tonnement cet Ă©trange logis que les hommes semblaient avoir abandonnĂ© depuis longtemps aux esprits et qui faisait naĂźtre involontairement des idĂ©es d’histoires tragiques ; pourtant ils n’en tĂ©moignaient, en personnes bien Ă©levĂ©es, ni terreur ni surprise. Je ne puis vous donner que le couvert, dit le jeune Baron, mon garde-manger ne renferme pas de quoi faire souper une souris. Je vis seul en ce manoir, ne recevant jamais personne, et vous voyez, sans que je vous le dise, que la fortune n’habite pas cĂ©ans. — Qu’à cela ne tienne, rĂ©pliqua le PĂ©dant ; si, au théùtre, l’on nous sert des poulets de carton et des bouteilles de bois tournĂ©, nous nous prĂ©cautionnons, pour la vie ordinaire, de mets plus substantiels. Ces viandes creuses et ces boissons imaginaires iraient mal Ă  nos estomacs, et, en qualitĂ© de munitionnaire de la troupe, je tiens toujours en rĂ©serve quelque jambon de Bayonne, quelque pĂątĂ© de venaison, quelque longe de veau de RiviĂšre, avec une douzaine de flacons de vin de Cahors et de Bordeaux. — Bien parlĂ©, PĂ©dant, exclama le LĂ©andre ; va chercher les provisions, et, si ce seigneur le permet et daigne souper avec nous, dressons ici mĂȘme la table du festin. Il y a dans ces buffets assez de vaisselle, et ces dames mettront le couvert. » Au signe d’acquiescement que fit le Baron tout Ă©tourdi de l’aventure, l’Isabelle et la donna SĂ©rafina, assises toutes deux prĂšs de la cheminĂ©e, se levĂšrent et rangĂšrent les plats sur la table prĂ©alablement essuyĂ©e par Pierre et recouverte d’une vieille nappe usĂ©e, mais blanche. Le PĂ©dant reparut bientĂŽt portant un panier de chaque main, et plaça triomphalement au milieu de la table une forteresse de pĂątĂ© aux murailles blondes et dorĂ©es, qui renfermait dans ses flancs une garnison de becfigues et de perdreaux. Il entoura ce fort gastronomique de six bouteilles, pour ouvrages avancĂ©s, qu’il fallait emporter avant de prendre la place. Une langue de bƓuf fumĂ©e et une tranche de jambon complĂ©tĂšrent la symĂ©trie. BĂ©elzĂ©buth, qui s’était perchĂ© sur le haut d’un buffet et suivait curieusement de l’Ɠil ces prĂ©paratifs extraordinaires, tĂąchait de s’approprier, au moins par l’odorat, toutes ces choses exquises Ă©talĂ©es en abondance. Son nez couleur de truffe aspirait profondĂ©ment les Ă©manations parfumĂ©es ; ses prunelles vertes jubilaient et scintillaient, une petite bave de convoitise argentait son menton. Il aurait bien voulu s’approcher de la table et prendre sa part de cette frairie Ă  la Gargantua si en dehors des sobriĂ©tĂ©s Ă©rĂ©mitiques de la maison ; mais la vue de tous ces nouveaux visages l’épouvantait et sa poltronnerie combattait sa gourmandise. Ne trouvant pas la lueur de la lampe suffisamment rayonnante, le Matamore Ă©tait allĂ© chercher dans la charrette deux flambeaux de théùtre, en bois entourĂ© de papier dorĂ© et munis chacun de plusieurs bougies, renfort qui produisit une illumination assez magnifique. Ces flambeaux, dont la forme rappelait celle du chandelier Ă  sept branches de l’Écriture, se plaçaient ordinairement sur l’autel de l’hymĂ©nĂ©e, au dĂ©noĂ»ment des piĂšces Ă  machines, ou sur la table du festin, dans la Marianne de Mairet et l’HĂ©rodiade de Tristan. À leur clartĂ© et Ă  celle des bourrĂ©es flambantes, la chambre morte avait repris une espĂšce de vie. De faibles rougeurs coloraient les joues pĂąles des portraits, et si les douairiĂšres vertueuses, engoncĂ©es dans leurs collerettes et roides sous leur vertugadin, prenaient un air pincĂ© Ă  l’aspect des jeunes comĂ©diennes folĂątrant dans ce grave manoir, en revanche, les guerriers et les chevaliers de Malte semblaient leur sourire du fond de leur cadre et se trouver heureux d’assister Ă  pareille fĂȘte, Ă  l’exception de deux ou trois vieilles moustaches grises boudant obstinĂ©ment sous leur vernis jaune, et gardant, malgrĂ© tout, les mines rĂ©barbatives dont le peintre les avait dotĂ©es. Un air plus tiĂšde et plus vivace circulait dans cette vaste salle, oĂč l’on ne respirait habituellement que l’humiditĂ© moisie du sĂ©pulcre. Le dĂ©labrement des meubles et des tentures Ă©tait moins visible, et le spectre pĂąle de la misĂšre semblait avoir abandonnĂ© le chĂąteau pour quelques instants. Sigognac, Ă  qui cette surprise avait d’abord Ă©tĂ© dĂ©sagrĂ©able, se laissait aller Ă  une sensation de bien-ĂȘtre inconnue. L’Isabelle, donna SĂ©rafina, et mĂȘme la soubrette, lui troublaient doucement l’imagination et lui faisaient l’effet plutĂŽt de divinitĂ©s descendues sur la terre que de simples mortelles. C’étaient, en effet, de fort jolies femmes et qui eussent prĂ©occupĂ© de moins novices que notre jeune baron. Tout cela lui produisait l’effet d’un rĂȘve, et il craignait Ă  tout moment de se rĂ©veiller. Le Baron donna la main Ă  donna SĂ©rafina, qu’il fit asseoir Ă  sa droite. Isabelle prit place Ă  gauche, la soubrette se mit en face, la duĂšgne s’établit Ă  cĂŽtĂ© du PĂ©dant, LĂ©andre et le Matamore s’assirent oĂč ils voulurent. Le jeune maĂźtre du chĂąteau put alors Ă©tudier tout Ă  son aise les physionomies de ses hĂŽtes vivement Ă©clairĂ©es et ressortant avec un plein relief. Son examen porta d’abord sur les femmes, dont il ne serait pas hors de propos de tirer ici un lĂ©ger crayon, tandis que le PĂ©dant pratique une brĂšche aux remparts du pĂątĂ©. La SĂ©rafina Ă©tait une jeune femme de vingt-quatre Ă  vingt-cinq ans, Ă  qui l’habitude de jouer les grandes coquettes avait donnĂ© l’air du monde et autant de manĂšge qu’à une dame de cour. Sa figure, d’un ovale un peu allongĂ©, son nez lĂ©gĂšrement aquilin, ses yeux gris Ă  fleur de tĂȘte, sa bouche rouge, dont la lĂšvre infĂ©rieure Ă©tait coupĂ©e par une petite raie, comme celle d’Anne d’Autriche, et ressemblait Ă  une cerise, lui composaient une physionomie avenante et noble Ă  laquelle contribuaient encore deux cascades de cheveux chĂątains descendant par ondes au long de ses joues, oĂč l’animation et la chaleur avaient fait paraĂźtre de jolies couleurs roses. Deux longues mĂšches, appelĂ©es moustaches et nouĂ©es chacune par trois rosettes de ruban noir, se dĂ©tachaient capricieusement des crĂȘpelures et en faisaient valoir la grĂące vaporeuse comme des touches de vigueur que donne un peintre au tableau qu’il termine. Son chapeau de feutre Ă  bord rond, ornĂ© de plumes dont la derniĂšre se contournait en panache sur les Ă©paules de la dame et les autres se recroquevillaient en bouillons, coiffait cavaliĂšrement la SĂ©rafina ; un col d’homme rabattu, garni d’un point d’Alençon et nouĂ© d’une bouffette noire, de mĂȘme que les moustaches, s’étalait sur une robe de velours vert Ă  manches crevĂ©es, relevĂ©es d’aiguillettes et de brandebourgs, et dont l’ouverture laissait bouillonner le linge ; une Ă©charpe de soie blanche, posĂ©e en bandouliĂšre, achevait de donner Ă  cette mise un air galant et dĂ©cidĂ©. Ainsi attifĂ©e, SĂ©rafina avait une mine de PenthĂ©silĂ©e et de Marphise trĂšs-propre aux aventures et aux comĂ©dies de cape et d’épĂ©e. Sans doute tout cela n’était pas de la premiĂšre fraĂźcheur, l’usage avait miroitĂ© par places le velours de la jupe, la toile de Frise Ă©tait un peu fripĂ©e, les dentelles eussent paru rousses au grand jour ; les broderies de l’écharpe, Ă  les regarder de prĂšs, rougissaient et trahissaient le clinquant ; plusieurs aiguillettes avaient perdu leurs ferrets, et la passementerie Ă©raillĂ©e des brandebourgs se dĂ©filait par endroits ; les plumes Ă©nervĂ©es battaient flasquement sur les bords du feutre, les cheveux Ă©taient un peu dĂ©frisĂ©s, et quelques fĂ©tus de paille, ramassĂ©s dans la charrette, se mĂȘlaient assez pauvrement Ă  leur opulence. Ces petites misĂšres de dĂ©tail n’empĂȘchaient pas donna SĂ©rafina d’avoir un port de reine sans royaume. Si son habit Ă©tait fanĂ©, sa figure Ă©tait fraĂźche, et, d’ailleurs, cette mise paraissait la plus Ă©blouissante du monde au jeune baron de Sigognac, peu habituĂ© Ă  de pareilles magnificences, et qui n’avait jamais vu que des paysannes vĂȘtues d’une jupe de bure et d’une cape de calmande. Il Ă©tait, du reste, trop occupĂ© des yeux de la belle pour faire attention aux Ă©raillures de son costume. L’Isabelle Ă©tait plus jeune que la donna SĂ©rafina, ainsi que l’exigeait son emploi d’ingĂ©nue ; elle ne poussait pas non plus aussi loin la braverie du costume et se bornait Ă  une Ă©lĂ©gante et bourgeoise simplicitĂ©, comme il convient Ă  la fille de Cassandre. Elle avait le visage mignon, presque enfantin encore, de beaux cheveux d’un chĂątain soyeux, l’Ɠil voilĂ© par de longs cils, la bouche en cƓur et petite, et un air de modestie virginale, plus naturel que feint. Un corsage de taffetas gris, agrĂ©mentĂ© de velours noir et de jais, s’allongeait en pointe sur une jupe de mĂȘme couleur ; une fraise, lĂ©gĂšrement empesĂ©e, se dressait derriĂšre sa jolie nuque oĂč se tordaient de petites boucles de cheveux follets, et un fil de perles fausses entourait son col ; quoiqu’au premier abord elle attirĂąt moins l’Ɠil que la SĂ©rafina, elle le retenait plus longtemps. Si elle n’éblouissait pas, elle charmait, ce qui a bien son avantage. La soubrette mĂ©ritait en plein l’épithĂšte de morena que les Espagnols donnent aux brunes. Sa peau se colorait de tons dorĂ©s et fauves comme celle d’une gitana. Ses cheveux drus et crespelĂ©s Ă©taient d’un noir d’enfer, et ses prunelles d’un brun jaune petillaient d’une malice diabolique. Sa bouche, grande et d’un rouge vif, laissait luire par Ă©clairs blancs une denture qui eĂ»t fait honneur Ă  un jeune loup. Du reste, elle Ă©tait maigre et comme consumĂ©e d’ardeur et d’esprit, mais de cette maigreur jeune et bien portante qui ne fait point mal Ă  voir. À coup sĂ»r, elle devait ĂȘtre aussi experte Ă  recevoir et Ă  remettre un poulet Ă  la ville qu’au théùtre ; mais elle devait bien compter sur ses charmes, la dame qui se servait d’une pareille Dariolette ! En passant par ses mains, plus d’une dĂ©claration d’amour n’était pas arrivĂ©e Ă  son adresse, et le galant oublieux s’était attardĂ© dans l’antichambre. C’était une de ces femmes que leurs compagnes trouvent laides, mais qui sont irrĂ©sistibles pour les hommes et semblent pĂ©tries avec du sel, du piment et des cantharides, ce qui ne les empĂȘche pas d’ĂȘtre froides comme des usuriers lorsqu’il s’agit de leurs intĂ©rĂȘts. Un costume fantasque, bleu et jaune avec un bavolet de fausse dentelle, composait sa toilette. Dame LĂ©onarde, la mĂšre noble de la troupe, Ă©tait vĂȘtue tout de noir comme une duĂšgne espagnole. Des coiffes d’étamine encadraient sa figure grasse Ă  plusieurs mentons, pĂąlie et comme usĂ©e par quarante ans de fard. Des tons d’ivoire jauni et de vieille cire blĂȘmissaient son embonpoint malsain, venu plutĂŽt de l’ñge que de la santĂ©. Ses yeux, sur lesquels descendait une paupiĂšre molle, avaient une expression d’astuce, et faisaient comme deux taches noires dans sa figure blafarde. Quelques poils commençaient Ă  obombrer les commissures de ses lĂšvres, quoiqu’elle les arrachĂąt soigneusement avec des pinces. Le caractĂšre fĂ©minin avait presque disparu de cette figure, dans les rides de laquelle on eĂ»t retrouvĂ© bien des histoires, si l’on eĂ»t pris la peine de les y chercher. ComĂ©dienne depuis son enfance, dame LĂ©onarde en savait long sur une carriĂšre dont elle avait successivement rempli tous les emplois jusqu’à celui de duĂšgne, acceptĂ© si difficilement par la coquetterie, toujours mal convaincue des ravages du temps. LĂ©onarde avait du talent, et, toute vieille qu’elle Ă©tait, savait se faire applaudir, mĂȘme Ă  cĂŽtĂ© des jeunes et jolies, toutes surprises de voir les bravos s’adresser Ă  cette sorciĂšre. VoilĂ  pour le personnel fĂ©minin. Les principaux emplois de la comĂ©die s’y trouvaient reprĂ©sentĂ©s, et, s’il manquait un personnage, on racolait en route quelque comĂ©dien errant ou quelque amateur de théùtre, heureux de se charger d’un petit rĂŽle, et d’approcher ainsi des AngĂ©liques et des Isabelles. Le personnel mĂąle se composait du PĂ©dant dĂ©jĂ  dĂ©crit, et sur lequel il n’est pas nĂ©cessaire de revenir, du LĂ©andre, du Scapin, du Tyran tragique et du Tranche-montagne. Le LĂ©andre, obligĂ© par Ă©tat de rendre douces comme brebis les tigresses les plus hyrcaniennes, de duper les Truffaldins, d’écarter les Ergastes et de passer Ă  travers les piĂšces toujours superbe et triomphant, Ă©tait un garçon de trente ans que les soins excessifs qu’il prenait de sa personne faisaient paraĂźtre beaucoup plus jeune. Ce n’est pas une petite affaire que de reprĂ©senter, pour les spectatrices, l’amant, cet ĂȘtre mystĂ©rieux et parfait, que chacun façonne Ă  sa guise d’aprĂšs l’Amadis ou l’AstrĂ©e. Aussi messer LĂ©andre se graissait-il le museau de blanc de baleine, et s’enfarinait-il chaque soir de poudre de talc ; ses sourcils, dont il arrachait avec des pinces les poils rebelles, semblaient une ligne tracĂ©e Ă  l’encre de Chine, et finissaient en queue de rat. Des dents, brossĂ©es Ă  outrance et frottĂ©es d’opiat, brillaient comme des perles d’Orient dans ses gencives rouges, qu’il dĂ©couvrait Ă  tout propos, mĂ©connaissant le proverbe grec qui dit que rien n’est plus sot qu’un sot rire. Ses camarades prĂ©tendaient que, mĂȘme Ă  la ville, il mettait une pointe de rouge pour s’aviver l’Ɠil. Des cheveux noirs, soigneusement calamistrĂ©s, se tordaient au long des joues en spirales brillantes un peu alanguies par la pluie, ce dont il prenait occasion pour leur redonner du tour avec le doigt, et montrer ainsi une main fort blanche, oĂč scintillait un solitaire beaucoup trop gros pour ĂȘtre vrai. Son col rabattu laissait voir un cou rond et blanc rasĂ© de si prĂšs que la barbe n’y paraissait pas. Un flot de linge assez propre bouillonnait entre sa veste et ses chausses tuyautĂ©es d’un monde de rubans, dont la conservation paraissait l’occuper beaucoup. En regardant la muraille, il avait l’air de mourir d’amour, et ne demandait point Ă  boire sans pĂąmer. Il ponctuait ses phrases de soupirs et faisait, en parlant des choses les plus indiffĂ©rentes, des clins d’yeux, des airs penchĂ©s et des mines Ă  crever de rire ; mais les femmes trouvaient cela charmant. Le Scapin avait une tĂȘte de renard, futĂ©e, pointue, narquoise ses sourcils remontaient sur son front en accent circonflexe, dĂ©couvrant un Ɠil Ă©merillonnĂ© toujours en mouvement, et dont la prunelle jaune tremblotait comme une piĂšce d’or sur du vif-argent ; des pattes d’oie de rides malignes se plissaient Ă  chaque coin de ses paupiĂšres pleines de mensonges, de ruses et de fourberies ; ses lĂšvres, minces et flexibles, remuaient perpĂ©tuellement, et montraient, Ă  travers un sourire Ă©quivoque, des canines aiguĂ«s d’aspect assez fĂ©roce ; et, quand il ĂŽtait sa barrette rayĂ©e de blanc et de rouge, ses cheveux coupĂ©s en brosse accusaient les contours d’une tĂȘte bizarrement bossuĂ©e. Ces cheveux Ă©taient fauves et feutrĂ©s comme du poil de loup, et complĂ©taient le caractĂšre de bĂȘte malfaisante rĂ©pandu sur sa physionomie. On Ă©tait tentĂ© de regarder aux mains de ce drĂŽle pour voir s’il ne s’y trouvait pas des calus causĂ©s par le maniement de la rame, car il avait bien l’air d’avoir passĂ© quelques saisons Ă  Ă©crire ses mĂ©moires sur l’OcĂ©an avec une plume de quinze pieds. Sa voix fausse, tantĂŽt haute, tantĂŽt basse, procĂ©dait par brusques changements de tons et glapissements bizarres, qui surprenaient et faisaient rire sans qu’on en eĂ»t envie ; ses mouvements inattendus et comme dĂ©terminĂ©s par la dĂ©tente subite d’un ressort cachĂ©, prĂ©sentaient quelque chose d’illogique et d’inquiĂ©tant, et paraissaient servir plutĂŽt Ă  retenir l’interlocuteur qu’à exprimer une pensĂ©e ou un sentiment. C’était la pantomime du renard Ă©voluant avec rapiditĂ©, et faisant cent tours de passe-passe sous l’arbre du haut duquel le dindon fascinĂ© le regarde avant de se laisser choir. Il portait une souquenille grise par-dessus son costume, dont on entrevoyait les zĂ©brures, soit qu’il n’eĂ»t pas eu le temps de se dĂ©shabiller aprĂšs sa derniĂšre reprĂ©sentation, soit que sa garde-robe exiguĂ« ne lui permĂźt pas d’avoir habit de ville et habit de théùtre au grand complet. Quant au Tyran, c’était un fort bon homme que la nature avait douĂ©, sans doute par plaisanterie, de tous les signes extĂ©rieurs de la fĂ©rocitĂ©. Jamais Ăąme plus dĂ©bonnaire ne revĂȘtit une enveloppe plus rĂ©barbative. De gros sourcils charbonnĂ©s, larges de deux doigts, noirs comme s’ils eussent Ă©tĂ© en peau de taupe, se rejoignant Ă  la racine du nez, des cheveux crĂ©pus, une barbe Ă©paisse montant jusqu’aux yeux, et qu’il ne taillait point pour n’avoir pas Ă  s’en adapter une postiche lorsqu’il jouait les HĂ©rodes et les Polyphontes, un teint basanĂ© comme un cuir de Cordoue, lui faisaient une physionomie truculente et formidable comme les peintres aiment Ă  en donner aux bourreaux et Ă  leurs aides dans les Ă©corchements de saint BarthĂ©lemy ou les dĂ©collations de saint Jean-Baptiste. Une voix de taureau Ă  faire trembler les vitres et remuer les verres sur la table, ne contribuait pas peu Ă  entretenir la terreur qu’inspirait cet aspect de Croquemitaine rehaussĂ© par un pourpoint de velours noir d’une mode surannĂ©e ; aussi obtenait-il un succĂšs d’épouvante en hurlant les vers de Garnier et de ScudĂ©ry. Il Ă©tait, du reste, entripaillĂ© comme il faut, et capable de bien remplir un trĂŽne. Le Tranche-montagne, lui, Ă©tait maigre, hĂąve, noir et sec comme un pendu d’étĂ©. Sa peau semblait un parchemin collĂ© sur des os ; un grand nez recourbĂ© en bec d’oiseau de proie, et dont l’arĂȘte mince luisait comme de la corne, Ă©levait sa cloison entre les deux cĂŽtĂ©s de sa figure aiguisĂ©e en navette, et encore allongĂ©e par une barbiche pointue. Ces deux profils collĂ©s l’un contre l’autre avaient beaucoup de peine Ă  former une face, et les yeux pour s’y loger se retroussaient Ă  la chinoise vers les tempes. Les sourcils Ă  demi rasĂ©s se contournaient en virgule noire au-dessus d’une prunelle inquiĂšte, et les moustaches, d’une longueur dĂ©mesurĂ©e, poissĂ©es et maintenues Ă  chaque bout par un cosmĂ©tique, remontaient en arc de cercle et poignardaient le ciel ; les oreilles Ă©cartĂ©es de la tĂȘte figuraient assez bien les deux anses d’un pot, et donnaient de la prise aux croquignoles et aux nasardes. Tous ces traits extravagants, tenant plutĂŽt de la caricature que du naturel, semblaient avoir Ă©tĂ© sculptĂ©s par une fantaisie folĂątre dans un manche de rebec ou copiĂ©s d’aprĂšs ces coquecigrues et chimĂšres pantagruĂ©liques qui tournent le soir aux lanternes des pĂątissiers ; ses grimaces de matamore Ă©taient devenues, Ă  la longue, sa physionomie habituelle, et, sorti de la coulisse, il marchait fendu comme un compas, la tĂȘte rejetĂ©e en arriĂšre, le poing sur la hanche et la main Ă  la coquille de l’épĂ©e. Un justaucorps jaune, bombĂ© en cuirasse, agrĂ©mentĂ© de vert et tailladĂ© de crevĂ©es Ă  l’espagnole disposĂ©es dans le sens des cĂŽtes, une golille empesĂ©e soutenue de fils de fer et de carton, large comme la table ronde et oĂč les douze pairs eussent pu prendre leur repas, des hauts-de-chausses bouillonnĂ©s et rattachĂ©s d’aiguillettes, des bottes de cuir blanc de Russie, oĂč ses jambes de coq ballottaient comme des flĂ»tes dans leur Ă©tui quand le mĂ©nĂ©trier les remporte, une rapiĂšre dĂ©mesurĂ©e qu’il ne quittait jamais, et dont la poignĂ©e de fer, fenestrĂ©e Ă  jour, pesait bien cinquante livres, formaient l’accoutrement du drĂŽle, accoutrement sur lequel il drapait, pour plus de braverie, une couverture dont son Ă©pĂ©e relevait le bord. Disons, pour ne rien omettre, que deux pennes de coq, bifurquĂ©es comme un cimier de cocuage adornaient grotesquement son feutre gris allongĂ© en chausse Ă  filtrer. L’artifice de l’écrivain a cette infĂ©rioritĂ© sur celui du peintre qu’il ne peut montrer les objets que successivement. Un coup d’Ɠil suffirait Ă  saisir dans un tableau oĂč l’artiste les aurait groupĂ©es autour de la table les diverses figures dont le dessin vient d’ĂȘtre donnĂ© ; on les y verrait avec les ombres, les lumiĂšres, les attitudes contrastĂ©es, le coloris propre Ă  chacun et une infinitĂ© de dĂ©tails d’ajustement qui manquent Ă  cette description, cependant dĂ©jĂ  trop longue, bien qu’on ait tĂąchĂ© de la faire la plus brĂšve possible ; mais il fallait vous faire lier connaissance avec cette troupe comique tombĂ©e si inopinĂ©ment dans la solitude du manoir de Sigognac. Le commencement du repas fut silencieux ; les grands appĂ©tits sont muets comme les grandes passions ! mais, les premiĂšres furies apaisĂ©es, les langues se dĂ©nouĂšrent. Le jeune baron, qui peut-ĂȘtre ne s’était pas rassasiĂ© depuis le jour oĂč il avait Ă©tĂ© sevrĂ©, bien qu’il eĂ»t la meilleure envie du monde de paraĂźtre amoureux et romanesque devant la SĂ©rafina et l’Isabelle, mangeait ou plutĂŽt engloutissait avec une ardeur qui n’eĂ»t pas laissĂ© soupçonner qu’il eĂ»t soupĂ© dĂ©jĂ . Le PĂ©dant, que cette fringale juvĂ©nile amusait, empilait sur l’assiette du sieur de Sigognac des ailes de perdrix et des tranches de jambon, aussitĂŽt disparues que des flocons de neige sur une pelle rouge. BĂ©elzĂ©buth, emportĂ© par la gourmandise, s’était dĂ©terminĂ©, malgrĂ© ses terreurs, Ă  quitter le poste inattaquable qu’il occupait sur la corniche du dressoir, et s’était fait ce raisonnement triomphal, qu’il serait difficile de lui tirer les oreilles, puisqu’il n’en possĂ©dait pas, et qu’on ne pourrait se livrer sur lui Ă  cette plaisanterie vulgaire de lui affĂ»ter une casserole au derriĂšre, puisque la queue absente interdisait ce genre de facĂ©tie plus digne de polissons que de gens de bonne compagnie, comme le paraissaient les hĂŽtes rĂ©unis autour de cette table chargĂ©e de mets d’une succulence et d’un parfum inusitĂ©s. Il s’était approchĂ©, profitant de l’ombre, ventre Ă  terre, et tellement aplati que les jointures de ses pattes formaient des coudes au-dessus de son corps, comme une panthĂšre noire guettant une gazelle, sans que personne eĂ»t pris garde Ă  lui. Parvenu jusqu’à la chaise du baron de Sigognac, il s’était redressĂ©, et, pour attirer l’attention du maĂźtre, il lui jouait sur le genou un air de guitare avec ses dix griffes. Sigognac, indulgent pour l’humble ami qui avait souffert de si longues famines Ă  son service, le faisait participer Ă  sa bonne fortune en lui passant sous la table des os et des reliefs accueillis avec une reconnaissance frĂ©nĂ©tique. Miraut, qui avait trouvĂ© moyen de s’introduire dans la salle du festin sur les pas de Pierre, eut aussi plus d’un bon lopin pour sa part. La vie semblait revenue Ă  cette habitation morte ; il y avait de la lumiĂšre, de la chaleur et du bruit. Les comĂ©diennes, ayant bu deux doigts de vin, pĂ©piaient comme des perruches sur leurs bĂątons et se complimentaient sur leurs succĂšs rĂ©ciproques. Le PĂ©dant et le Tyran disputaient sur la prĂ©excellence du poĂ«me comique et du poĂ«me tragique ; l’un soutenant qu’il Ă©tait plus difficile de faire rire les honnĂȘtes gens que de les effrayer par des contes de nourrice qui n’avaient de mĂ©rite que l’antiquitĂ© ; l’autre prĂ©tendant que la scurrilitĂ© et la bouffonnerie dont usaient les faiseurs de comĂ©dies ravalaient fort leur auteur. Le LĂ©andre avait tirĂ© un petit miroir de sa poche, et se regardait avec autant de complaisance que feu Narcissus le nez dans sa source. Contrairement Ă  l’usage du LĂ©andre, il n’était pas amoureux de l’Isabelle ; ses visĂ©es allaient plus haut. Il espĂ©rait, par ses grĂąces et ses maniĂšres de gentilhomme, donner dans l’Ɠil Ă  quelque inflammable douairiĂšre, dont le carrosse Ă  quatre chevaux viendrait le prendre Ă  la sortie du théùtre et le conduire Ă  quelque chĂąteau oĂč l’attendrait la sensible beautĂ©, dans le nĂ©gligĂ© le plus galant, en face d’un rĂ©gal des plus dĂ©licats. Cette vision s’était-elle rĂ©alisĂ©e quelquefois ? LĂ©andre l’affirmait
 Scapin le niait, et c’était entre eux le sujet de contestations interminables. Le damnĂ© valet, malicieux comme un singe, prĂ©tendait que le pauvre homme avait beau jouer de la prunelle, lancer des regards assassins dans les loges, rire de façon Ă  montrer ses trente-deux dents, tendre le jarret, cambrer sa taille, passer un petit peigne dans les crins de sa perruque et changer de linge Ă  chaque reprĂ©sentation, dĂ»t-il se passer de dĂ©jeuner pour payer la lavandiĂšre, mais qu’il n’était pas parvenu encore Ă  donner la plus lĂ©gĂšre envie de sa peau Ă  la moindre baronne, mĂȘme ĂągĂ©e de quarante-cinq ans, couperosĂ©e et constellĂ©e de signes moustachus. Scapin, voyant LĂ©andre occupĂ© Ă  cette contemplation, avait adroitement remis cette querelle sur le tapis, et le bellĂątre furieux offrit d’aller chercher parmi ses bagages un coffre rempli de poulets flairant le musc et le benjoin, Ă  lui adressĂ©s par une foule de personnes de qualitĂ©, comtesses, marquises et baronnes, toutes folles d’amour, en quoi le fat ne se vantait pas tout Ă  fait, ce travers de donner dans les histrions et les baladins rĂ©gnant assez par les morales relĂąchĂ©es du temps. SĂ©rafine disait que si elle Ă©tait une de ces dames, elle ferait donner les Ă©triviĂšres au LĂ©andre pour son impertinence et son indiscrĂ©tion ; et Isabelle jurait par badinerie que s’il n’était pas plus modeste, elle ne l’épouserait pas Ă  la fin de la piĂšce. Sigognac, quoique la male honte le tĂźnt Ă  la gorge, et qu’il n’en laissĂąt sortir que des phrases embrouillĂ©es, admirait fort l’Isabelle, et ses yeux parlaient pour sa bouche. La jeune fille s’était aperçue de l’effet qu’elle produisait sur le jeune baron, et lui rĂ©pondait par quelques regards langoureux, au grand dĂ©plaisir du Tranche-montagne, secrĂštement amoureux de cette beautĂ©, quoique sans espoir, vu son emploi grotesque. Un autre plus adroit et plus audacieux que Sigognac eĂ»t poussĂ© sa pointe ; mais notre pauvre Baron n’avait point appris les belles maniĂšres de la cour dans son castel dĂ©labrĂ©, et quoiqu’il ne manquĂąt ni de lettres ni d’esprit, il paraissait en ce moment assez stupide. Les dix flacons avaient Ă©tĂ© religieusement vidĂ©s, et le PĂ©dant renversa le dernier, en faisant rubis sur l’ongle ; ce geste fut compris par le Matamore, qui descendit Ă  la charrette chercher d’autres bouteilles. Le Baron, quoiqu’il fĂ»t dĂ©jĂ  un peu gris, ne put s’empĂȘcher de porter Ă  la santĂ© des princesses un rouge-bord qui l’acheva. Le PĂ©dant et le Tyran buvaient en ivrognes Ă©mĂ©rites qui, s’ils ne sont jamais tout Ă  fait de sang-froid, ne sont non plus jamais tout Ă  fait ivres ; le Tranche-montagne Ă©tait sobre Ă  la façon espagnole, et eĂ»t vĂ©cu comme ces hidalgos qui dĂźnent de trois olives pochetĂ©es et soupent d’un air de mandoline. Cette frugalitĂ© avait une raison il craignait, en mangeant et en buvant trop, de perdre la maigreur phĂ©nomĂ©nale qui Ă©tait son meilleur moyen comique. S’il engraissait, son talent diminuait, et il ne subsistait qu’à la condition de mourir de faim, aussi Ă©tait-il dans des transes perpĂ©tuelles, et regardait-il souvent Ă  la boucle de son ceinturon pour s’assurer si, d’aventure, il n’avait pas grossi depuis la veille. Volontaire Tantale, abstĂšme comĂ©dien, martyr de la maigreur, anatomie dissĂ©quĂ©e par elle-mĂȘme, il ne touchait aux mets que du bout des dents, et, s’il eĂ»t appliquĂ© des jeĂ»nes Ă  un but pieux, il eĂ»t Ă©tĂ© en paradis comme Antoine et Macaire. La duĂšgne s’ingurgitait solides et liquides d’une maniĂšre formidable ; ses flasques bajoues et ses fanons tremblaient au branle d’une mĂąchoire encore bien garnie. Quant Ă  la SĂ©rafina et Ă  l’Isabelle, n’ayant pas d’éventail sous la main, elles bĂąillaient Ă  qui mieux mieux, derriĂšre le rempart diaphane de leurs jolis doigts. Sigognac, quoiqu’un peu Ă©tourdi par les fumĂ©es du vin, s’en aperçut et leur dit Mesdemoiselles, je vois, bien que la civilitĂ© vous fasse lutter contre le sommeil, que vous mourez d’envie de dormir. Je voudrais bien pouvoir vous donner Ă  chacune une chambre tendue avec ruelle et cabinet, mais mon pauvre castel tombe en ruine comme ma race dont je suis le dernier
 Je vous cĂšde ma chambre, la seule Ă  peu prĂšs oĂč il ne pleuve pas ; vous vous y arrangerez toutes deux avec madame ; le lit est large, et une nuit est bientĂŽt passĂ©e. Ces messieurs resteront ici, et s’accommoderont des fauteuils et des bancs
 Surtout, n’allez pas avoir peur des ondulations de la tapisserie, ni des gĂ©missements du vent dans la cheminĂ©e, ni des sarabandes des souris ; je puis vous certifier que, quoique le lieu soit assez lugubre, il n’y revient point de fantĂŽmes. — Je joue les Bradamante et ne suis pas poltronne. Je rassurerai la timide Isabelle, dit la SĂ©rafina en riant ; quant Ă  notre duĂšgne, elle est un peu sorciĂšre, et si le diable vient, il trouvera Ă  qui parler. » Sigognac prit une lumiĂšre, et conduisit les dames dans la chambre Ă  coucher, qui leur parut, en effet, trĂšs-fantastique d’aspect, car la lampe tremblotante, agitĂ©e par le vent, faisait vaciller des ombres bizarres sur les poutres du plafond, et des formes monstrueuses semblaient s’accroupir dans les angles non Ă©clairĂ©s. Cela ferait une excellente dĂ©coration pour un cinquiĂšme acte de tragĂ©die, » dit la SĂ©rafina, en promenant ses regards autour d’elle, tandis qu’Isabelle ne pouvait comprimer un frisson, moitiĂ© de froid, moitiĂ© de terreur, en se sentant enveloppĂ©e par cette atmosphĂšre de tĂ©nĂšbres et d’humiditĂ©. Les trois femelles se glissĂšrent sans se dĂ©shabiller sous la couverture. Isabelle se mit entre la SĂ©rafina et la DuĂšgne pour que si quelque patte pelue de fantĂŽme ou d’incube sortait de dessous le lit, elle rencontrĂąt d’abord une de ses camarades. Les deux braves s’endormirent bientĂŽt, mais la craintive jeune fille resta longtemps les yeux ouverts et fixĂ©s sur la porte condamnĂ©e, comme si elle eĂ»t pressenti au delĂ  des mondes de fantĂŽmes et de terreurs nocturnes. La porte ne s’ouvrit cependant pas, et aucun spectre n’en dĂ©boucha vĂȘtu d’un suaire et secouant ses chaĂźnes, quoique des bruits singuliers se fissent entendre parfois dans les appartements vides ; mais le sommeil finit par jeter sa poudre d’or sous les paupiĂšres de la peureuse Isabelle, et son souffle Ă©gal se joignit bientĂŽt Ă  celui plus accentuĂ© de ses compagnes. Le PĂ©dant dormait Ă  poings fermĂ©s, le nez sur la table, en face du Tyran, qui ronflait comme un tuyau d’orgue et grommelait, en rĂȘvant, quelques hĂ©mistiches d’alexandrins. Le Matamore, la tĂȘte appuyĂ©e sur le rebord d’un fauteuil et les pieds allongĂ©s sur les chenets, s’était roulĂ© dans sa cape grise, et ressemblait Ă  un hareng dans du papier. Pour ne pas dĂ©ranger sa frisure, LĂ©andre tenait la tĂȘte droite et dormait tout d’une piĂšce. Sigognac s’était campĂ© dans un fauteuil restĂ© vacant, mais les Ă©vĂ©nements de la soirĂ©e l’avaient trop agitĂ© pour qu’il pĂ»t s’assoupir. Deux jeunes femmes ne font pas ainsi irruption dans la vie d’un jeune homme sans la troubler, surtout lorsque ce jeune homme a vĂ©cu jusque-lĂ  triste, chaste, isolĂ©, sevrĂ© de tous les plaisirs de son Ăąge par cette dure marĂątre qu’on appelle la misĂšre. On dira qu’il n’est pas vraisemblable qu’un garçon de vingt ans ait vĂ©cu sans amourette ; mais Sigognac Ă©tait fier, et, ne pouvant se prĂ©senter avec l’équipage assorti Ă  son rang et Ă  son nom, il restait chez lui. Ses parents, dont il eĂ»t pu rĂ©clamer les services sans honte, Ă©taient morts. Il s’enfonçait tous les jours plus profondĂ©ment dans la retraite et l’oubli. Il avait bien quelquefois, pendant ses promenades solitaires, rencontrĂ© Yolande de Foix, montĂ©e sur sa blanche haquenĂ©e, qui courait le cerf en compagnie de son pĂšre et de jeunes seigneurs. Cette Ă©tincelante vision passait bien souvent dans ses rĂȘves ; mais quel rapport pouvait jamais exister entre la belle et riche chĂątelaine et lui, pauvre hobereau ruinĂ© et mal en point ? Loin de chercher Ă  ĂȘtre remarquĂ© d’elle, il s’était, lors de ses rencontres, effacĂ© le plus qu’il avait pu, ne voulant pas donner Ă  rire par son feutre bossuĂ© et piteux, son plumet mangĂ© des rats, ses habits passĂ©s et trop larges, son vieux bidet pacifique, plus propre Ă  servir de monture Ă  un curĂ© de campagne qu’à un gentilhomme ; car rien n’est plus triste, pour un cƓur bien situĂ©, que de paraĂźtre ridicule Ă  ce qu’il aime, et il s’était fait, pour Ă©touffer cette passion naissante, tous les froids raisonnements qu’inspire la pauvretĂ©. Y avait-il rĂ©ussi ?
 C’est ce que nous ne pouvons dire. Il le croyait, du moins, et avait repoussĂ© cette idĂ©e comme une chimĂšre ; il se trouvait assez malheureux, sans ajouter Ă  ses douleurs les tourments d’un amour impossible. La nuit se passa sans autre incident qu’une frayeur de l’Isabelle causĂ©e par BĂ©elzĂ©buth, qui s’était pelotonnĂ© sur sa poitrine, en maniĂšre de Smarra, et ne voulait point se retirer, trouvant le coussin fort doux. Quant Ă  Sigognac, il ne put fermer l’Ɠil, soit qu’il n’eĂ»t point l’habitude de dormir hors de son lit, soit que le voisinage de jolies femmes lui fantasiĂąt la cervelle. Nous croirions plutĂŽt qu’un vague projet commençait Ă  se dessiner dans son esprit et le tenait Ă©veillĂ© et perplexe. La venue de ces comĂ©diens lui semblait un coup du sort et comme une ambassade de la Fortune pour l’inviter Ă  sortir de cette masure fĂ©odale oĂč ses jeunes annĂ©es moisissaient dans l’ombre et s’étiolaient sans profit. Le jour commençait Ă  se lever, et dĂ©jĂ  des lueurs bleuĂątres filtrant par les vitres Ă  mailles de plomb, faisaient paraĂźtre la lumiĂšre des lampes prĂšs de s’éteindre d’un jaune livide et malade. Les visages des dormeurs s’éclairaient bizarrement Ă  ce double reflet et se dĂ©coupaient en deux tranches, de couleurs diffĂ©rentes, comme les surcots du moyen Ăąge. Le LĂ©andre prenait des tons de cierge jauni et ressemblait Ă  ces Saint-Jean de cire emperruquĂ©s de soie et dont le fard est tombĂ© malgrĂ© la montre de verre. Le Tranche-montagne, les yeux fermĂ©s exactement, les pommettes saillantes, les muscles des mĂąchoires tendus, le nez effilĂ© comme s’il eĂ»t Ă©tĂ© pincĂ© par les maigres doigts de la mort, avait l’air de son propre cadavre. Des rougeurs violentes et des plaques apoplectiques marbraient la trogne du PĂ©dant ; les rubis de son nez s’étaient changĂ©s en amĂ©thystes, et sur ses lĂšvres Ă©paisses s’épanouissait la fleur bleue du vin. Quelques gouttes de sueur, roulant Ă  travers les ravines et les contrescarpes de son front, s’étaient arrĂȘtĂ©es aux broussailles de ses sourcils grisonnants ; les joues molles pendaient flasquement. L’hĂ©bĂ©tation d’un sommeil lourd rendait hideuse cette face qui, Ă©veillĂ©e et vivifiĂ©e par l’esprit, paraissait joviale ; inclinĂ© ainsi sur le bord de la table, le PĂ©dant faisait l’effet d’un vieil Ă©gipan crevĂ© de dĂ©bauche au revers d’un fossĂ© Ă  la suite d’une bacchanale. Le Tyran se maintenait assez bien avec sa figure blafarde et sa barbe de crin noir ; sa tĂȘte d’Hercule bonasse et de bourreau paterne ne pouvait guĂšre changer. La soubrette supportait aussi passablement la visite indiscrĂšte du jour ; elle n’était point trop dĂ©faite. Ses yeux cerclĂ©s d’une meurtrissure un peu plus brune, ses joues martelĂ©es de quelques marbrures violĂątres trahissaient seuls la fatigue d’une nuit mal dormie. Un lubrique rayon de soleil, se glissant Ă  travers les bouteilles vides, les verres Ă  demi pleins et les victuailles effondrĂ©es, allait caresser le menton et la bouche de la jeune fille comme un faune qui agace une nymphe endormie. Les chastes douairiĂšres de la tapisserie au teint bilieux tĂąchaient de rougir sous leur vernis Ă  la vue de leur solitude violĂ©e par ce campement de bohĂšmes, et la salle du festin prĂ©sentait un aspect Ă  la fois sinistre et grotesque. La soubrette s’éveilla la premiĂšre sous ce baiser matinal ; elle se dressa sur ses petits pieds, secoua ses jupes comme un oiseau ses plumes, passa la paume de ses mains sur ses cheveux pour leur redonner quelque lustre, et, voyant que le baron de Sigognac Ă©tait assis sur son fauteuil, l’Ɠil clair comme un basilic, elle se dirigea de son cĂŽtĂ©, et le salua d’une jolie rĂ©vĂ©rence de comĂ©die. Je regrette, dit Sigognac en rendant le salut Ă  la soubrette, que l’état de dĂ©labrement de cette demeure, plus faite pour loger des fantĂŽmes que des ĂȘtres vivants, ne m’ait pas permis de vous recevoir d’une façon plus convenable ; j’aurais voulu vous faire reposer entre des draps de toile de Hollande sous une courtine de damas des Indes, au lieu de vous laisser morfondre sur ce siĂšge vermoulu. — Ne regrettez rien, monsieur, rĂ©pondit la soubrette ; sans vous nous aurions passĂ© la nuit dans un chariot embourbĂ©, Ă  grelotter sous une pluie battante, et le matin nous aurait trouvĂ©s fort mal en point. D’ailleurs, ce gĂźte que vous dĂ©daignez est magnifique Ă  cĂŽtĂ© des granges ouvertes Ă  tous les vents, oĂč nous sommes souvent forcĂ©s de dormir sur des bottes de paille, tyrans et victimes, princes et princesses, LĂ©andres et soubrettes, dans notre vie errante de comĂ©diens allant de bourgs en villes. » Pendant que le Baron et la soubrette Ă©changeaient ces civilitĂ©s, le PĂ©dant roula par terre avec un fracas d’ais brisĂ©s. Son siĂšge, las de le porter, s’était rompu, et le gros homme, Ă©tendu Ă  jambes rebindaines, se dĂ©menait comme une tortue retournĂ©e en poussant des gloussements inarticulĂ©s. Dans sa chute, il s’était rattrapĂ© machinalement au bord de la nappe et avait dĂ©terminĂ© une cascade de vaisselle dont les flots rebondissaient sur lui. Ce fracas rĂ©veilla en sursaut toute la compagnie. Le Tyran, aprĂšs s’ĂȘtre Ă©tirĂ© les bras et frottĂ© les yeux, tendit une main secourable au vieux comique et le remit en pied. Un pareil accident n’arriverait pas au Matamore, dit l’HĂ©rode avec une sorte de grognement caverneux qui lui servait de rire ; il tomberait dans une toile d’araignĂ©e sans la rompre. — C’est vrai, rĂ©pliqua l’acteur ainsi interpellĂ© en dĂ©pliant ses longs membres articulĂ©s comme des pattes de faucheux, tout le monde n’a pas l’avantage d’ĂȘtre un PolyphĂšme, un Cacus, une montagne de chair et d’os comme toi, ni un sac Ă  vin, un tonneau Ă  deux pieds comme Blazius. » Ce vacarme avait fait apparaĂźtre sur le seuil de la porte l’Isabelle, la SĂ©rafina et la duĂšgne. Ces deux jeunes femmes, quoiqu’un peu fatiguĂ©es et pĂąlies, Ă©taient charmantes encore Ă  la lumiĂšre du jour. Elles semblĂšrent Ă  Sigognac les plus rayonnantes du monde, bien qu’un observateur mĂ©ticuleux eĂ»t pu trouver Ă  reprendre Ă  leur Ă©lĂ©gance un peu fripĂ©e et dĂ©fraĂźchie ; mais que signifient quelques rubans fanĂ©s, quelques lĂ©s d’étoffe Ă©raillĂ©s et miroitĂ©s, quelques misĂšres et quelques incongruitĂ©s de toilette lorsque celles qui les portent sont jeunes et jolies ? D’ailleurs, les yeux du Baron, accoutumĂ©s au spectacle des choses vieillies, poussiĂ©reuses, passĂ©es de ton et dĂ©labrĂ©es, n’étaient pas capables de discerner de pareilles vĂ©tilles. La SĂ©rafina et l’Isabelle lui paraissaient attifĂ©es superbement au milieu de ce chĂąteau sinistre, oĂč tout tombait de vĂ©tustĂ©. Ces gracieuses figures lui donnaient la sensation d’un rĂȘve. Quant Ă  la duĂšgne, elle jouissait, grĂące Ă  son Ăąge, du privilĂšge d’une immuable laideur ; rien ne pouvait altĂ©rer cette physionomie de buis sculptĂ©, oĂč luisaient des yeux de chouette. Le soleil ou les bougies lui Ă©taient indiffĂ©rents. En ce moment, Pierre entra pour remettre la salle en ordre, jeter du bois dans la cheminĂ©e, oĂč quelques tisons consumĂ©s blanchissaient sous une robe de peluche, et faire disparaĂźtre les restes du festin, si rĂ©pugnants la faim satisfaite. La flamme qui brilla dans l’ñtre, lĂ©chant une plaque de fonte aux armes de Sigognac peu habituĂ©e Ă  de pareilles caresses, rĂ©unit en un cercle toute la bande comique, qu’elle illuminait de ses lueurs vives. Un feu clair et flambant est toujours agrĂ©able aprĂšs une nuit sinon blanche, du moins grise, et le malaise, qui se lisait sur toutes les figures en grimaces et en meurtrissures plus ou moins visibles, s’évanouit complĂštement, grĂące Ă  cette influence bienfaisante. Isabelle tendait vers la cheminĂ©e les paumes de ses petites mains, teintes de reflets roses, et, vermillonnĂ©e de ce lĂ©ger fard, sa pĂąleur ne se voyait pas. Donna SĂ©rafina, plus grande et plus robuste, se tenait debout derriĂšre elle, comme une sƓur aĂźnĂ©e qui, moins fatiguĂ©e, laisse s’asseoir sa jeune sƓur. Quant au Tranche-montagne, perchĂ© sur une de ses jambes hĂ©ronniĂšres, il rĂȘvait Ă  demi Ă©veillĂ© comme un oiseau aquatique au bord d’un marais, le bec dans son jabot, le pied repliĂ© sous le ventre. Blazius, le pĂ©dant, passant sa langue sur ses lĂšvres, soulevait les bouteilles les unes aprĂšs les autres pour voir s’il y restait quelque perle de liqueur. Le jeune Baron avait pris Ă  part Pierre pour savoir s’il n’y aurait pas moyen d’avoir dans le village quelques douzaines d’Ɠufs pour faire dĂ©jeuner les comĂ©diens, ou quelques poulets Ă  qui on tordrait le col, et le vieux domestique s’était Ă©clipsĂ© pour s’acquitter de la commission au plus vite, la troupe ayant manifestĂ© l’intention de partir de bonne heure pour faire une forte Ă©tape et ne pas arriver trop tard Ă  la couchĂ©e. Vous allez faire un mauvais dĂ©jeuner, j’en ai bien peur, dit Sigognac Ă  ses hĂŽtes, et il faudra vous contenter d’une chĂšre pythagoricienne ; mais encore vaut-il mieux mal dĂ©jeuner que de ne pas dĂ©jeuner du tout, et il n’y a pas, Ă  six lieues Ă  la ronde, le moindre cabaret ni le moindre bouchon. L’état de ce chĂąteau vous dit que je ne suis pas riche, mais, comme ma pauvretĂ© ne vient que des dĂ©penses qu’ont faites mes ancĂȘtres Ă  la guerre pour la dĂ©fense de nos rois, je n’ai point Ă  en rougir. — Non, certes, monsieur, rĂ©pondit l’HĂ©rode de sa voix de basse, et tel qui se targue de ses biens serait embarrassĂ© d’en dire la source. Quand le traitant s’habille de toile d’or, la noblesse a des trous Ă  son manteau, mais par ces trous on voit l’honneur. — Ce qui m’étonne, ajouta Blazius, c’est qu’un gentilhomme accompli, comme paraĂźt l’ĂȘtre monsieur, laisse ainsi se consumer sa jeunesse au fond d’une solitude oĂč la Fortune ne peut venir le chercher, quelque envie qu’elle en ait ; si elle passait devant ce chĂąteau, dont l’architecture pouvait avoir fort bonne mine il y a deux cents ans, elle continuerait son chemin, le croyant inhabitĂ©. Il faudrait que monsieur le Baron allĂąt Ă  Paris, l’Ɠil et le nombril du monde, le rendez-vous des beaux esprits et des vaillants, l’Eldorado et le Chanaan des Espagnols français et des HĂ©breux chrĂ©tiens, la terre bĂ©nite Ă©clairĂ©e par les rayons du soleil de la cour. LĂ , il ne manquerait pas d’ĂȘtre distinguĂ© selon son mĂ©rite et de se pousser, soit en s’attachant Ă  quelque grand, soit en faisant quelque action d’éclat dont l’occasion se trouverait infailliblement. » Ces paroles du bonhomme, malgrĂ© l’amphigouri et les phrases burlesques, rĂ©miniscences involontaires de ses rĂŽles de pĂ©dant, n’étaient pas dĂ©nuĂ©es de sens. Sigognac en sentait la justesse, et il s’était dit souvent tout bas, pendant ses longues promenades Ă  travers les landes, ce que Blazius lui disait tout haut. Mais l’argent lui manquait pour entreprendre un si long voyage, et il ne savait comment s’en procurer. Quoique brave, il Ă©tait fier, et avait plus peur d’un sourire que d’un coup d’épĂ©e. Sans ĂȘtre bien au courant des modes, il se sentait ridicule dans ses accoutrements dĂ©labrĂ©s et dĂ©jĂ  vieux sous l’autre rĂšgne. Selon l’usage des gens rendus timides par la pĂ©nurie, il ne tenait aucun compte de ses avantages et ne voyait sa situation que par les mauvais cĂŽtĂ©s. Peut-ĂȘtre aurait-il pu se faire aider de quelques anciens amis de son pĂšre en les cultivant un peu, mais c’était lĂ  un effort au-dessus de sa nature, et il serait plutĂŽt mort assis sur son coffre, mĂąchant un cure-dent comme un hidalgo espagnol, Ă  cĂŽtĂ© de son blason, que de faire une demande quelconque d’avance ou de prĂȘt. Il Ă©tait de ceux-lĂ  qui, l’estomac vide devant un excellent repas oĂč on les invite, feignent d’avoir dĂźnĂ©, de peur d’ĂȘtre soupçonnĂ©s de faim. J’y ai bien songĂ© quelquefois, mais je n’ai point d’amis Ă  Paris, et les descendants de ceux qui ont pu connaĂźtre ma famille lorsqu’elle Ă©tait plus riche et remplissait des fonctions Ă  la cour, ne se soucieront pas beaucoup d’un Sigognac hĂąve et maigre, arrivant avec bec et ongles du haut de sa tour ruinĂ©e pour prendre sa part de la proie commune. Et puis, je ne vois pas pourquoi je rougirais de le dire, je n’ai point d’équipage, et je ne saurais paraĂźtre sur un pied digne de mon nom ; je ne sais mĂȘme, en rĂ©unissant toutes mes ressources et celles de Pierre, si je pourrais arriver jusqu’à Paris. — Mais vous n’ĂȘtes pas obligĂ©, rĂ©pliqua Blazius, d’entrer triomphalement dans la grande ville, comme un CĂ©sar romain montĂ© sur un char traĂźnĂ© par un quadrige de chevaux blancs. Si notre humble char Ă  bƓufs ne rĂ©volte pas l’orgueil de Votre Seigneurie, venez avec nous Ă  Paris, puisque notre troupe s’y rend. Tel brille prĂ©sentement qui a fait son entrĂ©e pĂ©destrement, avec son paquet au bout de sa rapiĂšre et tenant ses souliers Ă  la main de peur de les user. » Une faible rougeur monta aux pommettes de Sigognac, moitiĂ© de honte, moitiĂ© de plaisir. Si, d’une part, l’orgueil de race se rĂ©voltait en lui Ă  l’idĂ©e d’ĂȘtre l’obligĂ© d’un pauvre saltimbanque, de l’autre, sa naturelle bontĂ© de cƓur Ă©tait touchĂ©e d’une offre faite franchement et qui rĂ©pondait si bien Ă  son secret dĂ©sir. Il craignait, en outre, s’il refusait Blazius, de blesser l’amour-propre du comĂ©dien, et peut-ĂȘtre de manquer une occasion qui ne se reprĂ©senterait jamais. Sans doute la pensĂ©e du descendant des Sigognac pĂȘle-mĂȘle dans le chariot de Thespis avec des histrions nomades, avait quelque chose de choquant en soi qui devait faire hennir les licornes et rugir les lions lampassĂ©s de gueules de l’armorial ; mais, aprĂšs tout, le jeune baron avait suffisamment boudĂ© contre son ventre derriĂšre ses murailles fĂ©odales. Il flottait, incertain entre le oui et le non, et pesait ces deux monosyllabes dĂ©cisifs dans la balance de la rĂ©flexion, lorsque Isabelle, s’avançant d’un air gracieux et se plaçant devant le Baron et Blazius, dit cette phrase qui mit fin aux incertitudes du jeune homme Notre poĂ«te, ayant fait un hĂ©ritage, nous a quittĂ©s, et monsieur le Baron pourrait le remplacer, car j’ai trouvĂ©, sans le vouloir, en ouvrant un Ronsard qui Ă©tait sur la table, prĂšs de son lit, un sonnet surchargĂ© de ratures, qui doit ĂȘtre de sa composition ; il ajusterait nos rĂŽles, ferait les coupures et les additions nĂ©cessaires, et, au besoin, Ă©crirait une piĂšce sur l’idĂ©e qu’on lui donnerait. J’ai prĂ©cisĂ©ment un canevas italien oĂč se trouverait un joli rĂŽle pour moi, si quelqu’un voulait donner du tour Ă  la chose. » En disant cela, l’Isabelle jetait au Baron un regard si doux, si pĂ©nĂ©trant, que Sigognac n’y put rĂ©sister. L’arrivĂ©e de Pierre, apportant une forte omelette au lard et un quartier assez respectable de jambon, interrompit ces propos. Toute la troupe prit place autour de la table et se mit Ă  manger de bon appĂ©tit. Quant Ă  Sigognac, il toucha, par pure contenance, les mets placĂ©s devant lui ; sa sobriĂ©tĂ© habituelle n’était pas capable de repas si rapprochĂ©s, et, d’ailleurs, il avait l’esprit prĂ©occupĂ© de plusieurs façons. Le repas terminĂ©, pendant que le bouvier tournait les courroies du joug autour des cornes de ses bƓufs, Isabelle et SĂ©rafine eurent la fantaisie de descendre au jardin, qu’on apercevait de la cour. J’ai peur, dit Sigognac, en leur offrant la main pour franchir les marches descellĂ©es et moussues, que vous ne laissiez quelques morceaux de votre robe aux griffes des ronces, car si l’on dit qu’il n’y a pas de rose sans Ă©pines, il y a, en revanche, des Ă©pines sans rose. » Le jeune baron disait cela de ce ton d’ironie mĂ©lancolique qui lui Ă©tait ordinaire lorsqu’il faisait allusion Ă  sa pauvretĂ© ; mais, comme si le jardin dĂ©prĂ©ciĂ© se fĂ»t piquĂ© d’honneur, deux petites roses sauvages, ouvrant Ă  demi leurs cinq pĂ©tales autour de leurs pistils jaunes, brillĂšrent subitement sur une branche transversale qui barrait le chemin aux jeunes femmes. Sigognac les cueillit et les offrit galamment Ă  l’Isabelle et Ă  la SĂ©rafine, en disant Je ne croyais pas mon parterre si fleuri que cela ; il n’y pousse que de mauvaises herbes, et l’on n’y peut faire que des bouquets d’ortie et de ciguĂ« ; c’est vous qui avez fait Ă©clore ces deux fleurettes, comme un sourire sur la dĂ©solation, comme une poĂ©sie parmi les ruines. » Isabelle mit prĂ©cieusement l’églantine dans son corsage, en jetant au jeune homme un long regard de remercĂźment qui prouvait le prix qu’elle attachait Ă  ce pauvre rĂ©gal. SĂ©rafine, mĂąchant la tige de la fleur, la tenait Ă  sa bouche, comme pour en faire lutter le rose pĂąle avec l’incarnat de ses lĂšvres. On alla ainsi jusqu’à la statue mythologique dont le fantĂŽme se dessinait au bout de l’allĂ©e, Sigognac Ă©cartant les frondaisons qui auraient pu fouetter au passage la figure des visiteuses. La jeune ingĂ©nue regardait avec une sorte d’intĂ©rĂȘt attendri ce jardin en friche si bien en harmonie avec ce chĂąteau en ruine. Elle songeait aux tristes heures que Sigognac avait dĂ» compter dans ce sĂ©jour de l’ennui, de la misĂšre et de la solitude, le front appuyĂ© contre la vitre, les yeux fixĂ©s sur le chemin dĂ©sert, sans autre compagnie qu’un chien blanc et qu’un chat noir. Les traits plus durs de SĂ©rafine n’exprimaient qu’un froid dĂ©dain masquĂ© de politesse ; elle trouvait dĂ©cidĂ©ment ce gentilhomme par trop dĂ©labrĂ©, quoiqu’elle eĂ»t un certain respect pour les gens titrĂ©s. C’est ici que finissent mes domaines, dit le Baron, arrivĂ© devant la niche de rocaille oĂč moisissait Pomone. Jadis, aussi loin que la vue peut s’étendre du haut de ces tourelles lĂ©zardĂ©es, le mont et la plaine, le champ et la bruyĂšre appartenaient Ă  mes ancĂȘtres ; mais il m’en reste juste assez pour attendre l’heure oĂč le dernier des Sigognac ira rejoindre ses aĂŻeux dans le caveau de famille, dĂ©sormais leur seule possession. — Savez-vous que vous ĂȘtes lugubre de bon matin ! rĂ©pondit Isabelle, touchĂ©e par cette rĂ©flexion qu’elle avait faite elle-mĂȘme, et prenant un air enjouĂ© pour dissiper le nuage de tristesse Ă©tendu sur le front de Sigognac ; la Fortune est femme, et, quoiqu’on la dise aveugle, du haut de sa roue, elle distingue parfois dans la foule un cavalier de naissance et de mĂ©rite ; il ne s’agit que de se trouver sur son passage. Allons, dĂ©cidez-vous, venez avec nous, et peut-ĂȘtre, dans quelques annĂ©es, les tours de Sigognac, coiffĂ©es d’ardoises neuves, restaurĂ©es et blanchies, feront une aussi fiĂšre figure qu’elles en font une piteuse ; et puis, vraiment, cela me chagrinerait de vous laisser dans ce manoir Ă  hiboux, » ajouta-t-elle Ă  mi-voix, assez bas pour que SĂ©rafine ne pĂ»t l’entendre. La douce lueur qui brillait dans les yeux d’Isabelle triompha de la rĂ©pugnance du Baron. L’attrait d’une aventure galante dĂ©guisait Ă  ses propres yeux ce que ce voyage fait de la sorte pouvait avoir d’humiliant. Ce n’était pas dĂ©roger que de suivre une comĂ©dienne par amour et de s’atteler comme soupirant au chariot comique ; les plus fins cavaliers ne s’en fussent pas fait scrupule. Le dieu porte-carquois oblige volontiers les dieux et les hĂ©ros Ă  mille actions et dĂ©guisements bizarres Jupiter prit la forme d’un taureau pour sĂ©duire Europe ; Hercule fila sa quenouille aux pieds d’Omphale ; Aristote le prud’homme marchait Ă  quatre pattes, portant sur son dos sa maĂźtresse, qui voulait aller Ă  philosophe plaisant genre d’équitation !, toutes choses contraires Ă  la dignitĂ© divine et humaine. Seulement Sigognac Ă©tait-il amoureux d’Isabelle ? Il ne cherchait pas Ă  approfondir la chose, mais il sentit qu’il Ă©prouverait dĂ©sormais une horrible tristesse Ă  rester dans ce chĂąteau, vivifiĂ© un moment par la prĂ©sence d’un ĂȘtre jeune et gracieux. Aussi eut-il bien vite pris son parti, il pria les comĂ©diens de l’attendre un peu et, tirant Pierre Ă  part, il lui confia son projet. Le fidĂšle serviteur, quelque peine qu’il eĂ»t Ă  se sĂ©parer de son maĂźtre, ne se dissimulait pas les inconvĂ©nients d’un plus long sĂ©jour Ă  Sigognac. Il voyait avec peine s’éteindre cette jeunesse dans ce repos morne et cette tristesse indolente, et quoiqu’une troupe de baladins lui semblĂąt un singulier cortĂšge pour un seigneur de Sigognac, il prĂ©fĂ©rait encore ce moyen de tenter la fortune Ă  l’atonie profonde qui, depuis deux ou trois ans surtout, s’emparait du jeune baron. Il eut bientĂŽt rempli une valise du peu d’effets que possĂ©dait son maĂźtre, rĂ©uni dans une bourse de cuir les quelques pistoles dissĂ©minĂ©es dans les tiroirs du vieux bahut, auxquelles il eut soin d’ajouter, sans rien dire, son humble pĂ©cule, dĂ©vouement modeste dont peut-ĂȘtre le Baron ne s’aperçut pas, car Pierre, outre les divers emplois qu’il cumulait au chĂąteau, avait encore celui de trĂ©sorier, une vĂ©ritable sinĂ©cure. Le cheval blanc fut sellĂ©, car Sigognac ne voulait monter dans la charrette des comĂ©diens qu’à deux ou trois lieues du chĂąteau, pour dissimuler son dĂ©part ; il avait, de la sorte, l’air d’accompagner ses hĂŽtes ; Pierre devait suivre Ă  pied et ramener la bĂȘte Ă  l’écurie. Les bƓufs Ă©taient attelĂ©s et tĂąchaient, malgrĂ© le joug pesant sur leur front, de relever leurs mufles humides et noirs, d’oĂč pendaient des filaments de bave argentĂ©e ; l’espĂšce de tiare de sparterie rouge et jaune dont ils Ă©taient coiffĂ©s et les caparaçons de toile blanche qui les enveloppaient en maniĂšre de chemise, pour les prĂ©server de la piqĂ»re des mouches, leur donnaient un air fort mithriaque et fort majestueux. Debout devant eux, le bouvier, grand garçon hĂąlĂ© et sauvage comme un pĂątre de la campagne romaine, s’appuyait sur la gaule de son aiguillon, dans une pose qui rappelait, bien Ă  son insu sans doute, celle des hĂ©ros grecs sur les bas-reliefs antiques. Isabelle et SĂ©rafine s’étaient assises sur le devant du char pour jouir de la vue de la campagne ; la DuĂšgne, le PĂ©dant et le LĂ©andre occupaient le fond, plus curieux de continuer leur sommeil que d’admirer la perspective des landes. Tout le monde Ă©tait prĂȘt ; le bouvier toucha ses bĂȘtes, qui baissĂšrent la tĂȘte, s’arc-boutĂšrent sur leurs jambes torses et se prĂ©cipitĂšrent en avant ; le char s’ébranla, les ais gĂ©mirent, les roues mal graissĂ©es criĂšrent, et la voĂ»te du porche rĂ©sonna sous le piĂ©tinement lourd de l’attelage. On Ă©tait parti. Pendant ces prĂ©paratifs, BĂ©elzĂ©buth et Miraut, comprenant qu’il se passait quelque chose d’insolite, allaient et venaient d’un air effarĂ© et soucieux, cherchant dans leurs obscures cervelles d’animaux Ă  se rendre compte de la prĂ©sence de tant de gens dans un lieu ordinairement si dĂ©sert. Le chien courait vaguement de Pierre Ă  son maĂźtre, les interrogeant de son Ɠil bleuĂątre et grommelant aprĂšs les inconnus. Le chat, plus rĂ©flĂ©chi, flairait d’un nez circonspect les roues, examinait d’un peu plus loin les bƓufs, dont la masse lui imposait et qui, par un mouvement de corne imprĂ©vu, lui faisaient prudemment exĂ©cuter un saut en arriĂšre ; puis il allait s’asseoir sur son derriĂšre, en face du vieux cheval blanc avec lequel il avait des intelligences, et semblait lui faire des questions ; la bonne bĂȘte penchait sa tĂȘte vers le chat, qui levait la sienne, et brochant ses barres grises hĂ©rissĂ©es de longs poils, sans doute pour broyer quelque brin de fourrage engagĂ© entre ses vieilles dents, semblait vĂ©ritablement parler Ă  son ami fĂ©lin. Que lui disait-il ? DĂ©mocrite, qui prĂ©tendait traduire le langage des animaux, eĂ»t pu seul le comprendre ; toujours est-il que BĂ©elzĂ©buth, aprĂšs cette conversation tacite, qu’il communiqua Ă  Miraut par quelques clignements d’Ɠil et deux ou trois petits cris plaintifs, parut ĂȘtre fixĂ© sur le motif de tout ce remue-mĂ©nage. Quand le Baron fut en selle et eut rassemblĂ© les courroies de la bride, Miraut prit la droite et BĂ©elzĂ©buth la gauche du cheval, et le sire de Sigognac sortit du chĂąteau de ses pĂšres entre son chien et son chat. Pour que le prudent matou se fĂ»t dĂ©cidĂ© Ă  cette hardiesse si peu habituelle Ă  sa race, il fallait qu’il eĂ»t devinĂ© quelque rĂ©solution suprĂȘme. Au moment de quitter cette triste demeure, Sigognac se sentit le cƓur oppressĂ© douloureusement. Il embrassa encore une fois du regard ces murailles noires de vĂ©tustĂ© et vertes de mousse dont chaque pierre lui Ă©tait connue ; ces tours aux girouettes rouillĂ©es qu’il avait contemplĂ©es pendant tant d’heures d’ennui de cet Ɠil fixe et distrait qui ne voit rien ; les fenĂȘtres de ces chambres dĂ©vastĂ©es qu’il avait parcourues comme le fantĂŽme d’un chĂąteau maudit, ayant presque peur du bruit de ses pas ; ce jardin inculte oĂč sautelait le crapaud sur la terre humide, oĂč se glissait la couleuvre parmi les ronces ; cette chapelle au toit effondrĂ©, aux arceaux croulants, qui obstruait de ses dĂ©combres les dalles verdies, sous lesquelles reposaient cĂŽte Ă  cĂŽte son vieux pĂšre et sa mĂšre, gracieuse image, confuse comme le souvenir d’un rĂȘve, Ă  peine entrevue aux premiers jours de l’enfance. Il pensa aussi aux portraits de la galerie qui lui avaient tenu compagnie dans sa solitude et souri pendant vingt ans de leur immobile sourire ; au chasseur de halbrans de la tapisserie, Ă  son lit Ă  quenouilles, dont l’oreiller s’était si souvent mouillĂ© de ses pleurs ; toutes ces choses vieilles, misĂ©rables, maussades, rechignĂ©es, poussiĂ©reuses, somnolentes, qui lui avaient inspirĂ© tant de dĂ©goĂ»t et d’ennui, lui paraissaient maintenant pleines d’un charme qu’il avait mĂ©connu. Il se trouvait ingrat envers ce pauvre vieux castel dĂ©mantelĂ© qui pourtant l’avait abritĂ© de son mieux et s’était, malgrĂ© sa caducitĂ©, obstinĂ© Ă  rester debout pour ne pas l’écraser de sa chute, comme un serviteur octogĂ©naire qui se tient sur ses jambes tremblantes tant que le maĂźtre est lĂ  ; mille amĂšres douceurs, mille tristes plaisirs, mille joyeuses mĂ©lancolies lui revenaient en mĂ©moire ; l’habitude, cette lente et pĂąle compagne de la vie, assise sur le seuil accoutumĂ©, tournait vers lui ses yeux noyĂ©s d’une tendresse morne en murmurant d’une voix irrĂ©sistiblement faible un refrain d’enfance, un refrain de nourrice, et il lui sembla, en franchissant le porche, qu’une main invisible le tirait par son manteau pour le faire retourner en arriĂšre. Quand il dĂ©boucha de la porte, prĂ©cĂ©dant le chariot, une bouffĂ©e de vent lui apporta une fraĂźche odeur de bruyĂšres lavĂ©es par la pluie, doux et pĂ©nĂ©trant arĂŽme de la terre natale ; une cloche lointaine tintait, et les vibrations argentines arrivaient sur les ailes de la mĂȘme brise avec le parfum des landes. C’en Ă©tait trop, et Sigognac, pris d’une nostalgie profonde, quoiqu’il fĂ»t Ă  peine Ă  quelques pas de sa demeure, fit un mouvement pour tourner bride ; le vieux bidet ployait dĂ©jĂ  son col dans le sens indiquĂ© avec plus de prestesse que son Ăąge ne semblait le permettre ; Miraut et BĂ©elzĂ©buth levĂšrent simultanĂ©ment la tĂȘte, comme ayant conscience des sentiments de leur maĂźtre, et suspendant leur marche, arrĂȘtĂšrent sur lui des prunelles interrogatrices. Mais cette demi-conversion eut un rĂ©sultat tout diffĂ©rent de celui qu’on eĂ»t pu attendre, car il fit rencontrer le regard de Sigognac avec celui d’Isabelle, et la jeune fille chargea le sien d’une langueur si caressante et d’une muette priĂšre si intelligible que le Baron se sentit pĂąlir et rougir ; il oublia complĂštement les murs lĂ©zardĂ©s de son manoir, et le parfum de la bruyĂšre, et la vibration de la cloche, qui cependant continuait toujours ses appels mĂ©lancoliques, donna une brusque saccade de bride Ă  son cheval, et le fit se porter en avant d’une vigoureuse pression de bottes. Le combat Ă©tait fini ; Isabelle avait vaincu. Le chariot s’engagea dans la route dont on a parlĂ© Ă  la premiĂšre de ces pages, faisant fuir des orniĂšres pleines d’eau les rainettes effarĂ©es. Quand on eut rejoint la route et que les bƓufs, sur un terrain plus sec, purent faire mouvoir moins lentement la lourde machine Ă  laquelle ils Ă©taient attelĂ©s, Sigognac passa de l’avant-garde Ă  l’arriĂšre-garde, ne voulant pas marquer une assiduitĂ© trop visible auprĂšs d’Isabelle, et peut-ĂȘtre aussi pour s’abandonner plus librement aux pensĂ©es qui agitaient son Ăąme. Les tours en poivriĂšre de Sigognac Ă©taient dĂ©jĂ  cachĂ©es Ă  demi derriĂšre les touffes d’arbres ; le Baron se haussa sur sa selle pour les voir encore, et, en ramenant les yeux Ă  terre, il aperçut Miraut et BĂ©elzĂ©buth, dont les physionomies dolentes exprimaient toute la douleur que peuvent montrer des masques d’animaux. Miraut, profitant du temps d’arrĂȘt nĂ©cessitĂ© par la contemplation des tourelles du manoir, roidit ses vieux jarrets dĂ©tendus et essaya de sauter jusqu’au visage de son maĂźtre, afin de le lĂ©cher une derniĂšre fois. Sigognac, devinant l’intention de la pauvre bĂȘte, le saisit Ă  hauteur de sa botte, par la peau trop large de son col, l’attira sur le pommeau de sa selle, et baisa le nez noir et rugueux comme une truffe de Miraut, sans essayer de se soustraire Ă  la caresse humide dont l’animal reconnaissant lustra la moustache de l’homme. Pendant cette scĂšne, BĂ©elzĂ©buth, plus agile et s’aidant de ses griffes acĂ©rĂ©es encore, avait escaladĂ© de l’autre cĂŽtĂ© la botte et la cuisse de Sigognac, et prĂ©sentait au niveau de l’arçon sa tĂȘte noire essorillĂ©e, faisant un ronron formidable et roulant ses grands yeux jaunes ; il implorait aussi un signe d’adieu. Le jeune Baron passa deux ou trois fois sa main sur le crĂąne du chat, qui se haussait et se poussait pour mieux jouir du grattement amical. Nous espĂ©rons qu’on ne rira pas de notre hĂ©ros, si nous disons que les humbles preuves d’affection de ces crĂ©atures privĂ©es d’ñme, mais non de sentiment, lui firent Ă©prouver une Ă©motion bizarre, et que deux larmes montĂ©es du cƓur avec un sanglot, tombĂšrent sur la tĂȘte de Miraut et de BĂ©elzĂ©buth et les baptisĂšrent amis de leur maĂźtre, dans le sens humain du terme. Les deux animaux suivirent quelque temps de l’Ɠil Sigognac qui avait mis sa monture au trot pour rejoindre la charrette, et, l’ayant perdu de vue Ă  un dĂ©tour de la route, reprirent fraternellement le chemin du manoir. L’orage de la nuit n’avait pas laissĂ©, sur le terrain sablonneux des landes, les traces qui dĂ©notent les pluies abondantes dans des campagnes moins arides ; le paysage, rafraĂźchi seulement, offrait une sorte de beautĂ© agreste. Les bruyĂšres, nettoyĂ©es de leur couche de poudre par l’eau du ciel, faisaient briller au bord des talus leurs petits bourgeons violets. Les ajoncs reverdis balançaient leurs fleurs d’or ; les plantes aquatiques s’étalaient sur les mares renouvelĂ©es ; les pins eux-mĂȘmes secouaient moins funĂšbrement leur feuillage sombre et rĂ©pandaient un parfum de rĂ©sine ; de petites fumĂ©es bleuĂątres montaient gaiement du sein d’une touffe de chĂątaigniers trahissant l’habitation de quelque mĂ©tayer, et sur les ondulations de la plaine dĂ©roulĂ©e Ă  perte de vue, on apercevait, comme des taches, des moutons dissĂ©minĂ©s sous la garde d’un berger rĂȘvant sur ses Ă©chasses. Au bord de l’horizon, pareils Ă  des archipels de nuages blancs ombrĂ©s d’azur, apparaissaient les sommets lointains des PyrĂ©nĂ©es Ă  demi estompĂ©s par les vapeurs lĂ©gĂšres d’une matinĂ©e d’automne. Quelquefois la route se creusait entre deux escarpements dont les flancs Ă©boulĂ©s ne montraient qu’un sable blanc comme de la poudre de grĂšs, et qui portaient sur leur crĂȘte des tignasses de broussailles, de filaments enchevĂȘtrĂ©s fouettant au passage la toile du chariot. En certains endroits le sol Ă©tait si meuble qu’on avait Ă©tĂ© obligĂ© de le raffermir par des troncs de sapin posĂ©s transversalement, occasion de cahots qui faisaient pousser des hauts cris aux comĂ©diennes. D’autres fois il fallait franchir, sur des ponceaux tremblants, les flaques d’eau stagnante et les ruisseaux qui coupaient le chemin. À chaque endroit pĂ©rilleux, Sigognac aidait Ă  descendre de voiture Isabelle plus timide ou moins paresseuse que SĂ©rafine et la duĂšgne. Quant au Tyran et Ă  Blazius, ils dormaient insouciamment ballottĂ©s entre les coffres, en gens qui en avaient bien vu d’autres. Le Matamore marchait Ă  cĂŽtĂ© de la charrette pour entretenir, par l’exercice, sa maigreur phĂ©nomĂ©nale dont il avait le plus grand soin, et Ă  le voir de loin levant ses longues jambes, on l’eĂ»t pris pour un faucheux marchant dans les blĂ©s. Il faisait de si Ă©normes enjambĂ©es qu’il Ă©tait souvent obligĂ© de s’arrĂȘter pour attendre le reste de la troupe ; ayant pris dans ses rĂŽles l’habitude de porter la hanche en avant et de marcher fendu comme un compas, il ne pouvait se dĂ©faire de cette allure ni Ă  la ville ni Ă  la campagne, et ne faisait que des pas gĂ©omĂ©triques. Les chars Ă  bƓufs ne vont pas vite, surtout dans les landes, oĂč les roues ont parfois du sable jusqu’au moyeu, et dont les routes ne se distinguent de la terre vague que par des orniĂšres d’un ou deux pieds de profondeur ; et quoique ces braves bĂȘtes, courbant leur col nerveux, se poussassent courageusement contre l’aiguillon du bouvier, le soleil Ă©tait dĂ©jĂ  assez haut montĂ© sur l’horizon, qu’on n’avait fait que deux lieues, des lieues de pays, il est vrai, aussi longues qu’un jour sans pain, et pareilles aux lieues qu’au bout de quinze jours durent marquer les stations amoureuses des couples chargĂ©s par Pantagruel de poser des colonnes milliaires dans son beau royaume de Mirebalais. Les paysans qui traversaient la route, chargĂ©s d’une botte d’herbe ou d’un fagot de bourrĂ©e, devenaient moins nombreux, et la lande s’étalait dans sa nuditĂ© dĂ©serte aussi sauvage qu’un despoblado d’Espagne ou qu’une pampa d’AmĂ©rique. Sigognac jugea inutile de fatiguer plus longtemps son pauvre vieux roussin, il sauta Ă  terre et jeta les brides au domestique, dont les traits basanĂ©s laissaient apercevoir Ă  travers vingt couches de hĂąle la pĂąleur d’une Ă©motion profonde. Le moment de la sĂ©paration du maĂźtre et du serviteur Ă©tait arrivĂ©, moment pĂ©nible, car Pierre avait vu naĂźtre Sigognac et remplissait plutĂŽt auprĂšs du Baron le rĂŽle d’un humble ami que celui d’un valet. Que Dieu conduise Votre Seigneurie, dit Pierre en s’inclinant sur la main que lui tendait le Baron, et lui fasse relever la fortune des Sigognac ; je regrette qu’elle ne m’ait pas permis de l’accompagner. — Qu’aurais-je fait de toi, mon pauvre Pierre, dans cette vie inconnue oĂč je vais entrer ? Avec si peu de ressources, je ne puis vĂ©ritablement charger le hasard du soin de deux existences. Au chĂąteau, tu vivras toujours Ă  peu prĂšs ; nos anciens mĂ©tayers ne laisseront pas mourir de faim le fidĂšle serviteur de leur maĂźtre. D’ailleurs, il ne faut pas mettre la clef sous la porte du manoir des Sigognac et l’abandonner aux orfraies et aux couleuvres comme une masure visitĂ©e par la mort et hantĂ©e des esprits ; l’ñme de cette antique demeure existe encore en moi, et, tant que je vivrai, il restera prĂšs de son portail un gardien pour empĂȘcher les enfants de viser son blason avec les pierres de leur fronde. » Le domestique fit un signe d’assentiment, car il avait, comme tous les anciens serviteurs attachĂ©s aux familles nobles, la religion du manoir seigneurial, et Sigognac, malgrĂ© ses lĂ©zardes, ses dĂ©gradations et ses misĂšres, lui paraissait encore un des plus beaux chĂąteaux du monde. Et puis, ajouta en souriant le Baron, qui aurait soin de Bayard, de Miraut et de BĂ©elzĂ©buth ? — C’est vrai, maĂźtre, » rĂ©pondit Pierre ; et il prit la bride de Bayard, dont Sigognac flattait le col avec des plamussades en maniĂšre de caresse et d’adieu. En se sĂ©parant de son maĂźtre, le bon cheval hennit Ă  plusieurs reprises, et longtemps encore Sigognac put entendre, affaibli par l’éloignement, l’appel affectueux de la bĂȘte reconnaissante. Sigognac, restĂ© seul, Ă©prouva la sensation des gens qui s’embarquent et que leurs amis quittent sur la jetĂ©e du port ; c’est peut-ĂȘtre le moment le plus amer du dĂ©part ; le monde oĂč vous viviez se retire, et vous vous hĂątez de rejoindre vos compagnons de voyage, tant l’ñme se sent dĂ©nuĂ©e et triste, et tant les yeux ont besoin de l’aspect d’un visage humain aussi allongea-t-il le pas pour rejoindre le chariot qui roulait pĂ©niblement en faisant crier le sable oĂč ses roues traçaient des sillons comme des socs de charrue dans la terre. En voyant Sigognac marcher Ă  cĂŽtĂ© de la charrette, Isabelle se plaignit d’ĂȘtre mal assise et voulut descendre pour se dĂ©gourdir un peu les jambes, disait-elle, mais en rĂ©alitĂ© dans la charitable intention de ne pas laisser le jeune seigneur en proie Ă  la mĂ©lancolie, et de le distraire par quelques joyeux propos. Le voile de tristesse qui couvrait la figure de Sigognac se dĂ©chira comme un nuage traversĂ© d’un rayon de soleil, lorsque la jeune fille vint rĂ©clamer l’appui de son bras afin de faire quelques pas sur la route unie en cet endroit. Ils cheminaient ainsi l’un prĂšs de l’autre, Isabelle rĂ©citant Ă  Sigognac quelques vers d’un de ses rĂŽles dont elle n’était pas contente et qu’elle voulait lui faire retoucher, lorsqu’un soudain Ă©clat de trompe retentit Ă  droite de la route dans les halliers, les branches s’ouvrirent sous le poitrail des chevaux abattant les gaulis, et la jeune Yolande de Foix apparut au milieu du chemin dans toute sa splendeur de Diane chasseresse. L’animation de la course avait amenĂ© un incarnat plus riche Ă  ses joues, ses narines roses palpitaient, et son sein battait plus prĂ©cipitamment sous le velours et l’or de son corsage. Quelques accrocs Ă  sa longue jupe, quelques Ă©gratignures aux flancs de son cheval prouvaient que l’intrĂ©pide amazone ne redoutait ni les fourrĂ©s ni les broussailles quoique l’ardeur de la noble bĂȘte n’eĂ»t pas besoin d’ĂȘtre excitĂ©e, et que des nƓuds de veines gonflĂ©es d’un sang gĂ©nĂ©reux se tordissent sur son col blanc d’écume, elle lui chatouillait la croupe du bout d’une cravache dont le pommeau Ă©tait formĂ© d’une amĂ©thyste gravĂ©e Ă  son blason, ce qui faisait exĂ©cuter Ă  l’animal des sauts et des courbettes, Ă  la grande admiration de trois ou quatre jeunes gentilshommes richement costumĂ©s et montĂ©s, qui applaudissaient Ă  la grĂące hardie de cette nouvelle Bradamante. BientĂŽt Yolande, rendant la main Ă  son cheval, fit cesser ces semblants de dĂ©fense et passa rapidement devant Sigognac, sur qui elle laissa tomber un regard tout chargĂ© de dĂ©dain et d’aristocratique insolence. Voyez donc, dit-elle aux trois godelureaux qui galopaient aprĂšs elle, le baron de Sigognac qui s’est fait chevalier d’une bohĂ©mienne ! » Et le groupe passa avec un Ă©clat de rire dans un nuage de poussiĂšre. Sigognac eut un mouvement de colĂšre et de honte, et porta vivement la main Ă  la garde de son Ă©pĂ©e ; mais il Ă©tait Ă  pied, et c’eĂ»t Ă©tĂ© folie de courir aprĂšs des gens Ă  cheval, et d’ailleurs il ne pouvait provoquer Yolande en duel. Une Ɠillade langoureuse et soumise de la comĂ©dienne lui fit bientĂŽt oublier le regard hautain de la chĂątelaine. La journĂ©e s’écoula sans autre incident, et l’on arriva vers les quatre heures au lieu de la dĂźnĂ©e et de la couchĂ©e. La soirĂ©e fut triste Ă  Sigognac ; les portraits avaient l’air encore plus maussade et plus rĂ©barbatif qu’à l’ordinaire, ce qu’on n’eĂ»t pas cru possible ; l’escalier retentissait plus sonore et plus vide, les salles semblaient s’ĂȘtre agrandies et dĂ©nudĂ©es. Le vent piaulait Ă©trangement dans les corridors, et les araignĂ©es descendaient du plafond au bout d’un fil, inquiĂštes et curieuses. Les lĂ©zardes des murailles bĂąillaient largement comme des mĂąchoires distendues par l’ennui ; la vieille maison dĂ©mantelĂ©e paraissait avoir compris l’absence du jeune maĂźtre et s’en affliger. Sous le manteau de la cheminĂ©e, Pierre partageait son maigre repas entre Miraut et BĂ©elzĂ©buth, Ă  la lueur fumeuse d’une chandelle de rĂ©sine, et dans l’écurie on entendait Bayard tirer sa chaĂźne et tiquer contre sa mangeoire. IIIL’AUBERGE DU SOLEIL BLEUC’était un pauvre ramassis de cahutes, qu’en tout autre lieu moins sauvage on n’eĂ»t pas songĂ© Ă  baptiser du nom de hameau, que l’endroit oĂč les bƓufs fatiguĂ©s s’arrĂȘtĂšrent d’eux-mĂȘmes, secouant d’un air de satisfaction les longs filaments de bave pendant de leurs mufles humides. Le hameau se composait de cinq ou six cabanes Ă©parses sous des arbres d’une assez belle venue, dont un peu de terre vĂ©gĂ©tale, accrue par les fumiers et les dĂ©tritus de toutes sortes, avait favorisĂ© la croissance. Ces maisons faites de torchis, de pierrailles, de troncs Ă  demi Ă©quarris, de bouts de planches, couvertes de grands toits de chaume brunis de mousse et tombant presque jusqu’à terre, avec leurs hangars oĂč traĂźnaient quelques instruments aratoires dĂ©jetĂ©s et souillĂ©s de boue, semblaient plus propres Ă  loger des animaux immondes que des crĂ©atures façonnĂ©es Ă  l’image de Dieu ; aussi quelques cochons noirs les partageaient-ils avec leurs maĂźtres sans montrer le moindre dĂ©goĂ»t, ce qui prouvait peu de dĂ©licatesse de la part de ces sangliers intimes. Devant les portes se tenaient quelques marmots au gros ventre, aux membres grĂȘles, au teint fiĂ©vreux, vĂȘtus de chemises en guenilles, trop courtes par derriĂšre ou par devant, ou mĂȘme d’une simple brassiĂšre lacĂ©e d’une ficelle, nuditĂ© qui ne paraissait gĂȘner leur innocence non plus que s’ils eussent habitĂ© le paradis terrestre. À travers les broussailles de leur chevelure vierge du peigne brillaient, comme des yeux d’oiseau de nuit Ă  travers les branchages, leurs prunelles phosphorescentes de curiositĂ©. La crainte et le dĂ©sir se disputaient dans leur contenance ; ils auraient bien voulu s’enfuir et se cacher derriĂšre quelque haie, mais le chariot et son chargement les retenaient sur place par une sorte de fascination. Un peu en arriĂšre sur le seuil de sa chaumine, une femme maigre, au teint hĂąve, aux yeux bistrĂ©s, berçait entre ses bras un nourrisson famĂ©lique. L’enfant pĂ©trissait de sa petite main dĂ©jĂ  brune une gorge tarie un peu plus blanche que le reste de la poitrine et rappelant encore la jeune femme dans cet ĂȘtre dĂ©gradĂ© par la misĂšre. La femme regardait les comĂ©diens avec la fixitĂ© morne de l’abrutissement, sans paraĂźtre bien se rendre compte de ce qu’elle voyait. Accroupie Ă  cĂŽtĂ© de sa fille, la grand’mĂšre, plus courbĂ©e et plus ridĂ©e qu’HĂ©cube, l’épouse de Priam, roi de l’Ilion, rĂȘvassait le menton sur les genoux et les mains entrecroisĂ©es sur les os des jambes, en la position de quelque antique idole Ă©gyptiaque. Des phalanges formant jeu d’osselets, des lacis de veines saillantes, des nerfs tendus comme des cordes de guitare, faisaient ressembler ces pauvres vieilles mains tannĂ©es Ă  une prĂ©paration anatomique anciennement oubliĂ©e dans l’armoire par un chirurgien nĂ©gligent. Les bras n’étaient plus que des bĂątons sur lesquels flottait une peau parcheminĂ©e, plissĂ©e aux articulations de rides transversales pareilles Ă  des coups de hachoir. De longs bouquets de poils hĂ©rissaient le menton ; une mousse chenue obstruait les oreilles ; les sourcils, comme des plantes pariĂ©taires Ă  l’entrĂ©e d’une grotte, pendaient devant la caverne des orbites oĂč sommeillait l’Ɠil Ă  demi voilĂ© par la flasque pellicule de la paupiĂšre. Quant Ă  la bouche, les gencives l’avaient avalĂ©e, et sa place n’était reconnaissable que par une Ă©toile de rides concentriques. À la vue de cet Ă©pouvantail sĂ©culaire, le PĂ©dant, qui marchait Ă  pied, se rĂ©cria Oh ! l’horrifique, dĂ©sastreuse et damnable vieille ! À cĂŽtĂ© d’elle les Parques sont des poupines ; elle est si confite en vĂ©tustĂ©, si obsolĂšte et moisie, qu’aucune fontaine de Jouvence ne la pourrait rajeunir. C’est la propre mĂšre de l’ÉternitĂ© ; et quand elle naquit, si jamais elle vint au monde, car sa nativitĂ© a dĂ» prĂ©cĂ©der la crĂ©ation, le Temps avait dĂ©jĂ  la barbe blanche. Pourquoi maĂźtre Alcofribas Nasier ne l’a-t-il pas vue avant de pourtraire sa sibylle de Panzoust ou sa vieille Ă©mouchetĂ©e par le lion avec une queue de renard ? Il eĂ»t su alors ce qu’une ruine humaine peut contenir de rides, lĂ©zardes, sillons, fossĂ©s, contrescarpes, et il en eĂ»t fait une magistrale description. Cette sorciĂšre a Ă©tĂ© sans doute belle en son avril, car ce sont les plus jolies filles qui font les plus horribles vieilles. Avis Ă  vous, mesdemoiselles, continua Blazius en s’adressant Ă  l’Isabelle et Ă  la SĂ©rafina, qui s’étaient rapprochĂ©es pour l’entendre ; quand je songe qu’il suffirait d’une soixantaine d’hivers jetĂ©s sur vos printemps pour faire de vous d’aussi ordes, abominables et fantasmatiques vieilles que cette momie Ă©chappĂ©e de sa boĂźte, cela m’afflige en vĂ©ritĂ© et me fait aimer ma vilaine trogne, qui ne saurait ĂȘtre muĂ©e ainsi en larve tragique, mais dont, au contraire, les ans perfectionnent comiquement la laideur. » Les jeunes femmes n’aiment pas qu’on leur prĂ©sente, mĂȘme dans le lointain le plus nuageux, la perspective d’ĂȘtre vieilles et laides, ce qui est la mĂȘme chose. Aussi les deux comĂ©diennes tournĂšrent-elles le dos au PĂ©dant avec un petit haussement d’épaules dĂ©daigneux, comme accoutumĂ©es Ă  de pareilles sottises, et, se rangeant prĂšs du chariot dont on dĂ©chargeait les malles, parurent-elles fort occupĂ©es du soin qu’on ne brutalisĂąt point leurs effets ; il n’y avait pas de rĂ©ponse Ă  faire au PĂ©dant. Blazius, en sacrifiant d’avance sa propre laideur, avait supprimĂ© toute rĂ©plique. Il usait souvent de ce subterfuge pour faire des piqĂ»res sans en recevoir. La maison devant laquelle les bƓufs s’étaient arrĂȘtĂ©s avec cet instinct des animaux qui n’oublient jamais l’endroit oĂč ils ont trouvĂ© provende et litiĂšre, Ă©tait une des plus considĂ©rables du village. Elle se tenait avec une certaine assurance sur le bord de la route d’oĂč les autres chaumines se retiraient honteuses de leur dĂ©labrement, et masquant leur nuditĂ© de quelques poignĂ©es de feuillages comme de pauvres filles laides surprises au bain. SĂ»re d’ĂȘtre la plus belle maison de l’endroit, l’auberge semblait vouloir provoquer les regards, et son enseigne tendait les bras en travers au chemin, comme pour arrĂȘter les passants Ă  pied et Ă  cheval. » Cette enseigne, projetĂ©e hors de la façade par une sorte de potence en serrurerie Ă  laquelle au besoin l’on eĂ»t pu suspendre un homme, consistait en une plaque de tĂŽle rouillĂ©e grinçant Ă  tous les vents sur sa tringle. Un barbouilleur de passage y avait peint l’astre du jour, non avec sa face et sa perruque d’or, mais avec un disque et des rayons bleus Ă  la maniĂšre de ces ombres de soleil » dont l’art hĂ©raldique parsĂšme quelquefois le champ de ses blasons. Quelle raison avait fait choisir le soleil bleu » pour montre de cette hĂŽtellerie ? Il y a tant de soleils d’or sur les grandes routes qu’on ne les distingue plus les uns des autres, et un peu de singularitĂ© ne messied pas en fait d’enseigne. Ce motif n’était pas le vĂ©ritable, quoiqu’il pĂ»t sembler plausible. Le peintre qui avait tracĂ© cette image ne possĂ©dait plus sur sa palette que du bleu, et pour se ravitailler en couleurs il eĂ»t fallu qu’il fĂźt un voyage jusques Ă  quelque ville d’importance. Aussi prĂȘchait-il la prĂ©cellence de l’azur au-dessus des autres teintes, et peignait-il en cette nuance cĂ©leste des lions bleus, des chevaux bleus et des coqs bleus sur les enseignes de diverses auberges, de quoi les Chinois l’eussent louĂ©, qui estiment d’autant plus l’artiste qu’il s’éloigne de la nature. L’auberge du Soleil bleu avait un toit de tuiles, les unes brunies, les autres d’un ton vermeil encore qui tĂ©moignaient de rĂ©parations rĂ©centes, et prouvaient qu’au moins il ne pleuvait pas dans les chambres. La muraille tournĂ©e vers la route Ă©tait plĂątrĂ©e d’un crĂ©pi Ă  la chaux qui en dissimulait les gerçures et les dĂ©gradations, et donnait Ă  la maison un certain air de propretĂ©. Les poutrelles du colombage, formant des X et des losanges, Ă©taient accusĂ©es par une peinture rouge Ă  la mode basque. Pour les autres faces l’on avait nĂ©gligĂ© ce luxe, et les tons terreux du pisĂ© apparaissaient tout crĂ»ment. Moins sauvage ou moins pauvre que les autres habitants du hameau, le maĂźtre du logis avait fait quelques concessions aux dĂ©licatesses de la vie civilisĂ©e. La fenĂȘtre de la belle chambre avait des vitres, chose rare Ă  cette Ă©poque et en ce pays ; les autres baies contenaient un cadre tendu de canevas ou de papier huilĂ©, ou se bouchaient d’un volet peint du mĂȘme rouge sang de bƓuf que les charpentes de la façade. Un hangar attenant Ă  la maison pouvait abriter suffisamment les coches et les bĂȘtes. — D’abondantes chevelures de foin passaient entre les barreaux des crĂšches comme Ă  travers les dents d’un peigne Ă©norme, et de longues auges, creusĂ©es dans de vieux troncs de sapin plantĂ©s sur des piquets, contenaient l’eau la moins fĂ©tide qu’avaient pu fournir les mares voisines. C’était donc avec raison que maĂźtre Chirriguirri prĂ©tendait qu’il n’existait pas Ă  dix lieues Ă  la ronde une hĂŽtellerie si commode en bĂątiments, si bien fournie en provisions et victuailles, si flambante de bon feu, si douillette en couchers, si assortie en draperies et vaisselles que l’hĂŽtellerie du Soleil bleu ; et en cela il ne se trompait pas et ne trompait personne, car la plus proche auberge Ă©tait Ă©loignĂ©e de deux journĂ©es de marche au moins. Le baron de Sigognac Ă©prouvait malgrĂ© lui quelque honte Ă  se trouver mĂȘlĂ© Ă  cette troupe de comĂ©diens ambulants, et il hĂ©sitait Ă  franchir le seuil de l’auberge ; car, pour lui faire honneur, Blazius, le Tyran, le Matamore et le LĂ©andre lui laissaient l’avantage du pas, lorsque l’Isabelle, devinant l’honnĂȘte timiditĂ© du Baron, s’avança vers lui avec une petite mine rĂ©solue et boudeuse Fi ! monsieur le baron, vous ĂȘtes Ă  l’endroit des femmes d’une rĂ©serve plus glaciale que Joseph et qu’Hippolyte. Ne m’offrirez-vous point le bras pour entrer dans cette hĂŽtellerie ? » Sigognac, s’inclinant, se hĂąta de prĂ©senter le poing Ă  l’Isabelle, qui appuya sur la manche rĂąpĂ©e du Baron le bout de ses doigts dĂ©licats, de maniĂšre Ă  donner Ă  cette lĂ©gĂšre pression la valeur d’un encouragement. Ainsi soutenu, le courage lui revint, et il pĂ©nĂ©tra dans l’auberge d’un air de gloire et de triomphe ; — cela lui Ă©tait Ă©gal que toute la terre le vĂźt. En ce plaisant royaume de France, celui qui accompagne une jolie femme ne saurait ĂȘtre ridicule et ne fait que jaloux. Chirriguirri vint au-devant de ses hĂŽtes et mit son logis Ă  la disposition des voyageurs avec une emphase qui sentait le voisinage de l’Espagne. Une veste de cuir Ă  la façon des MarĂ©gates, cerclĂ©e aux hanches par un ceinturon Ă  boucle de cuivre, faisait ressortir les formes vigoureuses de son buste ; mais un bout de tablier retroussĂ© par un coin, un large couteau plongĂ© dans une gaine de bois tempĂ©raient ce que sa mine pouvait avoir d’un peu farouche, et mĂȘlaient Ă  l’ancien contrabandista une portion de cuisinier rassurante ; de mĂȘme que son sourire bĂ©nin balançait l’effet inquiĂ©tant d’une profonde cicatrice qui, partant du milieu du front, s’allait perdre sous des cheveux coupĂ©s en brosse. Cette cicatrice que Chirriguirri, en se penchant pour saluer le bĂ©ret Ă  la main, prĂ©sentait forcĂ©ment aux regards, se distinguait de la peau par une couleur violacĂ©e et une dĂ©pression des chairs qui n’avaient pu combler tout Ă  fait l’horrible hiatus. — Il fallait ĂȘtre un solide gaillard pour n’avoir point laissĂ© fuir son Ăąme par une semblable fĂȘlure ; aussi Chirriguirri Ă©tait-il un gaillard solide, et son Ăąme, sans doute, n’était point pressĂ©e d’aller voir ce que lui rĂ©servait l’autre monde. Des voyageurs mĂ©ticuleux et timorĂ©s eussent trouvĂ© peut-ĂȘtre le mĂ©tier d’aubergiste bien pacifique pour un hĂŽtelier de cette tournure ; mais, comme nous l’avons dit, le Soleil bleu Ă©tait la seule hĂŽtellerie logeable dans ce dĂ©sert. La salle dans laquelle pĂ©nĂ©trĂšrent Sigognac et les comĂ©diens n’était pas aussi magnifique que Chirriguirri l’assurait le plancher consistait en terre battue, et, au milieu de la chambre, une espĂšce d’estrade formĂ©e de grosses pierres composait le foyer. Une ouverture pratiquĂ©e au plafond, et barrĂ©e d’une tringle de fer d’oĂč pendait une chaĂźne s’agrafant Ă  la crĂ©maillĂšre, remplaçait la hotte et le tuyau de cheminĂ©e, de sorte que tout le haut de la piĂšce disparaissait Ă  demi dans le brouillard de fumĂ©e dont les flocons prenaient lentement un chemin de l’ouverture, si par hasard le vent ne les rabattait pas. Cette fumĂ©e avait recouvert les poutres de la toiture d’un glacis de bitume pareil Ă  ceux qu’on voit dans les vieux tableaux, et contrastant avec le crĂ©pi de chaux tout rĂ©cent des murailles. Autour du foyer, sur trois faces seulement, pour laisser au cuisinier la libre approche de la marmite, des bancs de bois s’équilibraient sur les rugositĂ©s du plancher calleux comme la peau d’une monstrueuse orange, Ă  l’aide de tessons de pots ou de fragments de brique. Çà et lĂ  flĂąnaient quelques escabeaux formĂ©s de trois pieux s’ajustant dans une planchette que l’un d’eux traversait, de maniĂšre Ă  soutenir un morceau de bois transversal qui pouvait Ă  la rigueur servir de dossier Ă  des gens peu soucieux de leurs aises, mais qu’un sybarite eĂ»t assurĂ©ment regardĂ© comme un instrument de torture. Une espĂšce de huche, pratiquĂ©e dans une encoignure, complĂ©tait cet ameublement oĂč la rudesse du travail n’avait d’égale que la grossiĂšretĂ© de la matiĂšre. Des Ă©clats de bois de sapin, plantĂ©s dans des fiches de fer, jetaient sur tout cela une lumiĂšre rouge et fumeuse dont les tourbillons se rĂ©unissaient Ă  une certaine hauteur aux nuages du foyer. Deux ou trois casseroles accrochĂ©es le long du mur comme des boucliers aux flancs d’une trirĂšme, si cette comparaison n’est pas trop noble et trop hĂ©roĂŻque pour un pareil sujet, s’illuminaient vaguement Ă  cette lueur et lançaient Ă  travers l’ombre des reflets sanguinolents. Sur une planche, une outre Ă  demi dĂ©gonflĂ©e s’affaissait dans une attitude flasque et morte comme un torse dĂ©capitĂ©. Du plafond tombait sinistrement au bout d’un croc de fer une longue flĂšche de lard, qui, parmi les flocons de fumĂ©e montant de l’ñtre, prenait une alarmante apparence de pendu. Certes le taudis, malgrĂ© les prĂ©tentions de l’hĂŽte, Ă©tait lugubre Ă  voir, et un passant isolĂ© aurait pu, sans ĂȘtre prĂ©cisĂ©ment poltron, se sentir l’imagination travaillĂ©e de fantaisies maussades et craindre de trouver dans l’ordinaire du lieu quelqu’un de ces pĂątĂ©s de chair humaine faits aux dĂ©pens des voyageurs solitaires ; mais la troupe des comĂ©diens Ă©tait trop nombreuse pour que de semblables terreurs pussent venir Ă  ces braves histrions accoutumĂ©s d’ailleurs, par leur vie errante, aux plus Ă©tranges logis. À l’angle d’un des bancs, lorsque les comĂ©diens entrĂšrent, sommeillait une petite fille de huit Ă  neuf ans, ou du moins qui ne paraissait avoir que cet Ăąge, tant elle Ă©tait maigre et chĂ©tive. AppuyĂ©e des Ă©paules au dossier du banc, elle laissait choir sur sa poitrine sa tĂȘte d’oĂč pleuvaient de longues mĂšches de cheveux emmĂȘlĂ©s qui empĂȘchaient de distinguer ses traits. Les nerfs de son col mince comme celui d’un oiseau plumĂ© se tendaient et semblaient avoir de la peine Ă  empĂȘcher la masse chevelue de rouler Ă  terre. Ses bras abandonnĂ©s pendaient de chaque cĂŽtĂ© du corps, les mains ouvertes, et ses jambes, trop courtes pour atteindre le sol, restaient en l’air un pied croisĂ© sur l’autre. Ces jambes, fines comme des fuseaux, Ă©taient devenues d’un rouge brique par l’effet du froid, du soleil et des intempĂ©ries. De nombreuses Ă©gratignures, les unes cicatrisĂ©es, les autres fraĂźches, rĂ©vĂ©laient des courses habituelles Ă  travers les buissons et les halliers. Les pieds, petits et dĂ©licats de forme, avaient des bottines de poussiĂšre grise, la seule chaussure sans doute qu’ils eussent jamais portĂ©e. Quant au costume, il Ă©tait des plus simples et se composait de deux piĂšces une chemise de toile si grossiĂšre que les barques en ont de plus fine pour leur voilure, et une cotte de futaine jaune Ă  la mode aragonaise, taillĂ©e jadis dans le morceau le moins usĂ© d’une jupe maternelle. L’oiseau brodĂ© de diverses couleurs qui orne d’ordinaire ces sortes de jupons faisait partie du lĂ© levĂ© pour la petite, sans doute parce que les fils de la laine avaient soutenu un peu l’étoffe dĂ©labrĂ©e. Cet oiseau ainsi posĂ© produisait un effet singulier, car son bec se trouvait Ă  la ceinture et ses pattes au bord de l’ourlet, tandis que son corps, fripĂ© et dĂ©rangĂ© par les plis, prenait des anatomies bizarres et ressemblait Ă  ces volatiles chimĂ©riques des bestiaires ou des vieilles mosaĂŻques byzantines. L’Isabelle, la SĂ©rafine et la soubrette prirent place sur ce banc, et leur poids rĂ©uni Ă  celui bien lĂ©ger de la petite fille suffisait Ă  peine pour contre-balancer la masse de la duĂšgne, assise Ă  l’autre bout. Les hommes se distribuĂšrent sur les autres banquettes, laissant par dĂ©fĂ©rence un espace vide entre eux et le baron de Sigognac. Quelques poignĂ©es de bourrĂ©e avaient ravivĂ© la flamme, et le pĂ©tillement des branches sĂšches qui se tordaient dans le brasier rĂ©jouissait les voyageurs, un peu courbaturĂ©s de la fatigue du jour, et ressentant Ă  leur insu l’influence de la mal’aria qui rĂ©gnait dans ce canton entourĂ© d’eaux croupies que le sol impermĂ©able ne peut rĂ©sorber. Chirriguirri s’approcha d’eux courtoisement et avec toute la bonne grĂące que lui permettait sa mine naturellement rĂ©barbative. Que servirai-je Ă  Vos Seigneuries ? Ma maison est approvisionnĂ©e de tout ce qui peut convenir Ă  des gentilshommes. Quel dommage que vous ne soyez pas arrivĂ©s hier, par exemple ! J’avais prĂ©parĂ© une hure de sanglier aux pistaches si dĂ©licieuse au fumet, si confite en Ă©pices, si dĂ©licate Ă  la dĂ©gustation qu’il n’en est malheureusement pas restĂ© de quoi mastiquer une dent creuse ! — Cela est en effet bien douloureux, dit le PĂ©dant en se pourlĂ©chant les babines de sensualitĂ© Ă  ces dĂ©lices imaginaires ; la hure aux pistaches me plaĂźt sur tous autres rĂ©gals ; bien volontiers je m’en serais donnĂ© une indigestion. — Et qu’eussiez-vous dit de ce pĂątĂ© de venaison dont les seigneurs que j’hĂ©bergeai ce matin ont dĂ©vorĂ© jusqu’à la croĂ»te aprĂšs avoir mis Ă  sac l’intĂ©rieur de la place, sans faire quartier ni merci ? — J’eusse dit qu’il Ă©tait excellent, maĂźtre Chirriguirri, et j’aurais louĂ© comme il convient le mĂ©rite non pareil du cuisinier ; mais Ă  quoi sert de nous allumer cruellement l’appĂ©tit par des mets fallacieux digĂ©rĂ©s Ă  l’heure qu’il est, car vous n’y avez pas Ă©pargnĂ© le poivre, le piment, la muscade et autres Ă©perons Ă  boire. Au lieu de ces plats dĂ©funts dont la succulence ne peut ĂȘtre rĂ©voquĂ©e en doute, mais qui ne sauraient nous sustenter, rĂ©citez-nous les plats du jour, car l’aoriste est principalement fĂącheux en cuisine, et la faim aime Ă  table l’indicatif prĂ©sent. Foin du passĂ© ! c’est le dĂ©sespoir et le jeĂ»ne ; le futur, au moins, permet Ă  l’estomac des rĂȘveries agrĂ©ables. Par pitiĂ©, ne racontez plus ces gastronomies anciennes Ă  de pauvres diables affamĂ©s et recrus comme des chiens de chasse. — Vous avez raison, maĂźtre, le souvenir n’est guĂšre substantiel, dit Chirriguirri avec un geste d’assentiment ; mais je ne puis m’empĂȘcher d’ĂȘtre aux regrets de m’ĂȘtre ainsi imprudemment dĂ©garni de provisions. Hier mon garde-manger regorgeait, et j’ai commis, il n’y a pas plus de deux heures, l’imprudence d’envoyer au chĂąteau mes six derniĂšres terrines de foies de canard ; des foies admirables, monstrueux ! de vraies bouchĂ©es de roi ! — Oh ! quelle noce de Cana et de Gamache l’on ferait de tous les mets que vous n’avez plus et qu’ont dĂ©vorĂ©s des hĂŽtes plus heureux ! Mais c’est trop nous faire languir ; avouez-nous sans rhĂ©torique ce que vous avez, aprĂšs nous avoir si bien dit ce que vous n’aviez pas. — C’est juste. J’ai de la garbure, du jambon et de la merluche, rĂ©pondit l’hĂŽtelier essayant une pudique rougeur, comme une honnĂȘte mĂ©nagĂšre prise au dĂ©pourvu Ă  qui son mari amĂšne trois ou quatre amis Ă  dĂźner. — Alors, s’écria en chƓur la troupe famĂ©lique, donnez-nous de la merluche, du jambon et de la garbure. — Mais aussi, quelle garbure ! poursuivit l’hĂŽtelier reprenant son aplomb et faisant sonner sa voix comme la fanfare d’une trompette ; des croĂ»tons mitonnĂ©s dans la plus fine graisse d’oie, des choux frisĂ©s d’un goĂ»t ambroisien, tels que Milan n’en produisit jamais de meilleurs, et cuits avec un lard plus blanc que la neige au sommet de la Maladetta ; un potage Ă  servir sur la table des dieux ! — L’eau m’en vient Ă  la bouche. Mais servez vite, car je crĂšve de male rage de faim, dit le Tyran avec un air d’ogre subodorant la chair fraĂźche. — Zagarriga, dressez vite le couvert dans la belle chambre, cria Chirriguirri Ă  un garçon peut-ĂȘtre imaginaire, car il ne donna pas signe de vie, malgrĂ© l’intonation pressante employĂ©e par le patron. — Quant au jambon, j’espĂšre que Vos Seigneuries en seront satisfaites ; il peut lutter contre les plus exquis de la Manche et de Bayonne ; il est confit dans le sel gemme, et sa chair, entrelardĂ©e de blanc et de rose, est la plus appĂ©tissante du monde. — Nous le croyons comme prĂ©cepte d’Évangile, dit le PĂ©dant exaspĂ©rĂ© ; mais dĂ©ployez vivement cette merveille jambonique, ou bien il va se passer ici des scĂšnes de cannibalisme comme sur les galions et caravelles naufragĂ©s. Nous n’avons pas commis de crimes ainsi que le sieur Tantalus pour ĂȘtre torturĂ©s par l’apparence de mets fugitifs ! — Vous parlez comme de cire, reprit Chirriguirri du ton le plus tranquille. HolĂ  ! ho ! toute la marmitonnerie, qu’on se dĂ©mĂšne, qu’on s’évertue, qu’on se prĂ©cipite ! Ces nobles voyageurs ont faim et ne sauraient attendre ! » La marmitonnerie ne bougea non plus que le Zagarriga susnommĂ©, sous le prĂ©texte plus spĂ©cieux que valable qu’elle n’existait pas et n’avait jamais existĂ©. Tout le domestique de l’auberge consistait en une grande fille hĂąve et dĂ©chevelĂ©e, nommĂ©e la Mionnette ; mais cette valetaille idĂ©ale qu’interpellait sans cesse maĂźtre Chirriguirri donnait, selon lui, bon air Ă  l’auberge, l’animait, la peuplait, et justifiait le prix Ă©levĂ© de l’écot. À force d’appeler par leurs noms ces serviteurs chimĂ©riques, l’aubergiste du Soleil bleu Ă©tait parvenu Ă  croire Ă  leur existence, et il s’étonnait presque qu’ils ne rĂ©clamassent point leurs gages, discrĂ©tion dont il leur savait grĂ© d’ailleurs. Devinant au sourd chaplis de vaisselle qui se faisait dans la piĂšce voisine que le couvert n’était pas encore mis, l’hĂŽtelier, pour gagner du temps, entreprit l’éloge de la merluche, thĂšme assez stĂ©rile, et qui demandait certains efforts d’éloquence. Heureusement Chirriguirri Ă©tait accoutumĂ© Ă  faire valoir les mets insipides par les Ă©pices de sa parole. Vos GrĂąces pensent sans doute que la merluche est un rĂ©gal vulgaire, et en cela elles n’ont pas tort ; mais il y a merluche et merluche. Celle-ci a Ă©tĂ© pĂȘchĂ©e sur le banc mĂȘme de Terre-Neuve par le plus hardi marin du golfe de Gascogne. C’est une merluche de choix, blanche, de haut goĂ»t, point coriace, excellente dans une friture d’huile d’Aix, prĂ©fĂ©rable au saumon, au thon, au poisson-Ă©pĂ©e. Notre Saint-PĂšre le pape, puisse-t-il nous accorder ses indulgences, n’en consomme pas d’autre en carĂȘme ; il en use aussi les vendredis et les samedis, et tels autres jours maigres quand il est fatiguĂ© de sarcelles et de macreuses. Pierre Lestorbat, qui m’approvisionne, fournit aussi Sa SaintetĂ©. De la merluche du Saint-PĂšre, cela, CapdĂ©dious ! n’est pas Ă  mĂ©priser, et Vos Seigneuries sont gens Ă  n’en pas faire fi ! autrement elles ne seraient pas bonnes catholiques. — Aucun de nous ne tient pour la vache Ă  Colas, rĂ©pondit le PĂ©dant, et nous serions flattĂ©s de nous ingurgiter cette merluche papale ; mais, Corbacche ! que ce mirifique poisson daigne sauter de la friture dans l’assiette, ou nous allons nous dissiper en fumĂ©e comme larves et lĂ©mures quand chante le coq et retourne le soleil. — Il ne serait point dĂ©cent de manger la friture avant le potage, ce serait mettre culinairement la charrue devant les bƓufs, fit maĂźtre Chirriguirri d’un air de suprĂȘme dĂ©dain, et Vos Seigneuries sont trop bien Ă©levĂ©es pour se permettre des incongruitĂ©s semblables. Patience, la garbure a besoin encore d’un bouillon ou deux. — Cornes du diable et nombril du pape ! beugla le Tyran, je me contenterais d’un brouet lacĂ©dĂ©monien s’il Ă©tait servi sur l’heure ! » Le baron de Sigognac ne disait rien et ne tĂ©moignait aucune impatience ; il avait mangĂ© la veille ! Dans les longues disettes de son chĂąteau de la faim, il s’était de longue main rompu aux abstinences Ă©rĂ©mitiques, et cette frĂ©quence de repas Ă©tonnait son sobre estomac. Isabelle, SĂ©rafine ne se plaignaient pas, car la montre de voracitĂ© ne sied point aux jeunes dames, lesquelles sont censĂ©es se repaĂźtre de rosĂ©e et suc de fleurs comme avettes. Le Matamore, soigneux de sa maigreur, semblait enchantĂ©, car il venait de resserrer son ceinturon d’un point, et l’ardillon de la boucle claquait librement dans le trou du cuir. Le LĂ©andre bĂąillait et montrait les dents. La DuĂšgne s’était assoupie, et sous son menton penchĂ© regorgeaient en boudins trois plis de chair flasque. La petite fille, qui dormait Ă  l’autre bout du banc, s’était rĂ©veillĂ©e et redressĂ©e. On pouvait voir son visage qu’elle avait dĂ©gagĂ© de ses cheveux qui semblaient avoir dĂ©teint sur son front tant il Ă©tait fauve. Sous le hĂąle de la figure perçait une pĂąleur de cire, une pĂąleur mate et profonde. Aucune couleur aux joues, dont les pommettes saillaient. Sur les lĂšvres bleuĂątres, dont le sourire malade dĂ©couvrait des dents d’une blancheur nacrĂ©e, la peau se fendillait en minces lamelles. Toute la vie paraissait rĂ©fugiĂ©e dans les yeux. La maigreur de sa figure faisait paraĂźtre ces yeux Ă©normes, et la large meurtrissure de bistre qui les entourait comme une aurĂ©ole leur donnait un Ă©clat fĂ©brile et singulier. — Le blanc en paraissait presque bleu, tant les prunelles y tranchaient par leur brun sombre, et tant la double ligne de cils Ă©tait Ă©paisse et fournie. En ce moment ces yeux Ă©tranges exprimaient une admiration enfantine et une convoitise fĂ©roce, et ils se tenaient opiniĂątrĂ©ment fixĂ©s sur les bijoux de l’Isabelle et de la SĂ©rafine, dont la petite sauvage, sans doute, ne soupçonnait pas le peu de valeur. La scintillation de quelque passementerie d’or faux, l’orient trompeur d’un collier en perles de Venise l’éblouissaient et la tenaient comme en une sorte d’extase. Évidemment elle n’avait, de sa vie, rien vu de si beau. Ses narines se dilataient, une faible rougeur lui montait aux joues, un rire sardonique voltigeait sur ses lĂšvres pĂąles, interrompu de temps Ă  autre par un claquement de dents fiĂ©vreux, rapide et sec. Heureusement personne de la compagnie ne regardait ce pauvre petit tas de haillons secouĂ© d’un tremblement nerveux, car on eĂ»t Ă©tĂ© effrayĂ© de l’expression farouche et sinistre imprimĂ©e sur les traits de ce masque livide. Ne pouvant maĂźtriser sa curiositĂ©, l’enfant Ă©tendit sa main brune, dĂ©licate et froide comme une main de singe, vers la robe de l’Isabelle, dont ses doigts palpĂšrent l’étoffe avec un sentiment visible de plaisir et une titillation voluptueuse. Ce velours fripĂ©, miroitĂ© Ă  tous ses plis, lui semblait le plus neuf, le plus riche et le plus moelleux du monde. Quoique le tact eĂ»t Ă©tĂ© bien lĂ©ger, Isabelle se retourna et vit l’action de la petite, Ă  qui elle sourit maternellement. Se sentant sous un regard, l’enfant avait repris subitement une niaise physionomie puĂ©rile n’indiquant qu’une stupeur idiote, avec une science instinctive de mimique qui eĂ»t fait honneur Ă  une comĂ©dienne consommĂ©e dans la pratique de son art, et, d’une voix dolente, elle dit en son patois C’est comme la chape de la Notre-Dame sur l’autel ! » Puis, baissant ses cils dont la frange noire lui descendait jusque sur les pommettes, elle appuya ses Ă©paules au dossier de la banquette, joignit ses mains, croisa ses pouces et feignit de s’endormir comme accablĂ©e par la fatigue. Mionnette, la grande fille hagarde, vint annoncer que le souper Ă©tait prĂȘt, et l’on passa dans la salle voisine. Les comĂ©diens firent de leur mieux honneur au menu de maĂźtre Chirriguirri, et, sans y trouver les exquisitĂ©s promises, assouvirent leur faim, et surtout leur soif par de longues accolades Ă  l’outre presque dĂ©senflĂ©e, comme une cornemuse d’oĂč le vent serait sorti. Ils allaient se lever de table lorsque des abois de chiens et un bruit de pieds de chevaux se firent entendre prĂšs de l’auberge. Trois coups frappĂ©s Ă  la porte avec une autoritĂ© impatiente signalĂšrent un voyageur qui n’avait pas l’habitude de faire le pied de grue. La Mionnette se prĂ©cipita vers l’huis, tira le loquet, et un cavalier, lui jetant presque le battant Ă  la figure, entra au milieu d’un tourbillon de chiens qui faillirent renverser la servante et se rĂ©pandirent dans la salle sautant, gambadant, cherchant les reliefs sur les assiettes desservies et en une minute accomplissant avec leurs langues la besogne de trois laveuses de vaisselle. Quelques coups de fouet vigoureusement appliquĂ©s sur l’échine, sans distinction d’innocents et de coupables, calmĂšrent comme par enchantement cette agitation ; les chiens se rĂ©fugiĂšrent sous les bancs, haletants, tirant la langue, posĂšrent leurs tĂȘtes sur leurs pattes ou s’arrondirent en boule, et le cavalier, faisant bruyamment rĂ©sonner les molettes de ses Ă©perons, entra dans la chambre oĂč mangeaient les comĂ©diens avec l’assurance d’un homme qui est toujours chez lui quelque part qu’il se trouve. Chirriguirri le suivait, le bĂ©ret Ă  la main, d’un air obsĂ©quieux et presque craintif, lui qui cependant n’était pas timide. Le cavalier, debout sur le seuil de la chambre, toucha lĂ©gĂšrement le bord de son feutre et parcourut d’un Ɠil tranquille le cercle des comĂ©diens qui lui rendaient son salut. Il pouvait avoir trente ou trente-cinq ans ; des cheveux blonds frisĂ©s en spirale encadraient sa tĂȘte sanguine et joviale, dont les tons roses tournaient au rouge sous l’impression de l’air et des exercices violents. Ses yeux, d’un bleu dur, brillaient Ă  fleur de tĂȘte ; son nez, un peu retroussĂ© du bout, se terminait par une facette nettement coupĂ©e. Deux petites moustaches rousses, cirĂ©es aux pointes et tournĂ©es en croc, se tortillaient sous ce nez comme des virgules, faisant symĂ©trie Ă  une royale en feuille d’artichaut. Entre les moustaches et la royale s’épanouissait une bouche dont la lĂšvre supĂ©rieure un peu mince corrigeait ce que l’infĂ©rieure, large, rouge et striĂ©e de lignes perpendiculaires, aurait pu avoir de trop sensuel. Le menton se rebroussait brusquement, et sa courbe faisait saillir le bouquet de poils de la barbiche. Le front qu’il dĂ©couvrit en jetant son feutre sur un escabeau prĂ©sentait des tons blancs et satinĂ©s, prĂ©servĂ© qu’il Ă©tait habituellement des ardeurs du soleil par l’ombre du chapeau, et indiquait que ce gentilhomme, avant qu’il eĂ»t quittĂ© la cour pour la campagne, devait avoir le teint fort dĂ©licat. En somme, la physionomie Ă©tait agrĂ©able, et la gaietĂ© du franc compagnon y tempĂ©rait Ă  propos la fiertĂ© du noble. Le costume du nouveau venu montrait par son Ă©lĂ©gance que du fond de la province le marquis, c’était son titre, n’avait pas rompu ses relations avec les bons faiseurs et les bonnes faiseuses. Un col de point coupĂ© dĂ©gageait son col et se rabattait sur une veste de drap couleur citron agrĂ©mentĂ©e d’argent, trĂšs-courte et laissant dĂ©border entre elle et le haut-de-chausses un flot de linge fin. Les manches de cette veste, ou plutĂŽt de cette brassiĂšre, dĂ©couvraient la chemise jusqu’au coude ; le haut-de-chausses bleu, ornĂ© d’une sorte de tablier en canons de rubans paille, descendait un peu au-dessus du genou, oĂč des bottes molles ergotĂ©es d’éperons d’argent le rejoignaient. Un manteau bleu galonnĂ© d’argent, posĂ© sur le coin de l’épaule, et retenu par une ganse, complĂ©tait ce costume, un peu trop coquet peut-ĂȘtre pour la saison et le pays, mais que nous justifierons d’un mot ; le marquis venait de suivre la chasse avec la belle Yolande, et il s’était adonisĂ© de son mieux, voulant soutenir son ancienne rĂ©putation de braverie, car il avait Ă©tĂ© admirĂ© au Cours-la-Reine parmi les raffinĂ©s et les gens du bel air. La soupe Ă  mes chiens, un picotin d’avoine Ă  mon cheval, un morceau de pain et de jambon pour moi, un rogaton quelconque Ă  mon piqueur, » dit le marquis jovialement en prenant place au bout de la table, prĂšs de la Soubrette, qui, voyant un beau seigneur si bien nippĂ©, lui avait dĂ©cochĂ© une Ɠillade incendiaire et un sourire vainqueur. MaĂźtre Chirriguirri plaça une assiette d’étain et un gobelet devant le marquis ; — la Soubrette, avec la grĂące d’une HĂ©bĂ©, lui versa une large rasade, qu’il avala d’un trait. Les premiĂšres minutes furent consacrĂ©es Ă  rĂ©duire au silence les abois d’une faim de chasseur, la plus fĂ©roce des faims, Ă©gale en ĂąpretĂ© Ă  celle que les GrĂ©geois nomment boulimie ; puis le marquis promena son regard autour de la table, et remarqua parmi les comĂ©diens, assis prĂšs d’Isabelle, le baron de Sigognac, qu’il connaissait de vue, et qu’il avait croisĂ© en passant avec la chasse devant le char Ă  bƓufs. Isabelle souriait au Baron, qui lui parlait bas, de ce sourire languissant et vague, caresse de l’ñme, tĂ©moignage de sympathie plutĂŽt qu’expression de gaietĂ©, auquel ne sauraient se mĂ©prendre ceux qui ont un peu l’habitude des femmes, et cette expĂ©rience ne manquait pas au marquis. La prĂ©sence de Sigognac dans cette troupe de bohĂšmes ne le surprit plus, et le mĂ©pris que lui inspirait l’équipement dĂ©labrĂ© du pauvre Baron diminua de beaucoup. Cette entreprise de suivre sa belle sur le chariot de Thespis Ă  travers le hasard des aventures comiques ou tragiques lui parut d’une imaginative galante et d’un esprit dĂ©libĂ©rĂ©. Il fit un signe d’intelligence Ă  Sigognac pour lui marquer qu’il l’avait reconnu et comprenait son dessein ; mais en vĂ©ritable homme de cour il respecta son incognito, et ne parut plus s’occuper que de la Soubrette, Ă  qui il dĂ©bitait des galanteries superlatives, moitiĂ© vraies, moitiĂ© moqueuses, qu’elle acceptait de mĂȘme avec des Ă©clats de rire propres Ă  montrer jusqu’au gosier sa denture magnifique. Le marquis, dĂ©sireux de pousser une aventure qui se prĂ©sentait si bien, jugea Ă  propos de se dire tout Ă  coup fort Ă©pris du théùtre et bon juge en matiĂšre de comĂ©die. — Il se plaignit de manquer en province de ce plaisir propre Ă  exercer l’intellect, affiner le langage, augmenter la politesse et perfectionner les mƓurs, et, s’adressant au Tyran qui paraissait le chef de la troupe, il lui demanda s’il n’avait pas d’engagements qui l’empĂȘchassent de donner quelques reprĂ©sentations des meilleures piĂšces de son rĂ©pertoire au chĂąteau de BruyĂšres, oĂč il serait facile de dresser un théùtre dans la grand’salle ou dans l’orangerie. Le Tyran, souriant d’un air bonasse dans sa large barbe de crin, rĂ©pondit que rien n’était plus facile, et que sa troupe, une des plus excellentes qui courussent la province, Ă©tait au service de Sa Seigneurie, depuis le roi jusqu’à la soubrette, ajouta-t-il avec une feinte bonhomie. VoilĂ  qui tombe on ne peut mieux, rĂ©pondit le marquis, et pour les conditions il n’y aura point de difficultĂ© ; vous fixerez vous-mĂȘme la somme ; on ne marchande point avec Thalie, laquelle est une muse fort considĂ©rĂ©e d’Apollon, et aussi bien vue Ă  la cour qu’à la ville et en province, oĂč l’on n’est pas si Topinambou qu’on affecte de le croire Ă  Paris. » Cela dit, le marquis, aprĂšs un coup de genou significatif Ă  la Soubrette, qui ne s’en effaroucha point, quitta la table, enfonça son feutre jusqu’au sourcil, salua la compagnie de la main, et repartit au milieu des jappements de sa meute ; il prenait les devants pour prĂ©parer au chĂąteau la rĂ©ception des comĂ©diens. Il se faisait dĂ©jĂ  tard, et l’on devait repartir le matin de trĂšs-bonne heure, car le chĂąteau de BruyĂšres Ă©tait assez Ă©loignĂ©, et si un cheval barbe peut, par les chemins de traverse, franchir aisĂ©ment une distance de trois ou quatre lieues, un chariot pesamment chargĂ© et traĂźnĂ© sur une grande route sablonneuse, par des bƓufs dĂ©jĂ  fatiguĂ©s, y met un espace de temps beaucoup plus considĂ©rable. Les femmes se retirĂšrent dans une espĂšce de soupente, oĂč l’on avait jetĂ© des bottes de paille ; les hommes restĂšrent dans la salle, s’accommodant du mieux qu’ils purent sur les bancs et les escabeaux. IVBRIGANDS POUR LES OISEAUXRetournons maintenant Ă  la petite fille que nous avons laissĂ©e endormie sur le banc d’un sommeil trop profond pour ne pas ĂȘtre simulĂ©. Son attitude nous semble Ă  bon droit suspecte, et la fĂ©roce convoitise avec laquelle ses yeux sauvages se fixaient sur le collier de perles d’Isabelle demande Ă  ce qu’on surveille ses dĂ©marches. En effet, dĂšs que la porte se fut refermĂ©e sur les comĂ©diens, elle souleva lentement ses longues paupiĂšres brunes, promena son regard inquisiteur dans tous les coins de la chambre, et quand elle se fut bien assurĂ©e qu’il n’y avait plus personne, elle se laissa couler du rebord de la banquette sur ses pieds, se dressa, rejeta ses cheveux en arriĂšre par un mouvement qui lui Ă©tait familier, et se dirigea vers la porte, qu’elle ouvrit sans faire plus de bruit qu’une ombre. Elle la referma avec beaucoup de prĂ©caution, prenant garde que le loquet ne retombĂąt trop brusquement, puis elle s’éloigna Ă  pas lents jusqu’à l’angle d’une haie qu’elle tourna. SĂ»re alors d’ĂȘtre hors de vue du logis, elle prit sa course, sautant les fossĂ©s d’eau croupie, enjambant les sapins abattus et bondissant sur les bruyĂšres comme une biche ayant une meute aprĂšs elle. Les longues mĂšches de sa chevelure lui flagellaient les joues comme des serpents noirs, et parfois, retombant du front, lui interceptaient la vue ; alors, sans ralentir la rapiditĂ© de son allure, elle les repoussait avec la paume de la main derriĂšre son oreille et faisait un geste d’impatience mutine ; mais ses pieds agiles semblaient n’avoir pas besoin d’ĂȘtre guidĂ©s par la vue, tant ils connaissaient le chemin. L’aspect du lieu, autant qu’on pouvait le dĂ©mĂȘler Ă  la lueur livide d’une lune Ă  moitiĂ© masquĂ©e et portant pour touret de nez un nuage de velours noir, Ă©tait particuliĂšrement dĂ©solĂ© et lugubre. Quelques sapins, que l’entaille destinĂ©e Ă  leur soutirer la rĂ©sine rendait semblables Ă  des spectres d’arbres assassinĂ©s, Ă©talaient leurs plaies rougeĂątres sur le bord d’un chemin sablonneux, dont la nuit ne parvenait pas Ă  Ă©teindre la blancheur. Au delĂ , de chaque cĂŽtĂ© de la route, s’étendaient les bruyĂšres d’un violet sombre, oĂč flottaient des bancs de vapeurs grisĂątres auxquelles les rayons de l’astre nocturne donnaient un air de fantĂŽmes en procession, bien fait pour porter la terreur en des Ăąmes superstitieuses ou peu habituĂ©es aux phĂ©nomĂšnes de la nature dans ces solitudes. L’enfant, accoutumĂ©e sans doute Ă  ces fantasmagories du dĂ©sert, n’y faisait aucune attention et continuait sa course. Elle arriva enfin Ă  une espĂšce de monticule couronnĂ© de vingt ou trente sapins qui formaient lĂ  comme une sorte de bois. Avec une agilitĂ© singuliĂšre, et qui ne trahissait aucune fatigue, elle franchit l’escarpement assez roide et gagna le sommet du tertre. Debout sur l’élĂ©vation, elle promena quelque temps autour d’elle ses yeux pour qui l’ombre ne semblait pas avoir de voiles, et, n’apercevant que l’immensitĂ© solitaire, elle mit deux de ses doigts dans sa bouche et poussa, Ă  trois reprises, un de ces sifflements que le voyageur, traversant les bois la nuit, n’entend jamais sans une angoisse secrĂšte, bien qu’il les suppose produits par des chats-huants craintifs ou toute autre bestiole inoffensive. Une pause sĂ©parait chacun des cris, que sans cela l’on eĂ»t pu confondre avec les ululations des orfraies, des bondrĂ©es et des chouettes, tant l’imitation Ă©tait parfaite. BientĂŽt un monceau de feuilles parut s’agiter, fit le gros dos, se secoua comme une bĂȘte endormie qu’on rĂ©veille, et une forme humaine se dressa lentement devant la petite. C’est toi, Chiquita, dit l’homme. Quelle nouvelle ? Je ne t’attendais plus et faisais un somme. » L’homme qu’avait rĂ©veillĂ© l’appel de Chiquita Ă©tait un gaillard de vingt-cinq ou trente ans, de taille moyenne, maigre, nerveux et paraissant propre Ă  toutes les mauvaises besognes ; il pouvait ĂȘtre braconnier, contrebandier, faux-saunier, voleur et coupe-jarrets, honnĂȘtes industries qu’il pratiquait les unes aprĂšs les autres ou toutes Ă  la fois, selon l’occurrence. Un rayon de lune tombant sur lui d’entre les nuages, comme le jet de lumiĂšre d’une lanterne sourde, le dĂ©tachait en clair du fond sombre des sapins, et eĂ»t permis, s’il se fĂ»t trouvĂ© lĂ  quelque spectateur, d’examiner sa physionomie et son costume d’une truculence caractĂ©ristique. Sa face, basanĂ©e et cuivrĂ©e comme celle d’un sauvage caraĂŻbe, faisait briller par le contraste ses yeux d’oiseau de proie et ses dents d’une extrĂȘme blancheur, dont les canines trĂšs-pointues ressemblaient Ă  des crocs de jeune loup. Un mouchoir ceignait son front comme le bandeau d’une blessure, et comprimait les touffes d’une chevelure drue, bouclĂ©e et rebelle, hĂ©rissĂ©e en huppe au sommet de la tĂȘte ; un gilet de velours bleu, dĂ©colorĂ© par un long usage et agrĂ©mentĂ© de boutons faits de piĂ©cettes soudĂ©es Ă  une tige de mĂ©tal, enveloppait son buste ; des grĂšgues de toile flottaient sur ses cuisses, et des alpargatas faisaient s’entre-croiser leurs bandelettes autour de ses jambes aussi fermes et sĂšches que des jambes de cerf. Ce costume Ă©tait complĂ©tĂ© par une large ceinture de laine rouge montant des hanches aux aisselles, et entourant plusieurs fois le corps. Au milieu de l’estomac, une bosse indiquait le garde-manger et le trĂ©sor du malandrin ; et, s’il se fĂ»t retournĂ©, on eĂ»t pu voir dans son dos, dĂ©passant les deux bords de la ceinture, une immense navaja de Valence, une de ces navajas allongĂ©es en poisson, dont la lame se fixe en tournant un cercle de cuivre, et porte sur son acier autant de stries rouges que le brave dont elle est l’arme a commis de meurtres. Nous ne savons combien la navaja d’Agostin comptait de cannelures Ă©carlates, mais Ă  la mine du drĂŽle il Ă©tait permis, sans manquer Ă  la charitĂ©, de les supposer nombreuses. Tel Ă©tait le personnage avec qui Chiquita entretenait des relations mystĂ©rieuses. Eh bien ! Chiquita, dit Agostin en passant avec un geste amical sa rude main sur la tĂȘte de l’enfant, qu’as-tu remarquĂ© Ă  l’auberge de maĂźtre Chirriguirri ? — Il est venu, rĂ©pondit la petite, un chariot plein de voyageurs ; on a portĂ© cinq grands coffres sous le hangar, qui semblaient assez lourds, car il fallait deux hommes pour chacun. — Hum ! fit Agostin, quelquefois les voyageurs mettent des cailloux dans leurs bagages pour se crĂ©er de la considĂ©ration auprĂšs des hĂŽteliers ; cela s’est vu. — Mais, rĂ©pondit Chiquita, les trois jeunes dames qui sont avec eux ont des galons en passementeries d’or sur leurs habits. L’une d’elles, la plus jolie, a autour du cou un rang de gros grains blancs d’une couleur argentĂ©e, et qui brillent Ă  la lumiĂšre ; oh ! c’est bien beau ! bien magnifique ! — Des perles ! bon cela, dit entre ses dents le bandit, pourvu qu’elles ne soient pas fausses ! On travaille d’un si merveilleux goĂ»t Ă  Murano, et les galants du jour ont des morales si relĂąchĂ©es ! — Mon bon Agostin, poursuivit Chiquita d’un ton de voix cĂąlin, si tu coupes le cou Ă  la belle dame, tu me donneras le collier. — Cela t’irait bien, en effet, et congruerait merveilleusement Ă  ta tignasse Ă©bouriffĂ©e, Ă  ta chemise en toile Ă  torchon et Ă  ta jupe jaune-serin. — J’ai fait si souvent le guet pour toi, j’ai tant couru afin de t’avertir quand le brouillard s’élevait de terre, et que la rosĂ©e mouillait mes pauvres pieds nus. T’ai-je jamais fait attendre ta nourriture dans tes cachettes, mĂȘme lorsque la fiĂšvre me faisait claquer du bec comme une cigogne au bord d’un marĂ©cage et que je pouvais Ă  peine me traĂźner Ă  travers les halliers et les broussailles ? — Oui, rĂ©pondit le brigand, tu es brave et fidĂšle ; mais nous ne le tenons pas encore, ce collier. Combien as-tu comptĂ© d’hommes ? — Oh ! beaucoup. Un gros et fort avec une large barbe au milieu du visage, un vieux, deux maigres, un qui a l’air d’un renard et un autre qui semble un gentilhomme, bien qu’il ait des habits mal en point. — Six hommes, fit Agostin devenu rĂȘveur en supputant sur ses doigts. HĂ©las ! ce nombre ne m’eĂ»t pas effrayĂ© autrefois ; mais je reste seul de ma bande. Ont-ils des armes, Chiquita ? — Le gentilhomme a son Ă©pĂ©e et le grand maigre sa rapiĂšre. — Pas de pistolets ni d’arquebuse ? — Je n’en ai pas vu, reprit Chiquita, Ă  moins qu’ils ne les aient laissĂ©s dans le chariot ; mais Chirriguirri ou la Mionnette m’aurait fait signe. — Allons, risquons le coup, et dressons l’embuscade, dit Agostin en prenant sa rĂ©solution. Cinq coffres, des broderies d’or, un collier de perles. J’ai travaillĂ© pour moins. » Le brigand et la petite fille entrĂšrent dans le bois de sapins ; et, parvenus Ă  l’endroit le plus secret, ils se mirent activement Ă  dĂ©ranger des pierres et des brassĂ©es de broussailles, jusqu’à ce qu’ils eussent mis Ă  nu cinq ou six planches saupoudrĂ©es de terre. Agostin souleva les planches, les jeta de cĂŽtĂ©, et descendit jusqu’à mi-corps dans la noire ouverture qu’elles laissaient bĂ©ante. Était-ce l’entrĂ©e d’un souterrain ou d’une caverne, retraite ordinaire du brigand ? la cachette oĂč il serrait les objets volĂ©s ? l’ossuaire oĂč il entassait les cadavres de ses victimes ? Cette derniĂšre supposition eĂ»t paru la plus vraisemblable au spectateur, si la scĂšne eĂ»t eu d’autres tĂ©moins que les choucas perchĂ©s dans la sapiniĂšre. Agostin se courba, parut fouiller au fond de la fosse, se redressa tenant entre les bras une forme humaine d’une roideur cadavĂ©rique, qu’il jeta sans cĂ©rĂ©monie sur le bord du trou. Chiquita ne parut Ă©prouver aucune frayeur Ă  cette exhumation Ă©trange, et tira le corps par les pieds Ă  quelque distance de la fosse, avec plus de force que sa frĂȘle apparence ne permettait d’en supposer. Agostin, continuant son lugubre travail, sortit encore de cet Haceldama cinq cadavres que la petite fille rangea auprĂšs du premier, souriant comme une jeune goule prĂȘte Ă  faire ripaille dans un cimetiĂšre. Cette fosse ouverte, ce bandit arrachant Ă  leur repos les restes de ses victimes, cette petite fille aidant Ă  cette funĂšbre besogne, tout cela sous l’ombre noire des sapins, composait un tableau fait pour inspirer l’effroi aux plus braves. Le bandit prit un des cadavres, le porta sur la crĂȘte de l’escarpement, le dressa, et le fit tenir debout en fichant en terre le pieu auquel le corps Ă©tait liĂ©. Ainsi maintenu, le cadavre singeait assez Ă  travers l’ombre l’apparence d’un homme vivant. HĂ©las ! Ă  quoi en suis-je rĂ©duit par le malheur des temps, dit Agostin avec un han de saint Joseph. Au lieu d’une bande de vigoureux drĂŽles, maniant le couteau et l’arquebuse comme des soldats d’élite, je n’ai plus que des mannequins couverts de guenilles, des Ă©pouvantails Ă  voyageurs, simples comparses de mes exploits solitaires ! Celui-ci, c’était Matasierpes, le vaillant Espagnol, mon ami de cƓur, un garçon charmant, qui avec sa navaja traçait des croix sur la figure des gavaches aussi proprement qu’avec un pinceau trempĂ© dans du rouge ; bon gentilhomme d’ailleurs, hautain comme s’il Ă©tait issu de la propre cuisse de Jupiter, prĂ©sentant le coude aux dames pour descendre de coche et dĂ©troussant les bourgeois d’une façon grandiose et royale ! VoilĂ  sa cape, sa golille et son sombrero Ă  plume incarnadine que j’ai pieusement dĂ©robĂ©s au bourreau comme des reliques, et dont j’ai revĂȘtu l’homme de paille qui remplace ce jeune hĂ©ros digne d’un meilleur sort. Pauvre Matasierpes ! cela le contrariait d’ĂȘtre pendu, non qu’il se souciĂąt du trĂ©pas ; mais comme noble, il prĂ©tendait avoir le droit d’ĂȘtre dĂ©capitĂ©. Par malheur, il ne portait pas sa gĂ©nĂ©alogie dans sa poche, et il lui fallut expirer perpendiculairement. » Retournant prĂšs de la fosse, Agostin prit un autre mannequin coiffĂ© d’un bĂ©ret bleu Celui-lĂ , c’est IsquibaĂŻval, un fameux, un vaillant, plein de cƓur Ă  l’ouvrage, mais il avait quelquefois trop de zĂšle et se laissait aller Ă  tout massacrer il ne faut pas dĂ©truire la pratique, que diable ! Du reste, peu Ăąpre au butin, toujours content de sa part. Il dĂ©daignait l’or et n’aimait que le sang ; brave nature ! Et quelle belle attitude il eut sous la barre du tortionnaire, lorsqu’il fut rouĂ© en pleine place d’Orthez ! RĂ©gulus et saint BarthĂ©lemy ne firent pas meilleure contenance dans les tourments. C’était ton pĂšre, Chiquita, honore sa mĂ©moire et dis une priĂšre pour le repos de son Ăąme. » La petite fit un signe de croix, et ses lĂšvres s’agitĂšrent comme murmurant les paroles sacrĂ©es. Le troisiĂšme Ă©pouvantail avait le pot en tĂȘte et rendait entre les bras d’Agostin un bruit de ferraille. Un plastron de fer luisait vaguement sur son buffle en lambeaux, et des targettes brimballaient sur ses cuisses. Le bandit fourbit l’armure de sa manche pour lui rendre son Ă©clat. Un Ă©clair de mĂ©tal qui flamboie dans l’ombre inspire parfois une terreur salutaire. On croit avoir affaire Ă  des gens d’armes en vacance. Un vieux routier, celui-lĂ  ! travaillant sur le grand chemin comme sur le champ de bataille, avec sang-froid, mĂ©thode et discipline. Une pistolade en pleine figure me le ravit. Quelle irrĂ©parable perte ! Mais je vengerai bien sa mort ! » Le quatriĂšme fantĂŽme, drapĂ© d’un manteau en dents de scie, fut comme les autres honorĂ© d’une oraison funĂšbre. Il avait rendu l’ñme Ă  la question, ne voulant pas convenir, par modestie, de ses hauts faits, et refusant avec une constance hĂ©roĂŻque de livrer les noms de ses camarades Ă  la justice trop curieuse. Le cinquiĂšme, reprĂ©sentant Florizel de Bordeaux, n’obtint pas de myriologie d’Agostin, mais un simple regret mĂȘlĂ© d’espĂ©rance. Florizel, la main la plus lĂ©gĂšre de la province pour tirer sur les ponts la soie ou la laine, ne se balançait pas comme les autres, moins heureux, aux chaĂźnes du gibet, lavĂ© de la pluie et piquĂ© des corbeaux. Il voyageait aux frais de l’État sur les galĂšres du roi dans les mers ocĂ©anes et mĂ©diterranĂ©es. Ce n’était qu’un filou parmi des brigands, un renard dans une bande de loups ; mais il avait des dispositions, et, perfectionnĂ© Ă  l’école de la chiourme, il pouvait devenir un sujet d’importance ; on n’est pas parfait du premier coup. Agostin attendait impatiemment que cet aimable personnage s’échappĂąt du bagne et lui revĂźnt. Gros et court, vĂȘtu d’une souquenille cerclĂ©e par une large ceinture de cuir, coiffĂ© d’un chapeau Ă  larges bords, le sixiĂšme mannequin fut plantĂ© un peu en avant des autres comme un chef d’escouade. Tu mĂ©rites cette place d’honneur, fit Agostin en s’adressant Ă  l’épouvantail, patriarche du grand chemin, Nestor de la tire, Ulysse de la pince et du croc, ĂŽ grand Lavidalotte, mon guide et mon maĂźtre, toi qui me reçus parmi les chevaliers de la belle Étoile, et qui, de mauvais Ă©colier que j’étais, me fis bandit Ă©mĂ©rite. Tu m’appris Ă  parler le narquois, Ă  me dĂ©guiser de vingt maniĂšres diverses, comme feu ProtĂ©us quand il Ă©tait pressĂ© des gens ; Ă  ficher le couteau dans le nƓud d’une planche Ă  trente pas de distance ; Ă  moucher une chandelle d’un coup de pistolet ; Ă  passer comme la bise Ă  travers les serrures ; Ă  me promener invisible par les logis, de mĂȘme que si j’eusse eu une main de gloire en ma possession ; Ă  trouver les cachettes les plus absconses, et cela sans baguette de coudrier ! Que de bonnes doctrines j’ai reçues de toi, grand homme ! et comme tu me fis voir, par raisons Ă©loquemment dĂ©duites, que le travail Ă©tait fait pour les sots ! Pourquoi faut-il que la fortune marĂątre t’ait rĂ©duit Ă  mourir de faim dans cette caverne, dont les issues Ă©taient gardĂ©es et oĂč les sergents n’osaient pĂ©nĂ©trer ; car nul ne se soucie, pour brave qu’il soit, d’affronter le lion en son antre mĂȘme ; mourant, il peut encore abattre cinq ou six compagnons, de sa griffe ou de sa dent ! Allons, toi Ă  qui, indigne, j’ai succĂ©dĂ©, commande sagement cette petite troupe chimĂ©rique et fallotte, ces mannequins spectres des braves que nous avons perdus, et qui, bien que dĂ©funts, rempliront encore, comme le Cid mort, leur office de vaillants. Vos ombres, glorieux bandits, suffiront Ă  dĂ©trousser ces bĂ©lĂźtres. » Sa besogne terminĂ©e, le bandit alla se planter sur la route pour juger de l’effet de la mascarade. Les brigands de paille avaient l’air suffisamment horrifique et fĂ©roce, et l’Ɠil de la peur pouvait s’y tromper dans l’ombre de la nuit ou le crĂ©puscule du matin, Ă  cette heure louche oĂč les vieux saules, avec leurs tronçons de branches, prennent au rebord des fossĂ©s la physionomie d’hommes vous montrant le poing ou brandissant des coutelas. Agostin, dit Chiquita, tu as oubliĂ© d’armer tes mannequins ! — C’est vrai, rĂ©pondit le brigand. À quoi donc pensais-je ? Les plus beaux gĂ©nies ont leurs distractions ; mais cela peut se rĂ©parer. » Et il mit au bout de ces bras inertes de vieux fĂ»ts d’arquebuses, des Ă©pĂ©es rouillĂ©es, ou mĂȘme de simples bĂątons couchĂ©s en joue ; avec cet arsenal, la troupe avait au bord des talus un aspect suffisamment formidable. Comme la traite est longue du village Ă  la dĂźnĂ©e, ils partiront sans doute Ă  trois heures du matin ; et quand ils passeront devant l’embuscade, l’aube commencera Ă  poindre, instant favorable, car il ne faut Ă  nos hommes ni trop de lumiĂšre ni trop d’ombre. Le jour les trahirait, la nuit les cacherait. En attendant, faisons un somme. Le grincement des roues non graissĂ©es du chariot, ce bruit qui met en fuite les loups Ă©pouvantĂ©s, s’entend de loin et nous rĂ©veillera. Nous autres qui ne dormons jamais que d’un Ɠil comme les chats, nous serons bien vite sur pied. » Cela dit, Agostin s’étendit sur quelques jonchĂ©es de bruyĂšres. Chiquita s’allongea prĂšs de lui pour profiter de la capa de muestra valencienne qu’il s’était jetĂ©e dessus comme couverture et procurer un peu de chaleur Ă  ses pauvres petits membres tremblants de fiĂšvre. BientĂŽt la tiĂ©deur l’envahit, ses dents cessĂšrent de claquer, et elle partit pour le pays des songes. Nous devons avouer que dans ses rĂȘves enfantins ne voletaient pas de beaux chĂ©rubins roses cravatĂ©s d’ailes blanches, ne bĂȘlaient pas des moutons savonnĂ©s et ornĂ©s de faveurs, ne s’élevaient pas des palais de caramel Ă  colonnes d’angĂ©lique. Non ; Chiquita voyait la tĂȘte coupĂ©e d’Isabelle qui tenait entre ses dents le collier de perles, et, sautant par bonds dĂ©sordonnĂ©s et brusques, cherchait Ă  le dĂ©rober aux mains tendues de l’enfant. Ce rĂȘve agitait Chiquita, et Agostin, Ă  demi rĂ©veillĂ© aux soubresauts, murmurait parmi un ronflement Si tu ne te tiens pas tranquille, je t’envoie d’un coup de pied, au bas du talus, gigoter avec les grenouilles. » Chiquita, qui savait Agostin homme de parole, se le tint pour dit et ne bougea plus. Le souffle de leurs respirations Ă©gales fut bientĂŽt le seul bruit qui trahĂźt la prĂ©sence d’ĂȘtre vivants dans cette morne solitude. Le brigand et sa petite complice buvaient Ă  pleines gorgĂ©es Ă  la coupe noire du sommeil, au milieu de la lande, quand Ă  l’auberge du Soleil bleu le bouvier, frappant le sol de son aiguillon, vint avertir les comĂ©diens qu’il Ă©tait temps de se mettre en route. On s’arrangea comme on put dans le chariot, sur les malles qui formaient des angles dĂ©sordonnĂ©s, et le Tyran se compara au sieur PolyphĂšme, couchĂ© sur une crĂȘte de montagne, ce qui ne l’empĂȘcha pas de ronfler bientĂŽt comme un chantre ; les femmes s’étaient blotties au fond, sous la banne, oĂč les toiles ployĂ©es des dĂ©cors reprĂ©sentaient une espĂšce de matelas, comparativement moelleux. MalgrĂ© le grincement affreux des roues, qui sanglotaient, miaulaient, rauquaient, rĂąlaient, tout le monde s’endormit d’un sommeil pĂ©nible, entremĂȘlĂ© de rĂȘves incohĂ©rents et bizarres, oĂč les bruits du chariot se transformaient en ululations de bĂȘtes fĂ©roces ou en cris d’enfants Ă©gorgĂ©s. Sigognac, l’esprit agitĂ© par la nouveautĂ© de l’aventure et le tumulte de cette vie bohĂ©mienne, si diffĂ©rente du silence claustral de son chĂąteau, marchait Ă  cĂŽtĂ© du char. Il songeait aux grĂąces adorables d’Isabelle, dont la beautĂ© et la modestie semblaient plutĂŽt d’une demoiselle nĂ©e que d’une comĂ©dienne errante, et il s’inquiĂ©tait de savoir comment il s’y prendrait pour s’en faire aimer, ne se doutant pas que la chose Ă©tait dĂ©jĂ  faite, et que la douce crĂ©ature, touchĂ©e au plus tendre de l’ñme, n’attendait pour lui donner son cƓur autre chose, sinon qu’il le lui demandĂąt. Le timide Baron arrangeait dans sa tĂȘte une foule d’incidents terribles ou romanesques, de dĂ©vouements comme on en voit dans les livres de chevalerie, pour amener ce formidable aveu dont la pensĂ©e seule lui serrait la gorge ; et cependant cet aveu qui lui coĂ»tait tant, la flamme de ses yeux, le tremblement de sa voix, ses soupirs mal Ă©touffĂ©s, l’empressement un peu gauche dont il entourait Isabelle, les rĂ©ponses distraites qu’il faisait aux comĂ©diens, l’avaient dĂ©jĂ  prononcĂ© de la façon la plus claire. La jeune femme, quoiqu’il ne lui eĂ»t pas dit un mot d’amour, ne s’y Ă©tait pas trompĂ©e. Le matin commençait Ă  grisonner. Une Ă©troite bande de lumiĂšre pĂąle s’allongeait au bord de la plaine, dessinant en noir d’une maniĂšre distincte, malgrĂ© l’éloignement, les bruyĂšres frissonnantes et mĂȘme la pointe des herbes. Quelques flaques d’eau, Ă©gratignĂ©es par le rayon, brillaient çà et lĂ  comme les morceaux d’une glace brisĂ©e. De lĂ©gers bruits s’éveillaient, et des fumĂ©es montaient dans l’air tranquille, rĂ©vĂ©lant Ă  de grandes distances la reprise de l’activitĂ© humaine au milieu de ce dĂ©sert. Sur la zone lumineuse, dont la teinte tournait au rose, une forme bizarre se profilait, qui de loin ressemblait Ă  un compas tenu par un gĂ©omĂštre invisible et mesurant la lande. C’était un berger montĂ© sur ses Ă©chasses, marchant Ă  pas de faucheux Ă  travers les marĂ©cages et les sables. Ce spectacle n’était pas nouveau pour Sigognac, et il y faisait peu d’attention ; mais, si fort qu’il fĂ»t enfoncĂ© dans sa rĂȘverie, il ne put s’empĂȘcher d’ĂȘtre prĂ©occupĂ© par un petit point brillant qui scintillait sous l’ombre encore fort noire du bouquet de sapins oĂč nous avons laissĂ© Agostin et Chiquita. Ce ne pouvait ĂȘtre une luciole ; la saison oĂč l’amour illumine les vers luisants de son phosphore Ă©tait passĂ©e depuis plusieurs mois. Était-ce l’Ɠil d’un oiseau de nuit borgne ? car il n’y avait qu’un point lumineux. Cette supposition ne satisfaisait pas Sigognac ; on eĂ»t dit le pĂ©tillement d’une mĂšche d’arquebuse allumĂ©e. Cependant le chariot marchait toujours, et, en se rapprochant de la sapiniĂšre, Sigognac crut dĂ©mĂȘler sur le bord de l’escarpement une rangĂ©e d’ĂȘtres bizarres plantĂ©s comme en embuscade et dont les premiers rayons du soleil levant Ă©bauchaient vaguement les formes ; mais, Ă  leur parfaite immobilitĂ©, il les prit pour de vieilles souches et se prit Ă  rire en lui-mĂȘme de son inquiĂ©tude, et il n’éveilla pas les comĂ©diens comme il en avait d’abord eu l’idĂ©e. Le chariot fit encore quelques tours de roue. Le point brillant sur lequel Sigognac tenait toujours les yeux fixĂ©s se dĂ©plaça. Un long jet de feu sillonna un flot de fumĂ©e blanchĂątre ; une forte dĂ©tonation se fit entendre, et une balle s’aplatit sous le joug des bƓufs, qui se jetĂšrent brusquement de cĂŽtĂ©, entraĂźnant le chariot qu’un tas de sable retint heureusement au bord du fossĂ©. À la dĂ©tonation et Ă  la secousse, toute la troupe s’éveilla en sursaut ; les jeunes femmes se mirent Ă  pousser des cris aigus. La vieille seule, faite aux aventures, garda le silence et prudemment glissa deux ou trois doublons serrĂ©s dans sa ceinture entre son bas et la semelle de son soulier. Debout, Ă  la tĂȘte du char d’oĂč les comĂ©diens s’efforçaient de sortir, Agostin, sa cape de Valence roulĂ©e sur son bras, sa navaja au poing, criait d’une voix tonnante La bourse ou la vie ! toute rĂ©sistance est inutile ; au moindre signe de rĂ©bellion ma troupe va vous arquebuser ! » Pendant que le bandit posait son ultimatum de grand chemin, le Baron, dont le gĂ©nĂ©reux cƓur ne pouvait admettre l’insolence d’un pareil maroufle, avait tranquillement dĂ©gainĂ© et fondait sur lui l’épĂ©e haute. Agostin parait les bottes du Baron avec son manteau et Ă©piait l’occasion de lui lancer sa navaja ; appuyant le manche du couteau Ă  la saignĂ©e, et, balançant le bras d’un mouvement sec, il envoya la lame au ventre de Sigognac, Ă  qui bien en prit de n’ĂȘtre pas obĂšse. Une lĂ©gĂšre retraite de cĂŽtĂ© lui fit Ă©viter la pointe meurtriĂšre ; la lame alla tomber Ă  quelques pas plus loin. Agostin pĂąlit, car il Ă©tait dĂ©sarmĂ©, et il savait que sa troupe d’épouvantail ne pouvait lui ĂȘtre d’aucun secours. Cependant, comptant sur un effet de terreur, il cria Feu ! vous autres ! » Les comĂ©diens, craignant l’arquebusade, firent un mouvement de retraite et se rĂ©fugiĂšrent derriĂšre le chariot, oĂč les femmes piaillaient comme des geais plumĂ©s vifs. Sigognac lui-mĂȘme, malgrĂ© son courage, ne put s’empĂȘcher de baisser un peu la tĂȘte. Chiquita, qui avait suivi toute la scĂšne cachĂ©e par un buisson dont elle Ă©cartait les branches, voyant la pĂ©rilleuse situation de son ami, rampa comme une couleuvre sur la poudre du chemin, ramassa le couteau sans qu’on prĂźt garde Ă  elle, et, se redressant d’un bond, remit la navaja au bandit. Rien n’était plus fier et plus sauvage que l’expression qui rayonnait sur la tĂȘte pĂąle de l’enfant ; des Ă©clairs jaillissaient de ses yeux sombres, ses narines palpitaient comme des ailes d’épervier, ses lĂšvres entr’ouvertes laissaient voir deux rangĂ©es de dents fĂ©roces comme celles qui luisent dans le rictus d’un animal acculĂ©. Toute sa petite personne respirait indomptablement la haine et la rĂ©volte. Agostin balança une seconde fois le couteau, et peut-ĂȘtre le baron de Sigognac eĂ»t-il Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© au dĂ©but de ses aventures, si une main de fer n’avait saisi fort opportunĂ©ment le poignet du bandit. Cette main, serrant comme un Ă©tau dont on tourne la vis, Ă©crasait les muscles, froissait les os, faisait gonfler les veines et venir le sang dans les ongles. Agostin essaya de se dĂ©barrasser par des secousses dĂ©sespĂ©rĂ©es ; il n’osait se retourner, car le Baron l’eĂ»t lardĂ© dans le dos, et il parait encore les coups de son bras gauche, et pourtant il sentait que sa main prise s’arracherait de son bras avec ses nerfs s’il persistait Ă  la dĂ©livrer. La douleur devint si violente que ses doigts engourdis s’entr’ouvrirent et lĂąchĂšrent l’arme. C’était le Tyran qui, passant derriĂšre Agostin, avait rendu ce bon office Ă  Sigognac. Tout Ă  coup il poussa un cri Mordious ! est-ce qu’une vipĂšre me pique ; j’ai senti deux crocs pointus m’entrer dans la jambe ! » En effet, Chiquita lui mordait le mollet comme un chien pour le faire retourner ; le Tyran, sans lĂącher prise, secoua la petite fille et l’envoya rouler Ă  dix pas sur le chemin. Le Matamore, reployant ses longs membres articulĂ©s comme ceux d’une sauterelle, se baissa, ramassa le couteau, le ferma et le mit dans sa poche. Pendant cette scĂšne, le soleil Ă©mergeait petit Ă  petit de l’horizon ; une portion de son disque d’or rose se montrait au-dessus de la ligne des landes, et les mannequins, sous ce rayon vĂ©ridique, perdaient de plus en plus leur apparence humaine. Ah çà ! il paraĂźt, dit le PĂ©dant, que les arquebuses de ces messieurs ont fait long feu Ă  cause de l’humiditĂ© de la nuit. En tout cas, ils ne sont guĂšre braves, car ils laissent leur chef dans l’embarras et ne bougent non plus que des Termes mythologiques ! — Ils ont de bonnes raisons pour cela, rĂ©pliqua le Matamore en escaladant le talus, ce sont des hommes de paille habillĂ©s de guenilles, armĂ©s de ferrailles, excellents pour Ă©loigner les oiseaux des cerises et des raisins. » En six coups de pied il fit rouler au milieu de la route les six grotesques fantoches, qui s’épatĂšrent sur la poudre avec ces gestes irrĂ©sistiblement comiques de marionnettes dont on a abandonnĂ© les fils. Ainsi disloquĂ©s et aplatis, les mannequins parodiaient d’une façon aussi bouffonne que sinistre les cadavres Ă©talĂ©s sur les champs de bataille. Vous pouvez descendre, mesdames, dit le Baron aux comĂ©diennes, il n’y a plus rien Ă  craindre ; ce n’était qu’un pĂ©ril en peinture. » DĂ©solĂ© du mauvais succĂšs d’une ruse qui habituellement lui rĂ©ussissait, tant est grande la couardise des gens, et tant la peur grossit les objets, Agostin penchait la tĂȘte d’un air piteux. PrĂšs de lui se tenait Chiquita effarĂ©e, hagarde et furieuse comme un oiseau de nuit surpris par le jour. Le bandit craignait que les comĂ©diens, qui Ă©taient en nombre, ne lui fissent un mauvais parti ou ne le livrassent Ă  la justice ; mais la farce des mannequins les avait mis en belle humeur, et ils s’esclaffaient de rire comme un cent de mouches. Le rire n’est point cruel de sa nature ; il distingue l’homme de la bĂȘte, et il est, suivant HomĂ©rus, l’apanage des dieux immortels et bienheureux qui rient olympiennement tout leur saoul pendant les loisirs de l’éternitĂ©. Aussi le Tyran, qui Ă©tait bonasse de sa nature, desserra-t-il les doigts, et tout en maintenant le bandit, lui dit-il de sa grosse voix tragique, dont il gardait parfois les intonations dans le langage familier DrĂŽle, tu as fait peur Ă  ces dames, et pour cela tu mĂ©riterais d’ĂȘtre pendu haut et court ; mais si, comme je le crois, elles te font grĂące, car ce sont de bonnes Ăąmes, je ne te conduirai pas au prĂ©vĂŽt. Le mĂ©tier d’argousin ne me ragoĂ»te pas ; je ne tiens pas Ă  pourvoir la potence de gibier. D’ailleurs ton stratagĂšme est assez picaresque et comique. C’est un bon tour pour extorquer des pistoles aux bourgeois poltrons. Comme acteur expert aux ruses et subterfuges, je l’apprĂ©cie, et ton imaginative m’induit Ă  l’indulgence. Tu n’es point platement et bestialement voleur, et ce serait dommage de t’interrompre en une si belle carriĂšre. — HĂ©las ! rĂ©pondit Agostin, je n’ai pas le choix d’une autre, et suis plus Ă  plaindre que vous ne pensez ; il ne reste plus que moi de ma troupe aussi bien composĂ©e naguĂšre que la vĂŽtre ; le bourreau m’a pris mes premiers, seconds et troisiĂšmes rĂŽles ; il faut que je joue tout seul ma piĂšce sur le théùtre du grand chemin, affectant des voix diverses, habillant des mannequins pour faire croire que je suis soutenu par une bande nombreuse. Ah ! c’est un sort plein de mĂ©lancolie ! avec cela, il ne passe personne sur ma route, elle est si mal famĂ©e, si coupĂ©e de fondriĂšres, si dure aux piĂ©tons, chevaux et carrosses ; elle ne vient de nulle part et ne mĂšne Ă  rien ; mais je n’ai pas le moyen d’en acheter une meilleure. Chaque chemin un peu frĂ©quentĂ© a sa compagnie. Les fainĂ©ants qui travaillent s’imaginent que tout est roses dans la vie du voleur ; il y a beaucoup de chardons. Je voudrais bien ĂȘtre honnĂȘte ; mais comment me prĂ©senter aux portes des villes avec une mine si truculente et une toilette si sauvagement dĂ©guenillĂ©e ! Les dogues me sauteraient aux jambes et les sergents au collet, si j’en avais un. VoilĂ  mon coup manquĂ©, un coup bien machinĂ©, montĂ© bien soigneusement, qui devait me faire vivre deux mois et me donner de quoi acheter une capeline Ă  cette pauvre Chiquita. Je n’ai pas de bonheur, et suis nĂ© sous une Ă©toile enragĂ©e. Hier, j’ai dĂźnĂ© en serrant ma ceinture d’un cran. Votre courage intempestif m’îte le pain de la bouche, et puisque je n’ai pu vous voler, au moins faites-moi l’aumĂŽne. — C’est juste, rĂ©pondit le Tyran, nous t’empĂȘchons d’exercer ton industrie, et nous te devons un dĂ©dommagement. Tiens, voilĂ  deux pistoles pour boire Ă  notre santĂ©. » Isabelle prit dans le chariot un grand morceau d’étoffe dont elle fit prĂ©sent Ă  Chiquita. Oh ! c’est le collier de grains blancs que je voudrais, » dit l’enfant avec un regard d’ardente convoitise. La comĂ©dienne le dĂ©fit et le passa au cou de la petite voleuse Ă©perdue et ravie. Chiquita roulait en silence les grains blancs sous ses doigts brunis, penchant la tĂȘte et tĂąchant d’apercevoir le collier sur sa petite poitrine maigre, puis elle releva brusquement sa tĂȘte, secoua ses cheveux en arriĂšre, fixa ses yeux Ă©tincelants sur Isabelle, et dit avec un accent profond et singulier Vous ĂȘtes bonne ; je ne vous tuerai jamais ! » D’un bond, elle franchit le fossĂ©, courut jusqu’à un petit tertre oĂč elle s’assit, contemplant son trĂ©sor. Pour Agostin, aprĂšs avoir saluĂ©, il ramassa ses mannequins dĂ©mantibulĂ©s, les reporta dans la sapiniĂšre, et les inhuma de nouveau pour une meilleure occasion. Le chariot que le bouvier avait rejoint, car Ă  la dĂ©tonation de l’arquebuse il s’était bravement enfui, laissant ses voyageurs se dĂ©brouiller comme ils l’entendraient, se remit pesamment en marche. La duĂšgne retira les doublons de ses souliers et les rĂ©intĂ©gra mystĂ©rieusement au fond de sa pochette. Vous vous ĂȘtes conduit comme un hĂ©ros de roman, dit Isabelle Ă  Sigognac, et sous votre sauvegarde on voyage en sĂ»retĂ© ; comme vous avez bravement poussĂ© ce bandit que vous deviez croire soutenu par une bande bien armĂ©e ! — Ce pĂ©ril Ă©tait bien peu de chose, Ă  peine une algarade, rĂ©pondit modestement le Baron ; pour vous protĂ©ger je fendrais des gĂ©ants du crĂąne Ă  la ceinture, je mettrais en dĂ©route tout un ost de Sarrasins, je combattrais parmi des tourbillons de flamme et de fumĂ©e des orques, des endriagues et des dragons, je traverserais des forĂȘts magiques, pleines d’enchantements, je descendrais aux enfers comme ÉnĂ©as et sans rameau d’or. Aux rayons de vos beaux yeux tout me deviendrait facile, car votre prĂ©sence ou votre pensĂ©e seulement m’infuse quelque chose de surhumain. » Cette rhĂ©torique Ă©tait peut-ĂȘtre un peu exagĂ©rĂ©e, et, comme dirait Longin, asiatiquement hyperbolique, mais elle Ă©tait sincĂšre. Isabelle ne douta pas un instant que Sigognac n’accomplĂźt en son honneur toutes ces fabuleuses prouesses, dignes d’Amadis des Gaules, d’Esplandion et de Florimart d’Hyrcanie. Elle avait raison ; le sentiment le plus vrai dictait ces emphases au Baron, d’heure en heure plus Ă©pris. L’amour ne trouve jamais pour s’exprimer de termes assez forts. SĂ©rafine, qui avait entendu les phrases de Sigognac, ne put s’empĂȘcher de sourire, car toute jeune femme trouve volontiers ridicules les protestations d’amour qu’on adresse Ă  une autre, et qui, en changeant de route, lui sembleraient les plus naturelles du monde. Elle eut un instant l’idĂ©e d’essayer le pouvoir de ses charmes et de disputer Sigognac Ă  son amie ; mais cette vellĂ©itĂ© dura peu. Sans ĂȘtre prĂ©cisĂ©ment intĂ©ressĂ©e, SĂ©rafine se disait que la beautĂ© Ă©tait un diamant qui devait ĂȘtre enchĂąssĂ© dans l’or. Elle possĂ©dait le diamant, mais l’or manquait, et le Baron Ă©tait si dĂ©sastreusement rĂąpĂ© qu’il ne pouvait fournir ni la monture, ni mĂȘme l’écrin. La grande coquette rengaina donc l’Ɠillade prĂ©parĂ©e, se disant que de telles amourettes Ă©taient bonnes seulement pour des ingĂ©nues, et non pour des premiers rĂŽles, et elle reprit sa mine dĂ©tachĂ©e et sereine. Le silence s’établit dans le chariot, et le sommeil commençait Ă  jeter du sable sous les paupiĂšres des voyageurs, lorsque le bouvier dit VoilĂ  le chĂąteau de BruyĂšres ! » VCHEZ MONSIEUR LE MARQUISAux rayons d’une belle matinĂ©e, le chĂąteau de BruyĂšres se dĂ©veloppait de la façon la plus avantageuse du monde. Les domaines du marquis, situĂ©s sur l’ourlet de la lande, se trouvaient en pleine terre vĂ©gĂ©tale, et le sable infertile poussait ses derniĂšres vagues blanches contre les murailles du parc. Un air de prospĂ©ritĂ©, formant un parfait contraste avec la misĂšre des alentours, rĂ©jouissait agrĂ©ablement la vue dĂšs qu’on y mettait le pied ; c’était comme une Ăźle MacarĂ©e au milieu d’un ocĂ©an de dĂ©solation. Un saut-de-loup, revĂȘtu d’un beau parement de pierre, dĂ©terminait l’enceinte du chĂąteau sans le masquer. Dans un fossĂ© miroitait en carreaux verts une eau brillante et vive dont aucune herbe aquatique n’altĂ©rait la puretĂ©, et qui tĂ©moignait d’un soigneux entretien. Pour la traverser se prĂ©sentait un pont de briques et de pierre assez large pour que deux carrosses y pussent rouler de front, et garni de garde-fous Ă  balustres. Ce pont aboutissait Ă  une magnifique grille en fer battu, vrai monument en serrurerie que l’on aurait cru façonnĂ© du propre marteau de Vulcain. Les portes s’accrochaient Ă  deux piliers de mĂ©tal quadrangulaires, travaillĂ©s et fouillĂ©s Ă  jour, simulant un ordre d’architecture et portant une architrave au-dessus de laquelle s’épanouissait un buisson de rinceaux contournĂ©s, d’oĂč partaient des feuillages et des fleurs se recourbant avec des symĂ©tries antithĂ©tiques. Au centre de ce fouillis ornemental rayonnait le blason du marquis, qui portait d’or Ă  la fasce bretessĂ©e et contre-bretessĂ©e de gueules, avec deux hommes sauvages pour support. De chaque cĂŽtĂ© de la grille se hĂ©rissaient sur des volutes en accolades pareilles Ă  ces traits de plume que les calligraphes tracent sur le vĂ©lin, des artichauts de fer aux feuilles aiguĂ«s, destinĂ©s Ă  empĂȘcher les maraudeurs agiles de sauter du pont sur le terre-plein intĂ©rieur par les angles de la grille. Quelques fleurs et quelques ornements dorĂ©s, se mĂȘlant d’une maniĂšre discrĂšte Ă  la sĂ©vĂ©ritĂ© du mĂ©tal, ĂŽtaient Ă  cette serrurerie son aspect dĂ©fensif pour ne lui laisser qu’une apparence de richesse Ă©lĂ©gante. C’était une entrĂ©e presque royale, et quand un valet Ă  la livrĂ©e du marquis en eut ouvert les portes, les bƓufs qui traĂźnaient le chariot hĂ©sitĂšrent Ă  la franchir, comme Ă©blouis par ces magnificences et honteux de leur rusticitĂ©. Il fallut une piqĂ»re d’aiguillon pour les dĂ©cider. Ces braves bĂȘtes trop modestes ne savaient pas que labourage est nourricier de noblesse. En effet, par une grille semblable, il n’eĂ»t dĂ» entrer que des carrosses Ă  trains dorĂ©s, Ă  caisses drapĂ©es de velours, Ă  portiĂšres avec glaces de Venise ou mantelets en cuir de Cordoue ; mais la comĂ©die a ses privilĂšges, et le char de Thespis pĂ©nĂštre partout. Une allĂ©e sablĂ©e de la largeur du pont conduisait au chĂąteau, traversant un jardin ou parterre plantĂ© selon la derniĂšre mode. Des bordures de buis rigoureusement taillĂ©es y dessinaient des cadres oĂč se dĂ©ployaient, comme sur une piĂšce de damas, des ramages de verdure d’une symĂ©trie parfaite. Les ciseaux du jardinier ne permettaient pas Ă  une feuille de dĂ©passer l’autre, et la nature, malgrĂ© ses rĂ©bellions, Ă©tait obligĂ©e de s’y faire l’humble servante de l’art. Au milieu de chaque compartiment, se dressait dans une attitude mythologique et galante, une statue de dĂ©esse ou de nymphe en style flamand italianisĂ©. Des sables de diverses couleurs servaient de fond Ă  ces dessins vĂ©gĂ©taux qu’on n’eĂ»t pas plus rĂ©guliĂšrement tracĂ©s sur le papier. À la moitiĂ© du jardin une allĂ©e de mĂȘme largeur se croisait avec la premiĂšre, non pas Ă  angles droits, mais en aboutissant Ă  une sorte de rond-point dont le centre Ă©tait occupĂ© par une piĂšce d’eau, ornĂ©e d’une rocaille servant de piĂ©destal Ă  un Triton enfant qui soufflait une fusĂ©e de cristal liquide avec sa conque. Sur les cĂŽtĂ©s du parterre rĂ©gnaient des charmilles palissadĂ©es, tondues Ă  vif et que l’automne commençait Ă  dorer. Une industrie savante avait fait de ces arbres, qu’il eĂ»t Ă©tĂ© difficile de reconnaĂźtre pour tels, un portique Ă  arcades qui laissaient par leurs baies apercevoir des perspectives et des fuites mĂ©nagĂ©es Ă  souhait pour le plaisir des yeux sur les campagnes environnantes. Le long de l’allĂ©e principale, des ifs taillĂ©s en pyramides, en boules, en pots Ă  feu, alternĂ©s de distance en distance, dĂ©coupaient leur feuillage sombre toujours vert et se tenaient rangĂ©s comme une haie de serviteurs sur le passage des hĂŽtes. Toutes ces magnificences Ă©merveillaient au plus haut degrĂ© les pauvres comĂ©diens, qui, rarement, avaient Ă©tĂ© admis en de pareils sĂ©jours. SĂ©rafine, guignant ces splendeurs du coin de l’Ɠil, se promettait bien de couper l’herbe sous le pied Ă  la Soubrette et de ne pas permettre Ă  l’amour du marquis de dĂ©roger ; cet Alcandre lui semblait revenir de droit Ă  la grande coquette. Depuis quand voit-on la suivante avoir la prĂ©sĂ©ance sur la dame ? La Soubrette, sĂ»re de ses charmes, niĂ©s des femmes mais reconnus des hommes sans conteste, se regardait dĂ©jĂ  presque comme chez elle, non sans raison ; elle se disait que le marquis l’avait particuliĂšrement distinguĂ©e, et que d’une Ɠillade assassine adressĂ©e en plein cƓur lui venait subitement ce goĂ»t de comĂ©die. Isabelle, qu’aucune visĂ©e ambitieuse ne prĂ©occupait, tournait la tĂȘte vers Sigognac assis derriĂšre elle dans le chariot, oĂč une sorte de pudeur l’avait fait se rĂ©fugier, et de son vague et charmant sourire elle cherchait Ă  dissiper l’involontaire mĂ©lancolie du Baron. Elle sentait que le contraste du riche chĂąteau de BruyĂšres et du misĂ©rable castel de Sigognac devait produire une impression douloureuse sur l’ñme du pauvre gentilhomme, rĂ©duit par la mauvaise fortune Ă  suivre les aventures d’une charretĂ©e de comĂ©diens errants, et avec son doux instinct de femme, elle jouait tendrement autour de ce brave cƓur blessĂ©, digne en tout point d’une meilleure chance. Le Tyran remuait dans sa tĂȘte, comme des billes dans un sac, le chiffre des pistoles qu’il demanderait pour gage de sa troupe, ajoutant un zĂ©ro Ă  chaque tour de roue. Blazius le PĂ©dant, passant sa langue de SilĂšne sur ses lĂšvres altĂ©rĂ©es d’une soif inextinguible, songeait libidineusement aux muids, quartauts et poinçons de vin des meilleurs crus que devaient contenir les celliers du chĂąteau. Le LĂ©andre, raccommodant d’un petit peigne d’écaille l’économie un peu compromise de sa perruque, se demandait, avec un battement de cƓur, si ce fĂ©erique manoir renfermait une chĂątelaine. Question d’importance ! Mais la mine hautaine et bravache, quoique joviale du marquis, modĂ©rait un peu les audaces qu’il se permettait dĂ©jĂ  en imagination. RebĂąti Ă  neuf sous le rĂšgne prĂ©cĂ©dent, le chĂąteau de BruyĂšres se dĂ©ployait en perspective au bout du jardin dont il occupait presque toute la largeur. Le style de son architecture rappelait celui des hĂŽtels de la place Royale de Paris. Un grand corps de logis et deux ailes revenant en Ă©querre, de façon Ă  former une cour d’honneur, composaient une ordonnance fort bien entendue et majestueuse sans ennui. Les murs de briques rouges reliĂ©s aux angles de chaĂźnes en pierre faisaient ressortir les cadres des fenĂȘtres Ă©galement taillĂ©s dans une belle pierre blanche. Des linteaux de mĂȘme matiĂšre accusaient la division des Ă©tages au nombre de trois. Au claveau des fenĂȘtres, une tĂȘte de femme sculptĂ©e, Ă  joues rebondies, Ă  coiffure attifĂ©e coquettement, souriait d’un air de bonne humeur et de bienvenue. Des balustres pansus soutenaient l’appui des balcons. Les vitres nettes, brillantes, laissaient, Ă  travers la scintillation du soleil levant qu’elles rĂ©flĂ©chissaient, transparaĂźtre vaguement d’amples rideaux de riches Ă©toffes. Pour rompre la ligne du corps de logis central, l’architecte, habile Ă©lĂšve d’Androuet du Cerceau, avait projetĂ© en saillie une sorte de pavillon plus ornĂ© que le reste de l’édifice et contenant la porte d’entrĂ©e oĂč l’on accĂ©dait par un perron. Quatre colonnes couplĂ©es d’ordre rustique, aux assises alternativement rondes et carrĂ©es, ainsi qu’on en voit dans les peintures du sieur Pierre-Paul Rubens, si frĂ©quemment employĂ© par la reine Marie de MĂ©dicis, supportaient une corniche blasonnĂ©e, comme la grille, des armes du marquis et formant la plate-forme d’un grand balcon Ă  balustrade de pierre, sur lequel s’ouvrait la maĂźtresse fenĂȘtre du grand salon. Des bossages vermiculĂ©s Ă  refends ornaient les jambages et l’arcade de la porte fermĂ©e de deux vantaux de chĂȘne curieusement sculptĂ© et verni dont les ferrures luisaient comme de l’acier ou de l’argent. Les hauts toits d’ardoises dĂ©licatement imbriquĂ©es et papelonnĂ©es traçaient sur le ciel clair des lignes agrĂ©ablement correctes, qu’interrompaient avec symĂ©trie de grands corps de cheminĂ©es, sculptĂ©s sur chaque face de trophĂ©es et autres attributs. De gros bouquets de plomb d’un enjolivement touffu se dressaient Ă  chaque angle de ces toits d’un bleu violĂątre, oĂč par places luisait joyeusement le soleil. Des cheminĂ©es, quoiqu’il fĂ»t de bonne heure et que la saison n’exigeĂąt pas encore rigoureusement du feu, s’échappaient de petites vrilles de fumĂ©e lĂ©gĂšre, tĂ©moignant d’une vie heureuse, abondante, active. Dans cette abbaye de ThĂ©lĂšme les cuisines Ă©taient dĂ©jĂ  Ă©veillĂ©es. MontĂ©s sur des chevaux robustes, des gardes-chasse apportaient du gibier pour le repas du jour ; les tenanciers amenaient des provisions que recevaient des officiers de bouche. Des laquais traversaient la cour, allant porter ou exĂ©cuter des ordres. Rien n’était plus gai Ă  l’Ɠil que l’aspect de ce chĂąteau, dont les murs de briques et de pierres neuves semblaient avoir les couleurs dont la santĂ© fleurit un visage bien portant. Il donnait l’idĂ©e d’une prospĂ©ritĂ© ascendante, en plein accroissement, mais non subite comme il plaĂźt aux caprices de la Fortune, en Ă©quilibre sur sa roue d’or qui tourne, d’en distribuer Ă  ses favoris d’un jour. Sous ce luxe neuf se sentait une richesse ancienne. Un peu en arriĂšre du chĂąteau, de chaque cĂŽtĂ© des ailes, s’arrondissaient de grands arbres sĂ©culaires, dont les cimes se nuançaient de teintes safranĂ©es, mais dont le feuillage infĂ©rieur gardait encore de vigoureuses frondaisons. C’était le parc qui s’étendait au loin, vaste, ombreux, profond, seigneurial, attestant la prĂ©voyance et la richesse des ancĂȘtres. Car l’or peut faire pousser rapidement des Ă©difices, mais il ne saurait accĂ©lĂ©rer la croissance des arbres, dont peu Ă  peu les rameaux s’augmentent comme ceux de l’arbre gĂ©nĂ©alogique des maisons qu’ils couvrent et protĂšgent de leur ombre. Certes le bon Sigognac n’avait jamais senti les dents venimeuses de l’envie mordre son honnĂȘte cƓur et y infiltrer ce poison vert qui bientĂŽt s’insinue dans les veines, et, charriĂ© avec le sang jusques au bout des plus minces fibrilles, finit par corrompre les meilleurs caractĂšres du monde. Cependant il ne put refouler tout Ă  fait un soupir en songeant qu’autrefois les Sigognac avaient le pas sur les BruyĂšres, pour ĂȘtre de noblesse plus antique et dĂ©jĂ  notoire au temps de la premiĂšre croisade. Ce chĂąteau frais, neuf, pimpant, blanc et vermeil comme les joues d’une jeune fille, adornĂ© de toutes recherches et magnificences, faisait une satire involontairement cruelle du pauvre manoir dĂ©labrĂ©, effondrĂ©, tombant en ruine au milieu du silence et de l’oubli, nid Ă  rats, perchoir de hiboux, hospice d’araignĂ©es, prĂšs de s’écrouler sur son maĂźtre dĂ©sastreux qui l’avait quittĂ© au dernier moment, pour ne pas ĂȘtre Ă©crasĂ© sous sa chute. Toutes les annĂ©es d’ennui et de misĂšre que Sigognac y avait passĂ©es dĂ©filĂšrent devant ses yeux, les cheveux souillĂ©s de cendre, couvertes de livrĂ©es grises, les bras ballants, dans une attitude de dĂ©sespĂ©rance profonde et la bouche contractĂ©e par le rictus du bĂąillement. Sans le jalouser, il ne pouvait s’empĂȘcher de trouver le marquis bien heureux. En s’arrĂȘtant devant le perron, le chariot tira Sigognac de cette rĂȘverie qui n’avait rien de fort rĂ©jouissant. Il chassa du mieux qu’il put ces mĂ©lancolies intempestives, rĂ©sorba, par un effort de courage viril, une larme qui germait furtivement au coin de son Ɠil, et sauta Ă  terre d’une façon dĂ©libĂ©rĂ©e pour tendre la main Ă  l’Isabelle et aux comĂ©diennes embarrassĂ©es de leurs jupes que le vent matinal faisait ballonner. Le marquis de BruyĂšres, qui de loin avait vu venir le cortĂšge comique, Ă©tait debout sur le perron du chĂąteau, en veste de velours tannĂ© et chausses de mĂȘme, bas de soie gris et souliers blancs Ă  bout carrĂ©, le tout galamment passementĂ© de rubans assortis. Il descendit quelques marches de l’escalier en fer Ă  cheval, comme un hĂŽte poli qui ne regarde pas de trop prĂšs Ă  la condition de ses invitĂ©s ; d’ailleurs la prĂ©sence du baron de Sigognac dans la troupe pouvait Ă  la rigueur justifier cette condescendance. Il s’arrĂȘta au troisiĂšme degrĂ©, ne jugeant pas digne d’aller plus loin, il fit de lĂ , aux comĂ©diens, un signe de main amical et protecteur. En ce moment la Soubrette prĂ©senta Ă  l’ouverture de la banne sa tĂȘte maligne et futĂ©e, qui se dĂ©tachait du fond obscur Ă©tincelante de lumiĂšre, d’esprit et d’ardeur. Ses yeux et sa bouche lançaient des Ă©clairs. Elle se penchait, Ă  demi sortie du chariot, appuyĂ©e des mains Ă  la traverse de bois, laissant voir un peu de sa gorge par le pli relĂąchĂ© de sa guimpe, et comme attendant que l’on vĂźnt Ă  son secours. Sigognac, occupĂ© d’Isabelle, ne faisait pas attention au feint embarras de la rusĂ©e coquine, qui leva vers le marquis un regard lustrĂ© et suppliant. Le chĂątelain de BruyĂšres entendit cet appel. Il franchit vivement les derniĂšres marches de l’escalier et s’approcha du chariot pour accomplir ses devoirs de cavalier servant, le poing tendu, le pied avancĂ© en danseur. D’un mouvement leste et coquet comme celui d’une jeune chatte, la soubrette s’élança au bord du char, hĂ©sita un instant, feignit de perdre l’équilibre, entoura de son bras le col du marquis et descendit Ă  terre avec une lĂ©gĂšretĂ© de plume, imprimant Ă  peine sur le sable ratissĂ© la marque de ses petits pieds d’oiseau. Excusez-moi, dit-elle au marquis, en simulant une confusion qu’elle Ă©tait loin d’éprouver, j’ai cru que j’allais tomber et je me suis retenue Ă  la branche de votre col ; quand on se noie ou qu’on tombe, on se rattrape oĂč l’on peut. Une chute, d’ailleurs, est chose grave et de mauvais augure pour une comĂ©dienne. — Permettez-moi de considĂ©rer ce petit accident comme une faveur, » rĂ©pondit le seigneur de BruyĂšres, tout Ă©mu d’avoir senti contre son sein la poitrine savamment palpitante de la jeune femme. SĂ©rafina, la tĂȘte Ă  demi tournĂ©e sur l’épaule et la prunelle glissĂ©e dans le coin externe de l’Ɠil, avait vu cette scĂšne presque de dos, avec cette perspicacitĂ© jalouse des rivales Ă  qui rien n’échappe, et qui vaut les cent yeux d’Argus. Elle ne put s’empĂȘcher de se mordre la lĂšvre. Zerbine c’était le nom de la Soubrette, par un coup familiĂšrement hardi, s’était poussĂ©e dans l’intimitĂ© du marquis et se faisait, pour ainsi dire, faire les honneurs du chĂąteau au dĂ©triment des grands rĂŽles et des premiers emplois ; Ă©normitĂ© damnable et subversive de toute hiĂ©rarchie théùtrale ! Ardez un peu cette mauricaude, il lui faut des marquis pour l’aider Ă  descendre de charrette, » fit intĂ©rieurement la SĂ©rafine dans un style peu digne du ton maniĂ©rĂ© et prĂ©cieux qu’elle affectait en parlant ; mais le dĂ©pit, entre femmes, emploie volontiers les mĂ©taphores de la halle et de la grĂšve, fussent-elles duchesses ou grandes coquettes. Jean, dit le marquis Ă  un valet qui sur un geste du maĂźtre s’était approchĂ©, faites remiser ce chariot dans la cour des communs et dĂ©poser les dĂ©corations et accessoires qu’il contient bien Ă  l’abri sous quelque hangar ; dites qu’on porte les malles de ces messieurs et de ces dames aux chambres dĂ©signĂ©es par mon intendant et qu’on leur donne tout ce dont ils pourraient avoir besoin. J’entends qu’on les traite avec respect et courtoisie. Allez. » Ces ordres donnĂ©s, le seigneur de BruyĂšres remonta gravement le perron, non sans avoir lancĂ©, avant de disparaĂźtre sous la porte, un coup d’Ɠil libertin Ă  Zerbine, qui lui souriait d’une façon beaucoup trop avenante au grĂ© de donna SĂ©rafina, outrĂ©e de l’impudence de la Soubrette. Le char Ă  bƓufs accompagnĂ© du Tyran, du PĂ©dant et du Scapin, se dirigea vers une arriĂšre-cour, et avec l’aide des valets du chĂąteau on eut bientĂŽt extrait du coffre de la voiture une place publique, un palais et une forĂȘt sous forme de trois longs rouleaux de vieille toile ; on en sortit aussi des chandeliers de modĂšle antique pour les hymens, une coupe de bois dorĂ©, un poignard de fer-blanc rentrant dans le manche, des Ă©cheveaux de fil rouge destinĂ©s Ă  simuler le sang des blessures, une fiole Ă  poison, une urne Ă  contenir des cendres et autres accessoires indispensables aux dĂ©noĂ»ments tragiques. Un chariot comique contient tout un monde. En effet, le théùtre n’est-il pas la vie en raccourci, le vĂ©ritable microcosme que cherchent les philosophes en leurs rĂȘvasseries hermĂ©tiques ? Ne renferme-t-il pas dans son cercle l’ensemble des choses et les diverses fortunes humaines reprĂ©sentĂ©es au vif par fictions congruantes ? Ces tas de vieilles hardes usĂ©es, poussiĂ©reuses, tachĂ©es d’huile et de suif, passementĂ©es de faux or rougi, ces ordres de chevalerie en paillon et cailloux du Rhin, ces Ă©pĂ©es Ă  l’antique au fourreau de cuivre, Ă  la lame de fer Ă©moussĂ©, ces casques et diadĂšmes de forme grĂ©geoise ou romaine ne sont-ils pas comme la friperie de l’humanitĂ© oĂč se viennent revĂȘtir de costumes pour revivre un moment, Ă  la lueur des chandelles, les hĂ©ros des temps qui ne sont plus ? Un esprit ravalĂ© et bourgeoisement prosaĂŻque n’eĂ»t fait qu’un cas fort mĂ©diocre de ces pauvres richesses, de ces misĂ©rables trĂ©sors dont le poĂšte se contente pour habiller sa fantaisie et qui lui suffisent avec l’illusion des lumiĂšres jointe au prestige de la langue des dieux Ă  enchanter les plus difficiles spectateurs. Les valets du marquis de BruyĂšres, en laquais de bonne maison aussi insolents que des maĂźtres, touchaient du bout des doigts et avec un air de mĂ©pris ces guenilles dramatiques qu’ils aidaient Ă  ranger sous le hangar, les plaçant d’aprĂšs les ordres du Tyran, rĂ©gisseur de la troupe ; ils se trouvaient un peu dĂ©gradĂ©s de servir des histrions, mais le marquis avait parlĂ© ; il fallait obĂ©ir, car il n’était point tendre Ă  l’endroit des rĂ©bellions, et il se montrait d’une gĂ©nĂ©rositĂ© asiatique en fait d’étriviĂšres. D’un air aussi respectueux que s’il eĂ»t eu affaire Ă  des rois et princesses vĂ©ritables, l’intendant vint, la barrette Ă  la main, prendre les comĂ©diens et les conduire Ă  leurs logements respectifs. Dans l’aile gauche du chĂąteau se trouvaient les appartements et chambres destinĂ©s aux visiteurs de BruyĂšres. Pour y parvenir, on montait de beaux escaliers aux marches de pierre blanche poncĂ©e avec paliers et repos bien mĂ©nagĂ©s ; on suivait de longs corridors dallĂ©s en quadrillage blanc et noir, Ă©clairĂ©s d’une fenĂȘtre Ă  chaque bout sur lesquels s’ouvraient les portes des chambres dĂ©signĂ©es d’aprĂšs la couleur de leur tenture que rĂ©pĂ©taient les rideaux de la portiĂšre extĂ©rieure pour que chaque hĂŽte pĂ»t aisĂ©ment reconnaĂźtre son gĂźte. Il y avait la chambre jaune, la chambre rouge, la chambre verte, la chambre bleue, la chambre grise, la chambre tannĂ©e, la chambre de tapisserie, la chambre de cuir de BohĂȘme, la chambre boisĂ©e, la chambre Ă  fresques et telles autres appellations analogues qu’il vous plaira d’imaginer, car une Ă©numĂ©ration plus longue serait par trop fastidieuse et sentirait plutĂŽt son tapissier que son Ă©crivain. Toutes ces chambres Ă©taient meublĂ©es fort proprement et garnies non seulement du nĂ©cessaire, mais encore de l’agrĂ©able. À la soubrette Zerbine Ă©chut la chambre de tapisserie, une des plus galantes pour les amours et mythologies voluptueuses dont la haute lice Ă©tait historiĂ©e ; Isabelle eut la chambre bleue, cette couleur seyant aux blondes ; la rouge fut pour SĂ©rafine, et la tannĂ©e reçut la duĂšgne, comme assortie Ă  l’ñge de la compagnonne par la sĂ©vĂ©ritĂ© refrognĂ©e de la nuance. Sigognac fut installĂ© dans la chambre tendue en cuir de BohĂȘme non loin de la porte d’Isabelle, attention dĂ©licate du marquis ; ce logis assez magnifique ne se donnait qu’aux hĂŽtes d’importance, et le chĂątelain de BruyĂšres tenait Ă  traiter particuliĂšrement parmi ces baladins un homme de naissance, et Ă  lui prouver qu’il en faisait estime, tout en respectant le mystĂšre de son incognito. Le reste de la troupe, le Tyran, le PĂ©dant, le Scapin, le Matamore et le LĂ©andre, furent distribuĂ©s dans les autres logis. Sigognac mis en possession de son gĂźte oĂč l’on avait dĂ©posĂ© son mince bagage, tout en rĂ©flĂ©chissant Ă  la bizarrerie de sa situation, regardait d’un Ɠil surpris, car jamais il ne s’était trouvĂ© en pareille fĂȘte, l’appartement qu’il devait occuper pendant son sĂ©jour au chĂąteau. Les murailles, comme le nom de la chambre l’indiquait, Ă©taient tapissĂ©es de cuir de BohĂȘme gaufrĂ© de fleurs chimĂ©riques et de ramages extravagants dĂ©coupant sur un fond de vernis d’or leurs corolles, rinceaux et feuilles enluminĂ©es de couleurs Ă  reflets mĂ©talliques luisant comme du paillon. Cela formait une tenture aussi riche que propre descendant de la corniche, jusqu’à un lambris de chĂȘne noir trĂšs-bien divisĂ© en panneaux, losanges et caissons. Les rideaux des fenĂȘtres Ă©taient de brocatelle jaune et rouge rappelant le fond de la tenture et la couleur dominante des fleurs. Cette mĂȘme brocatelle formait la garniture du lit, dont le chevet s’appuyait au mur et dont les pieds s’allongeaient dans la salle de maniĂšre Ă  former ruelle de chaque cĂŽtĂ©. Les portiĂšres ainsi que les meubles Ă©taient d’une Ă©toffe semblable et de nuances assorties. Des chaises Ă  dossier carrĂ©, Ă  pieds tournĂ©s en spirale, Ă©toilĂ©es de clous d’or et frangĂ©es de crĂ©pine ; des fauteuils ouvrant leurs bras bien rembourrĂ©s s’étalaient le long des boiseries dans l’attente de visiteurs et marquaient auprĂšs de la cheminĂ©e la place des causeries intimes. Cette cheminĂ©e, en marbre sĂ©rancolin blanc et tachetĂ© de rouge, Ă©tait haute, ample et profonde. Un feu rĂ©jouissant par cette fraĂźche matinĂ©e y flambait fort Ă  propos, Ă©clairant de son reflet joyeux une plaque aux armes du marquis de BruyĂšres. Sur le chambranle, une petite horloge, figurant un pavillon dont le timbre simulait le dĂŽme, indiquait l’heure sur son cadran d’argent niellĂ©, Ă©vidĂ© au milieu et laissant voir la complication intĂ©rieure des rouages. Une table, Ă  pieds tordus en colonnes salomoniques et recouverte d’un tapis de Turquie, occupait le centre de la chambre. Devant la fenĂȘtre une toilette inclinait son miroir de Venise Ă  biseaux sur une nappe de guipure garnie de tout le coquet arsenal de la galanterie. En se considĂ©rant dans cette pure glace, curieusement encadrĂ©e d’écaille et d’étain, notre pauvre Baron ne put s’empĂȘcher de se trouver fort mal en point et dĂ©penaillĂ© d’une maniĂšre lamentable. L’élĂ©gance de la chambre, la nouveautĂ© et la fraĂźcheur des objets dont il Ă©tait entourĂ© rendaient encore plus sensibles le ridicule et le dĂ©labrement de son costume dĂ©jĂ  hors de mode avant le meurtre du feu roi. Une faible rougeur, quoiqu’il fĂ»t seul, passa sur les joues maigres du Baron. Jusqu’alors il n’avait trouvĂ© sa misĂšre que dĂ©plorable, maintenant elle lui semblait grotesque, et pour la premiĂšre fois il en eut honte. Sentiment peu philosophique, mais excusable chez un jeune homme. Voulant s’ajuster un peu mieux, Sigognac dĂ©fit le paquet oĂč Pierre avait renfermĂ© les minces hardes que possĂ©dait son maĂźtre. Il dĂ©plia les diverses piĂšces de vĂȘtement qu’il contenait, et ne trouva rien Ă  sa guise. TantĂŽt le pourpoint Ă©tait trop long, tantĂŽt le haut-de-chausses trop court. Les saillies des coudes et des genoux, offrant plus de prise aux frottements, se marquaient par des plaques rĂąpĂ©es jusqu’à la corde. Entre les morceaux disjoints les coutures riaient aux Ă©clats et montraient leurs dents de fil. Des reprises perdues, mais retrouvĂ©es depuis longtemps, bouchaient les trous avec des grillages compliquĂ©s comme ceux des judas de prison ou de portes espagnoles. FanĂ©es par le soleil, l’air et la pluie, les couleurs de ces guenilles Ă©taient devenues si indĂ©cises qu’un peintre eĂ»t eu de la peine Ă  les dĂ©signer de leur nom propre. Le linge ne valait guĂšre mieux. Des lavages nombreux l’avaient rĂ©duit Ă  l’expression la plus tĂ©nue. C’étaient des ombres de chemises plutĂŽt que des chemises rĂ©elles. On les eĂ»t dites taillĂ©es dans les toiles d’araignĂ©e du manoir. Pour comble de malheur, les rats, ne trouvant rien au garde-manger, en avaient rongĂ© quelques-unes des moins mauvaises, y pratiquant avec leurs incisives autant de jours qu’à un collet de guipure, ornement intempestif dont se fĂ»t bien passĂ©e la garde-robe du pauvre Baron. Cette inspection mĂ©lancolique absorbait si fort Sigognac, qu’il n’entendit pas un coup discrĂštement frappĂ© Ă  la porte qui s’entrebĂąilla, livrant passage d’abord Ă  la tĂȘte enluminĂ©e, puis au corps obĂšse de messer Blazius, lequel pĂ©nĂ©tra dans la chambre avec force rĂ©vĂ©rences exagĂ©rĂ©es et servilement comiques ou comiquement serviles, dĂ©notant un respect moitiĂ© rĂ©el, moitiĂ© feint. Quand le PĂ©dant arriva prĂšs de Sigognac, celui-ci tenait par les deux manches et prĂ©sentait Ă  la lumiĂšre une chemise fenestrĂ©e comme la rose d’une cathĂ©drale, et il secouait la tĂȘte d’un air piteusement dĂ©couragĂ©. Corbacche ! dit le PĂ©dant, dont la voix fit tressaillir le Baron surpris, cette chemise a la mine vaillante et triomphale. On dirait qu’elle est montĂ©e Ă  l’assaut de quelque place forte sur la propre poitrine du dieu Mars, tant elle est criblĂ©e, perforĂ©e, ajourĂ©e glorieusement par mousquetades, carreaux, dards, flĂšches et autres armes de jet. Il n’en faut pas rougir, Baron ; ces trous sont des bouches par lesquelles se proclame l’honneur, et telle toile de frise ou de Hollande toute neuve et godronnĂ©e Ă  la derniĂšre mode de la cour cache souvent l’infamie d’un bĂ©lĂźtre parvenu, concussionnaire et simoniaque ; plusieurs hĂ©ros considĂ©rables, dont l’histoire rapporte au long les gestes, n’étaient point trop bien fournis en linge, tĂ©moin Ulysse, personnage grave, prudent et subtil, lequel se prĂ©senta, vĂȘtu seulement d’une poignĂ©e d’herbes marines, Ă  la tant belle princesse Nausicaa, comme il appert en l’OdyssĂ©e du sieur HomĂ©rus. — Par malheur, rĂ©pondit Sigognac au PĂ©dant, mon cher Blazius, je ne ressemble Ă  ce brave Grec, roi d’Ithaque, que par le manque de chemises. Mes exploits antĂ©rieurs ne compensent point ma misĂšre prĂ©sente. L’occasion a fait dĂ©faut Ă  ma vaillance, et je doute que je sois jamais chantĂ© des poĂ«tes, en vers hexamĂ©triques. J’avoue que cela me fĂąche Ă©trangement, bien que l’on ne doive pas avoir vergogne d’une pauvretĂ© honorable, de paraĂźtre ainsi accoutrĂ© parmi cette compagnie. Le marquis de BruyĂšres m’a bien reconnu, quoiqu’il n’en ait fait montre, et il peut trahir mon secret. — Cela est, en effet, on ne peut plus fĂącheux, rĂ©pliqua le PĂ©dant, mais il y a remĂšde Ă  tout, fors Ă  la mort, comme dit le proverbe. Nous autres, pauvres comĂ©diens, ombres de la vie humaine et fantĂŽmes des personnages de toute condition, Ă  dĂ©faut de l’ĂȘtre, nous avons au moins le paraĂźtre, qui lui ressemble comme le reflet ressemble Ă  la chose. Quand il nous plaĂźt, grĂące Ă  notre garde-robe oĂč sont tous nos royaumes, patrimoines et seigneuries, nous prenons l’apparence de princes, hauts barons, gentilshommes de fiĂšre allure et de galante mine. Pour quelques heures nous Ă©galons en bravoure d’ajustements ceux qui s’en piquent le plus les blondins et petits-maĂźtres imitent nos Ă©lĂ©gances empruntĂ©es que de fausses ils font rĂ©elles, substituant le drap fin Ă  la serge, l’or au clinquant, le diamant Ă  la marcassite, car le théùtre est Ă©cole de mƓurs et acadĂ©mie de la mode. En ma qualitĂ© de costumier de la troupe, je sais faire d’un pleutre un Alexandre, d’un pauvre diable recru de fortune un riche seigneur, d’une coureuse une grande dame, et, si vous ne le trouvez point mauvais, j’userai de mon industrie Ă  votre endroit. Puisque vous avez bien voulu suivre notre sort vagabond, usez du moins de nos ressources. Quittez cette livrĂ©e de mĂ©lancolie et de misĂšre qui obombre vos avantages naturels et vous inspire une injuste dĂ©fiance de vous-mĂȘme. J’ai prĂ©cisĂ©ment en rĂ©serve dans un coffre un habit fort propre en velours noir avec des rubans feu, qui ne sent point son théùtre et que pourrait porter un homme de cour, car c’est aujourd’hui une fantaisie frĂ©quente chez les auteurs et poĂ«tes de mettre Ă  la scĂšne des aventures du temps, sous noms supposĂ©s, qui exigent des habits d’honnĂȘtes gens et non de baladins extravagamment dĂ©guisĂ©s Ă  l’antique ou Ă  la romanesque. J’ai la chemisette, les bas de soie, les souliers Ă  bouffettes, le manteau, tous les accessoires du costume qui semble taillĂ© exprĂšs sur votre moule comme par prĂ©vision de l’aventure. Rien n’y manque, pas mĂȘme l’épĂ©e. — Oh ! pour cela, il n’est besoin, dit Sigognac, avec un geste hautain oĂč reparaissait toute la fiertĂ© du noble qu’aucune infortune ne peut abattre. J’ai celle de mon pĂšre. — Conservez-la prĂ©cieusement, rĂ©pondit Blazius, une Ă©pĂ©e est une amie fidĂšle, gardienne de la vie et de l’honneur de son maĂźtre. Elle ne l’abandonne pas en dĂ©sastres, pĂ©rils et mauvaises rencontres, comme font les flatteurs, vile engeance parasite de la prospĂ©ritĂ©. Nos glaives de théùtre n’ont ni fil ni pointe, car ils ne doivent porter que de feintes blessures dont on se guĂ©rit subitement Ă  la fin de la piĂšce, et cela sans onguent, charpie ou thĂ©riaque. Celle-lĂ  vous saura dĂ©fendre au besoin comme elle l’a dĂ©jĂ  fait quand le bandit aux mannequins fit cette Ă©quipĂ©e de grande route effroyable et risible. Mais souffrez que j’aille chercher les nippes au fond de la malle qui les cĂšle ; il me tarde de voir la chrysalide se muer en papillon. » Ces paroles dĂ©bitĂ©es avec l’emphase grotesque qui lui Ă©tait habituelle et qu’il transportait de ses rĂŽles dans la vie ordinaire, le PĂ©dant sortit de la chambre et revint bientĂŽt portant entre les bras un paquet assez volumineux enveloppĂ© d’une serviette et qu’il posa respectueusement sur la table. Si vous voulez accepter un vieux pĂ©dant de comĂ©die pour valet de chambre, dit Blazius en se frottant les mains d’un air de contentement, je vais vous adoniser et calamistrer de la belle façon. Toutes les dames raffoleront de vous incontinent ; car, soit dit sans faire injure Ă  la cuisine de Sigognac, vous avez assez jeĂ»nĂ© dans votre Tour de la Faim pour avoir la vraie physionomie d’un mourant d’amour. Les femmes ne croient qu’aux passions maigres ; les ventripotents ne les persuadent point, eussent-ils en la bouche les chaĂźnes dorĂ©es, symboles d’éloquence, qui suspendaient nobles, bourgeois, manants, aux lĂšvres d’Ogmios, l’Hercule gaulois. C’est pour cette raison et non pour une autre que j’ai mĂ©diocrement rĂ©ussi auprĂšs du beau sexe et me suis rejetĂ© de bonne heure sur la dive bouteille, laquelle ne fait point tant la renchĂ©rie et accueille favorablement les gros hommes, comme muids de capacitĂ© plus vaste. » C’est ainsi que l’honnĂȘte Blazius tĂąchait d’égayer, tout en l’habillant, le baron de Sigognac, car la volubilitĂ© de sa langue n’îtait rien Ă  l’activitĂ© de ses mains ; mĂȘme au risque d’ĂȘtre taxĂ© de bavard ou de fĂącheux, il prĂ©fĂ©rait Ă©tourdir le jeune gentilhomme d’un flux de paroles Ă  le laisser sous le poids de rĂ©flexions pĂ©nibles. La toilette du Baron fut bientĂŽt achevĂ©e, car le théùtre, exigeant des changements rapides de costume, donne beaucoup de dextĂ©ritĂ© aux comĂ©diens en ces sortes de mĂ©tamorphoses. Blazius, content de sa besogne, mena par le bout du petit doigt, comme on mĂšne une jeune Ă©pousĂ©e Ă  l’autel, le baron de Sigognac devant la glace de Venise posĂ©e sur la table et lui dit Maintenant daignez jeter un coup d’Ɠil sur Votre Seigneurie. » Sigognac aperçut dans le miroir une image qu’il prit d’abord pour celle d’une autre personne, tant elle diffĂ©rait de la sienne. Involontairement il retourna la tĂȘte et regarda par-dessus son Ă©paule pour voir s’il n’y avait pas par hasard quelqu’un derriĂšre lui. L’image imita son mouvement. Plus de doute, c’était bien lui-mĂȘme non plus le Sigognac hĂąve, triste, lamentable, presque ridicule Ă  force de misĂšre, mais un Sigognac jeune, Ă©lĂ©gant, superbe, dont les vieux habits abandonnĂ©s sur le plancher ressemblaient Ă  ces peaux grises et ternes que dĂ©pouillent les chenilles lorsqu’elles s’envolent vers le soleil, papillons aux ailes d’or, de cinabre et de lapis. L’ĂȘtre inconnu, prisonnier dans cette enveloppe de dĂ©labrement, s’était dĂ©gagĂ© soudain et rayonnait sous la pure lumiĂšre tombant de la fenĂȘtre comme une statue dont on vient d’enlever le voile en quelque inauguration publique. Sigognac se voyait tel qu’il s’était quelquefois apparu en rĂȘve, acteur et spectateur d’une action imaginaire se passant dans son chĂąteau rebĂąti et ornĂ© par les habiles architectes du songe pour recevoir une infante adorĂ©e arrivant sur une haquenĂ©e blanche. Un sourire de gloire et de triomphe voltigea quelques secondes comme une lueur de pourpre sur ses lĂšvres pĂąles, et sa jeunesse enfouie si longtemps sous le malheur reparut Ă  la surface de ses traits embellis. Blazius, debout prĂšs de la toilette, contemplait son ouvrage, se reculant pour mieux jouir du coup d’Ɠil, comme un peintre qui vient de donner la derniĂšre touche Ă  un tableau dont il est satisfait. Si, comme je l’espĂšre, vous vous poussez Ă  la cour et recouvrez vos biens, donnez-moi pour retraite le gouvernement de votre garde-robe, dit-il en singeant la courbette d’un solliciteur devant le Baron transformĂ©. — Je prends note de la requĂȘte, rĂ©pondit Sigognac avec un sourire mĂ©lancolique ; vous ĂȘtes, messer Blazius, le premier ĂȘtre humain qui m’ayez demandĂ© quelque chose. — On doit, aprĂšs le dĂźner qui nous sera servi particuliĂšrement, rendre visite Ă  M. le marquis de BruyĂšres pour lui montrer la liste des piĂšces que nous pouvons jouer, et savoir de lui dans quelle partie du chĂąteau nous dresserons le théùtre. Vous passerez pour le poĂ«te de la troupe, car il ne manque pas par les provinces de beaux esprits qui se mettent parfois Ă  la suite de Thalie, dans l’espoir de toucher le cƓur de quelque comĂ©dienne ; ce qui est fort galant et bien portĂ©. L’Isabelle est un joli prĂ©texte, d’autant qu’elle a de l’esprit, de la beautĂ© et de la vertu. Les ingĂ©nues jouent souvent plus au naturel qu’un public frivole et vain ne les suppose. » Cela dit, le PĂ©dant se retira, quoiqu’il ne fĂ»t pas fort coquet, pour aller vaquer Ă  sa propre toilette. Le beau LĂ©andre, pensant toujours Ă  la chĂątelaine, s’adonisait de son mieux, dans l’espoir de cette aventure impossible qu’il poursuivait toujours, et qui, au dire de Scapin, ne lui avait jamais valu que des dĂ©ceptions et des Ă©triviĂšres. Quant aux comĂ©diennes, Ă  qui M. de BruyĂšres avait galamment envoyĂ© quelques piĂšces d’étoffe de soie pour y lever, s’il Ă©tait besoin, les habits de leurs rĂŽles, on pense qu’elles eurent recours Ă  toutes les ressources dont l’art se sert pour parer la nature, et se mirent sur le grand pied de guerre autant que leur pauvre garde-robe d’actrices ambulantes le leur permettait. Ces soins pris, on se rendit Ă  la salle oĂč le dĂźner Ă©tait servi. Impatient de sa nature, le marquis vint avant la fin du repas trouver les comĂ©diens Ă  table ; il ne souffrit pas qu’ils se levassent, et quand on leur eut donnĂ© Ă  laver il demanda au Tyran quelles piĂšces il savait. Toutes celles de feu Hardy, rĂ©pondit le Tyran de sa voix caverneuse, la Pyrame de ThĂ©ophile, la Silvie, la ChrisĂ©ide et la Sylvanire, la Folie de Cardenio, l’InfidĂšle Confidente, la Philis de Scyre, le Lygdamon, le Trompeur puni, la Veuve, la Bague de l’oubli, et tout ce qu’ont produit de mieux les plus beaux esprits du temps. — Depuis quelques annĂ©es je vis retirĂ© de la cour et ne suis pas au courant des nouveautĂ©s, dit le marquis d’un air modeste ; il me serait difficile de porter un jugement sur tant de piĂšces excellentes, mais dont la plupart me sont inconnues ; m’est avis que le plus expĂ©dient serait de m’en fier Ă  votre choix, lequel, appuyĂ© de thĂ©orie et de pratique, ne saurait manquer d’ĂȘtre sage. — Nous avons souvent jouĂ© une piĂšce, rĂ©pliqua le Tyran, qui peut-ĂȘtre ne souffrirait pas l’impression, mais qui, pour les jeux de théùtre, reparties comiques, nasardes et bouffonneries, a toujours eu ce privilĂšge de faire rire les plus honnĂȘtes gens. — N’en cherchez point d’autres, dit le marquis de BruyĂšres, et comment s’appelle ce bienheureux chef-d’Ɠuvre ? — Les Rodomontades du capitaine Matamore. — Bon titre, sur ma foi ! la Soubrette a-t-elle un beau rĂŽle ? fit le marquis en lançant un coup d’Ɠil Ă  Zerbine. — Le plus coquet et le plus coquin du monde, et Zerbine le joue au mieux. C’est son triomphe. Elle y fut toujours claquĂ©e, et cela sans cabale ni applaudisseurs apostĂ©s. » À ce compliment directorial, Zerbine crut qu’il Ă©tait de son devoir de rougir quelque peu, mais il ne lui Ă©tait pas facile d’amener un nuage de vermillon sur sa joue brune. La modestie, ce fard intĂ©rieur, lui manquait totalement. Parmi les pots de sa toilette, il n’y avait pas de ce rouge-lĂ . Elle baissa les yeux, ce qui fit remarquer la longueur de ses cils noirs, et elle leva la main comme pour arrĂȘter au passage des paroles trop flatteuses pour elle, et ce mouvement mit en lumiĂšre une main bien faite, quoique un peu bise, avec un petit doigt coquettement dĂ©tachĂ© et des ongles roses qui luisaient comme des agates, car ils avaient Ă©tĂ© polis Ă  la poudre de corail et Ă  la peau de chamois. Zerbine Ă©tait charmante de la sorte. Ces feintes pudicitĂ©s donnent beaucoup de ragoĂ»t Ă  la dĂ©pravation vĂ©ritable ; elles plaisent aux libertins, bien qu’ils n’en soient pas dupes, par le piquant du contraste. Le marquis regardait la Soubrette d’un Ɠil ardent et connaisseur, et n’accordait aux autres femmes que cette vague politesse de l’homme bien Ă©levĂ© qui a fait son choix. Il ne s’est pas seulement informĂ© du rĂŽle de la grande coquette, pensait la SĂ©rafine outrĂ©e de dĂ©pit ; cela n’est pas congru, et ce seigneur, si riche de bien, me semble terriblement dĂ©nuĂ© du cĂŽtĂ© de l’esprit, de la politesse et du bon goĂ»t. DĂ©cidĂ©ment il a les inclinations basses. Son sĂ©jour en province l’a gĂątĂ©, et l’habitude de courtiser les maritornes et les bergĂšres lui ĂŽte toute dĂ©licatesse. » Ces rĂ©flexions ne donnaient pas l’air aimable Ă  la SĂ©rafine. Ses traits rĂ©guliers, mais un peu durs, qui avaient besoin pour plaire d’ĂȘtre adoucis par la mignardise Ă©tudiĂ©e des sourires et le manĂšge des clins d’yeux, prenaient, ainsi contractĂ©s, une sĂ©cheresse maussade. Sans doute elle Ă©tait plus belle que Zerbine, mais sa beautĂ© avait quelque chose de hautain, d’agressif et de mĂ©chant. L’amour eĂ»t peut-ĂȘtre risquĂ© l’assaut. Le caprice effrayĂ© rebroussait de l’aile. Aussi le marquis se retira-t-il sans essayer la moindre galanterie auprĂšs de donna SĂ©rafina, ni d’Isabelle, qu’il regardait d’ailleurs comme engagĂ©e avec le baron de Sigognac. Avant de franchir le seuil de la porte, il dit au Tyran J’ai donnĂ© des ordres pour qu’on dĂ©barrassĂąt l’orangerie, qui est la salle la plus vaste du chĂąteau, afin d’y Ă©tablir le théùtre ; on a dĂ» y porter des planches, des trĂ©teaux, des tapisseries, des banquettes, et tout ce qui est nĂ©cessaire pour arranger une reprĂ©sentation Ă  l’improviste. Surveillez les ouvriers, peu experts en pareils travaux ; disposez-en comme un comitĂ© de galĂšre de sa chiourme. Ils vous obĂ©iront comme Ă  moi-mĂȘme. » Le Tyran, Blazius et Scapin furent conduits Ă  l’orangerie par un valet. C’étaient eux qui prenaient d’ordinaire ces soins d’arrangement matĂ©riels. La salle s’accommodait on ne peut mieux Ă  une reprĂ©sentation théùtrale par sa forme oblongue, qui permettait de placer la scĂšne Ă  l’une de ses extrĂ©mitĂ©s et de disposer par files dans l’espace vacant des fauteuils, chaises, tabourets et banquettes, selon le rang des spectateurs et l’honneur qu’on voulait leur faire. Les murailles en Ă©taient peintes de treillages verts sur fond de ciel, simulant une architecture rustique avec piliers, arcades, niches, dĂŽmes, culs-de-four, le tout fort bien en perspective et guirlandĂ© lĂ©gĂšrement de feuillages et de fleurs pour rompre la monotonie des losanges et lignes droites. Le plafond demi-cintrĂ© reprĂ©sentait le vague de l’air zĂ©brĂ© de quelques nuages blancs et virgulĂ© d’oiseaux Ă  couleurs vives ; ce qui formait une dĂ©coration on ne peut mieux appropriĂ©e Ă  la nouvelle destination du lieu. Un plancher lĂ©gĂšrement en pente fut posĂ© sur des trĂ©teaux Ă  l’un des bouts de la salle. Des portants de bois destinĂ©s Ă  soutenir les coulisses se dressĂšrent de chaque cĂŽtĂ© du théùtre. De grands rideaux de tapisseries, jouant sur des cordes tendues, devaient servir de toile, et en s’ouvrant se masser Ă  droite et Ă  gauche comme les plis d’un manteau d’arlequin. Une bande d’étoffe dĂ©coupĂ©e Ă  dents, comme la garniture d’un ciel de lit, composait la frise et achevait le cadre de la scĂšne. Pendant que le théùtre se bĂątit, occupons-nous des habitants du chĂąteau, sur lesquels il serait bon de donner quelques dĂ©tails. Nous avons oubliĂ© de dire que le marquis de BruyĂšres Ă©tait mariĂ© ; il s’en souvenait si peu lui-mĂȘme que cette omission doit nous ĂȘtre pardonnĂ©e. L’amour, comme on le pense bien, n’avait pas prĂ©sidĂ© Ă  cette union. Un mĂȘme nombre de quartiers de noblesse, des terres qui se convenaient admirablement l’avaient dĂ©cidĂ©e. AprĂšs une trĂšs courte lune de miel, se sentant peu de sympathie l’un pour l’autre, le marquis et la marquise, en gens comme il faut, ne s’étaient pas acharnĂ©s bourgeoisement Ă  poursuivre un bonheur impossible. D’un accord tacite, ils y avaient renoncĂ© et vivaient ensemble sĂ©parĂ©s Ă  l’amiable, de la façon la plus courtoise du monde et avec toute la libertĂ© que comportent les biensĂ©ances. N’allez pas croire d’aprĂšs cela que la marquise de BruyĂšres fĂ»t une femme laide ou dĂ©sagrĂ©able. Ce qui rebute le mari peut encore faire le rĂ©gal de l’amant. L’amour porte un bandeau, mais l’hymen n’en a pas. D’ailleurs nous allons vous prĂ©senter Ă  elle, afin que vous en puissiez juger par vous-mĂȘme. La marquise habitait un appartement sĂ©parĂ©, oĂč le marquis n’entrait pas sans se faire annoncer. Nous commettrons cette incongruitĂ© dont les auteurs de tous les temps ne se sont pas fait faute, et sans rien dire au petit laquais qui serait allĂ© prĂ©venir la camĂ©riste, nous pĂ©nĂ©trerons dans la chambre Ă  coucher, sĂ»r de ne dĂ©ranger personne. L’écrivain qui fait un roman porte naturellement au doigt l’anneau de GygĂšs, lequel rend invisible. C’était une piĂšce vaste, haute de plafond et dĂ©corĂ©e somptueusement. Des tapisseries de Flandres, reprĂ©sentant les aventures d’Apollon, recouvraient les murailles de teintes chaudes, riches et moelleuses. Des rideaux de damas des Indes cramoisi tombaient Ă  plis amples le long des fenĂȘtres, et, traversĂ©s par un gai rayon de lumiĂšre, prenaient une transparence pourprĂ©e de rubis. La garniture du lit Ă©tait de la mĂȘme Ă©toffe dont les lĂ©s accusĂ©s par des galons formaient des cassures rĂ©guliĂšres, miroitĂ©es de reflets. Un lambrequin pareil Ă  celui des dais en entourait le ciel, ornĂ© aux quatre coins de gros panaches de plumes incarnadines. Le corps de la cheminĂ©e faisait une assez forte saillie dans la chambre, et il montait visible jusqu’au plafond enveloppĂ© par la haute lice. Un grand miroir de Venise enrichi d’un cadre de cristal, dont les tailles et les carres scintillaient, illuminĂ©es de bluettes multicolores, se penchait de la moulure vers la chambre pour aller au-devant des figures. Sur les chenets, formĂ©s comme par une suite de renflements Ă©tranglĂ©s et surmontĂ©s d’une Ă©norme boule de mĂ©tal poli, brĂ»laient en petillant trois bĂ»ches qui eussent pu servir de bĂ»ches de NoĂ«l. La chaleur qu’elles rĂ©pandaient n’était pas superflue, Ă  cette Ă©poque de l’annĂ©e, dans une piĂšce de cette dimension. Deux cabinets d’une curieuse architecture, avec colonnettes de lapis-lazuli, incrustations de pierres dures, et tiroirs Ă  secrets, oĂč le marquis ne se fĂ»t pas avisĂ© de mettre le nez, eĂ»t-il su la maniĂšre de les ouvrir, se faisaient symĂ©trie de chaque cĂŽtĂ© d’une toilette devant laquelle madame de BruyĂšres Ă©tait assise sur un de ces fauteuils particuliers au rĂšgne de Louis XIII, dont le dossier prĂ©sente, Ă  la hauteur des Ă©paules, une sorte de planchette rembourrĂ©e et garnie de crĂ©pines. DerriĂšre la marquise se tenaient deux femmes de chambre qui l’accommodaient, l’une offrant une pelote d’épingles et l’autre une boĂźte de mouches. La marquise, bien qu’elle n’avouĂąt que vingt-huit ans, pouvait avoir dĂ©passĂ© le cap de la trentaine, que les femmes ont une si naĂŻve rĂ©pugnance Ă  franchir, comme beaucoup plus dangereux que le cap des TempĂȘtes dont s’épouvantent les matelots et les pilotes. De combien ? personne n’eĂ»t su le dire, pas mĂȘme la marquise, tant elle avait ingĂ©nieusement introduit la confusion dans cette chronologie. Les plus experts historiens en l’art de vĂ©rifier les dates n’y eussent fait que blanchir. Madame de BruyĂšres Ă©tait une brune dont l’embonpoint qui succĂšde Ă  la premiĂšre jeunesse avait Ă©clairci le teint ; chez elle, les tons olivĂątres de la maigreur, combattus jadis avec le blanc de perles et la poudre de talc, faisaient place Ă  une blancheur mate, un peu maladive le jour, mais Ă©clatante aux bougies. L’ovale de son visage s’était empĂątĂ© par la plĂ©nitude des joues, sans toutefois perdre de sa noblesse. Le menton se rattachait au col au moyen d’une ligne grassouillette assez gracieuse encore. Trop busquĂ© peut-ĂȘtre pour une beautĂ© fĂ©minine, le nez ne manquait pas de fiertĂ©, et sĂ©parait deux yeux Ă  fleur de tĂȘte, couleur tabac d’Espagne, auxquels des sourcils en arc assez Ă©loignĂ©s des paupiĂšres donnaient un air d’étonnement. Ses cheveux abondants et noirs venaient de recevoir les derniĂšres façons des mains de la coiffeuse, dont la tĂąche avait dĂ» ĂȘtre assez compliquĂ©e, Ă  en juger par la quantitĂ© de papillotes de papier brouillard qui jonchaient le tapis autour de la toilette. Une ligne de minces boucles contournĂ©es en accroche-cƓur encadraient le front et frisaient Ă  la racine d’une masse de cheveux ramenĂ©s en arriĂšre vers le chignon, tandis que deux Ă©normes touffes aĂ©rĂ©es, soufflĂ©es et crespĂ©es Ă  coups de peigne nerveux et rapides, bouffaient le long des joues, qu’elles accompagnaient avec grĂące. Une cocarde de rubans passementĂ©e de jayet Ă©toffait la lourde boucle nouĂ©e sur la nuque. Les cheveux Ă©taient une des beautĂ©s de la marquise, qui suffisait Ă  toutes les coiffures sans avoir recours aux postiches et artifices de perruque, et pour cette cause se laissait volontiers approcher des dames et des cavaliers Ă  l’heure oĂč ses femmes l’ajustaient. Cette nuque conduisait le regard par un contour plein et renflĂ© Ă  des Ă©paules fort blanches et potelĂ©es, que laissait Ă  dĂ©couvert l’échancrure du corsage et oĂč se trouaient dans l’embonpoint deux fossettes appĂ©tissantes. La gorge, sous la pression d’un corps de baleine, tendait Ă  rapprocher ces demi globes que les flatteurs poĂ«tes, faiseurs de madrigaux et sonnets s’obstinent Ă  nommer les frĂšres ennemis, bien qu’ils se soient trop souvent rĂ©conciliĂ©s, moins farouches en cela que les frĂšres de la ThĂ©baĂŻde. Un cordonnet de soie noire, passant Ă  travers un cƓur de rubis et soutenant une petite croix de pierreries, entourait le col de la marquise, comme pour combattre les sensualitĂ©s paĂŻennes Ă©veillĂ©es par la vue de ces charmes Ă©talĂ©s, et dĂ©fendre au dĂ©sir profane l’entrĂ©e de cette gorge mal fortifiĂ©e d’un frĂȘle rempart de guipure. Sur une jupe de satin blanc madame de BruyĂšres portait une robe de soie grenat foncĂ©, relevĂ©e de rubans noirs et de passequilles en jayet, avec des poignets ou parements renversĂ©s comme les gantelets de gens d’armes. Jeanne, une des femmes de la marquise, lui prĂ©senta la boĂźte Ă  mouches, dernier complĂ©ment de toilette indispensable Ă  cette Ă©poque pour quelqu’un qui se piquait d’élĂ©gance. Madame de BruyĂšres en posa une vers le coin de la bouche et chercha longtemps la place de l’autre, celle qu’on nomme assassine, parce que les plus fiers courages en reçoivent des atteintes qu’ils ne sauraient parer. Les femmes de chambre, semblant comprendre combien c’était chose grave, restaient immobiles et retenaient leur souffle pour ne pas troubler les coquettes rĂ©flexions de leur maĂźtresse. Enfin le doigt hĂ©sitant se fixa, et un point de taffetas, astre noir sur un ciel de blancheur, moucheta comme un signe naturel la naissance du sein gauche. C’était dire en galants hiĂ©roglyphes qu’on ne pouvait arriver Ă  la bouche qu’en passant par le cƓur. Satisfaite d’elle-mĂȘme, aprĂšs un dernier coup d’Ɠil jetĂ© au miroir de Venise penchĂ© sur la toilette, la marquise se leva et fit quelques pas dans la chambre ; mais, se ravisant bientĂŽt, car elle s’était aperçue qu’il lui manquait quelque chose, elle revint et prit dans un coffret une grosse montre, un Ɠuf de Nuremberg, comme on disait alors, curieusement Ă©maillĂ©e de diverses couleurs, constellĂ©e de brillants, et suspendue Ă  une chaĂźne terminĂ©e par un crochet qu’elle agrafa dans sa ceinture, prĂšs d’un petit miroir Ă  main encadrĂ© de vermeil. Madame est en beautĂ© aujourd’hui, dit Jeanne d’une voix cĂąline ; elle est coiffĂ©e Ă  son avantage, et sa robe lui sied on ne peut mieux. — Tu trouves ? rĂ©pondit la marquise, traĂźnant ses paroles avec une nonchalance distraite ; il me semble au contraire que je suis laide Ă  faire peur. J’ai les yeux cernĂ©s, et cette couleur me grossit. Si je me mettais en noir ? Qu’en penses-tu, Jeanne ? le noir fait paraĂźtre mince. — Si madame le dĂ©sire, je vais lui passer sa robe de taffetas queue-de-merle ou fleur-de-prune, ce sera l’affaire d’un instant ; mais je crains que madame ne gĂąte une toilette bien rĂ©ussie. — Ce sera ta faute, Jeanne, si je mets les Amours en fuite et si je ne fais pas ce soir ma rĂ©colte de cƓurs. Le Marquis a-t-il invitĂ© beaucoup de monde Ă  cette comĂ©die ? — Plusieurs messagers sont partis Ă  cheval dans diverses directions. La compagnie ne saurait manquer d’ĂȘtre nombreuse on viendra de tous les chĂąteaux des environs. Les occasions de divertissement sont si rares en ce pays ! — C’est vrai, dit la marquise en soupirant ; on y vit dans une terrible frugalitĂ© de plaisirs. Et ces comĂ©diens, les as-tu vus, Jeanne ? En est-il parmi eux qui soient jeunes, de belle mine et de prestance galante ? — Je ne saurais trop dire Ă  madame ; ces gens-lĂ  ont plutĂŽt des masques que des visages la cĂ©ruse, le fard, les perruques leur donnent de l’éclat aux chandelles et les font paraĂźtre tout autres qu’ils ne sont. Cependant il m’a semblĂ© qu’il y en avait un point trop dĂ©chirĂ© et qui prend des airs de cavalier ; il a de belles dents et la jambe assez bien faite. — Ce doit ĂȘtre l’amoureux, Jeanne, dit la marquise ; on choisit pour cela le plus joli garçon de la troupe, car il serait malsĂ©ant de dĂ©biter des cajoleries avec un nez en trompette et de se jeter sur des genoux cagneux pour faire une dĂ©claration. — Cela serait en effet fort vilain, dit en riant la suivante. Les maris sont comme ils peuvent, mais les amants doivent ĂȘtre sans dĂ©fauts. — Aussi j’aime ces galants de comĂ©die, toujours fleuris de langage, experts Ă  pousser les beaux sentiments, qui se pĂąment aux pieds d’une inhumaine, attestent le ciel, maudissent la fortune, tirent leur Ă©pĂ©e pour s’en percer la poitrine, jettent feux et flammes comme volcans d’amour, et disent de ces choses Ă  ravir en extase les plus froides vertus ; leurs discours me chatouillent agrĂ©ablement le cƓur, et il me semble parfois que c’est Ă  moi qu’ils s’adressent. Souvent mĂȘme les rigueurs de la dame m’impatientent, et je la gourmande Ă  part moi de faire ainsi languir et sĂ©cher sur pied un si parfait amant. — C’est que Madame a l’ñme bonne, rĂ©pliqua Jeanne, et ne se plaĂźt point Ă  voir souffrir. Pour moi, je suis d’humeur plus fĂ©roce, et cela me divertirait de voir quelqu’un mourir d’amour tout de bon. Les belles phrases ne me persuadent point. — Il te faut du positif, Jeanne, et tu as l’esprit un peu enfoncĂ© dans la matiĂšre. Tu ne lis pas comme moi les romans et piĂšces de théùtre. Ne me disais-tu pas tout Ă  l’heure que le galant de la troupe Ă©tait joli garçon ? — Madame la marquise peut en juger elle-mĂȘme, dit la suivante, debout prĂšs de la fenĂȘtre le voilĂ  prĂ©cisĂ©ment qui traverse la cour, sans doute pour se rendre Ă  l’orangerie, oĂč l’on dresse le théùtre. » La marquise s’approcha de la croisĂ©e et vit le LĂ©andre marchant Ă  petits pas, d’un air songeur, comme quelqu’un absorbĂ© par une passion profonde. À tout hasard, il affectait cette attitude mĂ©lancolique dont les femmes se prĂ©occupent, devinant quelque peine de cƓur Ă  consoler. ArrivĂ© sous le balcon, il leva la tĂȘte avec un certain mouvement, qui donna Ă  ses yeux un lumineux particulier, fixa sur la croisĂ©e un regard long, triste et chargĂ© de dĂ©sespĂ©rance de l’amour impossible, bien qu’exprimant aussi l’admiration la plus vive et la plus respectueuse. Apercevant la marquise, dont le front s’appuyait Ă  la vitre, il ĂŽta son chapeau de façon Ă  balayer la terre avec la plume, et fit un de ces saluts profonds comme on en fait aux reines et aux dĂ©itĂ©s, et qui marquent la distance de l’EmpyrĂ©e au nĂ©ant. Puis il se couvrit d’un geste plein de grĂące, reprenant avec un air superbe son arrogance de cavalier, abjurĂ©e un moment aux pieds de la beautĂ©. Ce fut net, prĂ©cis et bien fait. Un vĂ©ritable seigneur rompu au monde, usagĂ© en la cour, n’eĂ»t pas mieux saisi la nuance. FlattĂ©e de ce salut Ă  la fois discret et prosternĂ©, oĂč l’on rendait si bien Ă  son rang ce qu’on lui devait, madame de BruyĂšres ne put s’empĂȘcher d’y rĂ©pondre par une faible inclination de tĂȘte accompagnĂ©e d’un imperceptible sourire. Ces signes favorables n’échappĂšrent point au LĂ©andre, et sa fatuitĂ© naturelle ne manqua pas de s’en exagĂ©rer la portĂ©e. Il ne douta pas un instant que la marquise ne fĂ»t amoureuse de lui, et son imagination extravagante se mit Ă  bĂątir lĂ -dessus tout un roman chimĂ©rique. Il allait enfin accomplir le rĂȘve de toute sa vie, avoir une aventure galante avec une vraie grande dame, dans un chĂąteau quasi princier, lui, pauvre comĂ©dien de province, plein de talent sans doute, mais qui n’avait point encore jouĂ© devant la cour. Rempli de ces billevesĂ©es, il ne se sentait pas d’aise ; son cƓur se gonflait, sa poitrine se dilatait, et, la rĂ©pĂ©tition finie, il rentra chez lui pour Ă©crire un billet du style le plus hyperbolique, qu’il comptait bien faire parvenir Ă  la marquise. Comme tous les rĂŽles de la piĂšce Ă©taient sus, dĂšs que les invitĂ©s du marquis furent arrivĂ©s, la reprĂ©sentation des Rodomontades du capitaine Matamore put avoir lieu. L’orangerie, transformĂ©e en salle de théùtre, offrait le plus charmant coup d’Ɠil. Des bouquets de bougies, fixĂ©es aux murailles par des bras ou des appliques, y rĂ©pandaient une clartĂ© douce, favorable aux parures des femmes, sans nuire Ă  l’effet de la scĂšne. En arriĂšre des spectateurs, sur des planches formant gradins, on avait placĂ© les orangers, dont les feuillages et les fruits, Ă©chauffĂ©s par la tiĂšde atmosphĂšre de la salle, dĂ©gageaient une odeur des plus suaves, se mĂȘlant aux parfums du musc, du benjoin, de l’ambre et de l’iris. Au premier rang, tout prĂšs du théùtre, sur des fauteuils massifs, rayonnaient Yolande de Foix, la duchesse de Montalban, la baronne d’HagĂ©meau, la marquise de BruyĂšres et autres personnes de qualitĂ©, dans des toilettes d’une richesse et d’une Ă©lĂ©gance dĂ©cidĂ©es Ă  ne pas se laisser vaincre. Ce n’étaient que velours, satins, toiles d’argent ou d’or, dentelles, guipures, cannetilles, ferrets de diamants, tours de perles, girandoles, nƓuds de pierreries qui pĂ©tillaient aux lumiĂšres et lançaient de folles bluettes ; nous ne parlons pas des Ă©tincelles bien plus vives que jetaient les diamants des yeux. À la cour mĂȘme, on n’eĂ»t pu voir rĂ©union plus brillante. Si Yolande de Foix n’eĂ»t pas Ă©tĂ© lĂ , plusieurs dĂ©esses mortelles auraient fait hĂ©siter un PĂąris chargĂ© d’accorder la pomme d’or, mais sa prĂ©sence rendait toute lutte inutile. Elle ne ressemblait pourtant pas Ă  l’indulgente VĂ©nus, mais bien plutĂŽt Ă  la sauvage Diane. La jeune chĂątelaine Ă©tait d’une beautĂ© cruelle, d’une grĂące implacable, d’une perfection dĂ©sespĂ©rante. Son visage, allongĂ© et fin, ne semblait pas modelĂ© avec de la chair, mais dĂ©coupĂ© dans l’agate ou l’onyx, tant les traits en Ă©taient purs, immatĂ©riels et nobles. Son col amenuisĂ©, flexible comme celui d’un cygne, s’unissait, par une ligne virginale, Ă  des Ă©paules encore un peu maigres et Ă  une poitrine juvĂ©nile d’une blancheur neigeuse, que ne soulevaient pas les battements du cƓur. Sa bouche, ondulĂ©e comme l’arc de la chasseresse, dĂ©cochait la moquerie mĂȘme lorsqu’elle restait muette, et son Ɠil bleu avait des Ă©clairs froids Ă  dĂ©concerter l’aplomb des hardiesses. Cependant son attrait Ă©tait irrĂ©sistible. Toute sa personne, insolemment Ă©tincelante, jetait au dĂ©sir la provocation de l’impossible. Nul homme n’eĂ»t vu Yolande sans en devenir amoureux, mais ĂȘtre aimĂ© d’elle Ă©tait une chimĂšre que bien peu se permettaient de caresser. Comment Ă©tait-elle habillĂ©e ? Il faudrait plus de sang-froid que nous n’en possĂ©dons pour le dire. Ses vĂȘtements flottaient autour de son corps comme une nuĂ©e lumineuse oĂč l’on ne discernait qu’elle. Nous pensons cependant que des grappes de perles se mĂȘlaient aux crespelures de ses cheveux blonds scintillants comme les rayons d’une aurĂ©ole. Sur des tabourets et des banquettes Ă©taient assis, par derriĂšre les femmes, les seigneurs et les gentilshommes, pĂšres, maris ou frĂšres de ces beautĂ©s. Les uns se penchaient gracieusement sur le dos des fauteuils, murmurant quelque madrigal Ă  une oreille indulgente, les autres s’éventaient avec le panache de leurs feutres, ou, debout, une main sur la hanche, campĂ©s de maniĂšre Ă  faire valoir leur belle prestance, promenaient sur l’assemblĂ©e un regard satisfait. Un bruissement de conversations voltigeait comme un lĂ©ger brouillard au-dessus des tĂȘtes, et l’attente commençait Ă  s’impatienter, lorsque trois coups solennellement frappĂ©s retentirent et firent aussitĂŽt rĂ©gner le silence. Les rideaux se sĂ©parĂšrent lentement, et laissĂšrent voir une dĂ©coration reprĂ©sentant une place publique, lieu vague, commode aux intrigues et aux rencontres de la comĂ©die primitive. C’était un carrefour, avec des maisons aux pignons pointus, aux Ă©tages en saillie, aux petites fenĂȘtres maillĂ©es de plomb, aux cheminĂ©es d’oĂč s’échappait naĂŻvement un tirebouchon de fumĂ©e allant rejoindre les nuages d’un ciel auquel un coup de balai n’avait pu rendre toute sa limpiditĂ© premiĂšre. L’une de ces maisons, formant l’angle de deux rues qui tĂąchaient de s’enfoncer dans la toile par un effort dĂ©sespĂ©rĂ© de perspective, possĂ©dait une porte et une fenĂȘtre praticables. Les deux coulisses qui rejoignaient Ă  leur sommet une bande d’air çà et lĂ  gĂ©ographiĂ© d’huile, jouissaient du mĂȘme avantage, et, de plus, l’une d’elles avait un balcon oĂč l’on pouvait monter au moyen d’une Ă©chelle invisible pour le spectateur, arrangement propice aux conversations, escalades et enlĂšvements Ă  l’espagnole. Vous le voyez, le théùtre de notre petite troupe Ă©tait assez bien machinĂ© pour l’époque. Il est vrai que la peinture de la dĂ©coration eĂ»t semblĂ© Ă  des connaisseurs un peu enfantine et sauvage. Les tuiles des toits tiraient l’Ɠil par la vivacitĂ© de leurs tons rouges, le feuillage des arbres plantĂ©s devant les maisons Ă©tait du plus beau vert-de-gris, et les parties bleues du ciel Ă©talaient un azur invraisemblable ; mais l’ensemble faisait suffisamment naĂźtre l’idĂ©e d’une place publique chez des spectateurs de bonne volontĂ©. Un rang de vingt-quatre chandelles soigneusement mouchĂ©es jetait une forte clartĂ© sur cette honnĂȘte dĂ©coration peu habituĂ©e Ă  pareille fĂȘte. Cet aspect magnifique fit courir une rumeur de satisfaction parmi l’auditoire. La piĂšce s’ouvrait par une querelle du bon bourgeois Pandolphe avec sa fille Isabelle, qui, sous prĂ©texte qu’elle Ă©tait amoureuse d’un jeune blondin, se refusait le plus opiniĂątrement du monde Ă  Ă©pouser le capitaine Matamoros, dont son pĂšre Ă©tait entichĂ©, rĂ©sistance dans laquelle Zerbine, sa suivante, bien payĂ©e par LĂ©andre, la soutenait du bec et des ongles. Aux injures que lui adressait Pandolphe, l’effrontĂ©e soubrette, prompte Ă  la riposte, rĂ©pondait par cent folies, et lui conseillait d’épouser lui-mĂȘme Matamore s’il l’aimait tant. Quant Ă  elle, jamais elle ne souffrirait que sa maĂźtresse devĂźnt la femme de ce veillaque, de ce visage Ă  nasardes, de cet Ă©pouvantail Ă  mettre dans les vignes. Furieux, le bonhomme voulant entretenir Isabelle seule, poussait Zerbine pour la faire rentrer au logis ; mais elle cĂ©dait de l’épaule aux bourrades du vieillard, tout en restant en place avec un mouvement de corsage si Ă©lastique, un tordion de hanche si fripon, un froufrou de jupes si coquet, qu’une ballerine de profession n’eĂ»t pu mieux faire, et Ă  chaque tentative inutile de Pandolphe, elle riait, sans se soucier de paraĂźtre avoir la bouche grande, de ses trente-deux perles d’Orient, plus Ă©tincelantes encore aux lumiĂšres, Ă  faire se dĂ©rider les mĂ©lancolies d’HĂ©raclite. Une lueur diamantĂ©e luisait dans ses yeux, allumĂ©s par une couche de fard posĂ©e sous la paupiĂšre. Le carmin avivait ses lĂšvres, et ses jupes toutes neuves, faites avec les taffetas donnĂ©s par le marquis, se lustraient aux cassures de frissons subits, et semblaient secouer des Ă©tincelles. Ce jeu fut applaudi de toute la salle, et le seigneur de BruyĂšres se disait tout bas qu’il avait eu le goĂ»t bon en jetant son dĂ©volu sur cette perle des soubrettes. Un nouveau personnage fit alors son entrĂ©e, regardant Ă  droite et Ă  gauche, comme s’il craignait d’ĂȘtre surpris. C’était LĂ©andre, la bĂȘte noire des pĂšres, des maris, des tuteurs, l’amour des femmes, des filles et des pupilles ; l’amant, en un mot, celui qu’on rĂȘve, qu’on attend et qu’on cherche, qui doit tenir les promesses de l’idĂ©al, rĂ©aliser la chimĂšre des poĂ«mes, des comĂ©dies et des romans, ĂȘtre la jeunesse, la passion, le bonheur, ne partager aucune misĂšre de l’humanitĂ©, n’avoir jamais ni faim, ni soif, ni chaud, ni froid, ni peur, ni fatigue, ni maladie ; mais toujours ĂȘtre prĂȘt la nuit, le jour, Ă  pousser des soupirs, Ă  roucouler des dĂ©clarations, Ă  sĂ©duire les duĂšgnes, Ă  soudoyer les suivantes, Ă  grimper aux Ă©chelles, Ă  mettre flamberge au vent en cas de rivalitĂ© ou de surprise, et cela, rasĂ© de frais, bien frisĂ©, avec des recherches de linge et d’habits, l’Ɠil en coulisse, la bouche en cƓur comme un hĂ©ros de cire ! MĂ©tier terrible qui n’est pas trop rĂ©compensĂ© par l’amour de toutes les femmes. Apercevant Pandolphe lĂ  oĂč il ne comptait rencontrer qu’Isabelle, LĂ©andre s’arrĂȘta dans une pose Ă©tudiĂ©e devant les miroirs, et qu’il savait propre Ă  mettre en relief les avantages de sa personne le corps portant sur la jambe gauche, la droite lĂ©gĂšrement flĂ©chie, une main sur la garde de son Ă©pĂ©e, l’autre caressant le menton de maniĂšre Ă  faire briller le fameux solitaire, les yeux pleins de flammes et de langueurs, la bouche entr’ouverte par un faible sourire qui laissait luire l’émail des dents. Il Ă©tait vraiment fort bien son costume, rafraĂźchi par des rubans neufs, son linge Ă©blouissant de blancheur, bouillonnant entre le pourpoint et les chausses, ses souliers Ă©troits, hauts de talons, ornĂ©s d’une large cocarde, contribuaient Ă  lui donner l’apparence d’un parfait cavalier. Aussi rĂ©ussit-il complĂštement auprĂšs des dames ; la railleuse Yolande elle-mĂȘme ne le trouva point trop ridicule. Profitant de ce jeu muet, LĂ©andre lança par-dessus la rampe son regard sĂ©ducteur et le reposa sur la marquise avec une expression passionnĂ©e et suppliante qui la fit rougir malgrĂ© elle ; puis il le reporta vers Isabelle, Ă©teint et distrait, comme pour bien marquer la diffĂ©rence de l’amour rĂ©el Ă  l’amour simulĂ©. À la vue de LĂ©andre, la colĂšre de Pandolphe devint de l’exaspĂ©ration. Il fit rentrer au logis sa fille et la soubrette, mais non pas si rapidement que Zerbine n’eĂ»t eu le temps de glisser dans sa poche un billet Ă  l’adresse d’Isabelle, billet demandant un rendez-vous nocturne. Le jeune homme, restĂ© avec le pĂšre, lui assura le plus poliment du monde que ses intentions Ă©taient honnĂȘtes et ne tendaient qu’à serrer le plus sacrĂ© des nƓuds, qu’il Ă©tait de bonne naissance, avait l’estime des grands et quelque crĂ©dit Ă  la cour, et que rien, pas mĂȘme la mort, ne pourrait le dĂ©tourner d’Isabelle, qu’il aimait plus que la vie ; paroles charmantes, que la jeune fille Ă©coutait avec dĂ©lices, penchĂ©e de son balcon, et faisant au LĂ©andre de jolis petits signes d’acquiescement. MalgrĂ© cette Ă©loquence melliflue, Pandolphe, avec une infatuation obstinĂ©e et sĂ©nile, jurait ses grands dieux que le seigneur Matamore serait son gendre, ou que sa fille entrerait au couvent. De ce pas il allait chercher le tabellion pour conclure la chose. Pandolphe Ă©loignĂ©, LĂ©andre adjurait la belle, toujours Ă  la fenĂȘtre, car le vieillard avait fermĂ© la porte Ă  double tour, de consentir, pour Ă©viter de telles extrĂ©mitĂ©s, Ă  ce qu’il l’enlevĂąt et la menĂąt Ă  un ermite de sa connaissance, qui ne faisait pas de difficultĂ© de marier les jeunes couples empĂȘchĂ©s dans leurs amours par la volontĂ© tyrannique des parents. À quoi la demoiselle rĂ©pondait modestement, tout en avouant qu’elle n’était pas insensible Ă  la flamme de LĂ©andre, que l’on devait du respect Ă  ceux de qui l’on tient le jour, et que cet ermite ne possĂ©dait peut-ĂȘtre pas toutes les qualitĂ©s qu’il faut pour bien marier les gens ; mais elle promettait de rĂ©sister de son mieux et d’entrer en religion plutĂŽt que de mettre sa main dans la patte du Matamore. L’amoureux se retirait pour aller dresser ses batteries avec l’aide d’un certain valet, drĂŽle retors, personnage fertile en fourberies, ruses et stratagĂšmes autant que le sieur Polyen. Il devait revenir le soir sous le balcon et rendre compte Ă  sa maĂźtresse du succĂšs de ses entreprises. Isabelle fermait sa fenĂȘtre, et le Matamore, avec cet esprit d’à-propos qui le caractĂ©rise, faisait son entrĂ©e. Son apparition attendue produisit un grand effet. Ce type favori avait le don de faire rire les plus moroses. Quoique rien ne nĂ©cessitĂąt une action si furibonde, Matamore, ouvrant les jambes en compas forcĂ© et faisant des pas de six pieds, comme les mots dont parle Horace, arriva devant les chandelles et s’y planta dans une pose cambrĂ©e, outrageuse et provocante, de mĂȘme que s’il eĂ»t voulu porter un dĂ©fi Ă  la salle entiĂšre. Il filait sa moustache, roulait de gros yeux, faisait palpiter sa narine et soufflait formidablement, comme s’il Ă©touffait de colĂšre pour quelque injure mĂ©ritant la destruction du genre humain. Matamore, en cette occasion solennelle, avait tirĂ© du fond de son coffre un costume presque neuf qu’il ne mettait qu’aux beaux jours, et dont sa maigreur de lĂ©zard faisait ressortir encore la bizarrerie comique et l’emphase grotesquement espagnole. Ce costume consistait en un pourpoint bombĂ© comme un corselet, et zĂ©brĂ© de bandes diagonales alternativement jaunes et rouges qui convergeaient vers une rangĂ©e de boutons, en maniĂšre de chevrons renversĂ©s. La pointe du pourpoint descendait fort bas sur le ventre. Les bords et les entournures en Ă©taient garnis d’un bourrelet saillant, aux mĂȘmes couleurs ; des rayures semblables Ă  celles du pourpoint dĂ©crivaient des spirales bizarres autour des manches et de la culotte, donnant aux bras et aux cuisses un air risible de flĂ»te Ă  l’oignon. Si l’on s’avisait de chausser un coq de bas rouges, on aurait l’idĂ©e des tibias du Matamore. D’énormes bouffettes jaunes s’épanouissaient comme des choux sur ses souliers Ă  crevĂ©s rouges ; des jarretiĂšres Ă  bouts flottants serraient au-dessus du genou ses jambes aussi dĂ©nuĂ©es de mollets que les pattes Ă©chassiĂšres d’un hĂ©ron. Une fraise montĂ©e sur carton, dont les plis empesĂ©s dessinaient une sĂ©rie de 8, lui cerclait le col et le forçait Ă  relever le menton, attitude favorable aux impertinences du rĂŽle. Sa coiffure consistait en une sorte de feutre Ă  la Henri IV, retroussĂ© par un bord et accrĂȘtĂ© de plumes rouges et blanches. Une cape dĂ©chiquetĂ©e en barbe d’écrevisse, des mĂȘmes couleurs que le reste du costume, flottait derriĂšre les Ă©paules, burlesquement retroussĂ©e par une immense rapiĂšre, Ă  laquelle le poids d’une lourde coquille faisait relever la pointe. Au bout de ce long estoc, qui eĂ»t pu servir de brochette Ă  dix Sarrasins, pendait une rosace ouvrĂ©e dĂ©licatement en fils d’archal fort tĂ©nus, reprĂ©sentant une toile d’araignĂ©e, preuve convaincante du peu d’usage que faisait Matamore de ce terrible engin de guerre. Ceux d’entre les spectateurs qui avaient les yeux bons eussent mĂȘme pu distinguer la petite bestiole de mĂ©tal, suspendue au bout de son fil avec une quiĂ©tude parfaite et comme sĂ»re de n’ĂȘtre pas dĂ©rangĂ©e dans son travail. Matamore, suivi de son valet Scapin, que menaçait d’éborgner le bout de la rapiĂšre, arpenta deux ou trois fois le théùtre, faisant sonner ses talons, enfonçant son chapeau jusqu’au sourcil, et se livrant Ă  cent pantomimes ridicules qui faisaient pĂąmer de rire les spectateurs ; enfin, il s’arrĂȘta, et se posant devant la rampe, il commença un discours plein de hĂąbleries, d’exagĂ©rations et de rodomontades, dont voici Ă  peu prĂšs la teneur, et qui aurait pu prouver aux Ă©rudits que l’auteur de la piĂšce avait lu le Miles gloriosus de Plaute, aĂŻeul de la lignĂ©e des Matamores. Pour aujourd’hui, Scapin, je veux bien quelques instants laisser au fourreau ma tueuse, et donner aux mĂ©decins le soin de peupler les cimetiĂšres dont je suis le grand pourvoyeur. Quand on a comme moi dĂ©trĂŽnĂ© le Sofi de Perse, arrachĂ© par sa barbe l’Armorabaquin du milieu de son camp et tuĂ© de l’autre main dix mille Turcs infidĂšles, fait tomber d’un coup de pied les remparts de cent forteresses, dĂ©fiĂ© le sort, Ă©corchĂ© le hasard, brĂ»lĂ© le malheur, plumĂ© comme un oison l’aigle de Jupin qui refusait de venir sur le prĂ© Ă  mon appel, me redoutant plus que les Titans, battu le fusil avec les carreaux de la foudre, Ă©ventrĂ© le ciel du croc de sa moustache, il est, certes, loisible de se permettre quelques rĂ©crĂ©ations et badineries. D’ailleurs, l’univers soumis n’offre plus de rĂ©sistance Ă  mon courage, et la parque Atropos m’a fait savoir que ses ciseaux s’étant Ă©brĂ©chĂ©s Ă  couper le fil des destinĂ©es que moissonnait ma flamberge, elle avait Ă©tĂ© obligĂ©e de les envoyer au rĂ©mouleur. Donc, Scapin, il me faut tenir Ă  deux mains ma vaillance, faire trĂȘve aux duels, guerres, massacres, dĂ©vastations, sacs de villes, luttes corps Ă  corps avec les gĂ©ants, tueries de monstres Ă  l’instar de ThĂ©sĂ©e et d’Hercule Ă  quoi j’occupe ordinairement les fĂ©rocitĂ©s de mon indomptable bravoure. Je me repose. Que la mort respire ! Mais Ă  quels divertissements le seigneur Mars, qui prĂšs de moi n’est qu’un bien petit compagnon, passe-t-il ses vacances et congĂ©s ? Entre les bras blancs et poupins de la dame VĂ©nus, laquelle, comme dĂ©esse de bon entendement, prĂ©fĂšre les gens d’armes Ă  tous autres, fort dĂ©daigneuse de son boiteux et cornard de mari. C’est pourquoi j’ai bien voulu condescendre Ă  m’humaniser, et voyant que Cupidon n’osait se hasarder Ă  dĂ©cocher sa flĂšche Ă  pointe d’or contre un vaillant de mon calibre, je lui ai fait un petit signe d’encouragement. MĂȘme pour que son dard pĂ»t pĂ©nĂ©trer en ce gĂ©nĂ©reux cƓur de lion, j’ai dĂ©pouillĂ© cette cotte de mailles faite des anneaux donnĂ©s par les dĂ©esses, impĂ©ratrices, reines, infantes, princesses et grandes de tous pays, mes illustres amantes, dont la trempe magique me prĂ©serve en mes plus folles tĂ©mĂ©ritĂ©s. — Cela signifie, dit le valet qui avait Ă©coutĂ© cette fulgurante tirade avec les apparences d’une contention d’esprit extrĂȘme, autant que mon faible entendement peut comprendre une Ă©loquence si admirable en rhĂ©torique, si enjolivĂ©e de termes Ă  propos et mĂ©taphores Ă  l’asiatique que votre Vaillantissime Seigneurie a la fantaisie fĂ©rue pour quelque jeune tendron de la ville ; aliĂ s, que vous ĂȘtes amoureux comme un simple mortel. — Vraiment, rĂ©pliqua Matamore avec une bonhomie nonchalante et superbe, tu as donnĂ© du nez droit dans la chose, et tu ne manques pas d’intelligence pour un valet. Oui, j’ai cette infirmitĂ© d’ĂȘtre amoureux ; mais ne crains pas qu’elle amollisse mon courage. Cela est bon pour Samson, de se laisser tondre, et pour Alcide, de filer la quenouille. Dalila n’eĂ»t osĂ© me toucher le poil. Omphale m’eĂ»t tirĂ© les bottes. Au moindre signe de rĂ©volte je lui aurais fait dĂ©crotter sur la table la peau du lion NĂ©mĂ©en comme une cape Ă  l’espagnole. Dans mon loisir, cette rĂ©flexion, humiliante pour un grand cƓur, m’est venue. J’ai vaincu, il est vrai, le genre humain, mais je n’en ai rĂ©duit que la moitiĂ©. Les femmes, par leur faiblesse, Ă©chappent Ă  mon empire. Il ne serait pas dĂ©cent de leur couper la tĂȘte, de leur tailler bras et jambes, de les fendre en deux jusqu’à la ceinture, comme j’ai l’habitude de le faire avec mes ennemis masculins. Ce sont lĂ  brutalitĂ©s martiales, que repousse la politesse. La dĂ©faite de leur cƓur, la reddition Ă  volontĂ© de leur Ăąme, la mise Ă  sac de leur vertu me suffisent. Il est vrai que j’en ai soumis un nombre plus grand que les sablons de la mer, et les Ă©toiles du ciel, que je traĂźne aprĂšs moi quatre coffres pleins de poulets, billets doux et missives, et que je dors sur un matelas composĂ© de boucles brunes, chĂątaines, blondes, rousses, dont les plus pudiques m’ont fait le sacrifice. Junon mĂȘme m’a fait des avances que j’ai rebutĂ©es parce que son immortalitĂ© Ă©tait un peu trop mĂ»re, bien qu’elle se refasse vierge toutes les annĂ©es en la fontaine de Canathos ; mais tous ces triomphes, je les compte comme dĂ©faites et ne veux point d’une couronne de laurier Ă  laquelle manque une seule feuille ; mon front en serait dĂ©shonorĂ©. La charmante Isabelle ose me rĂ©sister, et quoique toutes les audaces soient bienvenues prĂšs de moi, je ne saurais souffrir cette impertinence, et je veux qu’elle-mĂȘme, sur un plat d’argent, m’apporte les clefs d’or de son cƓur, Ă  genoux, dĂ©chevelĂ©e, demandant grĂące et merci. Va sommer cette place de se rendre. J’accorde trois minutes de rĂ©flexion Pendant cette attente, le sablier tremblera dans la main du Temps effrayĂ©. » Et lĂ -dessus, Matamore se campait dans une pose extravagamment anguleuse, dont sa maigreur excessive faisait encore ressortir le ridicule. La fenĂȘtre resta close aux sommations moqueuses du valet. SĂ»re de la bontĂ© de ses murailles, et ne craignant pas qu’on ouvrĂźt la brĂšche, la garnison, composĂ©e d’Isabelle et de Zerbine, ne donna pas signe de vie. Matamore, qui ne s’étonne de rien, s’étonna pourtant de ce silence. Sangre y fuego ! Terre et ciel ! Foudres et canonnades ! s’écria-t-il en faisant hĂ©risser le poil de sa lĂšvre comme la moustache d’un chat fĂąchĂ©. Ces bagasses ne bougent non plus que chĂšvres mortes. Qu’on arbore le drapeau, qu’on batte la chamade, ou je jette bas la maison d’une chiquenaude ! Ce serait bien fait si la cruelle restait Ă©crasĂ©e sous les ruines. Comment, Scapin, mon ami, t’expliques-tu cette dĂ©fense hyrcanienne et sauvage contre mes charmes qui, comme on sait, n’ont point de rivaux en ce globe terraquĂ© ni mĂȘme en l’Olympe habitĂ© des dieux ! — Je me l’explique fort naturellement. Un certain LĂ©andre, moins beau que vous, sans doute, mais tout le monde n’a pas le goĂ»t bon, s’est mĂ©nagĂ© des intelligences dans la place ; votre valeur s’attaque Ă  une forteresse prise. Vous avez sĂ©duit le pĂšre, LĂ©andre a sĂ©duit la fille. VoilĂ  tout. — LĂ©andre ! as-tu dit ? Oh ! ne rĂ©pĂšte pas ce nom exĂ©crable et exĂ©crĂ©, ou je vais, de male rage, dĂ©crocher le soleil, Ă©borgner la lune, et, prenant la terre par les bouts de son essieu, la secouer de façon Ă  produire un cataclysme diluvial comme celui de NoĂ© ou d’OgygĂšs. Faire Ă  ma barbe la cour Ă  Isabelle, la dame de mes pensĂ©es ! damnable godelureau, ruffian patibulaire, galantin de sac et de corde, oĂč es-tu, que je te fende les naseaux, que je t’écrive des croix sur la figure, que je t’embroche, que je te larde, que je te crible, que je t’effondre, que je te dĂ©sentraille, que je te piĂ©tine, que je te jette au bĂ»cher et disperse tes cendres ? Si tu paraissais pendant le paroxysme de ma fureur, le tonnerre de mes narines suffirait Ă  t’envoyer au delĂ  des mondes parmi les feux Ă©lĂ©mentaires ; je te lancerais si haut que tu ne retomberais jamais. Marcher sur mes brisĂ©es, je frĂ©mis moi-mĂȘme Ă  l’idĂ©e de ce qu’une pareille audace peut amener de maux et de dĂ©sastres sur la pauvre humanitĂ©. Je ne saurais punir dignement un tel crime sans fracasser du coup la planĂšte. LĂ©andre rival de Matamore ! Par Mahom et Tervagant ! Les mots Ă©pouvantĂ©s reculent et se refusent Ă  venir exprimer une pareille Ă©normitĂ©. On ne peut les joindre ensemble ; ils hurlent quand on les prend au collet pour les rapprocher, car ils savent qu’ils auraient affaire Ă  moi s’ils se permettaient cette licence. D’ores et en avant LĂ©andre, ĂŽ ma langue ! pardon de te faire prononcer ce nom infĂąme, peut se considĂ©rer comme dĂ©funt et aller lui-mĂȘme commander son monument au tailleur de pierre, si toutefois j’ai la magnanimitĂ© de lui accorder les honneurs de la sĂ©pulture. — Par le sang de Diane ! dit le valet, voilĂ  qui tombe comme de cire, le seigneur LĂ©andre traverse prĂ©cisĂ©ment la place Ă  pas comptĂ©s. Vous allez bellement lui dire son fait, et ce sera un magnifique spectacle que la rencontre de deux si fiers courages ; car je ne vous cacherai pas que, parmi les maĂźtres d’armes et prĂ©vĂŽts de la ville, ce gentilhomme a la renommĂ©e d’ĂȘtre assez bon gladiateur. DĂ©gainez ; pour moi, je ferai le guet, quand vous en serez aux mains, de peur que les sergents ne vous dĂ©rangent. — Les Ă©tincelles de nos Ă©pĂ©es leur feront prendre le large, et ils n’oseraient, les bĂ©lĂźtres, entrer dans ce cercle de flammes et de sang. Reste tout prĂšs de moi, mon bon Scapin ; si, d’aventure, j’étais fĂącheusement navrĂ© de quelque estafilade, tu me recevrais en tes bras, rĂ©pondit Matamore qui aimait beaucoup Ă  ĂȘtre interrompu dans ses duels. — Plantez-vous bravement devant lui, dit le valet en poussant son maĂźtre, et barrez-lui le passage. » Voyant qu’il n’y avait pas moyen de faire une reculade, Matamore s’enfonça son feutre jusque sur les yeux, retroussa sa moustache, mit la main Ă  la poignĂ©e de son immense rapiĂšre et s’avança vers LĂ©andre, qu’il toisa des pieds Ă  la tĂȘte, le plus insolemment qu’il put ; mais c’était bravade pure, car on entendait claquer ses dents et l’on voyait flageoler et trembler ses minces jambes comme des roseaux au vent de bise. Il ne lui restait plus qu’un espoir, c’était d’intimider LĂ©andre par des Ă©clats de voix, des menaces et des rodomontades, des liĂšvres Ă©tant souvent cachĂ©s sous des peaux de lion. Monsieur, savez-vous que je suis le capitaine Matamoros, appartenant Ă  la cĂ©lĂšbre maison Cuerno de Cornazan, et alliĂ© Ă  la non moins illustre famille Escobombardon de la Papirontonda ? Je descends d’AntĂ©e par les femmes. — Eh ! descendez de la lune si cela vous amuse, rĂ©pondit le LĂ©andre avec un dĂ©daigneux haussement d’épaules ; que m’importent ces billevesĂ©es ? — TĂȘte et ventre ! monsieur ; cela vous importera tout Ă  l’heure ; il est encore temps, videz la place, et je vous Ă©pargne. Votre jeunesse me touche. Regardez-moi bien. Je suis la terreur de l’univers, l’ami de la Camarde, la providence des fossoyeurs ; oĂč je passe, il pousse des croix. C’est Ă  peine si mon ombre ose me suivre, tellement je la mĂšne en des endroits pĂ©rilleux. Si j’entre, c’est par la brĂšche ; si je sors, c’est par un arc-de-triomphe ; si j’avance, c’est pour me fendre ; si je recule, c’est pour rompre ; si je couche, c’est mon ennemi que j’étends sur le prĂ© ; si je traverse une riviĂšre, elle est de sang, et les arches du pont sont faites avec les cĂŽtes de mes adversaires. Je me roule, avec dĂ©lice, au milieu des mĂȘlĂ©es, tuant, hachant, massacrant, taillant d’estoc et de taille, perçant de la pointe. Je jette les chevaux en l’air avec leurs cavaliers, je brise comme fĂ©tus de paille les os des Ă©lĂ©phants. Aux assauts j’escalade les murs, en m’aidant de deux poinçons, et je plonge mon bras dans la gueule des canons pour en retirer les boulets. Le vent seul de mon Ă©pĂ©e renverse les bataillons comme gerbes sur l’aire. Quand Mars me rencontre sur un champ de bataille, il fuit, de peur que je ne l’assomme, tout dieu de la guerre qu’il est ; enfin, ma vaillance est si grande, et l’effroi que j’inspire est tel, que jusqu’à prĂ©sent, apothicaire du TrĂ©pas, je n’ai pu voir les braves que par le dos. — Eh bien ! vous allez en voir un en face, dit LĂ©andre en appliquant sur un des profils du Matamore un Ă©norme soufflet, dont l’écho burlesque retentit jusqu’au fond de la salle. Le pauvre diable pivota sur lui-mĂȘme, prĂšs de tomber ; un second soufflet non moins vigoureusement appliquĂ© que le premier, mais sur l’autre joue, le remit d’aplomb. Pendant cette scĂšne, Isabelle et Zerbine avaient reparu au balcon. La malicieuse soubrette se tenait les cĂŽtes de rire, et sa maĂźtresse faisait un signe de tĂȘte amical Ă  LĂ©andre. Du fond de la place dĂ©bouchait Pandolphe, accompagnĂ© du tabellion et qui, les dix doigts Ă©carquillĂ©s et les yeux ronds de surprise, regardait LĂ©andre battre le Matamore. Écailles de crocodile et cornes de rhinocĂ©ros ! vocifĂ©ra le fanfaron, ta fosse est ouverte, malandrin, veillaque, gavache, et je vais t’y pousser. Mieux eĂ»t valu pour toi tirer la moustache aux tigres et la queue aux serpents dans les forĂȘts de l’Inde. Agacer Matamore ! Pluton, avec sa fourche, ne s’y risquerait pas. Je le dĂ©possĂ©derais de l’enfer et j’usurperais Proserpine. Allons, ma tueuse, au vent, montrez-vous, brillez au soleil, et que votre Ă©clair prenne pour fourreau le ventre de ce tĂ©mĂ©raire. J’ai soif de son sang, de sa moelle, de sa fressure, et je lui arracherai l’ñme d’entre les dents. » En disant cela, Matamore, avec des tensions de nerfs, des roulements de prunelles, des clappements de langue, semblait faire les plus prodigieux efforts pour extraire la lame rebelle de sa gaine. Il en suait d’ahan, mais la prudente tueuse voulait garder le logis ce jour-lĂ , sans doute pour ne pas ternir son acier poli Ă  l’air humide. FatiguĂ© de ces contorsions burlesques, le galant envoya d’un coup de pied rouler le fanfaron Ă  l’autre bout du théùtre, et se retira aprĂšs avoir saluĂ© Isabelle avec une grĂące exquise. Matamore, tombĂ© sur le dos, remuait ses membres grĂȘles comme une sauterelle retournĂ©e. Quand, avec l’aide de son valet et de Pandolphe, il se fut dressĂ© sur ses pieds, et bien assurĂ© que LĂ©andre Ă©tait parti, il s’écria d’une voix haletante et comme entrecoupĂ©e par la rage De grĂące, Scapin, cercle-moi avec des bardes de fer ; je crĂšve de fureur, je vais Ă©clater comme une bombe ! Et toi, lame perfide, qui trahis ton maĂźtre au moment suprĂȘme, est-ce ainsi que tu me rĂ©compenses de t’avoir toujours abreuvĂ©e du sang des plus fiers capitaines et des plus vaillants duellistes ! Je ne sais Ă  quoi il tient que je ne te brise en mille morceaux sur mon genou, comme lĂąche, parjure et fĂ©lonne ; mais tu m’as voulu faire comprendre que le vrai guerrier doit rester sur la brĂšche, et ne pas s’oublier en des Capoues d’amour. En effet, cette semaine je n’ai dĂ©fait aucune armĂ©e, je n’ai combattu ni orque, ni dragon, je n’ai pas fourni Ă  la mort sa ration de cadavres, et la rouille est venue Ă  mon glaive rouille de honte, soudure d’oisivetĂ© ! Sous les propres yeux de ma belle ce bĂ©jaune me nargue, m’insulte et me provoque. Leçon profonde ! enseignement philosophique ! apologue moral ! DĂ©sormais je tuerai deux ou trois hommes avant de dĂ©jeuner, pour ĂȘtre sĂ»r que ma rapiĂšre joue librement. Fais-m’en souvenir. — LĂ©andre n’aurait qu’à revenir, dit Scapin ; si nous essayions Ă  nous tous de tirer du fourreau cet acier formidable ? » Matamore, s’arc-boutant contre un pavĂ©, Scapin s’attelant Ă  la coquille, Pandolphe au valet et le tabellion Ă  Pandolphe, aprĂšs quelques secousses la lame cĂ©da Ă  l’effort des trois fantoches, qui allĂšrent rouler d’un cĂŽtĂ© les quatre fers en l’air, tandis que le fanfaron tombait de l’autre Ă  jambes rebindaines, tenant encore Ă  pleines mains le fourreau de la colichemarde. RelevĂ© aussitĂŽt, il reprit la rapiĂšre, et dit avec emphase Maintenant LĂ©andre a vĂ©cu ; il n’a de ressources pour Ă©viter la mort que d’émigrer en quelque planĂšte lointaine. S’enfonçùt-il au cƓur de la terre, je le ramĂšnerai Ă  la surface pour le transpercer de mon glaive, Ă  moins qu’il ne soit changĂ© en pierre par mon Ɠil horrifique et mĂ©dusĂ©en. » MalgrĂ© cet Ă©chec, aucun doute ne vint Ă  l’obstinĂ© vieillard Pandolphe sur l’hĂ©roĂŻsme du Matamore, et il persista dans l’idĂ©e saugrenue de donner pour mari Ă  sa fille ce magnifique seigneur. Isabelle se prit Ă  pleurer et Ă  dire qu’elle prĂ©fĂ©rait le couvent Ă  un tel hymen ; Zerbine dĂ©fendit de son mieux le beau LĂ©andre, et jura par sa vertu, ĂŽ le beau serment ! que ce mariage ne se ferait pas. Matamore attribua cet accueil glacĂ© Ă  un excĂšs de pudeur, la passion, chez les personnes bien Ă©levĂ©es, n’aimant pas Ă  se laisser voir. D’ailleurs il n’avait pas encore fait sa cour, il ne s’était pas montrĂ© dans toute sa gloire, imitant en cela la discrĂ©tion de Jupiter envers SĂ©mĂ©lĂ©, qui, pour avoir voulu connaĂźtre son amant divin avec l’éclat de sa puissance, tomba brĂ»lĂ©e et rĂ©duite en un petit tas de cendre. Sans l’écouter davantage, les deux femmes rentrĂšrent au logis. Matamore, se piquant de galanterie, fit chercher une guitare par son valet, appuya son pied sur une borne, et commença Ă  chatouiller le ventre de son instrument pour le faire rire. Puis il se mit Ă  miauler un couplet de seguidille, en andalou, avec des portements de voix si bizarres, des coups de gosier si Ă©tranges, des notes de tĂȘte si impossibles, qu’on eĂ»t dit la sĂ©rĂ©nade de Raminagrobis sous la gouttiĂšre de la chatte blanche. Un pot d’eau versĂ© par Zerbine, sous le malicieux prĂ©texte d’arroser des fleurs, n’éteignit pas sa furie musicale. Ce sont larmes d’attendrissement tombĂ©es des beaux yeux d’Isabelle, dit le Matamore ; le hĂ©ros chez moi est doublĂ© du virtuose, et je manie la lyre comme l’épĂ©e. » Malheureusement, inquiĂ©tĂ© par ce bruit de sĂ©rĂ©nade, LĂ©andre, qui rĂŽdait aux environs, reparut, et, ne souffrant pas que ce faquin fĂźt de la musique sous le balcon de sa maĂźtresse, arracha la guitare des mains du Matamore, stupide d’épouvante. Puis il lui en donna si fort sur le crĂąne que la panse de l’instrument creva, et que le fanfaron, passant la tĂȘte au travers, resta pris par le col comme dans une cangue chinoise. LĂ©andre, ne lĂąchant pas le manche de la guitare, se mit Ă  tirer de çà, de lĂ , avec brusques saccades, le pauvre Matamore, le cognant aux coulisses, l’approchant des chandelles Ă  le roussir, ce qui formait des jeux de théùtre aussi ridicules qu’amusants. S’en Ă©tant bien diverti, il le lĂącha subitement et le laissa tomber sur le ventre. Jugez de l’air qu’avait en cette posture l’infortunĂ© Matamore, qui semblait coiffĂ© d’une poĂȘle Ă  frire. Ses misĂšres ne se bornĂšrent pas lĂ . Le valet de LĂ©andre, avec sa fertilitĂ© d’imagination bien connue, avait machinĂ© des stratagĂšmes pour empĂȘcher le mariage d’Isabelle et du Matamore. ApostĂ©e par lui, une certaine Doralice fort coquette et galante se produisit accompagnĂ©e d’un frĂšre spadassin reprĂ©sentĂ© par le Tyran, armĂ© de sa mine la plus fĂ©roce et portant sous le bras deux longues rapiĂšres qui dessinaient une croix de Saint-AndrĂ© d’aspect assez terrifiant. La demoiselle se plaignit d’avoir Ă©tĂ© compromise par le sieur Matamoros et dĂ©laissĂ©e pour Isabelle la fille de Pandolphe, outrage qui demandait une rĂ©paration sanglante. DĂ©pĂȘchez vite ce coupe-jarrets, dit Pandolphe Ă  son futur gendre, ce ne sera qu’un jeu pour votre incomparable valeur que n’effrayerait pas tout un camp de Sarrasins. » Bien Ă  contre-cƓur Matamore se mit en garde aprĂšs mille divertissantes simagrĂ©es, mais il tremblait comme un peuplier, et le spadassin, frĂšre de Doralice, lui fit sauter l’épĂ©e des mains au premier choc du fer et le chargea du plat de la rapiĂšre jusqu’à lui faire crier grĂące. Pour achever le ridicule, dame LĂ©onarde, vĂȘtue en douegna espagnole, parut Ă©pongeant ses yeux de chouette d’un ample mouchoir, poussant des soupirs Ă  fendre le roc et agitant sous le nez de Pandolphe une promesse de mariage paraphĂ©e du seing contrefait de Matamore. Un nouvel orage de coups creva sur le misĂ©rable convaincu de perfidies si compliquĂ©es, et d’une voix unanime il fut condamnĂ© Ă  Ă©pouser la LĂ©onarde en punition de ses hĂąbleries, rodomontades et couardises. Pandolphe, dĂ©goĂ»tĂ© de Matamore, ne fit plus difficultĂ© d’accorder la main de sa fille Ă  LĂ©andre, gentilhomme accompli. Cette bouffonnade, animĂ©e par le jeu des acteurs, fut vivement applaudie. Les hommes trouvĂšrent la soubrette charmante, les femmes rendirent justice Ă  la grĂące dĂ©cente d’Isabelle, et Matamore rĂ©unit tous les suffrages ; il Ă©tait difficile d’avoir mieux le physique de l’emploi, l’emphase plus grotesque, le geste plus fantasque et plus imprĂ©vu. LĂ©andre fut admirĂ© des belles dames, quoique jugĂ© un peu fat par les cavaliers. C’était l’effet qu’il produisait d’ordinaire, et, Ă  vrai dire, il n’en souhaitait pas d’autre, plus soucieux de sa personne que de son talent. La beautĂ© de SĂ©rafine ne manqua pas d’adorateurs, et plus d’un jeune gentilhomme, au risque de dĂ©plaire Ă  sa belle voisine, jura sur sa moustache que c’était lĂ  une adorable fille. Sigognac, cachĂ© derriĂšre une coulisse, avait joui dĂ©licieusement du jeu d’Isabelle, bien qu’il se fĂ»t quelquefois intĂ©rieurement senti jaloux de la voix tendre qu’elle prenait en rĂ©pondant Ă  LĂ©andre, n’étant pas encore habituĂ© Ă  ces feintes amours du théùtre qui cachent souvent des aversions profondes et des inimitiĂ©s rĂ©elles. Aussi, la piĂšce finie, il complimenta la jeune comĂ©dienne d’un air contraint dont elle s’aperçut et n’eut pas de peine Ă  deviner la cause. Vous jouez les amoureuses d’une admirable sorte, Isabelle, et l’on pourrait s’y mĂ©prendre. — N’est-ce pas mon mĂ©tier ? rĂ©pondit la jeune fille en souriant, et le directeur de la troupe ne m’a-t-il pas engagĂ©e pour cela ? — Sans doute, dit Sigognac ; mais comme vous aviez l’air sincĂšrement Ă©prise de ce fat qui ne sait rien que montrer ses dents comme un chien qu’on agace, tendre le jarret et faire parade de sa belle jambe ! — C’était le rĂŽle qui le voulait ; fallait-il pas rester lĂ  comme une souche avec une mine disgracieuse et revĂȘche ? n’ai-je pas d’ailleurs conservĂ© la modestie d’une jeune fille bien nĂ©e ? Si j’ai manquĂ© en cela, dites le-moi, je me corrigerai. — Oh ! non. Vous sembliez une pudique demoiselle, soigneusement Ă©levĂ©e dans la pratique des bonnes mƓurs, et l’on ne saurait rien reprendre Ă  votre jeu si juste, si vrai, si dĂ©cent, qu’il imite, Ă  s’y tromper, la nature mĂȘme. — Mon cher Baron, voici que les lumiĂšres s’éteignent. La compagnie s’est retirĂ©e, et nous allons nous trouver dans les tĂ©nĂšbres. Jetez-moi cette cape sur les Ă©paules et veuillez bien me conduire Ă  ma chambre. » Sigognac s’acquitta sans trop de gaucherie, quoique les mains lui tremblassent un peu, de ce mĂ©tier nouveau pour lui de cortejo d’une femme de théùtre, et ils sortirent tous deux de la salle oĂč il ne restait plus personne. L’orangerie Ă©tait situĂ©e Ă  quelque distance du chĂąteau un peu sur la gauche dans un grand massif d’arbres. La façade qu’on apercevait de ce cĂŽtĂ© n’était pas moins magnifique que l’autre. Comme le terrain du parc Ă©tait plus bas de niveau que celui du parterre, elle se dĂ©ployait par une terrasse garnie d’une rampe Ă  balustres pansus, et coupĂ©e de distance en distance par des socles supportant des vases en faĂŻence blanche et bleue qui contenaient des arbustes et des fleurs, les derniĂšres de la saison. Un escalier Ă  double rampe descendait au parc, faisant saillie sur le mur de soutĂšnement de la terrasse composĂ© de grands panneaux de briques encadrĂ©s de pierre. Cette ordonnance Ă©tait fort majestueuse. Il pouvait ĂȘtre Ă  peu prĂšs neuf heures. La lune s’était levĂ©e. Une vapeur lĂ©gĂšre semblable Ă  une gaze d’argent, tout en adoucissant les contours des objets, n’empĂȘchait point de les discerner. On voyait parfaitement la façade du chĂąteau, dont quelques fenĂȘtres s’éclairaient d’une lueur rouge, tandis que certaines vitres, frappĂ©es par les rayons de l’astre nocturne, scintillaient brusquement comme des Ă©cailles de poisson. À cette lueur, les tons roses de la brique prenaient une nuance lilas d’une extrĂȘme douceur, et les assises de pierre, des teintes gris-de-perle. Sur l’ardoise neuve des toits, comme sur de l’acier poli, glissaient des reflets blancs, et la dentelle noire de la crĂȘte se dĂ©coupait sur un ciel d’une transparence laiteuse. Des gouttes de lumiĂšre tombaient dans les feuilles des arbustes, rejaillissaient de l’émail des vases, et constellaient de diamants Ă©parpillĂ©s la pelouse qui s’étendait devant la terrasse. Si l’on regardait au loin, spectacle non moins enchanteur, on dĂ©couvrait les allĂ©es du parc se perdant, comme les paysages de Breughel de Paradis, en des fuites et brumes d’azur, au bout desquelles brillaient parfois des lueurs argentĂ©es provenant d’une statue de marbre ou d’un jet d’eau. Isabelle et Sigognac montĂšrent l’escalier, et, charmĂ©s par la beautĂ© de la nuit, firent quelques tours sur la terrasse avant de regagner leur chambre. Comme le lieu Ă©tait dĂ©couvert, en vue du chĂąteau, la pudeur de la jeune comĂ©dienne ne conçut aucune alarme de cette promenade nocturne. D’ailleurs, la timiditĂ© du Baron la rassurait, et bien que son emploi fĂ»t celui d’ingĂ©nue, elle en savait assez sur les choses d’amour pour ne pas ignorer que le propre de la passion vraie est le respect. Sigognac ne lui avait pas fait d’aveu formel, mais elle se sentait aimĂ©e de lui et ne craignait de sa part aucune entreprise fĂącheuse Ă  l’endroit de sa vertu. Avec le charmant embarras des amours qui commencent, ce jeune couple, se promenant au clair de lune cĂŽte Ă  cĂŽte, le bras sur le bras, dans un parc dĂ©sert, ne se disait que les choses les plus insignifiantes du monde. Qui les eĂ»t Ă©piĂ©s, eĂ»t Ă©tĂ© surpris de n’entendre que propos vagues, rĂ©flexions futiles, demandes et rĂ©ponses banales. Mais si les paroles ne trahissaient aucun mystĂšre, le tremblement des voix, l’accent Ă©mu, les silences, les soupirs, le ton bas et confidentiel de l’entretien accusaient les prĂ©occupations de l’ñme. L’appartement d’Yolande, voisin de celui de la marquise, donnait sur le parc, et comme, aprĂšs que ses femmes l’eurent dĂ©faite, la belle jeune fille regardait distraitement Ă  travers la croisĂ©e la lune briller au-dessus des grands arbres, elle aperçut sur la terrasse Isabelle et Sigognac, qui se promenaient sans autre accompagnement que leur ombre. Certes, la dĂ©daigneuse Yolande, fiĂšre comme une dĂ©esse qu’elle Ă©tait, n’avait que mĂ©pris pour le pauvre baron Sigognac, devant qui parfois Ă  la chasse elle passait comme un Ă©blouissement dans un tourbillon de lumiĂšre et de bruit, et que derniĂšrement mĂȘme elle avait presque insultĂ© ; mais cela lui dĂ©plut de le voir sous sa fenĂȘtre, prĂšs d’une jeune femme Ă  laquelle sans doute il parlait d’amour. Elle n’admettait pas qu’on pĂ»t ainsi secouer son servage. On devait mourir silencieusement pour elle. Elle se coucha d’assez mauvaise humeur et eut quelque peine Ă  s’endormir ; ce groupe amoureux poursuivait son imagination. Sigognac remit Isabelle Ă  sa chambre, et comme il allait rentrer dans la sienne, il aperçut au fond du corridor un personnage mystĂ©rieux drapĂ© d’un manteau couleur de muraille, dont le pan rejetĂ© sur l’épaule cachait la figure jusqu’aux yeux ; un chapeau rabattu dĂ©robait son front, et ne permettait pas de distinguer ses traits non plus que s’il eĂ»t Ă©tĂ© masquĂ©. En voyant Isabelle et le Baron, il s’effaça de son mieux contre le mur ; ce n’était aucun des comĂ©diens, retirĂ©s dĂ©jĂ  dans leur logis. Le Tyran Ă©tait plus grand, le PĂ©dant plus gros, le LĂ©andre plus svelte ; il n’avait la tournure ni du Scapin ni du Matamore, reconnaissable d’ailleurs Ă  sa maigreur excessive que l’ampleur de nul manteau n’eĂ»t pu dissimuler. Ne voulant pas paraĂźtre curieux et gĂȘner l’inconnu, Sigognac se hĂąta de franchir le seuil de son logis, non sans avoir remarquĂ© toutefois que la porte de la chambre des tapisseries oĂč demeurait Zerbine restait discrĂštement entre-bĂąillĂ©e, comme attendant un visiteur qui ne voulait point ĂȘtre entendu. Quand il fut enfermĂ© chez lui, un imperceptible craquement de souliers, le faible bruit d’un verrou fermĂ© avec prĂ©caution, l’avertirent que le rĂŽdeur, si soigneusement embossĂ© dans sa cape, Ă©tait arrivĂ© Ă  bon port. Une heure environ aprĂšs, le LĂ©andre ouvrit sa porte trĂšs-doucement, regarda si le corridor Ă©tait dĂ©sert, et, suspendant ses pas comme une bohĂ©mienne qui exĂ©cute la danse des Ɠufs, gagna l’escalier, le descendit plus lĂ©ger et plus muet en sa marche que ces fantĂŽmes errants dans les chĂąteaux hantĂ©s, suivit le mur en profitant de l’ombre, et se dirigea du cĂŽtĂ© du parc vers un bosquet ou salle de verdure dont le centre Ă©tait occupĂ© par une statue de l’Amour discret tenant le doigt appliquĂ© sur la bouche. À cet endroit, sans doute dĂ©signĂ© d’avance, LĂ©andre s’arrĂȘta et parut attendre. Nous avons dit que LĂ©andre, interprĂ©tant Ă  son avantage le sourire dont la marquise avait reconnu le salut qu’il lui avait fait, s’était enhardi Ă  Ă©crire Ă  la dame de BruyĂšres une lettre que Jeanne, sĂ©duite par quelques pistoles, devait secrĂštement poser sur la toilette de sa maĂźtresse. Cette lettre Ă©tait conçue ainsi, et nous la recopions pour donner une idĂ©e du style qu’employait LĂ©andre en ces sĂ©ductions de grandes dames oĂč il excellait, disait-il. Madame, ou bien plutĂŽt dĂ©esse de beautĂ©, ne vous en prenez qu’à vos charmes incomparables de la mĂ©saventure qu’ils vous attirent. Ils me forcent, par leur Ă©clat, Ă  sortir de l’ombre oĂč j’aurais dĂ» rester enseveli, et Ă  m’approcher de leur lumiĂšre, de mĂȘme que les dauphins viennent du fond de l’OcĂ©an aux clartĂ©s que jettent les fallots des pĂȘcheurs, encore qu’ils doivent y trouver le trĂ©pas et pĂ©rir, sans pitiĂ©, sous les dards aigus des harpons. Je sais trop bien que je rougirai l’onde de mon sang, mais comme aussi bien je ne puis vivre, il m’est Ă©gal de mourir. C’est lĂ  une audace bien Ă©trange que d’élever cette prĂ©tention, rĂ©servĂ©e aux demi-dieux, de recevoir au moins le coup fatal de votre main. Je m’y risque, car, Ă©tant dĂ©sespĂ©rĂ© d’avance, il ne peut m’arriver rien de pis, et je prĂ©fĂšre votre courroux Ă  votre mĂ©pris ou dĂ©dain. Pour donner le coup de grĂące, il faut regarder la victime, et j’aurai, en expirant sous vos cruautĂ©s, cette douceur souveraine d’avoir Ă©tĂ© aperçu. Oui, je vous aime, madame, et si c’est un crime, je ne m’en repens point. Dieu souffre qu’on l’adore ; les Ă©toiles supportent l’admiration du plus humble berger ; c’est le sort des hautes perfections comme la vĂŽtre de ne pouvoir ĂȘtre aimĂ©es que par des infĂ©rieurs, car elles n’ont point d’égales sur la terre elles en ont Ă  peine aux cieux. Je ne suis, hĂ©las ! qu’un pauvre comĂ©dien de province, mais quand mĂȘme je serais duc ou prince, comblĂ© de tous les dons de la fortune, ma tĂȘte n’atteindrait pas vos pieds, et il y aurait tout de mĂȘme entre votre splendeur et mon nĂ©ant la distance du sommet Ă  l’abĂźme. Pour ramasser un cƓur, il faudra toujours que vous vous baissiez. Le mien est, j’ose le dire, madame, aussi fier que tendre, et qui ne le repousserait pas trouverait en lui l’amour le plus ardent, la dĂ©licatesse la plus parfaite, le respect le plus absolu, et un dĂ©vouement sans bornes. D’ailleurs, si une telle fĂ©licitĂ© m’arrivait, votre indulgence ne descendrait peut-ĂȘtre pas si bas qu’elle se l’imagine. Bien que rĂ©duit par le destin adverse et la rancune jalouse d’un grand Ă  cette extrĂ©mitĂ© de me cacher au théùtre sous le dĂ©guisement des rĂŽles, je ne suis pas d’une naissance dont il faille rougir. Si j’osais rompre le secret que m’imposent des raisons d’État, on verrait qu’un sang assez illustre coule en mes veines. Qui m’aimerait ne dĂ©rogerait pas. Mais j’en ai dĂ©jĂ  trop dit. Je ne serai toujours que le plus humble et le plus prosternĂ© de vos serviteurs, lors mĂȘme que, par une de ces reconnaissances qui dĂ©nouent les tragĂ©dies, tout le monde me saluerait comme fils de Roi. Qu’un signe, le plus lĂ©ger, me fasse comprendre que ma hardiesse n’a pas excitĂ© en vous une trop dĂ©daigneuse colĂšre, et j’expirerai sans regret, brĂ»lĂ© par vos yeux, sur le bĂ»cher de mon amour. » Qu’aurait rĂ©pondu la marquise Ă  cette brĂ»lante Ă©pĂźtre, qui peut-ĂȘtre avait servi plusieurs fois ? il faudrait connaĂźtre bien Ă  fond le cƓur fĂ©minin pour le savoir. Par malheur, la lettre n’arriva pas Ă  son adresse. EntichĂ© de grandes dames, LĂ©andre ne regardait point les soubrettes et n’était point galant avec elles. En quoi il avait tort, car elles peuvent beaucoup sur les volontĂ©s de leurs maĂźtresses. Si les pistoles eussent Ă©tĂ© appuyĂ©es de quelques baisers et lutineries, Jeanne, satisfaite en son amour-propre de femme de chambre, qui vaut bien celui d’une Reine, eĂ»t mis plus de zĂšle et de fidĂ©litĂ© Ă  s’acquitter de sa commission. Comme elle tenait nĂ©gligemment la lettre de LĂ©andre Ă  la main, le marquis la rencontra et lui demanda par maniĂšre d’acquit, n’étant pas de sa nature un mari curieux, quel Ă©tait ce papier qu’elle portait ainsi. Oh ! pas grand’chose, rĂ©pondit-elle, une missive de M. LĂ©andre Ă  madame la marquise. — De LĂ©andre, l’amoureux de la troupe, celui qui fait le galant dans les Rodomontades du capitaine Matamore ! Que peut-il Ă©crire Ă  ma femme ? sans doute il lui demande quelque gratification. — Je ne pense point, rĂ©pondit la rancuniĂšre suivante ; en me remettant ce poulet, il poussait des soupirs et faisait des yeux blancs comme un amoureux pĂąmĂ©. — Donne cette lettre, fit le marquis, j’y rĂ©pondrai. N’en dis rien Ă  la marquise. Ces baladins sont parfois impertinents, et, gĂątĂ©s par les indulgences qu’on a, ne savent point se tenir en leur place. » En effet, le marquis, qui aimait assez se divertir, fit rĂ©ponse au LĂ©andre dans le mĂȘme style avec une grande Ă©criture seigneuriale, sur papier flairant le musc, le tout cachetĂ© de cire d’Espagne parfumĂ©e et d’un blason de fantaisie, pour mieux entretenir le pauvre diable en ses imaginations amoureuses. Quand LĂ©andre rentra dans sa chambre aprĂšs la reprĂ©sentation, il trouva sur sa table, au lieu le plus apparent, un pli dĂ©posĂ© par une main mystĂ©rieuse et portant cette suscription À monsieur LĂ©andre. » Il l’ouvrit tout tremblant de bonheur et lut les phrases suivantes Comme vous le dites trop bien pour mon repos, les dĂ©esses ne peuvent aimer que des mortels. À onze heures, quand tout dormira sur la terre, ne craignant plus l’indiscrĂ©tion des regards humains, Diane quittera les cieux et descendra vers le berger Endymion. Ce ne sera pas sur le mont Latmus, mais dans le parc, au pied de la statue de l’Amour discret oĂč le beau berger aura soin de sommeiller pour mĂ©nager la pudeur de l’immortelle, qui viendra sans son cortĂšge de nymphes, enveloppĂ©e d’un nuage et dĂ©pouillĂ©e de ses rayons d’argent. » Nous vous laissons Ă  penser quelle joie folle inonda le cƓur du LĂ©andre Ă  la lecture de ce billet, qui dĂ©passait ses plus vaniteuses espĂ©rances. Il rĂ©pandit sur sa chevelure et ses mains un flacon d’essence, mĂącha un morceau de macis pour avoir l’haleine fraĂźche, rebrossa ses dents, tourna la pointe de ses boucles afin de les faire mieux friser et se rendit dans le parc Ă  l’endroit indiquĂ©, oĂč, pour vous raconter ceci, nous l’avons laissĂ© faisant le pied de grue. La fiĂšvre de l’attente et aussi la fraĂźcheur nocturne lui causaient des frissons nerveux. Il tressaillait Ă  la chute d’une feuille, et tendait au moindre bruit une oreille exercĂ©e Ă  saisir au vol le murmure du souffleur. Le sable criant sous son pied lui semblait faire un fracas Ă©norme qu’on dut entendre du chĂąteau. MalgrĂ© lui, l’horreur sacrĂ©e des bois l’envahissait et les grands arbres noirs inquiĂ©taient son imagination. Il n’avait pas peur prĂ©cisĂ©ment, mais ses idĂ©es prenaient une pente assez lugubre. La marquise tardait un peu, et Diane laissait trop longtemps Endymion les pieds dans la rosĂ©e. À un certain instant il lui sembla entendre craquer une branche morte sous un pas assez lourd. Ce ne pouvait ĂȘtre celui de sa dĂ©esse. Les dĂ©esses glissent sur un rayon et elles touchent terre sans faire ployer la pointe d’une herbe. Si la marquise ne se hĂąte pas de venir, au lieu d’un galant plein d’ardeur, elle ne trouvera plus qu’un amoureux transi, pensait LĂ©andre ; ces attentes oĂč l’on se morfond ne valent rien aux prouesses de CythĂšre. » Il en Ă©tait lĂ  de ses rĂ©flexions, lorsque quatre ombres massives se dĂ©gageant d’entre les arbres et de derriĂšre le piĂ©destal de la statue, vinrent Ă  lui d’un mouvement concertĂ©. Deux de ces ombres qui Ă©taient les corps de grands marauds, laquais au service du marquis de BruyĂšres, saisirent les bras du comĂ©dien, les lui maintinrent comme ceux des captifs qu’on veut lier, et les deux autres se mirent Ă  le bĂątonner en cadence. Les coups rĂ©sonnaient sur son dos comme les marteaux sur l’enclume. Ne voulant point par ses cris attirer du monde et faire connaĂźtre sa mĂ©saventure, le pauvre fustigĂ© supporta hĂ©roĂŻquement sa douleur. Mutius ScĂ©vola ne fit pas meilleure contenance le poing dans le brasier, que LĂ©andre sous le bĂąton. La correction finie, les quatre bourreaux lĂąchĂšrent leur victime, lui firent une profonde salutation et se retirĂšrent sans avoir sonnĂ© mot. Quelle chute honteuse ! Icare tombant du haut du ciel n’en fit pas une plus profonde. ContusionnĂ©, brisĂ©, moulu, LĂ©andre, clopin-clopant, regagna le chĂąteau courbant le dos, se frottant les cĂŽtes ; mais la vanitĂ© chez lui Ă©tait si grande que l’idĂ©e d’une mystification ne lui vint pas. Son amour-propre trouvait plus expĂ©dient de donner Ă  l’aventure un tour tragique. Il se disait que, sans doute, la marquise, Ă©piĂ©e par un mari jaloux, avait Ă©tĂ© suivie, enlevĂ©e, avant d’arriver au rendez-vous, et forcĂ©e, le poignard sur la gorge, Ă  tout avouer. Il se la reprĂ©sentait Ă  genoux, Ă©chevelĂ©e, demandant grĂące au marquis, forcenĂ© de colĂšre, rĂ©pandant des pleurs Ă  foison et promettant pour l’avenir de mieux rĂ©sister aux surprises de son cƓur. MĂȘme tout courbaturĂ© de bastonnades, il la plaignait de s’ĂȘtre mise en tel pĂ©ril Ă  cause de lui, ne se doutant pas qu’elle ignorait l’histoire et reposait Ă  cette heure fort tranquillement entre ses draps de toile de Hollande, bassinĂ©s au bois de santal et Ă  la cannelle. En longeant le corridor, LĂ©andre eut cette contrariĂ©tĂ© de voir Scapin dont la tĂȘte passait par l’hiatus de la porte entre-bĂąillĂ©e et qui ricanait malicieusement. Il se redressa du mieux qu’il put, mais la maligne bĂȘte ne prit pas le change. Le lendemain, la troupe fit ses prĂ©paratifs de dĂ©part. On abandonna le char Ă  bƓufs comme trop lent, et le Tyran, largement payĂ© par le marquis, loua une grande charrette Ă  quatre chevaux pour emmener la bande et ses bagages. LĂ©andre et Zerbine se levĂšrent tard, pour des raisons qu’il n’est pas besoin d’indiquer davantage, seulement l’un avait la mine dolente et piteuse, quoiqu’il essayĂąt de faire Ă  mauvais jeu bon visage ; l’autre rayonnait d’ambition satisfaite. Elle se montrait mĂȘme bonne princesse envers ses compagnes, et la duĂšgne, symptĂŽme grave, se rapprochait d’elle avec des obsĂ©quiositĂ©s patelines qu’elle ne lui avait jamais montrĂ©es. Scapin, Ă  qui rien n’échappait, remarqua que la malle de Zerbine avait doublĂ© de poids par quelque sortilĂšge magique. SĂ©rafine se mordait les lĂšvres en murmurant le mot crĂ©ature ! » que la soubrette ne fit pas semblant d’entendre, contente pour le moment de l’humiliation de la grande coquette. Enfin, la charrette s’ébranla, et l’on quitta cet hospitalier chĂąteau de BruyĂšres, que tous regrettaient, exceptĂ© LĂ©andre. Le Tyran pensait aux pistoles qu’il avait reçues ; le PĂ©dant, aux excellents vins dont il s’était largement abreuvĂ© ; Matamore aux applaudissements qu’on lui avait prodiguĂ©s ; Zerbine, aux piĂšces de taffetas, aux colliers d’or et autres rĂ©gals ; Sigognac et Isabelle ne pensaient qu’à leur amour, et contents d’ĂȘtre ensemble, ne retournĂšrent pas mĂȘme la tĂȘte pour voir encore une fois Ă  l’horizon les toits bleus et les murs vermeils du chĂąteau. VIEFFET DE NEIGEComme on peut le penser, les comĂ©diens Ă©taient satisfaits de leur sĂ©jour au chĂąteau de BruyĂšres. De telles aubaines ne leur advenaient pas souvent dans leur vie nomade ; le Tyran avait distribuĂ© les parts, et chacun remuait avec une amoureuse titillation de doigts quelques pistoles au fond de poches habituĂ©es Ă  servir souvent d’auberge au diable. Zerbine, rayonnant d’une joie mystĂ©rieuse et contenue, acceptait de bonne humeur les brocards de ses camarades sur la puissance de ses charmes. Elle triomphait, ce dont la SĂ©rafine pensait enrager. Seul, LĂ©andre tout rompu encore de la bastonnade nocturne qu’il avait reçue, ne semblait pas partager la gaietĂ© gĂ©nĂ©rale, bien qu’il affectĂąt de sourire, mais ce n’était que ris de chien et du bout des dents, pour ainsi dire. Ses mouvements Ă©taient contraints, et les cahots de la voiture lui arrachaient parfois des grimaces significatives. Quand il jugeait qu’on ne le regardait point, il se frottait de la paume les Ă©paules et les bras ; manƓuvres dissimulĂ©es qui pouvaient donner le change aux autres comĂ©diens, mais n’échappaient pas Ă  la narquoise inquisition de Scapin, toujours Ă  l’affĂ»t des mĂ©saventures de LĂ©andre, dont la fatuitĂ© lui Ă©tait particuliĂšrement insupportable. Un heurt de la roue contre une pierre assez grosse que le charreton n’avait pas vue fit pousser au galant un AĂŻe ! d’angoisse et de douleur, sur quoi Scapin entama la conversation en feignant de le plaindre. Mon pauvre LĂ©andre, qu’as-tu donc Ă  geindre et te lamenter de la sorte ? Tu sembles tout moulu comme le chevalier de la Triste-Figure, lorsqu’il eut cabriolĂ© tout nu dans la Sierra-Morena par pĂ©nitence amoureuse, Ă  l’imitation d’Amadis sur la Roche-Pauvre. On dirait que ton lit Ă©tait fait de bĂątons croisĂ©s et non de matelas douillets avec courtes-pointes, oreillers et carreaux, en somme plus propice Ă  rompre les membres qu’à les reposer, tant tu as la mine battue, le teint maladif et l’Ɠil pochĂ©. De tout ceci, il appert que le seigneur MorphĂ©e ne t’a pas visitĂ© cette nuit. — MorphĂ©e peut ĂȘtre restĂ© en sa caverne, mais le petit dieu Cupidon est un rĂŽdeur qui n’a pas besoin de lanterne pour savoir trouver une porte dans un corridor, rĂ©pondit LĂ©andre, espĂ©rant dĂ©tourner les soupçons de son ennemi Scapin. — Je ne suis qu’un valet de comĂ©die et n’ai point l’expĂ©rience des choses galantes. Jamais je n’ai fait l’amour aux belles dames ; mais j’en sais assez pour n’ignorer point que le dieu Cupidon, d’aprĂšs les poĂ«tes et faiseurs de romans, se sert de ses flĂšches Ă  l’endroit de ceux qu’il veut navrer, et non pas du bois de son arc. — Que voulez-vous dire ? se hĂąta d’interrompre LĂ©andre, inquiet du tour que prenait l’entretien, par ces subtilitĂ©s et dĂ©ductions mythologiques. — Rien, sinon que tu as lĂ  sur le col, un peu au-dessus de la clavicule, bien que tu t’efforces de la cacher avec ton mouchoir, une raie noire qui demain sera bleue, aprĂšs-demain verte, et ensuite jaune, jusqu’à ce qu’elle s’évanouisse en couleur naturelle, raie qui ressemble diantrement au paraphe authentique d’un coup de bĂąton signĂ© sur une peau de veau ou vĂ©lin, si tu aimes mieux ce vocable. — Sans doute, rĂ©pondit LĂ©andre, de pĂąle devenu rouge jusqu’à l’ourlet de l’oreille, ce sera quelque beautĂ© morte, amoureuse de moi pendant sa vie, qui m’aura baisĂ© en songe tandis que je dormais. Les baisers des morts impriment en la chair, comme chacun sait, des meurtrissures dont on s’étonne au rĂ©veil. — Cette beautĂ© dĂ©funte et fantasmatique vient bien Ă  point, rĂ©pondit Scapin, mais j’aurais jurĂ© que ce vigoureux baiser avait Ă©tĂ© appliquĂ© par des lĂšvres de bois vert. — Mauvais raillard et faiseur de gausseries que vous ĂȘtes, dit LĂ©andre, vous poussez ma modestie Ă  bout. Pudiquement je mets sur le compte des mortes ce qui pourrait ĂȘtre Ă  meilleur droit revendiquĂ© par les vivantes. Tout indocte et rustique que vous affectiez d’ĂȘtre, vous avez sans doute entendu parler de ces jolis signes, taches, meurtrissures, marques de dents, mĂ©moire des folĂątres Ă©bats que les amants ont coutume d’avoir ensemble ? — Memorem dente notam, interrompit le PĂ©dant, joyeux de citer Horace. — Cette explication me semble judicieuse, rĂ©pondit Scapin, et appuyĂ©e d’autoritĂ©s convenables. Pourtant la marque est si longue que cette beautĂ© nocturne, morte ou vivante, devait avoir en la bouche cette dent unique que les Phorkyades se prĂȘtaient tour Ă  tour. » LĂ©andre, outrĂ© de fureur, voulut se jeter sur Scapin et le gourmer, mais le ressentiment de la bastonnade fut si vif dans ses cĂŽtes endolories et sur son dos rayĂ© comme celui d’un zĂšbre, qu’il se rassit, remettant sa vengeance Ă  un temps meilleur. Le Tyran et le PĂ©dant, accoutumĂ©s Ă  ces querelles dont ils se divertissaient, les firent se raccommoder. Scapin promit de ne jamais faire d’allusion Ă  ces sortes de choses. J’îterai, dit-il, de mon discours le bois sous toute forme, bois grume, bois marmenteau, bois de lit et mĂȘme bois de cerf. » Pendant cette curieuse altercation, la charrette cheminait toujours, et bientĂŽt on arriva Ă  un carrefour. Une grossiĂšre croix de bois fendillĂ© par le soleil et la pluie, soutenant un Christ dont un des bras s’était dĂ©tachĂ© du corps, et, retenu d’un clou rouillĂ©, pendait sinistrement, s’élevait sur un tertre de gazon et marquait l’embranchement de quatre chemins. Un groupe composĂ© de deux hommes et de trois mules Ă©tait arrĂȘtĂ© Ă  la croisĂ©e des routes et semblait attendre quelqu’un qui devait passer. Une des mules, comme impatiente d’ĂȘtre immobile, secouait sa tĂȘte empanachĂ©e de pompons et de houppes de toutes couleurs avec un frisson argentin de grelots. Quoique des ƓillĂšres de cuir piquĂ©es de broderies l’empĂȘchassent de porter ses regards Ă  droite et Ă  gauche, elle avait senti l’approche de la voiture ; les nutations des ses longues oreilles tĂ©moignaient d’une curiositĂ© inquiĂšte, et ses lĂšvres retroussĂ©es dĂ©couvraient ses dents. La colonelle remue ses cornets et montre ses gencives, dit l’un des hommes, le chariot ne doit pas ĂȘtre loin maintenant. » En effet, la charrette des comĂ©diens arrivait au carrefour. Zerbine, assise sur le devant de la voiture, jeta un coup d’Ɠil rapide sur le groupe de bĂȘtes et de gens dont la prĂ©sence en ce lieu ne parut pas la surprendre. Pardieu ! voilĂ  un galant Ă©quipage, dit le Tyran, et de belles mules d’Espagne Ă  faire leurs quinze ou vingt lieues dans la journĂ©e. Si nous Ă©tions ainsi montĂ©s, nous serions bientĂŽt arrivĂ©s devers Paris. Mais qui diable attendent-elles donc lĂ  ? C’est sans doute quelque relais prĂ©parĂ© pour un seigneur. — Non, reprit la duĂšgne, la mule est harnachĂ©e d’oreillers et couvertures comme pour une femme. — Alors, dit le Tyran, c’est un enlĂšvement qui se prĂ©pare, car ces deux Ă©cuyers en livrĂ©e grise ont l’air fort mystĂ©rieux. — Peut-ĂȘtre, rĂ©pondit Zerbine avec un sourire d’une expression Ă©quivoque. — Est-ce que la dame serait parmi nous ? fit le Scapin ; un des deux Ă©cuyers se dirige vers la voiture, comme s’il voulait parlementer avant d’user de violence. — Oh ! il n’en sera pas besoin, ajouta SĂ©rafine jetant sur la Soubrette un regard dĂ©daigneux que celle-ci soutint avec une tranquille impudence ; il est des bonnes volontĂ©s qui sautent d’elles-mĂȘmes entre les bras des ravisseurs. — N’est pas enlevĂ©e qui veut, rĂ©pliqua la Soubrette ; le dĂ©sir n’y suffit pas, il faut encore l’agrĂ©ment. » La conversation en Ă©tait lĂ , quand l’écuyer, faisant signe au charreton d’arrĂȘter ses chevaux, demanda, le bĂ©ret Ă  la main, si mademoiselle Zerbine n’était pas dans la voiture. Zerbine, vive et preste comme une couleuvre, sortit sa petite tĂȘte brune hors du tendelet et rĂ©pondit elle-mĂȘme Ă  l’interrogation ; puis elle sauta Ă  terre. Mademoiselle, je suis Ă  vos ordres, dit l’écuyer d’un ton galant et respectueux. » La Soubrette fit bouffer ses jupes, passa le doigt autour de son corsage, comme pour donner de l’aisance Ă  sa poitrine, et, se tournant vers les comĂ©diens, leur tint dĂ©libĂ©rĂ©ment cette petite harangue Mes chers camarades, pardonnez-moi si je vous quitte ainsi. Parfois l’Occasion vous contraint Ă  la saisir en vous prĂ©sentant sa mĂšche de cheveux devant la main, et de façon si opportune, que ce serait sottise pure de ne pas s’y accrocher Ă  pleins doigts ; car, lĂąchĂ©e, elle ne revient point. Le visage de la Fortune, qui jusqu’à prĂ©sent ne s’était montrĂ© pour moi que rechignĂ© et maussade, me fait un ris gracieux. Je profite de sa bonne volontĂ©, sans doute passagĂšre. En mon humble Ă©tat de soubrette, je ne pouvais prĂ©tendre qu’à des Mascarilles ou Scapins. Les valets seuls me courtisaient, tandis que les maĂźtres faisaient l’amour aux Lucindes, aux LĂ©onores et aux Isabelles ; c’est Ă  peine si les seigneurs daignaient, en passant, me prendre le menton et appuyer d’un baiser sur la joue le demi-louis d’argent qu’ils glissaient dans la pochette de mon tablier. Il s’est trouvĂ© un mortel de meilleur goĂ»t, pensant que, hors du théùtre, la soubrette valait bien la maĂźtresse, et comme l’emploi de Zerbine n’exige pas une vertu trĂšs farouche, j’ai jugĂ© qu’il ne fallait pas dĂ©sespĂ©rer ce galant homme que mon dĂ©part contrariait fort. Or donc, laissez-moi prendre mes malles au fond de la voiture, et recevez mes adieux. Je vous retrouverai un jour ou l’autre Ă  Paris, car je suis comĂ©dienne dans l’ñme, et je n’ai jamais fait de bien longues infidĂ©litĂ©s au théùtre. » Les hommes prirent les coffres de Zerbine, et les ajustĂšrent, se faisant Ă©quilibre, sur la mule de bĂąt ; la Soubrette, aidĂ©e par l’écuyer qui lui tint le pied, sauta sur la colonelle aussi lĂ©gĂšrement que si elle eĂ»t Ă©tudiĂ© la voltige en une acadĂ©mie Ă©questre, puis frappant du talon le flanc de sa monture, elle s’éloigna faisant un petit geste de main Ă  ses camarades. Bonne chance, Zerbine, criĂšrent les comĂ©diens, Ă  l’exception de SĂ©rafine qui lui gardait rancune. — Ce dĂ©part est fĂącheux, dit le Tyran, et j’aurais bien voulu retenir cette excellente soubrette ; mais elle n’avait d’autre engagement que sa fantaisie. Il faudra ajuster dans les piĂšces les rĂŽles de suivante en duĂšgne ou chaperon, chose moins plaisante Ă  l’Ɠil qu’un minois fripon ; mais dame LĂ©onarde a du comique et connaĂźt Ă  fond les trĂ©teaux. Nous nous en tirerons tout de mĂȘme. » La charrette se remit en marche d’une allure un peu plus vive que celle du char Ă  bƓufs. Elle traversait un pays qui contrastait par son aspect avec la physionomie des landes. Aux sables blancs avaient succĂ©dĂ© des terrains rougeĂątres fournissant plus de sucs nourriciers Ă  la vĂ©gĂ©tation. Des maisons de pierre, annonçant quelque aisance, apparaissaient çà et lĂ , entourĂ©es de jardins clos par des haies vives dĂ©jĂ  effeuillĂ©es oĂč rougissait le bouton de l’églantier sauvage, et bleuissait la baie de la prunelle. Au bord de la route, des arbres d’une belle venue dressaient leurs troncs vigoureux et tendaient leurs fortes branches dont la dĂ©pouille jaunie tachetait l’herbe alentour ou courait au caprice de la brise devant Isabelle et Sigognac, qui, fatiguĂ©s de la pose contrainte qu’ils Ă©taient obligĂ©s de garder dans la voiture, se dĂ©lassaient en marchant un peu Ă  pied. Le Matamore avait pris l’avance, et dans la rougeur du soir on l’apercevait sur la crĂȘte de la montĂ©e dessinant en lignes sombres son frĂȘle squelette qui, de loin, semblait embrochĂ© dans sa rapiĂšre. Comment se fait-il, disait tout en marchant Sigognac Ă  Isabelle, que vous qui avez toutes les façons d’une demoiselle de haut lignage par la modestie de votre conduite, la sagesse de vos paroles et le bon choix des termes, vous soyez ainsi attachĂ©e Ă  cette troupe errante de comĂ©diens, braves gens, sans doute, mais non de mĂȘme race et acabit que vous ? — N’allez pas, reprit Isabelle, pour quelque bonne grĂące qu’on me voit, me croire une princesse infortunĂ©e ou reine chassĂ©e de son royaume, rĂ©duite Ă  cette misĂ©rable condition de gagner sa vie sur les planches. Mon histoire est toute simple, et puisque ma vie vous inspire quelque curiositĂ©, je vais vous la conter. Loin d’avoir Ă©tĂ© amenĂ©e Ă  l’état que je fais par catastrophes du sort, ruines inouĂŻes ou aventures romanesques, j’y suis nĂ©e, Ă©tant, comme on dit, enfant de la balle. Le chariot de Thespis a Ă©tĂ© mon lieu de nativitĂ© et ma patrie voyageuse. Ma mĂšre, qui jouait les princesses tragiques, Ă©tait une fort belle femme. Elle prenait ses rĂŽles au sĂ©rieux, et mĂȘme hors de la scĂšne elle ne voulait entendre parler que de rois, princes, ducs et autres grands, tenant pour vĂ©ritables ses couronnes de clinquant et ses sceptres de bois dorĂ©. Quand elle rentrait dans la coulisse, elle traĂźnait si majestueusement le faux velours de ses robes, qu’on eĂ»t dit que ce fĂ»t un flot de pourpre ou la propre queue d’un manteau royal. Avec cette superbe elle fermait opiniĂątrĂ©ment l’oreille aux aveux, requĂȘtes et promesses de ces galantins qui toujours volĂštent autour des comĂ©diennes comme papillons autour de la chandelle. Un soir mĂȘme, en sa loge, comme un blondin voulait s’émanciper, elle se dressa en pied, et s’écria comme une vraie Thomyris reine de Scythie Gardes ! qu’on le saisisse ! » d’un ton si souverain, dĂ©daigneux et solennel, que le galant, tout interdit, se dĂ©roba de peur, n’osant pousser sa pointe. Or, ces fiertĂ©s et rebuffades Ă©tranges en une comĂ©dienne toujours soupçonnĂ©e de mƓurs lĂ©gĂšres Ă©tant venues Ă  la connaissance d’un trĂšs haut et puissant prince, il les trouva de bon goĂ»t, et se dit que ces mĂ©pris du vulgaire profane ne pouvaient procĂ©der que d’une Ăąme gĂ©nĂ©reuse. Comme son rang dans le monde Ă©quipollait Ă  celui de reine au théùtre, il fut reçu plus doucement et d’un sourcil moins farouche. Il Ă©tait jeune, beau, parlait bien, Ă©tait pressant et possĂ©dait ce grand avantage de la noblesse. Que vous dirai-je de plus ? cette fois la reine n’appela pas ses gardes, et vous voyez en moi le fruit de ces belles amours. Cela, dit galamment Sigognac, explique Ă  merveille les grĂąces sans secondes dont on vous voit ornĂ©e. Un sang princier coule dans vos veines. Je l’avais presque devinĂ© ! — Cette liaison, continua Isabelle, dura plus longtemps que n’ont coutume les intrigues de théùtre. Le prince trouva chez ma mĂšre une fidĂ©litĂ© qui venait de l’orgueil autant que de l’amour, mais qui ne se dĂ©mentit point. Malheureusement des raisons d’État vinrent Ă  la traverse ; il dut partir pour des guerres ou ambassades lointaines. D’illustres mariages qu’il retarda tant qu’il put furent nĂ©gociĂ©s en son nom par sa famille. Il lui fallut cĂ©der, car il n’avait pas le droit d’interrompre, Ă  cause d’un caprice amoureux, cette longue suite d’ancĂȘtres remontant Ă  Charlemagne et de finir en lui cette glorieuse race. Des sommes assez fortes furent offertes Ă  ma mĂšre pour adoucir cette rupture devenue nĂ©cessaire, la mettre Ă  l’abri du besoin et subvenir Ă  ma nourriture et Ă©ducation. Mais elle ne voulut rien entendre, disant qu’elle n’acceptait point la bourse sans le cƓur et qu’elle aimait mieux que le prince lui fĂ»t redevable que non pas elle redevable au prince ; car elle lui avait donnĂ©, en sa gĂ©nĂ©rositĂ© extrĂȘme, ce que jamais il ne lui pourrait rendre. Rien avant, rien aprĂšs, » telle Ă©tait sa devise. Elle continua donc son mĂ©tier de princesse tragique, mais la mort dans l’ñme, et depuis ne fit que languir jusqu’à son trĂ©pas, qui ne tarda guĂšre. J’étais alors une fillette de sept ou huit ans ; je jouais les enfants et les amours et autres petits rĂŽles proportionnĂ©s Ă  ma taille et Ă  mon intelligence. La mort de ma mĂšre me causa un chagrin au-dessus de mon Ăąge, et je me souviens qu’il me fallut fouetter ce jour-lĂ  pour me forcer Ă  jouer un des enfants de MĂ©dĂ©e. Puis cette grande douleur s’apaisa par les cajoleries des comĂ©diens et comĂ©diennes qui me dorlotaient de leur mieux et comme Ă  l’envi, me mettant toujours quelques friandises en mon petit panier. Le PĂ©dant, qui faisait partie de notre troupe et dĂ©jĂ  me semblait aussi vieux et ridĂ© qu’aujourd’hui, s’intĂ©ressa Ă  moi, m’apprit la rĂ©citation, harmonie et mesure des vers, les façons de dire et d’écouter, les poses, les gestes, physionomies congruentes au discours, et tous les secrets d’un art oĂč il excelle, quoique comĂ©dien de province, car il a de l’étude, ayant Ă©tĂ© rĂ©gent de collĂšge, et chassĂ© pour incorrigible ivrognerie. Au milieu du dĂ©sordre apparent d’une vie vagabonde, j’ai vĂ©cu innocente et pure, car pour mes compagnons qui m’avaient vue au berceau, j’étais une sƓur ou une fille, et pour les godelureaux j’ai bien su d’une mine froide, rĂ©servĂ©e et discrĂšte, les tenir Ă  distance comme il convient, continuant, hors de la scĂšne, mon rĂŽle d’ingĂ©nue, sans hypocrisie ni fausse pudeur. » Ainsi, tout en marchant, Isabelle racontait Ă  Sigognac charmĂ© l’histoire de sa vie et aventures. Et le nom de ce grand, dit Sigognac, le savez-vous ou l’avez-vous oubliĂ© ? — Il serait peut-ĂȘtre dangereux pour mon repos de le dire, rĂ©pondit Isabelle, mais il est restĂ© gravĂ© dans ma mĂ©moire. — Existe-t-il quelque preuve de sa liaison avec votre mĂšre ? — Je possĂšde un cachet armoriĂ© de son blason, dit Isabelle, c’est le seul joyau que ma mĂšre ait gardĂ© de lui Ă  cause de sa noblesse et signification hĂ©raldique qui effaçait l’idĂ©e de valeur matĂ©rielle, et si cela vous amuse, je vous le montrerai un jour. » Il serait par trop fastidieux de suivre Ă©tape par Ă©tape le chariot comique, d’autant plus que le voyage se faisait Ă  petites journĂ©es, sans aventures dont il faille garder mĂ©moire. Nous sauterons donc quelques jours, et nous arriverons aux environs de Poitiers. Les recettes n’avaient pas Ă©tĂ© fructueuses et les temps durs Ă©taient venus pour la troupe. L’argent du marquis de BruyĂšres avait fini par s’épuiser, ainsi que les pistoles de Sigognac, dont la dĂ©licatesse eĂ»t souffert de ne pas soulager, dans les mesures de ses pauvres ressources, ses camarades en dĂ©tresse. Le chariot, traĂźnĂ© par quatre bĂȘtes vigoureuses au dĂ©part, n’avait plus qu’un seul cheval, et quel cheval ! une misĂ©rable rosse qui semblait s’ĂȘtre nourrie, au lieu de foin et d’avoine, avec des cercles de barriques, tant ses cĂŽtes Ă©taient saillantes. Les os de ses hanches perçaient la peau, et les muscles dĂ©tendus de ses cuisses se dessinaient par de grandes rides flasques ; des Ă©parvins gonflaient ses jambes hĂ©rissĂ©es de longs poils. Sur son garrot, Ă  la pression d’un collier dont la bourre avait disparu, s’avivaient des Ă©corchures saigneuses et les coups de fouet zĂ©braient comme des hachures les flancs meurtris du pauvre animal. Sa tĂȘte Ă©tait tout un poĂ«me de mĂ©lancolie et de souffrance. DerriĂšre ses yeux se creusaient de profondes saliĂšres qu’on aurait cru Ă©vidĂ©es au scalpel. Ses prunelles bleuĂątres avaient le regard morne, rĂ©signĂ© et pensif de la bĂȘte surmenĂ©e. L’insouciance des coups produite par l’inutilitĂ© de l’effort s’y lisait tristement, et le claquement de la laniĂšre ne pouvait plus en tirer une Ă©tincelle de vie. Ses oreilles Ă©nervĂ©es, dont l’une avait le bout fendu, pendaient piteusement de chaque cĂŽtĂ© du front et scandaient, par leur oscillation, le rhythme inĂ©gal de la marche. Une mĂšche de la criniĂšre, de blanche devenue jaune, entremĂȘlait ses filaments Ă  la tĂȘtiĂšre, dont le cuir avait usĂ© les protubĂ©rances osseuses des joues mises en relief par la maigreur. Les cartilages des narines laissaient suinter l’eau d’une respiration pĂ©nible et les barres fatiguĂ©es faisaient la moue comme des lĂšvres maussades. Sur son pelage blanc, truitĂ© de roux, la sueur avait tracĂ© des filets pareils Ă  ceux dont la pluie raye le plĂątre des murailles, agglutinĂ© sous le ventre des flocons de poil, dĂ©lavĂ© les membres infĂ©rieurs et fait avec la crotte un affreux ciment. Rien n’était plus lamentable Ă  voir, et le cheval que monte la Mort dans l’Apocalypse eĂ»t paru une bĂȘte fringante propre Ă  parader aux carrousels Ă  cĂŽtĂ© de ce pitoyable et dĂ©sastreux animal dont les Ă©paules semblaient se disjoindre Ă  chaque pas, et qui, d’un Ɠil douloureux, avait l’air d’invoquer comme une grĂące le coup d’assommoir de l’équarrisseur. La tempĂ©rature commençant Ă  devenir froide, il marchait au milieu de la fumĂ©e qu’exhalaient ses flancs et ses naseaux. Il n’y avait dans le chariot que les trois femmes. Les hommes allaient Ă  pied pour ne pas surcharger le triste animal, qu’il ne leur Ă©tait pas difficile de suivre et mĂȘme de devancer. Tous, n’ayant Ă  exprimer que des pensĂ©es dĂ©sagrĂ©ables, gardaient le silence et marchaient isolĂ©s, s’enveloppant de leur cape du mieux qu’ils pouvaient. Sigognac, presque dĂ©couragĂ©, se demandait s’il n’eĂ»t pas mieux fait de rester au castel dĂ©labrĂ© de ses pĂšres, sauf Ă  y mourir de faim Ă  cĂŽtĂ© de son blason fruste dans le silence et la solitude, que de courir ainsi les hasards des chemins avec des bohĂšmes. Il songeait au brave Pierre, Ă  Bayard, Ă  Miraut et Ă  BĂ©elzĂ©buth, les fidĂšles compagnons de son ennui. Son cƓur se serrait quoi qu’il fĂźt, et il lui montait de la poitrine Ă  la gorge ce spasme nerveux qui d’ordinaire se rĂ©sout en larmes ; mais un regard jetĂ© sur Isabelle, pelotonnĂ©e dans sa mante et assise sur le devant de la charrette, lui raffermissait le courage. La jeune femme lui souriait ; elle ne paraissait pas se chagriner de cette misĂšre ; son Ăąme Ă©tait satisfaite, qu’importaient les souffrances et les fatigues du corps ? Le paysage qu’on traversait n’était guĂšre propre Ă  dissiper la mĂ©lancolie. Au premier plan se tordaient les squelettes convulsifs de quelques vieux ormes tourmentĂ©s, contournĂ©s, Ă©cimĂ©s, dont les branches noires aux filaments capricieux se dĂ©taillaient sur un ciel d’un gris-jaune trĂšs-bas et gros de neige qui ne laissait filtrer qu’un jour livide ; au second, s’étendaient des plaines dĂ©pouillĂ©es de culture, que bordaient prĂšs de l’horizon des collines pelĂ©es ou des lignes de bois roussĂątres. De loin en loin, comme une tache de craie, quelque chaumine dardant une lĂ©gĂšre spirale de fumĂ©e apparaissait entre les brindilles menues de ses clĂŽtures. La ravine d’une rigole sillonnait la terre d’une longue cicatrice. Au printemps, cette campagne, habillĂ©e de verdure, eĂ»t pu sembler agrĂ©able ; mais, revĂȘtue des grises livrĂ©es de l’hiver, elle ne prĂ©sentait aux yeux que monotonie, pauvretĂ© et tristesse. De temps en temps passait, hĂąve et dĂ©guenillĂ©, un paysan ou quelque vieille courbĂ©e sous un fagot de bois mort, qui, loin d’animer ce dĂ©sert, en faisait au contraire ressortir la solitude. Les pies, sautillant sur la terre brune avec leur queue plantĂ©e dans leur croupion comme un Ă©ventail fermĂ©, en paraissaient les vĂ©ritables habitantes. Elles jacassaient Ă  l’aspect du chariot comme si elles se fussent communiquĂ© leurs rĂ©flexions sur les comĂ©diens et dansaient devant eux d’une façon dĂ©risoire, en mĂ©chants oiseaux sans cƓur qu’elles Ă©taient, insensibles Ă  la misĂšre du pauvre monde. Une bise aigre sifflait, collant leurs minces capes sur le corps des comĂ©diens, et leur souffletant le visage de ses doigts rouges. Aux tourbillons du vent se mĂȘlĂšrent bientĂŽt des flocons de neige, montant, descendant, se croisant sans pouvoir toucher la terre ou s’accrocher quelque part, tant la rafale Ă©tait forte. Ils devinrent si pressĂ©s, qu’ils formaient comme une obscuritĂ© blanche Ă  quelques pas des piĂ©tons aveuglĂ©s. À travers ce fourmillement argentĂ©, les objets les plus voisins perdaient leur apparence rĂ©elle et ne se distinguaient plus. Il paraĂźt, dit le PĂ©dant, qui marchait derriĂšre le chariot pour s’abriter un peu, que la mĂ©nagĂšre cĂ©leste plume des oies lĂ -haut et secoue sur nous le duvet de son tablier. La chair m’en plairait davantage, et je serais bien homme Ă  la manger sans citron ni Ă©pices. — Voire mĂȘme sans sel, rĂ©pondit le Tyran ; car mon estomac ne se souvient plus de cette omelette dont les Ɠufs piaillaient quand on les cassa sur le bord du poĂȘlon et que j’ai avalĂ©e sous le titre fallacieux et sarcastique de dĂ©jeuner, malgrĂ© les becs qui la hĂ©rissaient. » Sigognac s’était aussi rĂ©fugiĂ© derriĂšre la voiture, et le PĂ©dant lui dit VoilĂ  un terrible temps, monsieur le Baron, et je regrette pour vous de vous voir partager notre mauvaise fortune, mais ce sont traverses passagĂšres, et quoique nous n’allions guĂšre vite, cependant nous nous rapprochons de Paris. — Je n’ai point Ă©tĂ© Ă©levĂ© sur les genoux de la mollesse, rĂ©pondit Sigognac, et je ne suis point homme Ă  m’effrayer pour quelques flocons de neige. Ce sont ces pauvres femmes que je plains, obligĂ©es, malgrĂ© la dĂ©bilitĂ© de leur sexe, Ă  supporter des fatigues et des privations comme routiers en campagne. — Elles y sont de longue main habituĂ©es, et ce qui serait dur Ă  des femmes de qualitĂ© ou Ă  des bourgeoises ne leur semble pas autrement pĂ©nible. » La tempĂȘte augmentait. ChassĂ©e par le vent, la neige courait en blanches fumĂ©es rasant le sol, et ne s’arrĂȘtant que lorsqu’elle Ă©tait retenue par quelque obstacle, revers de tertre, mur de pierrailles, clĂŽture de haie, talus de fossĂ©. LĂ , elle s’entassait avec une prodigieuse vitesse, dĂ©bordant en cascade de l’autre cĂŽtĂ© de la digue temporaire. D’autres fois elle s’engouffrait dans le tournant d’une trombe et remontait au ciel en tourbillons pour en retomber par masses, que l’orage dispersait aussitĂŽt. Quelques minutes avaient suffi pour poudrer Ă  blanc, sous la toile palpitante de la charrette, Isabelle, SĂ©rafine et LĂ©onarde, quoiqu’elles se fussent rĂ©fugiĂ©es tout au fond et abritĂ©es d’un rempart de paquets. Ahuri par les flagellations de la neige et du vent, le cheval n’avançait plus qu’à grand’peine. Il soufflait, ses flancs battaient, et ses sabots glissaient Ă  chaque pas. Le Tyran le prit par le bridon, et, marchant Ă  cĂŽtĂ© de lui, le soutint un peu de sa main vigoureuse. Le PĂ©dant, Sigognac et Scapin poussaient Ă  la roue. LĂ©andre faisait claquer le fouet pour exciter la pauvre bĂȘte la frapper eĂ»t Ă©tĂ© cruautĂ© pure. Quant au Matamore, il Ă©tait restĂ© quelque peu en arriĂšre, car, il Ă©tait si lĂ©ger, vu sa maigreur phĂ©nomĂ©nale, que le vent l’empĂȘchait d’avancer, quoiqu’il eĂ»t pris une pierre en chaque main et rempli ses poches de cailloux pour se lester. Cette tempĂȘte neigeuse, loin de s’apaiser, faisait de plus en plus rage, et se roulait avec furie dans les amas de flocons blancs qu’elle agitait en mille remous comme l’écume des vagues. Elle devint si violente que les comĂ©diens furent contraints, bien qu’ils eussent grande hĂąte d’arriver au village, d’arrĂȘter le chariot et de le tourner Ă  l’opposite du vent. La pauvre rosse qui le traĂźnait n’en pouvait plus ; ses jambes se roidissaient ; des frissons couraient sur sa peau fumante et baignĂ©e de sueur. Un effort de plus, et elle tombait morte ; dĂ©jĂ  une goutte de sang perlait dans ses naseaux largement dilatĂ©s par l’oppression de la poitrine, et des lueurs vitrĂ©es passaient sur le globe de l’Ɠil. Le terrible dans le sombre n’est pas difficile Ă  concevoir. Les tĂ©nĂšbres logent aisĂ©ment les Ă©pouvantes, mais l’horreur blanche se fait moins comprendre. Cependant, rien de plus sinistre que la position de nos pauvres comĂ©diens, pĂąles de faim, bleus de froid, aveuglĂ©s de neige et perdus en pleine grande route au milieu de ce vertigineux tourbillon de grains glacĂ©s les enveloppant de toutes parts. Tous s’étaient blottis sous la toile de la bĂąche pour laisser passer la rafale, et se pressaient les uns contre les autres afin de profiter de leur chaleur mutuelle. Enfin l’ouragan tomba, et la neige, suspendue en l’air, put descendre moins tumultueusement sur le sol. Aussi loin que l’Ɠil pouvait s’étendre, la campagne disparaissait sous un linceul argentĂ©. OĂč donc est Matamore, dit Blazius, est-ce que par hasard le vent l’aurait emportĂ© dans la lune ? — En effet, ajouta le Tyran, je ne le vois point. Il s’est peut-ĂȘtre blotti sous quelque dĂ©coration au fond de la voiture. HohĂ© ! Matamore ! secoue tes oreilles si tu dors, et rĂ©ponds Ă  l’appel. » Matamore n’eut garde de sonner mot. Aucune forme ne s’agita sous le monceau de vieilles toiles. HohĂ© ! Matamore, beugla itĂ©rativement le Tyran de sa plus grosse voix tragique et d’un ton Ă  rĂ©veiller dans leur grotte les sept dormants avec leur chien. — Nous ne l’avons pas vu, dirent les comĂ©diennes, et comme les tourbillons de neige nous aveuglaient, nous ne nous sommes point autrement inquiĂ©tĂ©es de son absence, le pensant Ă  quelques pas de la charrette. — Diantre ! fit Blazius, voilĂ  qui est Ă©trange ! pourvu qu’il ne lui soit point arrivĂ© malheur. — Sans doute, dit Sigognac, il se sera, pendant le plus fort de la tourmente, abritĂ© derriĂšre quelque tronc d’arbre, et il ne tardera pas Ă  nous rejoindre. » On rĂ©solut d’attendre quelques minutes, lesquelles passĂ©es, on irait Ă  sa recherche. Rien n’apparaissait sur le chemin, et de ce fond de blancheur, quoique le crĂ©puscule tombĂąt, une forme humaine se fĂ»t aisĂ©ment dĂ©tachĂ©e mĂȘme Ă  une assez grande distance. La nuit qui descend si rapide aux courtes journĂ©es de dĂ©cembre Ă©tait venue, mais sans amener avec elle une obscuritĂ© complĂšte. La rĂ©verbĂ©ration de la neige combattait les tĂ©nĂšbres du ciel, et par un renversement bizarre il semblait que la clartĂ© vĂźnt de la terre. L’horizon s’accusait en lignes blanches et ne se perdait pas dans les fuites du lointain. Les arbres enfarinĂ©s se dessinaient comme les arborisations dont la gelĂ©e Ă©tame les vitres, et de temps en temps des flocons de neige secouĂ©s d’une branche tombaient pareils aux larmes d’argent des draps mortuaires, sur la noire tenture de l’ombre. C’était un spectacle plein de tristesse ; un chien se mit Ă  hurler au perdu comme pour donner une voix Ă  la dĂ©solation du paysage et en exprimer les navrantes mĂ©lancolies. Parfois il semble que la nature, se lassant de son mutisme, confie ses peines secrĂštes aux plaintes du vent ou aux lamentations de quelque animal. On sait combien est lugubre dans le silence nocturne cet aboi dĂ©sespĂ©rĂ© qui finit en rĂąle et que semble provoquer le passage de fantĂŽmes invisibles pour l’Ɠil humain. L’instinct de la bĂȘte, en communication avec l’ñme des choses, pressent le malheur et le dĂ©plore avant qu’il soit connu. Il y a dans ce hurlement mĂȘlĂ© de sanglots l’effroi de l’avenir, l’angoisse de la mort et l’effarement du surnaturel. Le plus ferme courage ne l’entend pas sans en ĂȘtre Ă©mu, et ce cri fait dresser le poil sur la chair comme ce petit souffle dont parle Job. L’aboi, d’abord lointain, s’était rapprochĂ©, et l’on pouvait distinguer au milieu de la plaine, assis le derriĂšre dans la neige, un grand chien noir qui, le museau levĂ© vers le ciel, semblait se gargariser avec ce gĂ©missement lamentable. Il doit ĂȘtre arrivĂ© quelque chose Ă  notre pauvre camarade, s’écria le Tyran, cette maudite bĂȘte hurle comme pour un mort. » Les femmes, le cƓur serrĂ© d’un pressentiment sinistre, firent avec dĂ©votion le signe de la croix. La bonne Isabelle murmura un commencement de priĂšre. Il faut l’aller chercher sans plus attendre, dit Blazius, avec la lanterne dont la lumiĂšre lui servira de guide et d’étoile polaire s’il s’est Ă©garĂ© du droit chemin et vague Ă  travers champs ; car en ces temps neigeux qui recouvrent les routes de blancs linceuls, il est facile d’errer. » On battit le fusil, et le bout de chandelle allumĂ© au ventre de la lanterne jeta bientĂŽt Ă  travers les minces vitres de corne une lueur assez vive pour ĂȘtre aperçue de loin. Le Tyran, Blazius et Sigognac se mirent en quĂȘte. Scapin et LĂ©andre restĂšrent pour garder la voiture et rassurer les femmes, que l’aventure commençait Ă  inquiĂ©ter. Pour ajouter au lugubre de la scĂšne, le chien noir hurlait toujours dĂ©sespĂ©rĂ©ment, et le vent roulait sur la campagne ses chariots aĂ©riens, avec de sourds murmures, comme s’il portait des esprits en voyage. L’orage avait bouleversĂ© la neige de façon Ă  effacer toute trace ou du moins Ă  en rendre l’empreinte incertaine. La nuit rendait d’ailleurs la recherche difficile, et quand Blazius approchait la lanterne du sol, il trouvait parfois le grand pied du Tyran moulĂ© en creux dans la poussiĂšre blanche, mais non le pas de Matamore, qui, fĂ»t-il venu jusque-lĂ , n’eĂ»t marquĂ© non plus que celui d’un oiseau. Ils firent ainsi prĂšs d’un quart de lieue, Ă©levant la lanterne pour attirer le regard du comĂ©dien perdu et criant de toute la force de leurs poumons Matamore, Matamore, Matamore ! » À cet appel semblable Ă  celui que les anciens adressaient aux dĂ©funts avant de quitter le lieu de sĂ©pulture, le silence seul rĂ©pondait ou quelque oiseau peureux s’envolait en glapissant avec une brusque palpitation d’ailes pour s’aller perdre plus loin dans la nuit. Parfois un hibou offusquĂ© de la lumiĂšre piaulait d’une façon lamentable. Enfin, Sigognac, qui avait la vue perçante, crut dĂ©mĂȘler Ă  travers l’ombre, au pied d’un arbre, une figure d’aspect fantasmatique, Ă©trangement roide et sinistrement immobile. Il en avertit ses compagnons, qui se dirigĂšrent avec lui de ce cĂŽtĂ© en toute hĂąte. C’était bien, en effet, le pauvre Matamore. Son dos s’appuyait contre l’arbre et ses longues jambes Ă©tendues sur le sol disparaissaient Ă  demi sous l’amoncellement de la neige. Son immense rapiĂšre, qu’il ne quittait jamais, faisait avec son buste un angle bizarre, et qui eĂ»t Ă©tĂ© risible en toute autre circonstance. Il ne bougea pas plus qu’une souche Ă  l’approche de ses camarades. InquiĂ©tĂ© de cette fixitĂ© d’attitude, Blazius dirigea le rayon de la lanterne sur le visage de Matamore, et il faillit la laisser choir tant ce qu’il vit lui causa d’épouvante. Le masque ainsi Ă©clairĂ© n’offrait plus les couleurs de la vie. Il Ă©tait d’un blanc de cire. Le nez pincĂ© aux ailes par les doigts noueux de la mort luisait comme un os de seiche ; la peau se tendait sur les tempes. Des flocons de neige s’étaient arrĂȘtĂ©s aux sourcils et aux cils, et les yeux dilatĂ©s regardaient comme deux yeux de verre. À chaque bout des moustaches scintillait un glaçon dont le poids les faisait courber. Le cachet de l’éternel silence scellait ces lĂšvres d’oĂč s’étaient envolĂ©es tant de joyeuses rodomontades, et la tĂȘte de mort sculptĂ©e par la maigreur apparaissait dĂ©jĂ  Ă  travers ce visage pĂąle, oĂč l’habitude des grimaces avait creusĂ© des plis horriblement comiques, que le cadavre mĂȘme conservait, car c’est une misĂšre du comĂ©dien, que chez lui le trĂ©pas ne puisse garder sa gravitĂ©. Nourrissant encore quelque espoir, le Tyran essaya de secouer la main de Matamore, mais le bras dĂ©jĂ  roide retomba tout d’une piĂšce avec un bruit sec comme le bras de bois d’un automate dont on abandonne le fil. Le pauvre diable avait quittĂ© le théùtre de la vie pour celui de l’autre monde. Cependant, ne pouvant admettre qu’il fĂ»t mort, le Tyran demanda Ă  Blazius s’il n’avait pas sur lui sa gourde. Le PĂ©dant ne se sĂ©parait jamais de ce prĂ©cieux meuble. Il y restait encore quelques gouttes de vin, et il en introduisit le goulot entre les lĂšvres violettes du Matamore ; mais les dents restĂšrent obstinĂ©ment serrĂ©es, et la liqueur cordiale rejaillit en gouttes rouges par les coins de la bouche. Le souffle vital avait abandonnĂ© Ă  jamais cette frĂȘle argile, car la moindre respiration eĂ»t produit une fumĂ©e visible dans cet air froid. Ne tourmentez pas sa pauvre dĂ©pouille, dit Sigognac, ne voyez-vous pas qu’il est mort ? — HĂ©las ! oui, rĂ©pondit Blazius, aussi mort que ChĂ©ops sous la grande pyramide. Sans doute, Ă©tourdi par le chasse-neige et ne pouvant lutter contre la fureur de la tempĂȘte, il se sera arrĂȘtĂ© prĂšs de cet arbre, et comme il n’avait pas deux onces de chair sur les os, il aura bientĂŽt eu les moelles gelĂ©es. Afin de produire de l’effet Ă  Paris, il diminuait chaque jour sa ration, et il Ă©tait efflanquĂ© de jeĂ»ne plus qu’un lĂ©vrier aprĂšs les chasses. Pauvre Matamore, te voilĂ  dĂ©sormais Ă  l’abri des nasardes, croquignoles, coups de pieds et de bĂąton Ă  quoi t’obligeaient tes rĂŽles ! Personne ne te rira plus au nez. — Qu’allons-nous faire de ce corps ? interrompit le Tyran, nous ne pouvons le laisser lĂ  sur le revers de ce fossĂ© pour que les loups, les chiens et les oiseaux le dĂ©chiquĂštent, encore que ce soit une piteuse viande oĂč les vers mĂȘmes ne trouveront pas Ă  dĂ©jeuner. — Non certes, dit Blazius ; c’était un bon et loyal camarade, et comme il n’est pas bien lourd, tu vas lui prendre la tĂȘte, moi je lui prendrai les pieds, et nous le porterons tous deux jusqu’à la charrette. Demain il fera jour, et nous l’inhumerons en quelque coin le plus dĂ©cemment possible ; car, Ă  nous autres histrions, l’Église marĂątre nous ferme l’huis du cimetiĂšre, et nous refuse cette douceur de dormir en terre sainte. Il nous faut aller pourrir aux gĂ©monies comme chiens crevĂ©s ou chevaux morts, aprĂšs avoir en notre vie amusĂ© les plus gens de bien. Vous, monsieur le Baron, vous nous prĂ©cĂ©derez et tiendrez le fallot. » Sigognac acquiesça d’un signe de tĂȘte Ă  cet arrangement. Les deux comĂ©diens se penchĂšrent, dĂ©blayĂšrent la neige qui recouvrait dĂ©jĂ  Matamore comme un linceul prĂ©maturĂ©, soulevĂšrent le lĂ©ger cadavre qui pesait moins que celui d’un enfant, et se mirent en marche prĂ©cĂ©dĂ©s du Baron, qui faisait tomber sur leur route la lumiĂšre de la lanterne. Heureusement personne Ă  cette heure ne passait par le chemin, car c’eĂ»t Ă©tĂ© pour le voyageur un spectacle assez effrayant et mystĂ©rieux que ce groupe funĂšbre Ă©clairĂ© bizarrement par le reflet rougeĂątre du fallot, et laissant aprĂšs lui de longues ombres difformes sur la blancheur de la neige. L’idĂ©e d’un crime ou d’une sorcellerie lui fĂ»t venue sans doute. Le chien noir, comme si son rĂŽle d’avertisseur Ă©tait fini, avait cessĂ© ses hurlements. Un silence sĂ©pulcral rĂ©gnait au loin dans la campagne, car la neige a cette propriĂ©tĂ© d’amortir les sons. Depuis quelque temps Scapin, LĂ©andre et les comĂ©diennes avaient aperçu la petite lumiĂšre rouge se balançant Ă  la main de Sigognac et envoyant aux objets des reflets inattendus qui les tiraient de l’ombre sous des aspects bizarres ou formidables, jusqu’à ce qu’ils se fussent Ă©vanouis de nouveau dans l’obscuritĂ©. MontrĂ© et cachĂ© tour Ă  tour, Ă  cette lueur incertaine, le groupe du Tyran et de Blazius, reliĂ©s par le cadavre horizontal du Matamore, comme deux mots par un trait d’union, prenait une apparence Ă©nigmatiquement lugubre. Scapin et LĂ©andre, mus d’une inquiĂšte curiositĂ©, allĂšrent au-devant du cortĂšge. Eh bien ! qu’y a-t-il ? dit le valet de comĂ©die, lorsqu’il eut rejoint ses camarades ; est-ce que Matamore est malade que vous le portez de la sorte, tout brandi comme s’il eĂ»t avalĂ© sa rapiĂšre ? — Il n’est pas malade, rĂ©pondit Blazius, et jouit mĂȘme d’une santĂ© inaltĂ©rable. Goutte, fiĂšvre, catarrhe, gravelle n’ont plus prise sur lui. Il est guĂ©ri Ă  tout jamais d’une maladie pour laquelle aucun mĂ©decin, fĂ»t-ce Hippocrate, Galien ou Avicenne, n’ont trouvĂ© de remĂšde, je veux dire la vie, dont on finit toujours par mourir. — Donc il est mort ! fit le Scapin avec une intonation de surprise douloureuse en se penchant sur le visage du cadavre. — TrĂšs-mort, on ne peut plus mort, s’il y a des degrĂ©s en cet Ă©tat, car il ajoute au froid naturel du trĂ©pas le froid de la gelĂ©e, rĂ©pondit Blazius d’une voix troublĂ©e qui trahissait plus d’émotion que n’en comportaient les paroles. — Il a vĂ©cu ! comme s’exprime le confident du prince au rĂ©cit final des tragĂ©dies, ajouta le Tyran. Mais relayez-nous un peu, s’il vous plaĂźt. C’est votre tour. VoilĂ  assez longtemps que nous portons le cher camarade sans espoir de bonne-manche ou de paraguante. » Scapin se substitua au Tyran, LĂ©andre Ă  Blazius, quoique cette besogne de corbeau ne fĂ»t guĂšre de son goĂ»t, et le cortĂšge reprit sa marche. En quelques minutes on eut rejoint le chariot arrĂȘtĂ© au milieu de la route. MalgrĂ© le froid, Isabelle et SĂ©rafine Ă©taient sautĂ©es Ă  bas de la voiture, oĂč la seule DuĂšgne accroupie ouvrait tout grands ses yeux de chouette. À l’aspect de Matamore pĂąle, roidi, glacĂ©, ayant sur le visage ce masque immobile Ă  travers lequel l’ñme ne regarde plus, les comĂ©diennes poussĂšrent un cri d’épouvante et de douleur. Deux larmes jaillirent mĂȘme des yeux purs d’Isabelle, promptement gelĂ©es par l’ñpre bise nocturne. Ses belles mains rouges de froid se joignirent pieusement, et une fervente priĂšre pour celui qui venait de s’engloutir si subitement dans la trappe de l’éternitĂ©, monta sur les ailes de la foi dans les profondeurs du ciel obscur. Qu’allait-on faire ? La position ne laissait pas d’ĂȘtre embarrassante. Le bourg oĂč l’on devait coucher Ă©tait encore Ă©loignĂ© d’une ou deux lieues, et quand on y arriverait toutes les maisons seraient fermĂ©es depuis longtemps et les paysans couchĂ©s ; d’autre part, on ne pouvait rester au milieu du chemin, en pleine neige, sans bois pour allumer du feu, sans vivres pour se rĂ©conforter, dans la compagnie fort sinistre et maussade d’un cadavre, Ă  attendre le jour qui ne se lĂšve que trĂšs-tard pendant cette saison. On rĂ©solut de partir. Cette heure de repos et une musette d’avoine donnĂ©e par Scapin avaient rendu un peu de vigueur au pauvre vieux cheval fourbu. Il paraissait ragaillardi et capable de fournir la traite. Matamore fut couchĂ© au fond du chariot, sous une toile. Les comĂ©diennes, non sans un certain frisson de peur, s’assirent sur le devant de la voiture, car la mort fait un spectre de l’ami avec lequel on causait tout Ă  l’heure, et celui qui vous Ă©gayait vous Ă©pouvante comme une larve ou une lĂ©mure. Les hommes cheminĂšrent Ă  pied, Scapin Ă©clairant la route avec la lanterne dont on avait renouvelĂ© la chandelle, le Tyran tenant le bridon du cheval pour l’empĂȘcher de buter. On n’allait pas bien vite, car le chemin Ă©tait difficile ; cependant au bout de deux heures on commença Ă  distinguer, au bas d’une descente assez rapide, les premiĂšres maisons du village. La neige avait mis des chemises blanches aux toits, qui les faisaient se dĂ©tacher, malgrĂ© la nuit, sur le fond sombre du ciel. Entendant sonner de loin les ferrailles du chariot, les chiens inquiets firent vacarme, et leurs abois en Ă©veillĂšrent d’autres dans les fermes isolĂ©es, au fond de la campagne. C’était un concert de hurlements, les uns sourds, les autres criards, avec solos, rĂ©pliques et chƓurs oĂč toute la chiennerie de la contrĂ©e faisait sa partie. Aussi, quand la charrette y arriva, le bourg Ă©tait-il en Ă©veil. Plus d’une tĂȘte embĂ©guinĂ©e de ses coiffes de nuit se montrait encadrĂ©e par une lucarne ou le vantail supĂ©rieur d’une porte entr’ouverte, ce qui facilita au PĂ©dant les nĂ©gociations nĂ©cessaires pour procurer un gĂźte Ă  la troupe. L’auberge lui fut indiquĂ©e, ou du moins une maison qui en tenait lieu, l’endroit n’étant pas trĂšs-frĂ©quentĂ© des voyageurs, qui d’ordinaire poussaient plus avant. C’était Ă  l’autre bout du village, et il fallut que la pauvre rosse donnĂąt encore un coup de collier ; mais elle sentait l’écurie, et dans un effort suprĂȘme, ses sabots, Ă  travers la neige, arrachĂšrent des Ă©tincelles aux cailloux. Il n’y avait pas Ă  s’y tromper ; une branche de houx, assez semblable Ă  ces rameaux qui trempent dans les eaux lustrales, pendait au-dessus de la porte, et Scapin, en haussant sa lanterne, constata la prĂ©sence de ce symbole hospitalier. Le Tyran tambourina de ses gros poings sur la porte, et bientĂŽt un clappement de savates descendant un escalier se fit entendre Ă  l’intĂ©rieur. Un rayon de lumiĂšre rougeĂątre filtra par les fentes du bois. Le battant s’ouvrit, et une vieille, protĂ©geant d’une main sĂšche qui semblait prendre feu la flamme vacillante d’un suif, apparut dans toute l’horreur d’un nĂ©gligĂ© peu galant. Ses deux mains Ă©tant occupĂ©es, elle tenait entre les dents ou plutĂŽt entre les gencives les bords de sa chemise en grosse toile, dans l’intention pudique de dĂ©rober aux regards libertins des charmes qui eussent fait fuir d’épouvante les boucs du sabbat. Elle introduisit les comĂ©diens dans la cuisine, planta la chandelle sur la table, fouilla les cendres de l’ñtre pour y rĂ©veiller quelques braises assoupies qui bientĂŽt firent pĂ©tiller une poignĂ©e de broussailles ; puis elle remonta dans sa chambre pour revĂȘtir un jupon et un casaquin. Un gros garçon, se frottant les yeux de ses mains crasseuses, alla ouvrir les portes de la cour, y fit entrer la voiture, ĂŽta le harnais du cheval et le mit Ă  l’écurie. Nous ne pouvons cependant pas laisser ce pauvre Matamore dans la voiture comme un daim qu’on rapporte de la chasse, dit Blazius ; les chiens de basse-cour n’auraient qu’à le gĂąter. Il a reçu le baptĂȘme, aprĂšs tout, et il faut lui faire sa veille mortuaire comme Ă  un bon chrĂ©tien qu’il Ă©tait. » On prit le corps du comĂ©dien dĂ©funt, qui fut Ă©tendu sur la table et respectueusement recouvert d’un manteau. Sous l’étoffe se sculptait Ă  grands plis la rigiditĂ© cadavĂ©rique et se dĂ©coupait le profil aigu de la face, peut-ĂȘtre plus effrayante ainsi que dĂ©voilĂ©e. Aussi, lorsque l’hĂŽteliĂšre rentra, faillit-elle tomber Ă  la renverse de frayeur Ă  l’aspect de ce mort qu’elle prit pour un homme assassinĂ© dont les comĂ©diens Ă©taient les meurtriers. DĂ©jĂ , tendant ses vieilles mains tremblotantes, elle suppliait le Tyran, qu’elle jugeait le chef de la troupe, de ne point la faire mourir, lui promettant un secret absolu, mĂȘme fĂ»t-elle mise Ă  la question. Isabelle la rassura, et lui apprit en peu de mots ce qui Ă©tait arrivĂ©. Alors la vieille alla chercher deux autres chandelles et les disposa symĂ©triquement autour du mort, s’offrant de veiller avec dame LĂ©onarde, car souvent dans le village elle avait enseveli des cadavres, et savait ce qu’il y avait Ă  faire en ces tristes offices. Ces arrangements pris, les comĂ©diens se retirĂšrent dans une autre piĂšce, oĂč, mĂ©diocrement mis en appĂ©tit par ces lugubres scĂšnes, et touchĂ©s de la perte de ce brave Matamore, ils ne soupĂšrent que du bout des lĂšvres. Pour la premiĂšre fois peut-ĂȘtre de sa vie, quoique le vin fĂ»t bon, Blazius laissa son verre demi-plein, oubliant de boire. Certes, il fallait qu’il fĂ»t bien navrĂ© dans l’ñme, car il Ă©tait de ces biberons qui souhaitaient d’ĂȘtre enterrĂ©s sous le baril, afin que la cannelle leur dĂ©goutte dans la bouche, et il se fĂ»t relevĂ© du cercueil pour crier masse » Ă  un rouge-bord. Isabelle et SĂ©rafine s’arrangĂšrent d’un grabat dans la chambre voisine. Les hommes s’étendirent sur des bottes de paille que le garçon d’écurie leur apporta. Tous dormirent mal, d’un sommeil entrecoupĂ© de rĂȘves pĂ©nibles, et furent sur pied de bonne heure, car il s’agissait de procĂ©der Ă  la sĂ©pulture de Matamore. Faute de drap, LĂ©onarde et l’hĂŽtesse l’avaient enseveli dans un lambeau de vieille dĂ©coration reprĂ©sentant une forĂȘt, linceul digne d’un comĂ©dien, comme un manteau de guerre d’un capitaine. Quelques restes de peinture verte simulaient, sur la trame usĂ©e, des guirlandes et feuillages, et faisaient l’effet d’une jonchĂ©e d’herbes semĂ©e pour honorer le corps, cousu et paquetĂ© en la forme de momie Ă©gyptienne. Une planche posĂ©e sur deux bĂątons, dont le Tyran, Blazius, Scapin et LĂ©andre tenaient les bouts, forma la civiĂšre. Une grande simarre de velours noir, constellĂ©e d’étoiles et demi-lunes de paillon, servant pour les rĂŽles de pontife ou de nĂ©croman, fit l’office de drap mortuaire avec assez de dĂ©cence. Ainsi disposĂ©, le cortĂšge sortit par une porte de derriĂšre donnant sur la campagne, pour Ă©viter les regards et commĂ©rages des curieux, et pour gagner un terrain vague que l’hĂŽtesse avait dĂ©signĂ© comme pouvant servir de sĂ©pulture au Matamore sans que personne s’y opposĂąt, la coutume Ă©tant de jeter lĂ  les bĂȘtes mortes de maladie, lieu bien indigne et malpropre Ă  recevoir une dĂ©pouille humaine, argile modelĂ©e Ă  la ressemblance de Dieu ; mais les canons de l’Église sont formels, et l’histrion excommuniĂ© ne peut gĂ©sir en terre sainte, Ă  moins qu’il n’ait renoncĂ© au théùtre, Ă  ses Ɠuvres et Ă  ses pompes, ce qui n’était pas le cas de Matamore. Le Matin, aux yeux gris, commençait Ă  s’éveiller, et les pieds dans la neige descendait le revers des collines. Une lueur froide s’étalait sur la plaine, dont la blancheur faisait paraĂźtre livide la teinte pĂąle du ciel. ÉtonnĂ©s par l’aspect bizarre du cortĂšge que ne prĂ©cĂ©daient ni croix ni prĂȘtre, et qui ne se dirigeait point du cĂŽtĂ© de l’église, quelques paysans allant ramasser du bois mort s’arrĂȘtaient et regardaient les comĂ©diens de travers, les soupçonnant hĂ©rĂ©tiques, sorciers ou parpaillots, mais cependant ils n’osaient rien dire. Enfin, on arriva Ă  une place assez dĂ©gagĂ©e, et le garçon d’écurie, qui portait une bĂȘche pour creuser la fosse, dit qu’on ferait bien de s’arrĂȘter lĂ . Des carcasses de bĂȘtes Ă  demi recouvertes de neige bossuaient le sol tout alentour. Des squelettes de chevaux, anatomisĂ©s par les vautours et les corbeaux, allongeaient au bout d’un chapelet de vertĂšbres leurs longues tĂȘtes dĂ©charnĂ©es aux orbites creuses, et ouvraient leurs cĂŽtes dĂ©pouillĂ©es de chair comme les branches d’un Ă©ventail dont on a dĂ©chirĂ© le papier. Des touches de neige fantasquement posĂ©es ajoutaient encore Ă  l’horreur de ce spectacle charogneux en accusant les saillies et les articulations des os. On eĂ»t dit ces animaux chimĂ©riques que chevauchent les Aspioles ou les Goules aux cavalcades du Sabbat. Les comĂ©diens dĂ©posĂšrent le corps Ă  terre, et le garçon d’auberge se mit Ă  bĂȘcher vigoureusement le sol, rejetant les mottes noires parmi la neige, chose particuliĂšrement lugubre, car il semble aux vivants que les pauvres dĂ©funts, encore qu’ils ne sentent rien, doivent avoir plus froid sous ces frimas pour leur premiĂšre nuit de tombeau. Le Tyran relayait le garçon, et la fosse se creusait rapidement. DĂ©jĂ  elle ouvrait les mĂąchoires assez largement pour avaler d’une bouchĂ©e le mince cadavre, lorsque les manants attroupĂ©s commencĂšrent Ă  crier au huguenot et firent mine de charger les comĂ©diens. Quelques pierres mĂȘme furent lancĂ©es, qui n’atteignirent heureusement personne. OutrĂ© de colĂšre contre cette canaille, Sigognac mit flamberge au vent et courut Ă  ces malotrus, les frappant du plat de sa lame et les menaçant de la pointe. Au bruit de l’algarade, le Tyran avait sautĂ© hors de la fosse, saisi un des bĂątons du brancard, et s’en escrimait sur le dos de ceux que renversait le choc impĂ©tueux du Baron. La troupe se dispersa en poussant des cris et des malĂ©dictions, et l’on put achever les obsĂšques de Matamore. CouchĂ© au fond du trou, le corps cousu dans son morceau de forĂȘt avait plutĂŽt l’air d’une arquebuse enveloppĂ©e de serge verte qu’on enfouit pour la cacher que d’un cadavre humain qu’on enterre. Quand les premiĂšres pelletĂ©es roulĂšrent sur la maigre dĂ©pouille du comĂ©dien, le PĂ©dant, Ă©mu et ne pouvant retenir une larme qui, du bout de son nez rouge, tomba dans la fosse comme une perle du cƓur, soupira d’une voix dolente, en maniĂšre d’oraison funĂšbre, cette exclamation qui fut toute la nĂ©nie et myriologie du dĂ©funt HĂ©las ! pauvre Matamore ! » L’honnĂȘte PĂ©dant, en disant ces mots, ne se doutait pas qu’il rĂ©pĂ©tait les expresses paroles d’Hamlet, prince de Danemark, maniant le test d’Yorick, ancien bouffon de cour, ainsi qu’il appert de la tragĂ©die du sieur Shakspeare, poĂ«te fort connu en Angleterre, et protĂ©gĂ© de la reine Élisabeth. En quelques minutes la fosse fut comblĂ©e. Le Tyran Ă©parpilla de la neige dessus pour dissimuler l’endroit, de peur qu’on ne fĂźt quelque affront au cadavre, et, cette besogne terminĂ©e Or çà, dit-il, quittons vivement la place, nous n’avons plus rien Ă  faire ici ; retournons Ă  l’auberge. Attelons la charrette et prenons du champ, car ces maroufles, revenant en nombre, pourraient bien nous affronter. Votre Ă©pĂ©e et mes poings n’y sauraient suffire. Un ost de pygmĂ©es vient Ă  bout d’un gĂ©ant. La victoire mĂȘme serait inglorieuse et de nul profit. Quand vous auriez Ă©ventrĂ© cinq ou six de ces bĂ©lĂźtres, votre los n’en augmenterait point et ces morts nous mettraient dans l’embarras. Il y aurait lamentation de veuves, criaillement d’orphelins, chose ennuyeuse et pitoyable dont les avocats tirent parti pour influencer les juges. » Le conseil Ă©tait bon et fut suivi. Une heure aprĂšs, la dĂ©pense soldĂ©e, le chariot se remettait en route. VIIOÙ LE ROMAN JUSTIFIE SON TITREOn marcha d’abord aussi vite que le permettaient les forces du vieux cheval restaurĂ©es par une bonne nuit d’écurie et l’état de la route couverte de la neige tombĂ©e la veille. Les paysans malmenĂ©s par Sigognac et le Tyran pouvaient revenir Ă  la charge en plus grand nombre, et il s’agissait de mettre entre soi et le village un espace suffisant pour rendre la poursuite inutile. Deux bonnes lieues furent parcourues en silence, car la triste fin de Matamore ajoutait de funĂšbres pensĂ©es Ă  la mĂ©lancolie de la situation. Chacun songeait qu’un beau jour il pourrait ainsi ĂȘtre enterrĂ© sur le bord du chemin, parmi les charognes, et abandonnĂ© aux profanations fanatiques. Ce chariot poursuivant son voyage symbolisait la vie, qui avance toujours sans s’inquiĂ©ter de ceux qui ne peuvent suivre et restent mourants ou morts dans les fossĂ©s. Seulement le symbole rendait plus visible le sens cachĂ©, et Blazius, Ă  qui la langue dĂ©mangeait, se mit Ă  moraliser sur ce thĂšme avec force citations, apophthegmes et maximes que ses rĂŽles de pĂ©dant lui suppĂ©ditaient en la mĂ©moire. Le Tyran l’écoutait sans sonner mot et d’un air refrognĂ©. Ses prĂ©occupations suivaient un autre cours, si bien que Blazius remarquant la mine distraite du camarade lui demanda Ă  quoi il songeait. Je songe, rĂ©pondit le Tyran, Ă  Milo Crotoniate qui tua un bƓuf d’un coup de poing et le mangea dans une seule journĂ©e. Cet exploit me plaĂźt, et je me sens capable de le renouveler. — Par malheur il manque le bƓuf, fit Scapin en s’introduisant dans la conversation. — Oui, rĂ©pliqua le Tyran, je n’ai que le poing
 et l’estomac. Oh ! bienheureuses les autruches qui se sustentent de cailloux, tessons, boutons de guĂȘtres, manches de couteaux, boucles de ceinture et telles autres victuailles indigestes pour les humains. En ce moment, j’avalerais tous les accessoires du théùtre. Il me semble qu’en creusant la fosse de ce pauvre Matamore j’en ai creusĂ© une en moi-mĂȘme tant large, longue et profonde que rien ne la saurait combler. Les anciens Ă©taient fort sages, qui faisaient suivre les funĂ©railles de repas abondants en viandes, copieux en vins pour la plus grande gloire des morts et meilleure santĂ© des vivants. J’aimerais en ce moment accomplir ce rite philosophique trĂšs-idoine Ă  sĂ©cher les pleurs. — En d’autres termes, dit Blazius, tu voudrais manger. PolyphĂšme, ogre, Gargantua, Gouliaf, tu me dĂ©goĂ»tes. — Et toi, tu voudrais bien boire, rĂ©pliqua le Tyran. Sable, Ă©ponge, outre, entonnoir, barrique, siphon, sac Ă  vin, tu excites ma pitiĂ©. — Qu’une fusion Ă  table des deux principes serait douce et profitable ! dit Scapin d’un air conciliateur. Voici sur le bord de la route un petit bois taillis merveilleusement propre Ă  une halte. On y pourrait dĂ©tourner le chariot, et s’il y reste encore quelques provisions de bouche, dĂ©jeuner tant bien que mal, abritĂ©s de la bise, derriĂšre ce paravent naturel. Cet arrĂȘt donnera au cheval le temps de se reposer et nous permettra de confabuler, tout en grignotant nos bribes, sur les rĂ©solutions Ă  prendre pour l’avenir de la troupe, qui me paraĂźt diablement chargĂ© de nuages. — Tu parles d’or, ami Scapin, dit le PĂ©dant, et nous allons exhumer des entrailles du bissac, hĂ©las ! plus plat et dĂ©gonflĂ© que la bourse d’un prodigue, quelques reliefs, restes des splendeurs d’autrefois murailles de pĂątĂ©s, os de jambon, pelures de saucisses et croĂ»tes de pain. Il y a encore dans le coffre deux ou trois flacons de vin, les derniers d’une vaillante troupe. Avec cela on peut non pas satisfaire, mais bien tromper sa faim et sa soif. Quel dommage que la terre de ce canton inhospitalier ne soit pas comme cette glaise dont certains sauvages d’AmĂ©rique se lestent le jabot lorsque la chasse et la pĂȘche ont Ă©tĂ© malheureuses ! » On dĂ©tourna la voiture, on la remisa dans le fourrĂ©, et le cheval dĂ©telĂ© se mit Ă  chercher sous la neige de rares brins d’herbe qu’il arrachait avec ses longues dents jaunes. Un tapis fut Ă©tendu sur une place dĂ©couverte. Les comĂ©diens s’assirent autour de cette nappe improvisĂ©e Ă  la mode turque, et Blazius y disposa symĂ©triquement les rogatons tirĂ©s de la voiture, comme s’il se fĂ»t agi d’un festin sĂ©rieux. Ô la belle ordonnance ! fit le Tyran rĂ©joui de cet aspect. Un majordome de prince n’eĂ»t pas mieux disposĂ© les choses. Blazius, bien que tu sois un merveilleux PĂ©dant, ta vĂ©ritable vocation Ă©tait celle d’officier de bouche. — J’ai bien eu cette ambition, mais la fortune adverse l’a contrariĂ©e, rĂ©pondit le PĂ©dant d’un air modeste. Surtout, mes petits bedons, n’allez pas vous jeter gloutonnement sur les mets. Mastiquez avec lenteur et componction. D’ailleurs je vais vous tailler les parts, comme cela se pratique sur les radeaux dans les naufrages. À toi, Tyran, cet os jambonique auquel pend encore un lambeau de chair. De tes fortes dents tu le briseras et en extrairas philosophiquement la moelle. À vous, mesdames, ce fond de pĂątĂ© enduit de farce en ses encoignures et bastionnĂ© intĂ©rieurement d’une couche de lard fort substantielle. C’est un mets dĂ©licat, savoureux et nutritif Ă  n’en pas vouloir d’autre. À vous, baron de Sigognac, ce bout de saucisson ; prenez garde seulement d’avaler la ficelle qui en noue la peau comme cordons de bourse. Il faut la mettre Ă  part pour le souper, car le dĂźner est un repas indigeste, abusif et superflu que nous supprimerons. LĂ©andre, Scapin et moi, nous nous contenterons avec ce vĂ©nĂ©rable morceau de fromage, sourcilleux et barbu comme un ermite en sa caverne. Quant au pain, ceux qui le trouveront trop dur auront la facultĂ© de le tremper dans l’eau et d’en retirer les bĂ»chettes pour se tailler des cure-dents. Pour le vin, chacun a droit Ă  un gobelet, et comme sommelier je vous prie de faire rubis sur l’ongle afin qu’il n’y ait dĂ©perdition de liquide. » Sigognac Ă©tait accoutumĂ© de longue main Ă  cette frugalitĂ© plus qu’espagnole, et il avait fait dans son chĂąteau de la MisĂšre plus d’un repas dont les souris eussent Ă©tĂ© embarrassĂ©es de grignoter les miettes, car il Ă©tait lui-mĂȘme la souris. Cependant il ne pouvait s’empĂȘcher d’admirer la bonne humeur et verve comique du PĂ©dant, qui trouvait Ă  rire lĂ  oĂč d’autres eussent gĂ©mi comme veaux et pleurĂ© comme vaches. Ce qui l’inquiĂ©tait, c’était Isabelle. Une pĂąleur marbrĂ©e couvrait ses joues, et, dans l’intervalle des morceaux, ses dents claquaient en maniĂšre de castagnettes avec un mouvement fiĂ©vreux qu’elle cherchait en vain Ă  rĂ©primer. Ses minces vĂȘtements la dĂ©fendaient mal contre l’ñpre froidure, et Sigognac, assis prĂšs elle, lui jeta, bien qu’elle s’en dĂ©fendĂźt, la moitiĂ© de sa cape sur les Ă©paules, l’attirant prĂšs de son corps pour la refociller et lui communiquer un peu de chaleur vitale. PrĂšs de ce foyer d’amour, Isabelle se rĂ©chauffa, et une faible rougeur reparut sur son visage pudique. Pendant que les comĂ©diens mangeaient, un bruit assez singulier s’était fait entendre, auquel d’abord ils n’avaient prĂȘtĂ© nulle attention, le prenant pour un effet du vent qui sifflait Ă  travers les branches dĂ©pouillĂ©es du taillis. BientĂŽt le bruit devint plus distinct. C’était une espĂšce de rĂąle enrouĂ© et strident, Ă  la fois bĂȘte et colĂšre, dont il eĂ»t Ă©tĂ© difficile d’expliquer la nature. Les femmes manifestĂšrent quelque frayeur. Si c’était un serpent ! s’écria SĂ©rafine ; j’en mourrais, tant ces affreuses bĂȘtes m’inspirent d’aversion. — Par cette tempĂ©rature, dit LĂ©andre, les serpents sont engourdis et dorment plus roides que bĂątons au fond de leurs repaires. — LĂ©andre a raison, fit le PĂ©dant, ce doit ĂȘtre autre chose ; quelque bestiole bocagĂšre que notre prĂ©sence effraye ou dĂ©range. N’en perdons pas un coup de dent. » À ce sifflement, Scapin avait dressĂ© son oreille de renard, qui pour ĂȘtre rouge de froid n’en Ă©tait pas moins fine, et il regardait avec un Ɠil Ă©merillonnĂ© du cĂŽtĂ© d’oĂč venait le son. Des brins d’herbe bruissaient en se dĂ©plaçant comme sur le passage de quelque animal. Scapin fit signe de la main aux comĂ©diens de rester immobiles, et bientĂŽt du fourrĂ© dĂ©boucha un magnifique jars, le col tendu, la tĂȘte haute, et se dandinant avec une stupiditĂ© majestueuse sur ses larges pattes palmĂ©es. Deux oies, ses Ă©pouses, le suivaient confiantes et naĂŻves. Voici un rĂŽt qui s’offre de lui-mĂȘme Ă  la broche, dit Scapin Ă  mi-voix, et que le ciel touchĂ© de nos affres famĂ©liques nous envoie fort Ă  propos. » Le rusĂ© drĂŽle se leva et s’écarta de la troupe, dĂ©crivant un demi-cercle si lĂ©gĂšrement que la neige ne fit pas entendre un seul craquement sous ses pieds. L’attention du jars Ă©tait fixĂ©e par le groupe des comĂ©diens, qu’il regardait avec une dĂ©fiance mĂȘlĂ©e de curiositĂ©, et dont, dans son obscur cerveau d’oison, il ne s’expliquait pas la prĂ©sence en ce lieu ordinairement dĂ©sert. Le voyant si occupĂ© en cette contemplation, l’histrion, qui semblait avoir l’habitude de ces maraudes, s’approcha du jars par derriĂšre et le coiffa de sa cape d’un mouvement si juste, si dextre et si rapide, que son action dura moins de temps qu’il n’en faut pour la dĂ©crire. La bĂȘte encapuchonnĂ©e, il s’élança sur elle, la saisit par le col sous la cape que les palpitations d’ailes du pauvre animal qui suffoquait eurent vitement fait envoler. Scapin, en cette pose, ressemblait Ă  ce groupe antique tant admirĂ© qu’on appelle l’Enfant Ă  l’oie. BientĂŽt le jars Ă©tranglĂ© cessa de se dĂ©battre. Sa tĂȘte retomba flasquement sur le poing crispĂ© de Scapin. Ses ailes ne donnĂšrent plus de saccades. Ses pattes bottĂ©es de maroquin orange s’allongĂšrent avec une trĂ©pidation suprĂȘme. Il Ă©tait mort. Les oies, ses veuves, redoutant un sort pareil, poussĂšrent en maniĂšre d’oraison funĂšbre un gloussement lamentable et rentrĂšrent dans le bois. Bravo, Scapin, voilĂ  un tour bien jouĂ©, exclama le Tyran, et qui vaut tous ceux que tu pratiques au théùtre. Les oies sont plus difficiles Ă  surprendre que les GĂ©rontes et les Truffaldins, Ă©tant de leur nature fort vigilantes et sur leurs gardes, comme il appert de l’histoire oĂč l’on voit que les oies du Capitole sentirent l’approche nocturne des Gaulois et par ainsi sauvĂšrent Rome. Ce maĂźtre oison nous sauve d’une autre maniĂšre, il est vrai, mais qui n’en est pas moins providentielle. » L’oison fut saignĂ© et plumĂ© par la vieille LĂ©onarde. Pendant qu’elle arrachait de son mieux le duvet, Blazius, le Tyran et LĂ©andre, Ă©parpillĂ©s dans le taillis, ramassaient du bois mort, en secouaient la neige et le disposaient en tas sur une place sĂšche. Scapin taillait de son couteau une baguette qu’il dĂ©pouillait d’écorce et qui devait servir de broche. Deux branches fourchues coupĂ©es au-dessus du nƓud furent plantĂ©es en terre en guise de supports et de landiers. GrĂące Ă  une poignĂ©e de paille prise au chariot, sur laquelle on battit le fusil, le feu s’alluma vite et brilla bientĂŽt joyeusement, colorant de ses flammes l’oison embrochĂ© et ranimant par sa chaleur vivifiante la troupe assise en cercle autour du foyer. Scapin, d’un air modeste et comme il convient au hĂ©ros de la situation, se tenait Ă  sa place, l’Ɠil baissĂ©, la mine confite, retournant de temps Ă  autre l’oison, qui, Ă  l’ardeur des braises, prenait une belle couleur dorĂ©e, trĂšs-appĂ©tissante Ă  voir, et rĂ©pandait une odeur d’une succulence Ă  faire tomber en extase ce Cataligirone qui, de Paris la grand’ville, n’admirait rien tant que les rĂŽtisseries de la rue aux OĂŒes. Le Tyran s’était levĂ© et marchait Ă  grands pas pour se distraire, disait-il, de la tentation de se jeter sur le rĂŽt Ă  moitiĂ© cuit et de l’avaler avec la broche. Blazius Ă©tait allĂ© au chariot retirer d’un coffre un grand plat d’étain qui servait aux festins de théùtre. L’oie y fut solennellement dĂ©posĂ©e, rĂ©pandant autour d’elle, sous le couteau, un jus sanguinolent du plus dĂ©licieux fumet. Le volatile fut dĂ©pecĂ© en parts Ă©gales, et le dĂ©jeuner recommença sur de nouveaux frais. Cette fois ce n’était plus une nourriture chimĂ©rique et fallacieuse. Personne, la faim faisant taire la conscience, n’eut de scrupule sur la maniĂšre dont Scapin avait agi. Le PĂ©dant, qui Ă©tait un homme ponctuel en cuisine, s’excusa de n’avoir pas de bigarades Ă  mettre coupĂ©es en tranches sous l’oison, ce qui est un condiment obligatoire et rĂ©gulier, mais on lui pardonna de grand cƓur ce solĂ©cisme culinaire. Maintenant que nous voilĂ  rassasiĂ©s, dit le Tyran en s’essuyant la barbe de la main, il serait Ă  propos de ratiociner quelque peu sur ce que nous allons faire. Il me reste Ă  peine trois ou quatre pistoles au fond de mon escarcelle et mon emploi de trĂ©sorier est bien prĂšs de devenir une sinĂ©cure. Notre troupe a perdu deux sujets prĂ©cieux, Zerbine et le Matamore, et d’ailleurs nous ne pouvons donner la comĂ©die en plein champ pour l’agrĂ©ment des corbeaux, des corneilles et des pies. Ils ne payeraient pas leur place, ne possĂ©dant pas d’argent, Ă  l’exception peut-ĂȘtre des pies, qui, dit-on, volent les monnaies, bijoux, cuillĂšres et timbales. Mais il ne serait pas sage de compter sur une telle recette. Avec le cheval de l’Apocalypse qui agonise entre les brancards de notre charrette, il est impossible d’arriver Ă  Poitiers avant deux jours. Ceci est fort tragique, car d’ici lĂ  nous courons risque de crever de faim ou de froid au rebord de quelque fossĂ©. Les oies ne sortent pas tous les jours des buissons toutes rĂŽties. — Tu exposes fort bien le mal, fit le PĂ©dant, mais tu n’en dis pas le remĂšde. — M’est avis, rĂ©pondit le Tyran, de nous arrĂȘter au premier village que nous rencontrerons ; les travaux des champs sont terminĂ©s. C’est le temps des longues veillĂ©es nocturnes. On nous prĂȘtera bien quelque grange ou quelque Ă©table. Scapin battra la caisse devant la porte promettant un spectacle extraordinaire et mirifique aux patauds Ă©bahis avec cette facilitĂ© de payer leur place en nature. Un poulet, un quartier de jambon ou de viande, un broc de vin donneront droit aux premiĂšres banquettes. On acceptera pour les secondes un couple de pigeons, une douzaine d’Ɠufs, une botte de lĂ©gumes, un pain de mĂ©nage ou toute autre victuaille analogue. Les paysans, avaricieux d’argent, ne le sont pas de provisions qu’ils ont en leur huche et qui ne leur coĂ»tent rien, suppĂ©ditĂ©es par la bonne mĂšre nature. Cela ne nous remplira pas la bourse, mais bien le ventre, chose importante, car de Gaster dĂ©pend toute l’économie et santĂ© du corps, comme le faisait sagement remarquer MĂ©nĂ©nius. Ensuite il ne nous sera pas difficile de gagner Poitiers, oĂč je sais un aubergiste qui nous fera crĂ©dit. — Mais quelle piĂšce jouerons-nous, dit Scapin, au cas oĂč le village se rencontrerait Ă  propos ? Notre rĂ©pertoire est fort dĂ©traquĂ©. Les tragĂ©dies et tragi-comĂ©dies seraient du pur hĂ©breu pour ces rustiques ignorants de l’histoire et de la fable, et n’entendant pas mĂȘme le beau langage français. Il faudrait quelque bonne farce rĂ©jouissante, saupoudrĂ©e non de sel attique, mais de sel gris, avec force bastonnades, coups de pied au cul, chutes ridicules et scurrilitĂ©s bouffonnes Ă  l’italienne. Les rodomontades du capitaine Matamore eussent merveilleusement convenu. Par malheur Matamore a vĂ©cu, et ce n’est plus qu’aux vers qu’il dĂ©bitera ses tirades. » Lorsque Scapin eut dit, Sigognac fit signe de la main qu’il voulait parler. Une lĂ©gĂšre rougeur, derniĂšre bouffĂ©e envoyĂ©e du cƓur aux joues par l’orgueil nobiliaire, colorait son visage pĂąle ordinairement, mĂȘme sous l’ñpre morsure de la bise. Les comĂ©diens restĂšrent silencieux et dans l’attente. Si je n’ai pas le talent de ce pauvre Matamore, j’en ai presque la maigreur. Je prendrai son emploi et le remplacerai de mon mieux. Je suis votre camarade et veux l’ĂȘtre tout Ă  fait. Aussi bien j’ai honte d’avoir profitĂ© de votre bonne fortune et de vous ĂȘtre inutile en l’adversitĂ©. D’ailleurs, qui se soucie des Sigognac au monde ? Mon manoir croule en ruine sur la tombe de mes aĂŻeux. L’oubli recouvre mon nom jadis glorieux, et le lierre efface mon blason sur mon porche dĂ©sert. Peut-ĂȘtre un jour les trois cigognes secoueront-elles joyeusement leurs ailes argentĂ©es et la vie reviendra-t-elle avec le bonheur Ă  cette triste masure oĂč se consumait ma jeunesse sans espoir. En attendant, vous qui m’avez tendu la main pour sortir de ce caveau, acceptez-moi franchement pour l’un des vĂŽtres. Je ne m’appelle plus Sigognac. » Isabelle posa sa main sur le bras du Baron comme pour l’interrompre ; mais Sigognac ne prit pas garde Ă  l’air suppliant de la jeune fille et il continua Je plie mon titre de baron et le mets au fond de mon porte-manteau, comme un vĂȘtement qui n’est plus de mise. Ne me le donnez plus. Nous verrons si, dĂ©guisĂ© de la sorte, je serai reconnu par le malheur. Donc je succĂšde Ă  Matamore et prends pour nom de guerre le capitaine Fracasse ! — Vive le capitaine Fracasse ! s’écria toute la troupe en signe d’acceptation, que les applaudissements le suivent partout ! » Cette rĂ©solution, qui d’abord Ă©tonna les comĂ©diens, n’était pas si subite qu’elle en avait l’air. Sigognac la mĂ©ditait depuis longtemps dĂ©jĂ . Il rougissait d’ĂȘtre le parasite de ces honnĂȘtes baladins qui partageaient si gĂ©nĂ©reusement avec lui leurs propres ressources, sans lui faire jamais sentir qu’il fĂ»t importun, et il jugeait moins indigne d’un gentilhomme de monter sur les planches pour gagner bravement sa part que de l’accepter en paresseux, comme aumĂŽne ou sportule. La pensĂ©e de retourner Ă  Sigognac s’était bien prĂ©sentĂ©e Ă  lui, mais il l’avait repoussĂ©e comme lĂąche et vergogneuse. Ce n’est pas au temps de la dĂ©route que le soldat doit se retirer. D’ailleurs, eĂ»t-il pu s’en aller, son amour pour Isabelle l’eĂ»t retenu, et puis, quoiqu’il n’eĂ»t point l’esprit facile aux chimĂšres, il entrevoyait dans de vagues perspectives toutes sortes d’aventures surprenantes, de revirements et de coups de fortune auxquels il eĂ»t fallu renoncer en se confinant de nouveau dans sa gentilhommiĂšre. Les choses ainsi rĂ©glĂ©es, on attela le cheval au chariot et l’on se remit en route. Ce bon repas avait ranimĂ© la troupe, et tous, Ă  l’exception de la DuĂšgne et de SĂ©rafine, qui ne marchaient pas volontiers, suivaient la voiture Ă  pied, soulageant d’autant la pauvre rosse. Isabelle s’appuyait sur le bras de Sigognac, vers qui furtivement elle tournait parfois ses yeux attendris, ne doutant pas que ce ne fĂ»t pour l’amour d’elle qu’il eĂ»t pris cette dĂ©cision de se faire comĂ©dien, chose si contraire Ă  l’orgueil d’une personne bien nĂ©e. Elle eĂ»t voulu lui en faire reproche, mais elle ne se sentit pas la force de le gronder de cette preuve de dĂ©vouement qu’elle l’aurait empĂȘchĂ© de donner si elle eĂ»t pu la prĂ©voir, car elle Ă©tait de ces femmes qui s’oublient en aimant et ne voient que l’intĂ©rĂȘt de l’aimĂ©. Au bout de quelque temps, se trouvant un peu lasse, elle remonta dans le chariot et se pelotonna sous une couverture Ă  cĂŽtĂ© de la DuĂšgne. De chaque cĂŽtĂ© du chemin, la campagne blanche de neige s’étendait dĂ©serte Ă  perte de vue ; aucune apparence de bourg, village ou hameau. VoilĂ  notre reprĂ©sentation bien aventurĂ©e, dit le PĂ©dant aprĂšs avoir promenĂ© ses regards autour de l’horizon, les spectateurs n’ont pas l’air d’affluer beaucoup, et la recette de petit salĂ©, de volailles et de bottes d’oignons dont le Tyran allumait notre appĂ©tit me paraĂźt fort compromise. Je ne vois pas fumer une cheminĂ©e. Aussi loin que ma vue porte, pas un traĂźtre clocher qui montre son coq. — Un peu de patience, Blazius, rĂ©pondit le Tyran, les habitations pressĂ©es vicient l’air et il est salubre d’espacer les villages. — À ce compte, les gens de ce pays n’ont pas Ă  craindre les Ă©pidĂ©mies, pestes noires, caquesangues, trousse-galants, fiĂšvres malignes et confluentes, qui, au dire des mĂ©decins, proviennent de l’entassement du populaire en mĂȘmes lieux. J’ai bien peur, si cela continue, que notre capitaine Fracasse ne dĂ©bute pas de sitĂŽt. » Pendant ces propos, le jour baissait rapidement, et sous un Ă©pais rideau de nuages plombĂ©s on distinguait Ă  peine une faible lueur rougeĂątre indiquant la place oĂč le soleil se couchait, ennuyĂ© d’éclairer ce paysage livide et maussade ponctuĂ© de corbeaux. Un vent glacial avait durci et miroitĂ© la neige. Le pauvre vieux cheval n’avançait qu’avec une peine extrĂȘme ; Ă  la moindre pente ses sabots glissaient, et il avait beau roidir comme des piquets ses jambes couronnĂ©es, s’affaisser sur sa croupe maigre, le poids de la voiture le poussait en avant, bien que Scapin marchant prĂšs de lui le soutĂźnt de la bride. MalgrĂ© le froid, la sueur ruisselait sur ses membres dĂ©biles et ses cĂŽtes dĂ©charnĂ©es, battue en Ă©cume blanche par le frottement des harnais. Ses poumons haletaient comme des soufflets de forge. Des effarements mystĂ©rieux dilataient ses yeux bleuĂątres qui semblaient voir des fantĂŽmes, et parfois il essayait de se dĂ©tourner comme arrĂȘtĂ© par un obstacle invisible. Sa carcasse vacillante et comme prise d’ivresse donnait tantĂŽt contre un brancard, tantĂŽt contre l’autre. Il Ă©levait la tĂȘte dĂ©couvrant ses gencives, puis il la baissait comme s’il eĂ»t voulu mordre la neige. Son heure Ă©tait arrivĂ©e, il agonisait debout en brave cheval qu’il avait Ă©tĂ©. Enfin il s’abattit et, lançant une faible ruade dĂ©fensive Ă  l’adresse de la Mort, il s’allongea sur le flanc pour ne plus se relever. EffrayĂ©es par cette secousse subite qui faillit les prĂ©cipiter Ă  terre, les femmes se mirent Ă  pousser des cris de dĂ©tresse. Les comĂ©diens accoururent Ă  leur aide et les eurent bientĂŽt dĂ©gagĂ©es. LĂ©onarde et SĂ©rafine n’avaient aucune blessure, mais la violence du choc et la frayeur avaient fait s’évanouir Isabelle, que Sigognac enleva inerte et pĂąmĂ©e entre ses bras, tandis que Scapin, se baissant, tĂątait les oreilles du cheval aplati sur le sol comme une dĂ©coupure de papier. Il est bien mort, dit Scapin se relevant d’un air dĂ©couragĂ©, l’oreille est froide et le pouls de la veine auriculaire ne bat plus. — Nous allons donc ĂȘtre obligĂ©s, s’écria piteusement LĂ©andre, de nous atteler Ă  des cordages comme bĂȘtes de somme ou mariniers qui halent une barque, et de tirer nous-mĂȘmes notre chariot. Oh ! la maudite fantaisie que j’eus de me faire comĂ©dien ! — C’est bien le temps de geindre et de se lamenter ! beugla le Tyran ennuyĂ© de ces jĂ©rĂ©miades intempestives, avisons plus virilement et en gens que la fortune ne saurait Ă©tonner, Ă  ce qu’il faut faire, et d’abord regardons si cette bonne Isabelle est griĂšvement navrĂ©e ; mais non, la voici qui rouvre l’Ɠil et reprend ses esprits, grĂące aux soins de Sigognac et de dame LĂ©onarde. Donc, il faut que la troupe se divise en deux bandes. L’une restera prĂšs du chariot avec les femmes, l’autre se rĂ©pandra par la campagne en quĂȘte de secours. Nous ne sommes pas des Russiens accoutumĂ©s aux frimas scythiques pour hiverner ici jusqu’à demain matin, le derriĂšre dans la neige. Les fourrures nous manquent pour cela, et l’aurore nous trouverait tous perclus, gelĂ©s et blancs de givre, comme fruits confits de sucre. Allons, capitaine Fracasse, LĂ©andre et toi Scapin, qui ĂȘtes les plus lĂ©gers et avez des pieds rapides comme Achille PĂ©liade ; haut la patte ! courez en chats maigres et ramenez-nous vivement du renfort. Blazius et moi, nous ferons sentinelle Ă  cĂŽtĂ© du bagage. » Les trois hommes dĂ©signĂ©s se disposaient Ă  partir, quoique n’augurant pas grand succĂšs de leur expĂ©dition, car la nuit Ă©tait noire comme la bouche d’un four, et la seule rĂ©verbĂ©ration de la neige permettait de se guider ; mais l’ombre, si elle Ă©teint les objets, fait ressortir les lumiĂšres, et une petite Ă©toile rougeĂątre se mit Ă  scintiller au pied d’un coteau Ă  une assez grande distance de la route. VoilĂ , dit le PĂ©dant, l’astre sauveur, l’étoile terrestre aussi agrĂ©able aux voyageurs perdus que l’étoile polaire aux nautoniers in periculo maris. Cette Ă©toile aux rayons bĂ©nins est une chandelle ou une lampe placĂ©e derriĂšre une vitre ; ce qui suppose une chambre bien close et bien chaude faisant partie d’une maison habitĂ©e par des ĂȘtres humains et civilisĂ©s plutĂŽt que par des Lestrygons sauvages. Sans doute il y a en la cheminĂ©e un feu flambant clair, et sur ce feu une marmite oĂč cuit une grasse soupe ; ĂŽ plaisante imagination dont ma fantaisie se pourlĂšche les babines et que j’arrose, en idĂ©e, avec deux ou trois bouteilles tirĂ©es de derriĂšre les fagots et drapĂ©es Ă  l’antique de toiles d’araignĂ©e ! — Tu radotes, mon vieux Blazius, fit le Tyran, et le froid congelant ta pulpe cĂ©rĂ©brale sous ton crĂąne chauve te fait danser des mirages devant les yeux. Cependant il y a cela de vrai dans ton dĂ©lire que cette lumiĂšre suppose une maison habitĂ©e. Ceci change notre plan de campagne. Nous allons nous diriger tous vers ce phare de salut. Il n’est guĂšre probable qu’il passe des voleurs, cette nuit, sur cette route dĂ©serte pour dĂ©rober notre forĂȘt, notre place publique et notre salon. Prenons chacun nos hardes. Le paquet n’est pas bien lourd. Nous reviendrons demain chercher le chariot. Aussi bien, je commence Ă  transir et Ă  ne plus sentir le bout de mon nez. » Les comĂ©diens se mirent en marche, Isabelle appuyĂ©e au bras de Sigognac, LĂ©andre soutenant SĂ©rafine, Scapin traĂźnant la DuĂšgne, Blazius et le Tyran formant l’avant-garde. Ils coupĂšrent Ă  travers champs, droit Ă  la lumiĂšre, empĂȘchĂ©s quelquefois par des buissons ou fossĂ©s, et s’enfonçant dans la neige jusqu’au jarret. Enfin, aprĂšs plus d’une chute, la troupe parvint Ă  une sorte de grand bĂątiment entourĂ© de longs murs, avec porte charretiĂšre qui avait l’apparence d’une ferme, autant qu’on pouvait en juger Ă  travers l’ombre. Dans le mur noir la lampe dĂ©coupait un carrĂ© lumineux et faisait voir les vitres d’une petite fenĂȘtre dont le volet n’était pas encore fermĂ©. Ayant senti l’approche d’étrangers, les chiens de garde se mirent Ă  s’agiter et Ă  donner de la voix. On les entendait, au milieu du silence nocturne, courir, sauter et se tracasser derriĂšre la muraille. Des pas et des voix d’homme se mĂȘlĂšrent Ă  leurs clabauderies. BientĂŽt toute la ferme fut en Ă©veil. Restez lĂ , vous autres, Ă  quelque distance, fit le PĂ©dant, notre nombre effrayerait peut-ĂȘtre ces bonnes gens qui nous prendraient pour une bande de malandrins voulant envahir leurs pĂ©nates rustiques. Comme je suis vieux et de mine paterne et dĂ©bonnaire, je vais seul heurter Ă  l’huis et entamer les nĂ©gociations. On n’aura point peur de moi. » Le conseil Ă©tait sage et fut suivi. Blazius avec le doigt index recroquevillĂ© frappa contre la porte qui s’entre-bĂąilla, puis s’ouvrit toute grande. Alors, de la place oĂč ils Ă©taient plantĂ©s, les pieds dans la neige, les comĂ©diens virent un spectacle assez inexplicable et surprenant. Le PĂ©dant et le fermier qui haussait sa lampe pour Ă©clairer au visage l’homme qui le dĂ©rangeait ainsi, se mirent, aprĂšs quelques mots Ă©changĂ©s que les acteurs ne pouvaient entendre, Ă  gesticuler d’une maniĂšre bizarre et Ă  se ruer en accolades, comme cela se pratique au théùtre pour les reconnaissances. EncouragĂ©s par cette rĂ©ception Ă  laquelle ils ne comprenaient rien, mais que d’aprĂšs sa pantomime chaleureuse ils jugeaient favorable et cordiale, les comĂ©diens s’étaient rapprochĂ©s timidement, prenant une contenance piteuse et modeste, comme il convient Ă  des voyageurs en dĂ©tresse qui implorent l’hospitalitĂ©. HolĂ , vous autres ! s’écria le PĂ©dant d’une voix joyeuse, arrivez sans crainte ; nous sommes chez un enfant de la balle, un mignon de Thespis, un favori de Thalia, muse comique, en un mot chez le cĂ©lĂšbre Bellombre, naguĂšre tant applaudi de la cour et de la ville, sans compter la province. Vous connaissez tous sa gloire insigne. BĂ©nissez le hasard qui nous adresse juste Ă  la retraite philosophique oĂč ce hĂ©ros du théùtre se repose sur ses lauriers. — Entrez, mesdames et messieurs, dit Bellombre en s’avançant vers les comĂ©diens avec une courtoisie pleine de grĂące et sentant un homme qui n’a pas oubliĂ© les belles maniĂšres sous ses habits Ă  la paysanne. Le vent froid de la nuit pourrait enrouer vos prĂ©cieux organes, et quelque modeste que soit ma demeure, vous y serez toujours mieux qu’en plein air. » Comme on le pense bien, les compagnons de Blazius ne se firent pas prier et ils entrĂšrent dans la ferme fort charmĂ©s de l’aventure, qui, du reste, n’avait d’extraordinaire que l’à-propos de la rencontre. Blazius avait fait partie d’une troupe oĂč se trouvait Bellombre, et comme leurs emplois ne les mettaient pas en rivalitĂ©, ils s’apprĂ©ciaient et Ă©taient devenus fort amis, grĂące Ă  un goĂ»t commun pour la dive bouteille. Bellombre, qu’une vie fort agitĂ©e avait jetĂ© dans le théùtre, s’en Ă©tait retirĂ©, ayant hĂ©ritĂ© Ă  la mort de son pĂšre de cette ferme et de ses dĂ©pendances. Les rĂŽles qu’il jouait exigeant de la jeunesse, il n’avait pas Ă©tĂ© fĂąchĂ© de disparaĂźtre avant que les rides vinssent Ă©crire son congĂ© sur son front. On le croyait mort depuis longtemps et les vieux amateurs dĂ©courageaient les jeunes comĂ©diens avec son souvenir. La salle oĂč pĂ©nĂ©trĂšrent les acteurs Ă©tait assez vaste et, comme dans la plupart des fermes, servait Ă  la fois de chambre Ă  coucher et de cuisine. Une cheminĂ©e Ă  large hotte, dont une pente de serge verte jaunie festonnait le manteau, occupait une des parois. Un arc de brique s’arrondissant dans la muraille bistrĂ©e et vernissĂ©e indiquait la gueule du four fermĂ©e en ce moment d’une plaque de tĂŽle. Sur d’énormes chenets de fer dont les demi-boules creuses pouvaient contenir des Ă©cuelles, brĂ»laient avec une crĂ©pitation rĂ©jouissante quatre ou cinq Ă©normes bĂ»ches ou plutĂŽt troncs d’arbre. La lueur de ce beau feu Ă©clairait la chambre d’une rĂ©verbĂ©ration si vive que la lumiĂšre de la lampe eĂ»t Ă©tĂ© inutile ; les reflets du brasier allaient chercher dans l’ombre un lit de forme gothique paisiblement endormi derriĂšre ses rideaux, glissaient en filets brillants sur les poutres rembrunies du plafond, faisaient projeter aux pieds de la table placĂ©e au milieu de la chambre de longues ombres d’un dessin bizarre, et allumaient de brusques paillettes aux saillies des vaisselles et des ustensiles rangĂ©s sur le dressoir ou accrochĂ©s aux murailles. Dans le coin prĂšs de la fenĂȘtre, deux ou trois volumes jetĂ©s sur un guĂ©ridon de bois sculptĂ© montraient que le maĂźtre du logis n’était pas devenu tout Ă  fait paysan et qu’il occupait Ă  des lectures, souvenirs de son ancienne profession, les loisirs des longues soirĂ©es d’hiver. RĂ©chauffĂ©e par cette tiĂšde atmosphĂšre et cet accueil hospitalier, toute la troupe Ă©prouvait un profond sentiment de bien-ĂȘtre. Les roses couleurs de la vie reparaissaient sur les visages pĂąles et les lĂšvres gercĂ©es de froid. La gaietĂ© illuminait les yeux naguĂšre atones, et l’espoir relevait la tĂȘte. Ce dieu louche, boiteux et taquin qu’on appelle le Guignon, se lassait enfin de persĂ©cuter la compagnie errante, et, apaisĂ© sans doute par le trĂ©pas de Matamore, il voulait bien se contenter de cette maigre proie. Bellombre avait appelĂ© ses valets, qui couvrirent la nappe d’assiettes et de pots Ă  large panse, Ă  la grande jubilation de Blazius altĂ©rĂ© de naissance, dont la soif Ă©tait toujours Ă©veillĂ©e, mĂȘme aux heures nocturnes. Tu vois, dit-il au Tyran, combien mes prĂ©visions Ă  propos de la petite lumiĂšre rouge Ă©taient logicalement dĂ©duites. Ce n’étaient point mirages ni fantĂŽmes. Une grasse fumĂ©e s’élĂšve en tourbillonnant du potage abondamment garni de choux, navets et autres lĂ©gumes. Le vin rouge et clair, tirĂ© de frais, pĂ©tille dans les brocs couronnĂ© de mousse rose. Le feu flambe d’autant plus vif qu’il fait froid dehors. Et, de plus, nous avons pour hĂŽte le grand, l’illustre, le jamais assez louĂ© Bellombre, fleur et crĂšme des comĂ©diens passĂ©s, prĂ©sents et futurs, soit dit sans vouloir rabaisser le talent de personne. — Notre bonheur serait parfait si le pauvre Matamore Ă©tait lĂ , soupira Isabelle. — Que lui est-il donc survenu de fĂącheux ? dit Bellombre qui connaissait Matamore de rĂ©putation. » Le Tyran lui raconta l’aventure tragique du capitaine restĂ© dans la neige. Sans la rencontre heureuse que nous avons faite d’un ancien et brave camarade, il nous en pendait autant cette nuit au bout du nez, dit Blazius. On nous eĂ»t trouvĂ©s gelĂ©s comme matelots dans les tĂ©nĂšbres et frimas cimmĂ©riens. — C’eĂ»t Ă©tĂ© dommage, reprit galamment Bellombre en lançant une Ɠillade Ă  Isabelle et Ă  SĂ©rafine ; mais ces jeunes dĂ©esses eussent sans nul doute fait fondre la neige et dĂ©gelĂ© la nature aux feux de leurs prunelles. — Vous attribuez trop de pouvoir Ă  nos yeux, rĂ©pondit SĂ©rafine ; ils eussent Ă©tĂ© incapables mĂȘme d’échauffer un cƓur en cette obscuritĂ© lugubre et glaciale. Les larmes du froid y eussent Ă©teint les flammes de l’amour. » Tout en soupant, Blazius informa Bellombre de l’état oĂč se trouvait la troupe. Il n’en parut nullement surpris. La fortune théùtrale est encore plus femme et plus capricieuse que la fortune mondaine, rĂ©pondit-il ; sa roue tourne si vite qu’à peine s’y peut-elle tenir debout quelques instants. Mais si elle en tombe souvent, elle y remonte d’un pied adroitement lĂ©ger et retrouve bientĂŽt son Ă©quilibre. Demain, avec des chevaux de labour, j’enverrai chercher votre chariot et nous dresserons un théùtre dans la grange. Il y a, non loin de la ferme, un assez gros bourg qui nous fournira de spectateurs assez. Si la reprĂ©sentation ne suffit pas, au fond de ma vieille bourse de cuir dorment quelques pistoles de meilleur aloi que les jetons de comĂ©die et, par Apollon ! je ne laisserai pas mon vieux Blazius et ses amis dans l’embarras. — Je vois, dit le PĂ©dant, que tu es toujours le gĂ©nĂ©reux Bellombre, et que tu ne t’es pas rouillĂ© en ces occupations rurales et bucoliques. — Non, rĂ©pondit Bellombre, tout en cultivant mes terres je ne laisse pas mon cerveau en friche ; je relis les vieux auteurs, au coin de cette cheminĂ©e, les pieds sur les chenets, et je feuillĂšte les piĂšces des beaux esprits du jour que je puis me procurer du fond de cet exil. J’étudie par maniĂšre de passe-temps les rĂŽles Ă  ma convenance, et je m’aperçois que je n’étais qu’un grand fat au temps oĂč l’on m’applaudissait sur les planches parce que j’avais la voix sonore, le port galant et la jambe belle. Alors je ne me doutais pas de mon art et j’allais Ă  travers tout, sans rĂ©flexion, comme une corneille qui abat des noix. La sottise du public fit mon succĂšs. — Le grand Bellombre seul peut parler ainsi de lui-mĂȘme, dit le Tyran avec courtoisie. — L’art est long, la vie est courte, continua l’ancien acteur, surtout pour le comĂ©dien obligĂ© de traduire ses conceptions au moyen de sa personne. J’allais avoir du talent, mais je prenais du ventre, chose ridicule en mon emploi de beau tĂ©nĂ©breux et d’amoureux tragique. Je ne voulus point attendre que deux garçons de théùtre me vinssent lever sous les bras lorsque la situation me forcerait de me jeter Ă  genoux devant la princesse pour lui dĂ©clarer ma flamme avec un hoquet asthmatique et des roulements d’yeux larmoyants. Je saisis l’occasion de cet hĂ©ritage, et je me retirai dans ma gloire, ne voulant point imiter ces obstinations qui se font chasser des trĂ©teaux Ă  grand renfort de trognons de pomme, d’écorces d’orange et d’Ɠufs durs. — Tu fis sagement, Bellombre, fit Blazius, bien que ta retraite ait Ă©tĂ© prĂ©maturĂ©e et que tu eusses pu rester dix ans encore au théùtre. » En effet, Bellombre, quoique hĂąlĂ© par l’air de la compagne, avait gardĂ© fort grande mine ; ses yeux accoutumĂ©s Ă  exprimer les passions s’animaient et se remplissaient de lumiĂšre au feu de l’entretien. Ses narines palpitaient larges et bien coupĂ©es. Ses lĂšvres en s’entr’ouvrant laissaient voir une denture dont une coquette se fĂ»t fait honneur. Son menton frappĂ© d’une fossette se relevait avec fiertĂ© ; une chevelure abondante oĂč brillaient quelques rares filets d’argent se jouait en boucles Ă©paisses jusque sur ses Ă©paules. C’était encore un fort bel homme. Blazius et le Tyran continuĂšrent Ă  boire en compagnie de Bellombre. Les comĂ©diennes se retirĂšrent en une chambre oĂč les valets avaient fait un grand feu. Sigognac, LĂ©andre et Scapin se couchĂšrent en un coin de l’étable sur quelques fourchĂ©es de paille fraĂźche, bien chaudement garantis du froid par l’haleine des bĂȘtes et le poil des couvertures Ă  chevaux. Pendant que les uns boivent et que les autres dorment, retournons vers la charrette abandonnĂ©e, et voyons un peu ce qu’elle devient. Le cheval gisait toujours entre ses brancards. Seulement ses jambes s’étaient roidies comme des piquets et sa tĂȘte s’allongeait Ă  plat sur le sol parmi les mĂšches d’une criniĂšre dont la sueur, au vent froid de la nuit, s’était figĂ©e en cristaux de glace. La saliĂšre enchĂąssant l’Ɠil vitreux s’approfondissait de plus en plus et la joue maigre semblait dissĂ©quĂ©e. L’aube commençait Ă  poindre ; le soleil d’hiver montrait entre deux longues bandes de nuages sa moitiĂ© de disque d’un blanc plombĂ© et versait sa lumiĂšre pĂąle sur la lividitĂ© du paysage oĂč se dessinaient en lignes d’un noir funĂšbre les squelettes des arbres. Dans la blancheur de la neige sautillaient quelques corbeaux qui, guidĂ©s par le flair, se rapprochaient prudemment de la bĂȘte morte, redoutant quelque danger, embĂ»che ou piĂšge, car la masse immobile et sombre du chariot les alarmait, et ils se disaient en leur langue croassante que cette machine pouvait bien cacher un chasseur Ă  l’affĂ»t, un corbeau ne faisant mauvaise figure dans un pot-au-feu. Ils avançaient en sautant enfiĂ©vrĂ©s de dĂ©sir ; ils reculaient chassĂ©s en arriĂšre par la crainte, exĂ©cutant une sorte de pavane bizarre. Un plus hardi se dĂ©tacha de l’essaim, secoua deux ou trois fois ses lourdes ailes, quitta la terre et vint s’abattre sur la tĂȘte du cheval. Il penchait dĂ©jĂ  le bec pour piquer et vider les yeux du cadavre lorsqu’il s’arrĂȘta tout Ă  coup, hĂ©rissa ses plumes et parut Ă©couter. Un pas lourd faisait craquer la neige au loin sur la route, et ce bruit que l’oreille humaine n’eĂ»t peut-ĂȘtre pas saisi rĂ©sonnait distinctement Ă  l’ouĂŻe fine du corbeau. Le pĂ©ril n’était pas pressant et l’oiseau noir ne quitta pas la place, mais il se tint aux aguets. Le pas se rapprochait et bientĂŽt la forme vague d’un homme portant quelque chose s’ébaucha dans la brume matinale. Le corbeau jugea prudent de se retirer et il prit son vol en poussant un long croassement pour avertir ses compagnons du pĂ©ril. Toute la bande s’envola vers les arbres voisins avec des cris rauques et stridents. L’homme Ă©tait arrivĂ© prĂšs de la voiture, et, surpris de rencontrer au milieu de la route un chariot sans maĂźtre attelĂ© d’une bĂȘte qui, comme la jument de Roland, avait pour principal dĂ©faut d’ĂȘtre morte, il s’arrĂȘta, jetant autour de lui un regard furtif et circonspect. Pour mieux examiner la chose, il dĂ©posa son fardeau Ă  terre. Le fardeau se tint debout tout seul et se mit Ă  marcher, car c’était une fillette d’une douzaine d’annĂ©es environ, que la longue mante qui l’enveloppait des pieds Ă  la tĂȘte pouvait, lorsqu’elle Ă©tait ployĂ©e sur l’épaule de son compagnon, faire prendre pour une valise ou bissac de voyage. Des yeux noirs et fiĂ©vreux brillaient d’un feu sombre sous le pli de l’étoffe dont elle Ă©tait coiffĂ©e, des yeux absolument pareils Ă  ceux de Chiquita. Un fil de perles mettait quelques points lumineux dans l’ombre fauve de son col, et des chiffons tortillĂ©s en cordelettes, formant contraste avec cet essai de luxe, s’enroulaient autour de ses jambes nues. C’était, en effet, Chiquita elle-mĂȘme, et le compagnon n’était autre qu’Agostin, le bandit aux mannequins las d’exercer sa noble profession sur des chemins dĂ©serts, il se rendait Ă  Paris oĂč tous les talents trouvent leur emploi, marchant la nuit et se cachant le jour, comme font toutes les bĂȘtes de meurtre et de rapine. La petite, harassĂ©e de fatigue et saisie du froid, n’avait pu, malgrĂ© tout son courage, aller plus loin, et Agostin, cherchant un abri quelconque, la portait comme HomĂ©rus ou BĂ©lisaire leur guide, Ă  cette diffĂ©rence prĂšs en la comparaison, qu’il n’était point aveugle et jouissait au contraire d’une vue de lynx, lequel, Ă  ce que prĂ©tend Pline l’Ancien, voit les objets Ă  travers les murs. Que signifie ceci ? dit Agostin Ă  Chiquita, ordinairement nous arrĂȘtons les voitures, et c’est maintenant une voiture qui nous arrĂȘte ; prenons garde qu’elle ne soit pleine de voyageurs qui nous demandent la bourse ou la vie. — Il n’y a personne, rĂ©pondit Chiquita, qui avait glissĂ© sa tĂȘte sous la banne du chariot. — Peut-ĂȘtre y aura-t-il quelque chose, continua le bandit ; nous allons procĂ©der Ă  la visite ; et, fouillant dans les plis de sa ceinture, il en tira un briquet, une pierre et de l’amadou ; s’étant procurĂ© du feu, il alluma une lanterne sourde qu’il portait toujours avec lui pour ses explorations nocturnes, car le jour n’éclairait pas encore l’intĂ©rieur sombre de la voiture. Chiquita, Ă  qui l’espoir du butin faisait oublier sa fatigue, s’introduisit dans le chariot, dirigeant le jet de lumiĂšre sur les paquets dont il Ă©tait encombrĂ© ; mais elle ne vit que de vieilles toiles peintes, que des accessoires en carton et quelques guenilles de nulle valeur. — Cherche bien, ma bonne Chiquita, disait le brigand tout en faisant le guet, fouille les poches et les musettes pendues aux ridelles. — Il n’y a rien, absolument rien qui vaille la peine d’ĂȘtre emportĂ©. Ah ! si voilĂ  un sac qui bruit avec un son de mĂ©tal. — Donne-le vite, fit Agostin, et approche la lanterne, que j’examine la trouvaille. Par les cornes et la queue de Lucifer ! nous jouons de malheur ! j’avais espĂ©rĂ© monnaie de bon aloi et ce ne sont que jetons de cuivre et de plomb dorĂ©. À tout le moins, tirons de notre rencontre ce profit de nous reposer un peu, abritĂ©s du vent de bise par le tendelet du chariot. Tes pauvres chers pieds tout saignants ne peuvent plus te porter, tant le chemin est rude et le voyage long. CouchĂ©e sous les toiles, tu dormiras une heure ou deux. Pendant ce temps je veillerai, et s’il survient quelque alerte, nous serons vitement prĂȘts. » Chiquita se blottit de son mieux au fond de la voiture, ramenant sur elle les vieux dĂ©cors pour se procurer un peu de chaleur, et bientĂŽt elle s’endormit. Agostin resta sur le devant, sa navaja ouverte prĂšs de lui et Ă  portĂ©e de sa main, inspectant les alentours avec ce long regard du bandit auquel n’échappe aucun objet suspect. Le plus profond silence rĂ©gnait dans la campagne solitaire. Sur la pente des coteaux lointains des touches de neige se dĂ©tachaient et brillaient aux rayons blafards de l’aube, comme des fantĂŽmes blancs ou des marbres dans un cimetiĂšre. Mais tout cela gardait l’immobilitĂ© la plus rassurante. Agostin, malgrĂ© sa volontĂ© et sa constitution de fer, sentait le sommeil lui venir. Plusieurs fois dĂ©jĂ  ses paupiĂšres s’étaient abaissĂ©es, et il les avait relevĂ©es avec une rĂ©solution brusque ; les objets commençaient Ă  se brouiller entre ses cils, et il perdait la notion des choses, lorsqu’à travers une Ă©bauche incohĂ©rente de rĂȘve il lui sembla qu’un souffle humide et tiĂšde lui donnait au visage. Il se rĂ©veilla ; et ses yeux en s’ouvrant rencontrĂšrent deux prunelles phosphorescentes. Les loups ne se mangent pas entre eux, mon petit, murmura le bandit, tu n’as pas la mĂąchoire assez bien endentĂ©e pour me mordre. » Et d’un mouvement plus prompt que la pensĂ©e, il Ă©treignit la gorge de l’animal avec sa main gauche, et de la droite ramassant sa navaja, il la lui plongea dans le cƓur jusqu’au manche. Cependant Agostin, malgrĂ© sa victoire, ne jugea pas la place bonne, et il Ă©veilla Chiquita, qui ne tĂ©moigna nulle frayeur Ă  la vue du loup mort, Ă©tendu sur la route. Il vaut mieux, dit le brigand, gagner au pied. Cette charogne attire les loups, lesquels sont principalement enragĂ©s de faim en temps de neige oĂč ils ne trouvent rien Ă  manger. J’en tuerai bien quelques-uns, comme j’ai fait de celui-ci ; mais ils peuvent venir par douzaines et, si je m’endormais, il me serait dĂ©sagrĂ©able de me rĂ©veiller dans l’estomac d’une bĂȘte carnassiĂšre. Moi croquĂ©, ils ne feraient qu’une bouchĂ©e de toi, mauviette, qui as les os tendres. Sus donc, dĂ©talons au plus vite. Cette carcasse les occupera. Tu peux marcher Ă  prĂ©sent, n’est-ce pas ? — Oui, rĂ©pondit Chiquita, qui n’était pas un enfant gĂątĂ© Ă©levĂ© dans du coton, ce court sommeil m’a rendu mes forces. Pauvre Agostin, tu ne seras plus obligĂ© de me porter comme un paquet embarrassant. D’ailleurs, quand mes pieds refuseront le service, ajouta-t-elle avec une Ă©nergie sauvage, coupe-moi le col de ton grand couteau et jette-moi au fossĂ©, je te dirai merci. » Le bandit aux mannequins et la petite fille s’éloignĂšrent d’un pas rapide, et au bout de quelques minutes ils s’étaient perdus dans l’ombre. RassurĂ©s par leur dĂ©part, les corbeaux descendirent des arbres voisins, s’abattirent sur la rosse crevĂ©e et commencĂšrent leur festin charogneux. Deux ou trois loups arrivĂšrent bientĂŽt pour prendre leur part de cette franche lippĂ©e, sans s’étonner des battements d’aile, des croassements, et des coups de bec de leurs noirs commensaux. En peu d’heures, tant ils travaillaient de bon courage, quadrupĂšdes et volatiles, le cheval, nettoyĂ© jusqu’aux os, apparut aux clartĂ©s du matin Ă  l’état de squelette prĂ©parĂ© comme par des chirurgiens vĂ©tĂ©rinaires. Il n’en restait que la queue et les sabots. Le Tyran vint, quand il fit grand jour, avec un garçon de ferme pour chercher le chariot. Il heurta du pied la carcasse du loup Ă  demi rongĂ©e et vit entre les brancards, sous les harnais, que les crocs ni les becs n’avaient entamĂ©s, l’anatomie de la pauvre bĂȘte. Le sac de jetons rĂ©pandait sa fausse monnaie sur la route, et la neige montrait soigneusement moulĂ©es des empreintes, les unes grandes, les autres petites, qui aboutissaient Ă  la charrette, puis s’en Ă©loignaient. Il paraĂźt, dit le Tyran, que le chariot de Thespis a reçu cette nuit des visites de plus d’un genre. Ô bienheureux accident qui nous a forcĂ©s d’interrompre notre odyssĂ©e comique, je ne saurais trop te bĂ©nir ! GrĂące Ă  toi, nous avons Ă©vitĂ© les loups Ă  deux pieds et Ă  quatre pattes, non moins dangereux, sinon davantage. Quel rĂ©gal eĂ»t Ă©tĂ© pour eux la chair tendre de ces poulettes, Isabelle et SĂ©rafine, sans compter notre vieille peau coriace ! » Pendant que le Tyran syllogisait Ă  part lui, le valet de Bellombre dĂ©gageait le chariot et y attelait le cheval qu’il avait amenĂ©, quoique l’animal renĂąclĂąt de peur Ă  l’aspect terrifiant pour lui du squelette et Ă  l’odeur fauve du loup dont le sang tachait la neige. La charrette fut remisĂ©e dans la cour de la ferme, sous un hangar. Il n’en manquait rien, et mĂȘme il s’y trouvait quelque chose de plus un petit couteau, de ceux qu’on fabrique Ă  Albaceite, tombĂ© de la poche de Chiquita pendant son court sommeil, et qui portait sur sa lame aiguĂ« cette menaçante devise en espagnol Cuando esta vivora pica,No hay remedio en la botica. Cette trouvaille mystĂ©rieuse intrigua beaucoup le Tyran et fit tomber en rĂȘverie Isabelle, qui Ă©tait un peu superstitieuse et tirait volontiers des prĂ©sages, bons ou funestes, d’aprĂšs ces petits incidents inaperçus des autres ou sans valeur Ă  leurs yeux. La jeune femme hĂąblait le castillan comme toutes les personnes un peu instruites Ă  cette Ă©poque, et le sens alarmant de l’inscription ne lui Ă©chappait point. Scapin Ă©tait parti pour le bourg revĂȘtu de son beau costume zĂ©brĂ© de rose et de blanc, sa grande fraise dĂ»ment tuyautĂ©e et godronnĂ©e, la toque sur les yeux, la cape au coin de l’épaule, l’air superbe et triomphant. Il marchait repoussant sa caisse du genou avec un mouvement automatique et rhythmĂ© qui sentait fort son soldat ; en effet, Scapin l’avait Ă©tĂ© devant qu’il se fĂ»t rendu comĂ©dien. Quand il eut gagnĂ© la place de l’Église, dĂ©jĂ  escortĂ© de quelques polissons qu’émerveillait son accoutrement bizarre, il assura sa toque, se piĂ©ta et, attaquant la peau d’ñne de ses baguettes, il produisit un roulement si bref, si magistral, si impĂ©ratif, qu’il eĂ»t Ă©veillĂ© les morts aussi bien que la trompette du jugement dernier. Jugez de l’effet qu’il fit sur les vivants. Toutes les fenĂȘtres et les portes s’ouvrirent comme mues par un mĂȘme ressort. Des tĂȘtes embĂ©guinĂ©es s’y montrĂšrent plongeant des regards curieusement effarĂ©s sur la place. Un second roulement, pĂ©tillant comme une mousquetade et grave comme un tonnerre, vida les maisons, oĂč ne demeurĂšrent que les malades, les grabataires et femmes en gĂ©sine. Au bout de quelques minutes, tout le village rĂ©uni formait un large cercle autour de Scapin. Pour mieux fasciner son public, le rusĂ© drĂŽle exĂ©cuta sur sa caisse plusieurs batteries et contre-batteries d’une façon si vive, si juste et si dextre que les baguettes disparaissaient dans la rapiditĂ©, quoique les poignets ne semblassent point bouger. DĂšs qu’il vit les bouches ouvertes toutes grandes des bons villageois affecter cette forme d’O qui, d’aprĂšs les maĂźtres peintres, en leurs cahiers de caractĂšres, est la suprĂȘme expression de l’étonnement, il arrĂȘta tout d’un coup son vacarme ; puis, aprĂšs un court silence, il commença d’une voix glapissante, dont il variait fantasquement les intonations, cette harangue emphatique et burlesque Ce soir, occasion unique ! grand spectacle ! reprĂ©sentation extraordinaire ! les illustres comĂ©diens de la troupe dĂ©ambulatoire, dirigĂ©e par le sieur HĂ©rode, qui ont eu l’honneur de jouer devant des tĂȘtes couronnĂ©es et des princes du sang, se trouvant de passage dans ce pays, donneront pour cette fois seulement, car ils sont attendus Ă  Paris, oĂč la cour les dĂ©sire, une piĂšce merveilleusement amusante et comique intitulĂ©e les Rodomontades du capitaine Fracasse ! avec costumes neufs, jeux de scĂšne inĂ©dits et bastonnades rĂ©glĂ©es, les plus divertissantes du monde. À la fin du spectacle, mademoiselle SĂ©rafine dansera la morisque, augmentĂ©e de passe-pieds, tordions et cabrioles au dernier goĂ»t du jour, en s’accompagnant du tambour de basque dont elle joue mieux qu’aucune gitana d’Espagne. Ce sera trĂšs-plaisant Ă  voir. La reprĂ©sentation aura lieu dans la grange de maĂźtre Bellombre, disposĂ©e Ă  cet effet et abondamment pourvue de banquettes et luminaires. Travaillant plutĂŽt pour la gloire que pour le profit, nous accepterons non seulement l’argent, mais encore les denrĂ©es et provisions de bouche en faveur de ceux qui n’auraient pas de monnaie. Qu’on se le dise ! » Ayant terminĂ© son discours, Scapin tambourina si furieusement, par maniĂšre de pĂ©roraison, que les vitres de l’église en tremblĂšrent dans leur rĂ©seau de plomb et que plusieurs chiens s’enfuirent en hurlant, plus effrayĂ©s que s’ils eussent eu des poĂȘlons d’airain attachĂ©s Ă  la queue. À la ferme, les comĂ©diens, aidĂ©s par Bellombre et ses valets, avaient dĂ©jĂ  travaillĂ©. Dans le fond de la grange, des planches posĂ©es sur des tonneaux formaient le théùtre. Trois ou quatre bancs empruntĂ©s au cabaret remplissaient l’office de banquettes ; mais, pour le prix, on ne pouvait exiger qu’elles fussent rembourrĂ©es et couvertes de velours. Les araignĂ©es filandiĂšres s’étaient chargĂ©es de dĂ©corer le plafond, et les larges rosaces de leurs toiles se suspendaient d’une poutre Ă  l’autre. Quel tapissier, fĂ»t-il de la cour, eĂ»t pu produire une tenture plus fine, plus dĂ©licate et aĂ©riennement Ă©laborĂ©e, mĂȘme en satin de Chine ? Ces toiles pendantes ressemblaient Ă  ces banniĂšres armoriĂ©es qu’on voit aux chapitres des chevaleries et ordres royaux. Spectacle fort noble pour qui eĂ»t pu jouir, en imaginative, de ce rapprochement. Les bƓufs et vaches, dont on avait proprement relevĂ© la litiĂšre, s’étonnaient de ce remue-mĂ©nage insolite et souvent dĂ©tournaient la tĂȘte de leur crĂšche, jetant de longs regards vers le théùtre oĂč les comĂ©diens s’agitaient, rĂ©pĂ©tant la piĂšce, afin de montrer Ă  Sigognac les entrĂ©es et les sorties. Mes premiers pas sur la scĂšne, dit en riant le Baron, ont pour spectateurs des veaux et bĂȘtes Ă  cornes ; il y aurait de quoi humilier mon amour-propre, si j’en avais. — Et ce ne sera pas, rĂ©pondit Bellombre, la derniĂšre fois que vous aurez un tel public ; il y a toujours dans la salle des imbĂ©ciles et des maris. » Pour un novice Sigognac ne jouait point trop mal, et l’on sentait qu’il se formerait vite. Il avait la voix bonne, la mĂ©moire sĂ»re, et l’imagination assez lettrĂ©e pour ajouter Ă  son rĂŽle ces rĂ©pliques qui naissent de l’occasion et donnent de la vivacitĂ© au jeu. La pantomime le gĂȘnait davantage, Ă©tant fort entremĂȘlĂ©e de coups de bĂąton, lesquels rĂ©voltaient son courage, encore qu’ils ne vinssent que de bourrelets de toile peinte remplis d’étoupe ; ses camarades, sachant sa qualitĂ©, le mĂ©nageaient autant que possible, et cependant il se courrouçait malgrĂ© lui, faisant terribles grimaces, horrifiques froncements de sourcils et regards torves. Puis, se rappelant tout Ă  coup l’esprit de son rĂŽle, il reprenait une physionomie lĂąche, effarĂ©e, et subitement couarde. Bellombre, qui le regardait avec l’attention perspicace d’un vieux comĂ©dien expert et passĂ© maĂźtre, lui cria de sa place Gardez de corriger en vous ces mouvements qui viennent de nature ; ils sont trĂšs-bons et produiront une variĂ©tĂ© nouvelle de matamore. Quand vous n’éprouverez plus ces bouillons colĂ©rĂ©s et indignations furieuses, feignez-les par artifice Fracasse, qui est le personnage que vous avez Ă  crĂ©er, car qui marche derriĂšre les autres n’est jamais que le second, voudrait bien ĂȘtre brave ; il aime le courage, les vaillants lui plaisent, et il s’indigne lui-mĂȘme d’ĂȘtre si poltron. Loin du danger, il ne rĂȘve qu’exploits hĂ©roĂŻques, entreprises surhumaines et gigantesques ; mais, quand vient le pĂ©ril, son imagination trop vive lui reprĂ©sente la douleur des blessures, le visage camard de la mort, et le cƓur lui manque ; il se rebiffe d’abord Ă  l’idĂ©e de se laisser battre, et la rage lui enfielle l’estomac, mais le premier coup abat sa rĂ©solution. Cette mĂ©thode vaut mieux que ces titubations de jambes, Ă©carquillements d’yeux et autres grimaces plus simiesques qu’humaines par lesquelles les mauvais comĂ©diens sollicitent le rire du public et perdent l’art. » Sigognac suivit les conseils de Bellombre et rĂ©gla son jeu d’aprĂšs cette idĂ©e, si bien que les acteurs l’applaudirent et lui prophĂ©tisĂšrent un succĂšs. La reprĂ©sentation devait avoir lieu Ă  quatre heures du soir. Une heure avant, Sigognac revĂȘtit le costume de Matamore que LĂ©onarde avait Ă©largi en dĂ©faisant les remplis nĂ©cessitĂ©s par les amaigrissements successifs du dĂ©funt. En s’introduisant dans cette dĂ©froque, le Baron se disait qu’il eĂ»t Ă©tĂ© sans doute plus glorieux de se barder de buffle et de fer comme ses ancĂȘtres que de se travestir Ă  l’histrionne pour reprĂ©senter un faux brave, lui qui Ă©tait un vĂ©ritable vaillant capable de prouesses et de coups de main hĂ©roĂŻques ; mais la fortune adverse le rĂ©duisait en ces extrĂ©mitĂ©s fĂącheuses, et il n’avait pas d’autre moyen d’existence. DĂ©jĂ  le populaire affluait et s’entassait dans la grange. Quelques lanternes suspendues aux poutrelles soutenant le toit jetaient une lumiĂšre rougeĂątre sur toutes ces tĂȘtes brunes, blondes, grisonnantes, parmi lesquelles se dĂ©tachaient quelques blanches coiffes de femme. D’autres lanternes avaient Ă©tĂ© placĂ©es en guise de chandelles sur le bord du théùtre, car il fallait prendre garde de mettre le feu Ă  la paille et au foin. La piĂšce commença et fut attentivement Ă©coutĂ©e. DerriĂšre les acteurs, car le fond de la scĂšne n’était pas Ă©clairĂ©, se projetaient de grandes ombres bizarres qui semblaient jouer la piĂšce en parodie, et contrefaire tous leurs mouvements avec des allures disloquĂ©es et fantasques ; mais ce dĂ©tail grotesque ne fut pas remarquĂ© par ces spectateurs naĂŻfs, tout occupĂ©s de l’affabulation de la comĂ©die et du jeu des personnages, lesquels ils tenaient pour vĂ©ritables. Quelques vaches, que le tumulte empĂȘchait de dormir, regardaient la scĂšne avec ces grands yeux dont HomĂ©rus, le poĂ«te grĂ©geois, fait une Ă©pithĂšte louangeuse Ă  la beautĂ© de Junon, et mĂȘme, un veau, dans un moment plein d’intĂ©rĂȘt, poussa un gĂ©missement lamentable qui ne dĂ©truisit pas la robuste illusion de ces braves patauds, mais qui faillit faire Ă©clater de rire les comĂ©diens sur leurs planches. Le capitaine Fracasse fut applaudi Ă  plusieurs reprises, car il remplissait fort bien son rĂŽle, n’éprouvant pas devant ce public vulgaire l’émotion qu’il eĂ»t ressentie ayant affaire Ă  des spectateurs plus difficiles et plus lettrĂ©s. D’ailleurs il Ă©tait sĂ»r que, parmi ces manants, nul ne le connaissait. Les autres comĂ©diens, aux bons endroits, furent vigoureusement claquĂ©s par ces mains calleuses qui ne se mĂ©nageaient point, et avec beaucoup d’intelligence, selon Bellombre. SĂ©rafine exĂ©cuta sa morisque avec une fiertĂ© voluptueuse, des poses cambrĂ©es et provocantes, entremĂȘlĂ©es de sauts pleins de souplesse, de changements de pied rapides et d’agrĂ©ments de toutes sortes qui eussent fait pĂąmer d’aise mĂȘme des personnes de qualitĂ© et des courtisans. Elle Ă©tait charmante surtout lorsque, agitant au-dessus de sa tĂȘte son tambour de basque, elle en faisait bruire les plaquettes de cuivre, ou bien encore quand, frottant du pouce la peau brunie, elle en tirait un sourd ronflement avec autant de dextĂ©ritĂ© qu’une panderera de profession. Cependant, le long des murailles, dans le manoir dĂ©labrĂ© de Sigognac, les vieux portraits d’ancĂȘtres prenaient des airs plus rĂ©barbatifs et refrognĂ©s que de coutume. Les guerriers poussaient des soupirs qui soulevaient leurs plastrons de fer, et ils hochaient mĂ©lancoliquement la tĂȘte ; les douairiĂšres faisaient une moue dĂ©daigneuse sur leurs fraises tuyautĂ©es, et se roidissaient dans leurs corps de baleine et leurs vertugadins. Une voix basse, lente, sans timbre, une voix d’ombre, s’échappait de leurs lĂšvres peintes et murmurait HĂ©las ! le dernier des Sigognac a dĂ©rogĂ© ! » À la cuisine, assis tristement entre BĂ©elzĂ©buth et Miraut, qui attachaient sur lui de longs regards interrogateurs, Pierre songeait. Il se disait OĂč est maintenant mon pauvre maĂźtre ?
 » et une larme, essuyĂ©e par la langue du vieux chien, coulait sur la joue brune du vieux serviteur. VIIILES CHOSES SE COMPLIQUENTBellombre, le lendemain de la reprĂ©sentation, tira Blazius Ă  part, et desserrant les cordons d’une longue bourse de cuir, en fit couler dans sa main comme d’une corne d’abondance cent belles pistoles qu’il rangea en pile Ă  la grande admiration du PĂ©dant, qui restait contemplatif devant ce trĂ©sor Ă©talĂ©, roulant des yeux pleins de lubricitĂ© mĂ©tallique. Avec un geste superbe, Bellombre enleva les pistoles d’un seul coup et les plaqua dans la paume de son vieil ami. Tu penses bien, dit-il, que je ne dĂ©ploie pas cette monnaie pour irriter et titiller tes convoitises Ă  la mode de Tantale. Prends cet argent sans scrupule. Je te le donne ou te le prĂȘte si tes fiertĂ©s se hĂ©rissent Ă  l’idĂ©e de recevoir un rĂ©gal d’un ancien camarade. L’argent est le nerf de la guerre, de l’amour et du théùtre. D’ailleurs ces piĂšces Ă©tant faites pour rouler, vu qu’elles sont rondes, s’ennuient de rester couchĂ©es Ă  plat dans l’ombre de cette escarcelle oĂč, Ă  la longue, elles se couvriraient de barbe, rouille et fongositĂ©s. Ici je ne dĂ©pense rien, vivant Ă  la rustique et tĂ©tant Ă  la mamelle de la terre, nourrice des humains. Donc cette somme ne me fera pas faute. » Ne trouvant rien Ă  rĂ©pondre Ă  cette rhĂ©torique, Blazius empocha les pistoles et donna une cordiale accolade Ă  Bellombre. L’Ɠil vairon du PĂ©dant brillait plus que de coutume entre ses paupiĂšres clignotantes. La lumiĂšre s’y baignait dans une larme, et les efforts que le vieil histrion faisait pour retenir cette perle de reconnaissance imprimaient Ă  ses sourcils en broussailles les mouvements les plus comiques. TantĂŽt ils remontaient jusqu’au milieu du front parmi un reflux de rides plissĂ©es, tantĂŽt ils s’abaissaient presque jusqu’à voiler le regard. Ces manƓuvres n’empĂȘchĂšrent cependant pas la larme de se dĂ©tacher et de rouler le long d’un nez chauffĂ© au rouge cerise par les libations de la veille, sur la paroi duquel elle s’évapora. DĂ©cidĂ©ment, le vent de mauvaise fortune qui soufflait sur la troupe avait changĂ©. La recette de la reprĂ©sentation, jointe aux pistoles de Bellombre, formait un total assez rondelet, car aux victuailles se trouvaient mĂȘlĂ©es une certaine quantitĂ© de monnaies, et le chariot de Thespis, si dĂ©nuĂ© naguĂšre, Ă©tait maintenant grassement avitaillĂ©. Pour ne pas faire les choses Ă  demi, le gĂ©nĂ©reux Bellombre prĂȘta aux comĂ©diens deux robustes chevaux de labour harnachĂ©s fort proprement, avec colliers peinturlurĂ©s et clarinĂ©s de grelots qui tintinnabulaient le plus agrĂ©ablement du monde au pas ferme et rĂ©gulier de ces braves bĂȘtes. Nos comĂ©diens rĂ©confortĂ©s et gaillards firent donc Ă  Poitiers une entrĂ©e non pas si magnifique que celle d’Alexandre en Babylone, mais assez majestueuse encore. Le garçon qui devait ramener les chevaux se tenait Ă  leur tĂȘte et modĂ©rait leur allure, car ils hĂątaient le pas, subodorant de loin le chaud parfum de l’écurie. À travers les rues tortueuses de la ville, sur le pavĂ© raboteux les roues grondaient, les fers sonnaient avec un bruit gai qui attirait le monde aux fenĂȘtres et devant la porte de l’auberge ; pour se faire ouvrir, le conducteur exĂ©cuta une joyeuse mousquetade de coups de fouet, Ă  laquelle les bĂȘtes rĂ©pondirent par de brusques frissons qui mirent en branle le carillon de leurs sonnettes. Cela ne ressemblait pas Ă  la façon piteuse, misĂ©rable et furtive dont les comĂ©diens abordaient naguĂšre les plus maussades bouchons. Aussi l’hĂŽtelier des Armes de France comprit-il, Ă  ce triomphant vacarme, que les nouveaux venus avaient de l’argent, et courut-il lui-mĂȘme ouvrir Ă  deux battants la porte charretiĂšre. L’HĂŽtel des Armes de France Ă©tait la plus belle auberge de Poitiers et celle oĂč s’arrĂȘtaient volontiers les voyageurs bien nĂ©s et riches. La cour oĂč pĂ©nĂ©tra le chariot avait fort bon air. Des bĂątiments trĂšs-propres l’entouraient, ornĂ©s sur les quatre façades d’un balcon couvert ou corridor en applique et soutenu par des potences de fer, disposition commode permettant d’accĂ©der aux chambres dont les fenĂȘtres prenaient jour Ă  l’extĂ©rieur et facilitant le service des laquais. Au fond de la cour une arcade s’ouvrait, donnant passage sur les communs, cuisines, Ă©curies et hangars. Un air de prospĂ©ritĂ© rĂ©gnait sur tout cela. RĂ©cemment crĂ©pies, les murailles Ă©gayaient l’Ɠil ; le bois des rampes, les balustres des galeries n’avaient pas un grain de poussiĂšre. Les tuiles neuves, dont les cannelures conservaient encore quelques minces filets de neige, brillaient gaiement au soleil d’hiver avec leur teinte d’un rouge vif. Des cheminĂ©es montaient en spirale des fumĂ©es de bon augure. Au bas du perron, son bonnet Ă  la main, se tenait l’aubergiste, gaillard de vaste corpulence, faisant l’éloge de sa cuisine par les trois plis de son menton, et celui de son cellier par la belle teinte pourpre de sa face, qui semblait frottĂ©e de mĂ»res comme le masque de SilĂšne, ce bon ivrogne, prĂ©cepteur de Bacchus. Un sourire qui allait de l’une Ă  l’autre oreille ballonnait ses joues grasses et rapetissait ses yeux narquois dont l’angle externe disparaissait dans une patte d’oie de rides facĂ©tieuses. Il Ă©tait si frais, si gras, si vermeil, si ragoĂ»tant, si bien Ă  point, qu’il donnait envie de le mettre Ă  la broche et de le manger arrosĂ© de son propre jus ! Quand il vit le Tyran, qu’il connaissait de longue date et savait bonne paye, sa belle humeur redoubla, car les comĂ©diens attirent du monde, et les jeunes gens de la ville se mettent en dĂ©penses de collations, festins, soupers et autres rĂ©gals pour traiter les actrices et gagner les bonnes grĂąces de ces coquettes par friandises, vins fins, dragĂ©es, confitures et telles menues dĂ©licatesses. Quelle bonne chance vous amĂšne ? seigneur HĂ©rode, dit l’hĂŽtelier ; il y a longtemps qu’on ne vous a vu aux Armes de France. — C’est vrai, rĂ©pondit le Tyran, mais il ne faut pas toujours faire ses singeries sur la mĂȘme place. Les spectateurs finissent par connaĂźtre tous vos tours et les exĂ©cuteraient eux-mĂȘmes. Un peu d’absence est nĂ©cessaire. L’oubliĂ© vaut le neuf. Y a-t-il en ce moment beaucoup de noblesse Ă  Poitiers ? — Beaucoup, seigneur HĂ©rode, les chasses sont finies et l’on ne sait que faire. On ne peut pas toujours manger et boire. Vous aurez du monde. — Alors, dit le Tyran, faites apporter les clefs de sept ou huit chambres, ĂŽter de la broche trois ou quatre chapons, retirer de derriĂšre les fagots une douzaine de bouteilles de ce petit vin que vous savez, et rĂ©pandez par la ville ce bruit que l’illustre troupe du seigneur HĂ©rode est dĂ©barquĂ©e aux Armes de France avec un nouveau rĂ©pertoire, se proposant de donner plusieurs reprĂ©sentations. » Pendant que le Tyran et l’aubergiste dialoguaient de la sorte, les comĂ©diens Ă©taient descendus de voiture. Des valets s’emparĂšrent de leurs bagages et les portĂšrent aux chambres dĂ©signĂ©es. Celle d’Isabelle se trouva un peu Ă©cartĂ©e des autres, les plus proches se trouvant occupĂ©es. Cet Ă©loignement ne dĂ©plut point Ă  cette pudique jeune personne qu’embarrassait parfois cette promiscuitĂ© bohĂ©mienne Ă  quoi force la vie errante des comĂ©diens. BientĂŽt toute la ville, grĂące Ă  la faconde de maĂźtre Bilot, sut que des comĂ©diens Ă©taient arrivĂ©s, qui devaient jouer les piĂšces des plus beaux esprits du temps aussi bien qu’à Paris, sinon mieux. Les muguets et les raffinĂ©s s’informĂšrent de la beautĂ© des actrices, en retroussant le bout de leur moustache avec un air de gloire et de fatuitĂ© parfaitement ridicule. Bilot leur faisait, en les accompagnant de grimaces significatives, des rĂ©ponses discrĂštes et mystĂ©rieuses propres Ă  tourner la cervelle et Ă  enrager la curiositĂ© de ces jeunes veaux. Isabelle avait fait ranger ses hardes sur les planches de l’armoire, qui formait, avec un lit Ă  pentes, une table Ă  pieds tors, deux fauteuils et un coffre Ă  bois, le mobilier de sa chambre, vaqua Ă  ces soins de toilette que nĂ©cessite pour une jeune femme dĂ©licate et soignĂ©e de sa personne une longue route accomplie en compagnie d’hommes. Elle dĂ©ploya ses longs cheveux plus fins que soie, les dĂ©mĂȘla, les peigna, y versa quelques gouttes d’essence Ă  la bergamote, et les rattacha avec des non-pareilles bleues, couleur biensĂ©ante Ă  son teint de rose pĂąle. Puis elle changea de linge. Qui l’eĂ»t vue ainsi aurait cru apercevoir une nymphe de Diane s’apprĂȘtant, ses vĂȘtements dĂ©posĂ©s sur la rive, Ă  mettre le pied dans l’eau, en quelque vallon bocager de la GrĂšce. Mais ce ne fut qu’un Ă©clair. Sur sa blanche nuditĂ© s’abattit subitement un jaloux nuage de toile, car Isabelle Ă©tait chaste et pudibonde mĂȘme en la solitude. Ensuite elle revĂȘtit une robe grise ornĂ©e d’agrĂ©ments bleus, et se regardant au miroir elle sourit de ce sourire que s’accorde la femme la moins coquette qui se trouve Ă  son avantage. Sous l’influence d’une tempĂ©rature plus douce, la neige avait fondu et il n’en restait de trace que dans les endroits exposĂ©s au nord. Un rayon de soleil brillait. Isabelle ne put rĂ©sister Ă  la tentation d’ouvrir la fenĂȘtre et de mettre un peu son joli nez dehors pour examiner la vue qu’on dĂ©couvrait de sa chambre, fantaisie d’autant plus innocente que la croisĂ©e donnait sur une ruelle dĂ©serte, formĂ©e d’un cĂŽtĂ© par l’auberge et de l’autre par un long mur de jardin que dĂ©passaient les cimes dĂ©pouillĂ©es des arbres. Le regard plongeait dans le jardin et pouvait y suivre le dessin d’un parterre marquĂ© par des ramages de buis ; au fond s’élevait un hĂŽtel dont les murailles noircies attestaient l’anciennetĂ©. Deux cavaliers s’y promenaient le long d’une charmille, jeunes tous deux et de bonne mine, mais non Ă©gaux de condition, Ă  voir la dĂ©fĂ©rence dont l’un faisait montre Ă  l’endroit de l’autre, se tenant un peu en arriĂšre et cĂ©dant le haut de l’allĂ©e toutes les fois qu’il fallait revenir sur ses pas. En ce couple amical le premier Ă©tait Oreste et le second Pylade. Oreste, donnons-lui ce nom puisque nous ne connaissons pas encore le vĂ©ritable, pouvait avoir de vingt Ă  vingt-deux ans. Il avait le teint pĂąle, les yeux et les cheveux fort noirs. Son pourpoint de velours tannĂ© faisait valoir sa taille souple et svelte un manteau court de mĂȘme couleur et de mĂȘme Ă©toffe que le pourpoint, bordĂ© d’un triple galon d’or, lui pendait de l’épaule, retenu par une ganse dont les glands retombaient sur la poitrine ; des bottes molles en cuir blanc de Russie chaussaient ses pieds, que plus d’une femme eĂ»t jalousĂ©s pour leur petitesse et leur cambrure que faisait ressortir encore le talon haut de la botte. À l’aisance hardie de ses mouvements, Ă  l’altiĂšre sĂ©curitĂ© de son maintien, on devinait un grand seigneur, sĂ»r d’ĂȘtre bien reçu partout et devant qui la vie s’ouvrait sans obstacles. Pylade, roux de cheveux et de barbe, vĂȘtu de noir de la tĂȘte aux pieds, n’avait pas Ă  beaucoup prĂšs, quoique assez joli garçon de sa personne, la mĂȘme certitude triomphante. Je te dis, mon cher, que Corisande m’assomme, fit Oreste en retournant au bout de l’allĂ©e et continuant une conversation commencĂ©e avant qu’Isabelle n’eĂ»t ouvert la fenĂȘtre ; je lui ai fait dĂ©fendre ma porte et je vais lui renvoyer son portrait aussi maussade que sa personne, avec ses lettres plus ennuyeuses encore que sa conversation. — Cependant Corisande vous aime, objecta timidement Pylade. — Qu’est-ce que cela me fait si je ne l’aime point ? rĂ©pliqua Oreste avec une sorte d’emportement. Il s’agit bien de cela ! Dois-je la charitĂ© d’amour Ă  toutes les pĂ©cores et donzelles qui ont la fantaisie de s’enamourer de moi ? Je suis trop bon. Je me laisse aller Ă  ces yeux de carpe pĂąmĂ©e, Ă  ces pleurnicheries, Ă  ces soupirs, Ă  ces jĂ©rĂ©miades, et je finis par ĂȘtre embĂ©guinĂ©, tout en maugrĂ©ant de ma dĂ©bonnairetĂ© et couardise. DĂ©sormais je serai d’une fĂ©rocitĂ© hyrcanienne, froid comme Hippolyte et fuyard des femmes, ainsi que Joseph. Adroite la Putiphar qui mettra la griffe sur le bord de mon manteau ! Je me dĂ©clare d’ores et en avant misogyne, c’est-Ă -dire ennemi du cotillon, qu’il soit de camelot ou de taffetas. Foin des duchesses et des courtisanes, des bourgeoises et des bergĂšres ! qui dit femme dit tracasseries, mĂ©comptes ou aventures maussades. Je les hais de la coiffe au patin, et je vais me confire en chastetĂ© comme un moinillon en sa capuce. Cette Corisande maudite m’a dĂ©goĂ»tĂ© de son sexe Ă  tout jamais. J’y renonce
 » Oreste en Ă©tait lĂ  de son discours, lorsque, levant la tĂȘte comme pour prendre le ciel Ă  tĂ©moin de sa rĂ©solution, il aperçut par hasard Isabelle Ă  la fenĂȘtre. Il poussa le coude Ă  son compagnon et lui dit Avise lĂ -bas, Ă  cette croisĂ©e, fraĂźche comme l’Aurore Ă  son balcon d’Orient, cette adorable et dĂ©licieuse crĂ©ature qui semble dĂ©itĂ© plutĂŽt que femme, avec ses cheveux chĂątain-cendrĂ©, son clair visage et ses doux yeux. Qu’elle a bonne grĂące, ainsi accoudĂ©e et un peu penchĂ©e en avant, ce qui fait voir Ă  l’avantage, sous la gaze de la chemisette, les rondeurs de sa gorge ivoirine ! Je gage qu’elle a le meilleur caractĂšre et ne ressemble point aux autres femelles. Son esprit doit ĂȘtre modeste, aimable et poli, son entretien agrĂ©able et charmant ! — Malpeste, rĂ©pondit Pylade en riant, quels bons yeux vous avez de dĂ©couvrir tout cela d’ici ! moi, je ne vois rien, sinon une femme Ă  sa fenĂȘtre, assez gentille pour dire vrai, mais qui n’a sans doute pas les incomparables perfections dont vous la dotez si libĂ©ralement. — Oh ! je l’aime dĂ©jĂ  tout plein. J’en suis fĂ©ru ; il me la faut et je l’aurai, dussĂ©-je pour y parvenir user des inventions les plus subtiles, vider mes coffres et pourfendre cent rivaux. — LĂ , lĂ , ne vous Ă©chauffez pas ainsi dans votre harnois, dit Pylade, vous pourriez en gagner une pleurĂ©sie. Mais qu’est devenue cette belle haine du sexe que vous affichiez tout Ă  l’heure avec tant de jactance ? Il a suffi du premier minois pour la mettre en dĂ©route. — Quand je parlais et invectivais de la sorte, je ne savais point que cet ange de beautĂ© existĂąt, et tout ce que j’ai dit n’est que blasphĂšme damnable, hĂ©rĂ©sie pure et monstruositĂ©, que je supplie VĂ©nus, dĂ©esse des amours, de me vouloir bien pardonner. — Elle vous pardonnera, n’en doutez pas, car elle est indulgente aux amoureux fols dont vous ĂȘtes digne de porter la banniĂšre. — Je vais ouvrir la campagne, fit Oreste, et dĂ©clarer courtoisement la guerre Ă  ma belle ennemie. » Cela disant, il s’arrĂȘta, planta son regard droit sur Isabelle, ĂŽta d’une façon aussi galante que respectueuse son feutre, dont la longue plume balaya la terre, et envoya du bout des doigts un baiser dans la direction de la fenĂȘtre. La jeune comĂ©dienne, qui vit l’action, prit un air froid et composĂ© comme pour faire comprendre Ă  cet insolent qu’il se trompait, referma la fenĂȘtre et rabattit le rideau. VoilĂ  l’aurore cachĂ©e par un nuage, dit Pylade, cela n’est pas de bon augure pour le reste de la journĂ©e. — Je regarde, au contraire, comme un signe favorable que la belle se soit retirĂ©e. Quand le soldat se dĂ©robe derriĂšre le crĂ©neau de la tour, cela veut dire que la flĂšche de l’assiĂ©geant a portĂ©. Elle en a dans l’aile, te dis-je, et ce baiser la forcera de penser Ă  moi toute la nuit, ne fĂ»t-ce que pour m’injurier et me taxer d’effronterie, dĂ©faut qui ne dĂ©plaĂźt pas aux femmes. Il y a maintenant quelque chose entre moi et cette inconnue. C’est un fil bien tĂ©nu, mais que j’enforcerai de maniĂšre Ă  faire une corde pour monter au balcon de l’infante. — Vous savez Ă  merveille les thĂ©ories et stratagĂšmes d’amour, dit Pylade respectueusement. — Je m’en pique quelquefois, rĂ©pondit Oreste, et maintenant rentrons, la belle effarouchĂ©e ne reparaĂźtra pas de sitĂŽt. Ce soir, je mettrai mes grisons en campagne. » Les deux amis remontĂšrent lentement les marches du vieil hĂŽtel et disparurent. Revenons maintenant Ă  nos acteurs. Il y avait non loin de l’auberge un jeu de paume merveilleusement propre Ă  Ă©tablir une salle de spectacle. Les comĂ©diens le louĂšrent, et un maĂźtre menuisier de la ville, sous la direction du Tyran, l’eut bientĂŽt accommodĂ© Ă  sa nouvelle destination. Un peintre-vitrier, qui se mĂȘlait de barbouiller des enseignes et de blasonner des armoiries sur les carrosses, rafraĂźchit les dĂ©corations fatiguĂ©es et dĂ©teintes, et mĂȘme en peignit une nouvelle avec assez de bonheur. La chambre oĂč se dĂ©shabillaient et se rĂ©habillaient les joueurs de paume, fut disposĂ©e en foyer pour les comĂ©diens avec des paravents qui entouraient les toilettes des actrices et formaient des espĂšces de loges. Toutes les places marquĂ©es Ă©taient retenues d’avance, et la recette promettait d’ĂȘtre bonne. Quel dommage, disait le Tyran Ă  Blazius en Ă©numĂ©rant les piĂšces qu’il serait bon de jouer, quel dommage que Zerbine nous manque ! Une soubrette est Ă  vrai dire le grain de sel, mica salis, et le piment des comĂ©dies. Sa gaietĂ© Ă©tincelante illumine la scĂšne ; elle ravive les endroits languissants, et force le rire qui ne veut point se dĂ©cider, en montrant ses trente-deux perles orlĂ©es de carmin vif. Par son caquetage, son impertinence et sa lascivitĂ©, elle fait valoir les affĂ©teries pudiques, mollesses de langage et roucoulements de l’amoureuse. Les couleurs tranchĂ©es de sa cotte hardie amusent l’Ɠil, et elle peut dĂ©couvrir jusqu’aux jarretiĂšres, ou peu s’en faut, une jambe fine moulĂ©e dans un bas rouge Ă  coins d’or, perspective agrĂ©able aux jeunes comme aux vieux, aux vieux surtout dont elle rĂ©veille la salacitĂ© endormie. — Certes, rĂ©pondit Blazius, la soubrette est un condiment prĂ©cieux, une boĂźte aux Ă©pices qui saupoudre Ă  propos la fadeur des comĂ©dies du temps. Mais il faut bien nous en passer. Ni Isabelle ni SĂ©rafine ne peuvent remplir ce rĂŽle. D’ailleurs nous avons besoin d’une amoureuse et d’une grande coquette. Le diable soit de ce marquis de BruyĂšres qui nous a enlevĂ© la perle, le phĂ©nix et le parangon des soubrettes en la personne de l’incomparable Zerbine ! » La conversation entre les deux comĂ©diens en Ă©tait lĂ , quand une sonnerie argentine de grelots se fit entendre devant le porche de l’hĂŽtel ; bientĂŽt des pas vifs et cadencĂ©s tintĂšrent sur le pavĂ© de la cour, et les causeurs s’accoudant Ă  la balustrade de la galerie oĂč ils se promenaient, aperçurent trois mules harnachĂ©es Ă  l’espagnole, avec plumets sur la tĂȘte, broderies, houppes de laine, grappes de clochettes et couvertures rayĂ©es. Le tout fort propre et magnifique, ne sentant en rien la bĂȘte de louage. Sur la premiĂšre Ă©tait montĂ© un maraud de laquais, en livrĂ©e grise, portant le couteau de chasse Ă  la ceinture et l’arquebuse en travers de l’arçon, l’air insolent comme un grand seigneur et qui autrement vĂȘtu eĂ»t bien pu passer pour maĂźtre. Il tirait aprĂšs lui par une longe entortillĂ©e autour de son bras la seconde mule chargĂ©e de deux Ă©normes paquets Ă©quilibrĂ©s de chaque cĂŽtĂ© du bĂąt et recouverts d’une cape de muestra valencienne. La troisiĂšme mule, de meilleure mine et de plus fiĂšre allure encore que les deux autres, portait une jeune femme chaudement embossĂ©e dans un manteau garni de fourrures et coiffĂ©e d’un chapeau de feutre gris Ă  plume rouge rabattu sur les yeux. HĂ©, dit Blazius au Tyran, ce cortĂšge ne te rappelle-t-il point quelque chose ? Il me semble que ce n’est pas la premiĂšre fois que j’entends tinter ces grelots. — Par saint Alipantin ! rĂ©pondit le Tyran, ce sont les propres mules qui vinrent enlever Zerbine au carrefour de la Croix. Quand on parle du loup
 — On en voit la plume, interrompit Blazius ; ĂŽ jour trois et quatre fois heureux, notable Ă  la craie blanche ! C’est bien la señora Zerbine elle-mĂȘme ; elle saute Ă  bas de sa monture avec ce mouvement coquin de hanches qui n’appartient qu’à elle et jette sa mante au bras du laquais. La voilĂ  qui ĂŽte son feutre et secoue ses cheveux comme un oiseau ses plumes. Allons au-devant d’elle et dĂ©gringolons les montĂ©es quatre Ă  quatre. » Blazius et le Tyran descendirent dans la cour et rencontrĂšrent Zerbine au bas du perron. La joyeuse fille sauta au col du PĂ©dant et lui prenant la tĂȘte Il faut, s’écria-t-elle en joignant l’action Ă  la parole, que je t’accole et baise ton vieux masque Ă  pleine bouche avec le mĂȘme cƓur que si tu Ă©tais un joli garçon, pour la joie que j’ai de te revoir. Ne sois pas jaloux, HĂ©rode, et ne fronce pas tes gros sourcils noirs comme si tu allais ordonner le massacre des Innocents. Je vais t’embrasser aussi. J’ai commencĂ© par Blazius parce que c’est le plus laid. » Zerbine accomplit loyalement sa promesse, car c’était une fille de parole et qui avait de la probitĂ© Ă  sa maniĂšre. Donnant une main Ă  chacun des deux acteurs, elle monta dans la galerie oĂč maĂźtre Bilot lui fit prĂ©parer une chambre. À peine entrĂ©e, elle se jeta sur un fauteuil et se mit Ă  respirer bruyamment comme une personne dĂ©barrassĂ©e d’un grand poids. Vous ne sauriez imaginer, dit-elle aux deux comĂ©diens, aprĂšs un moment de silence, le plaisir que j’éprouve Ă  me retrouver avec vous ; n’allez pas croire pour cela que je sois amoureuse de vos vieux museaux usĂ©s par la cĂ©ruse et le rouge. Je n’aime personne, Dieu merci ! Ma joie tient Ă  ce que je rentre dans mon Ă©lĂ©ment, et l’on est toujours mal hors de son Ă©lĂ©ment. L’eau ne convient pas aux oiseaux non plus que l’air aux poissons. Les uns s’y noient et les autres y Ă©touffent. Je suis comĂ©dienne de nature et le théùtre est mon atmosphĂšre. LĂ , seulement, je respire Ă  mon aise ; l’odeur des chandelles fumeuses me vaut mieux que civette, benjoin, ambre gris, musc et peau d’Espagne. Le relent des coulisses flaire Ă  mon nez comme baume. Le soleil m’ennuie et la vie rĂ©elle me semble plate. Il me faut des amours imaginaires Ă  servir et pour dĂ©ployer mon activitĂ© le monde d’aventures romanesques qui s’agite dans les comĂ©dies. Depuis que les poĂ«tes ne me prĂȘtent plus leurs voix, je me fais l’effet d’ĂȘtre muette. Donc, je viens reprendre mon emploi. J’espĂšre que vous n’avez engagĂ© personne pour me remplacer. On ne me remplace pas d’ailleurs. Si cela Ă©tait, j’aurais bientĂŽt mis les griffes au visage de la gaupe et je lui casserais les quatre dents de devant sur le rebord des trĂ©teaux. Quand on empiĂšte sur mes privilĂšges, je suis mĂ©chante comme un diable. — Tu n’auras besoin, dit le Tyran, de te livrer Ă  aucun carnage. Nous n’avons pas de soubrette. C’était LĂ©onarde qui jouait tes rĂŽles envieillis et tournĂ©s Ă  la duĂšgne, mĂ©tamorphose assez triste et maussade, Ă  quoi nous obligeait la nĂ©cessitĂ©. Si par quelqu’un de ces onguents magiques dont parle ApulĂ©e tu t’étais muĂ©e tout Ă  l’heure en oiseau et fusses venue, te posant au bord du toit, Ă©couter la conversation que je tenais avec Blazius, il te serait arrivĂ© cette chose rare pour les absents, d’entendre ton Ă©loge sur le mode lyrique, pindarique et dithyrambique. — À la bonne heure, rĂ©pondit Zerbine, je vois que vous ĂȘtes toujours les bons compagnons d’autrefois et que votre petite Zerbinette vous manquait. » Des garçons d’auberge entrĂšrent dans la chambre et y dĂ©posĂšrent des paquets, des boĂźtes, des valises, dont la comĂ©dienne fit la revue et qu’elle ouvrit, en prĂ©sence de ses deux camarades, avec plusieurs petites clefs passĂ©es dans un anneau d’argent. C’étaient de belles nippes, du fin linge, des guipures, des dentelles, des bijoux, des piĂšces de velours et de satin de la Chine tout un trousseau aussi galant que riche. Il y avait, en outre, un sac de peau long, large, lourd, bourrĂ© de pĂ©cune jusqu’à la gueule, dont Zerbine dĂ©noua les cordons et qu’elle fit ruisseler sur la table. On eĂ»t dit le Pactole monnayĂ©. La Soubrette plongeait ses petites mains brunes dans le tas d’or, comme une vanneuse dans un tas de blĂ©, en soulevait ce que pouvaient contenir ses paumes rĂ©unies en coupe, puis les ouvrait et laissait retomber les louis en pluie brillante, plus Ă©paisse que celle dont fut sĂ©duite DanaĂ© fille d’Acrise en sa tour d’airain. Les yeux de Zerbine scintillaient d’un Ă©clat aussi vif que celui des piĂšces d’or, ses narines se dilataient et un rire nerveux dĂ©couvrait ses dents blanches. SĂ©rafine crĂšverait de male rage si elle me voyait tant d’argent, dit la Soubrette Ă  HĂ©rode et Ă  Blazius ; je vous le montre pour vous prouver que ce n’est pas la misĂšre qui me ramĂšne au bercail, mais le pur amour de l’art. Quant Ă  vous, mes vieux, si vous ĂȘtes bas percĂ©s, plongez vos pattes lĂ -dedans et prenez-en tant que vos cinq doigts en pourront tenir, et mĂȘme mettez-y le pouce Ă  la mode d’Allemagne. » Les comĂ©diens la remerciĂšrent de sa gĂ©nĂ©rositĂ©, affirmant qu’ils n’avaient besoin de rien. Eh bien ! dit Zerbine, ce sera pour une autre fois, je vous le garderai en ma cassette comme fidĂšle trĂ©soriĂšre. — Tu as donc abandonnĂ© ce pauvre marquis, dit Blazius d’un air de componction ; car tu n’es pas de celles qu’on dĂ©laisse. Le rĂŽle d’Ariane ne te va point, mais bien celui de CircĂ©. C’était pourtant un magnifique seigneur, bien fait de sa personne, ayant l’air de la cour, spirituel et digne en tout point d’ĂȘtre aimĂ© plus longtemps. — Mon intention, rĂ©pondit Zerbine, est bien de le garder comme une bague Ă  mon doigt et le plus prĂ©cieux joyau de mon Ă©crin. Je ne l’abandonne nullement, et si je l’ai quittĂ©, c’est afin qu’il me suivĂźt. — Fugax sequax, sequax fugax, reprit le PĂ©dant ; ces quatre mots latins Ă  consonance cabalistique, qui semblent un coassement de batraciens empruntĂ© Ă  la comĂ©die des Grenouilles du sieur Aristophane, poĂ«te athĂ©nien, contiennent la moelle des thĂ©ories amoureuses et peuvent servir de rĂšgle de conduite pour le sexe tant viril que fĂ©minin. — Et que chante ton latin, vieux PĂ©dant, fit Zerbine, tu as nĂ©gligĂ© de le translater en français, oubliant que tout le monde n’a pas Ă©tĂ© comme toi rĂ©gent de collĂšge et distributeur de fĂ©rules. — On le pourrait traduire, rĂ©pondit Blazius, par deux carmes ou versiculets en cette teneur Fuyez, on vous suivra ; Suivez, on vous fuira. — VoilĂ , dit Zerbine en riant, de la vraie poĂ©sie pour la flĂ»te Ă  l’oignon et les cornets en pĂąte sucrĂ©e qu’on enfonce dans les biscuits. Cela doit aller sur l’air de Robin et Robine. » Et la folle crĂ©ature se mit Ă  chanter les vers du PĂ©dant Ă  pleine gorge, d’une voix si claire, si argentine et si perlĂ©e, que c’était plaisir de l’entendre. Elle accompagnait son chant de mines tellement expressives, tantĂŽt riantes, tantĂŽt fĂąchĂ©es, qu’on croyait voir la poursuite et la retraite de deux amants, l’un enflammĂ©, l’autre dĂ©daigneux. Quand elle eut bien lĂąchĂ© la bride Ă  sa folĂątrerie, elle se rassĂ©rĂ©na et devint sĂ©rieuse. Écoutez mon histoire. Le marquis m’avait fait conduire par ce valet et ce garçon de mules qui me vinrent prendre au carrefour de la Croix Ă  un petit castel ou pavillon de chasse qu’il possĂšde en un de ses bois, fort retirĂ© et difficile Ă  dĂ©couvrir, Ă  moins de savoir qu’il existe, car une noire rangĂ©e de sapins le masque. C’est lĂ  que ce bon seigneur va faire la dĂ©bauche avec quelques amis francs compagnons. On y peut crier tope et masse sans que personne vous entende autre qu’un vieux domestique qui renouvelle les flacons. C’est lĂ  aussi qu’il abrite ses amours et fantaisies galantes. Il s’y trouve un appartement fort propre tapissĂ© en verdures de Flandre ; meublĂ© d’un lit Ă  l’antiquaille, mais large, moelleux, bien garni de coussins et rideaux ; d’une toilette dressĂ©e oĂč ne manque rien de ce qui est nĂ©cessaire Ă  une femme, fĂ»t-elle duchesse, peignes, Ă©ponges, flacons d’essence, opiats, boĂźtes Ă  mouches, pommades pour les lĂšvres, pĂątes d’amande ; de fauteuils, chaises et pliants rembourrĂ©s Ă  souhait, et d’un tapis turc si Ă©pais qu’on peut tomber partout sans se faire mal. Ce retrait occupe mystĂ©rieusement le second Ă©tage du pavillon. Je dis mystĂ©rieusement, car du dehors il est impossible d’en soupçonner les magnificences. Le temps a noirci les murs qui sembleraient prĂšs de tomber en ruine sans un lierre qui les embrasse et les soutient. En passant devant le castel on le croirait inhabitĂ© ; les volets et tentures des fenĂȘtres empĂȘchent, le soir, la lumiĂšre des cires et du feu de se rĂ©pandre sur la campagne. — Ce serait lĂ , interrompit le Tyran, une belle dĂ©coration pour un cinquiĂšme acte de tragi-comĂ©die. On pourrait s’égorger Ă  loisir en une telle maison. — L’habitude des rĂŽles tragiques, dit Zerbine, te rembrunit l’imagination. C’est au contraire un logis fort joyeux, car le marquis n’est rien moins que fĂ©roce. — Poursuis ton rĂ©cit, Zerbine, dit Blazius avec un geste d’impatience. — Quand j’arrivai prĂšs de ce manoir sauvage, continua Zerbine, je ne pus me dĂ©fendre d’une certaine apprĂ©hension. Je n’avais pas Ă  craindre pour ma vertu, mais j’eus un instant l’idĂ©e que le marquis voulait me claquemurer lĂ  dans une espĂšce d’oubliette, d’oĂč il me tirerait de temps Ă  autre au grĂ© de son caprice. Je n’ai aucun goĂ»t pour les donjons Ă  soupiraux grillĂ©s et ne souffrirais pas la captivitĂ©, mĂȘme pour ĂȘtre sultane favorite de Sa Hautesse le Grand Seigneur ; mais je me dis, je suis soubrette de mon mĂ©tier, et j’ai, en ma vie, tant fait Ă©vader d’Isabelles, de LĂ©onores et de Doralices que je saurai bien trouver une ruse pour m’échapper moi-mĂȘme, si, toutefois, on me veut retenir. Il serait beau qu’un jaloux fĂźt Zerbine prisonniĂšre ! J’entrai donc bravement, et fus surprise de la plus agrĂ©able maniĂšre du monde, en voyant que ce logis refrognĂ© qui faisait la grimace aux passants souriait aux hĂŽtes. DĂ©labrement en dehors, luxe en dedans. Un bon feu flambait dans la cheminĂ©e. Des bougies roses reflĂ©taient leurs clartĂ©s aux miroirs des appliques, et sur la table avec force cristaux, argenterie et flacons, un souper aussi abondant que dĂ©licat Ă©tait servi. Au bord du lit, nĂ©gligemment jetĂ©es, des piĂšces d’étoffes fripaient dans leurs plis des reflets de lumiĂšre. Des bijoux posĂ©s sur la toilette, bracelets, colliers, pendants d’oreilles, lançaient de folles bluettes et de brusques scintillements d’or. Je me sentais tout Ă  fait rassurĂ©e. Une jeune paysanne, soulevant la portiĂšre, vint m’offrir ses services et me dĂ©barrassa de mon habit de voyage pour m’en faire prendre un plus convenable qui se trouvait tout prĂ©parĂ© dans la garde-robe ; bientĂŽt arriva le marquis. Il me trouva charmante en mon dĂ©shabillĂ© de taffetas flambĂ© de blanc et de cerise, et il jura que vraiment il m’aimait Ă  la folie. Nous soupĂąmes, et quoiqu’il en coĂ»te Ă  ma modestie, je dois avouer que je fus Ă©blouissante. Je me sentais un esprit du diable ; les saillies me jaillissaient, les rencontres me venaient, parmi d’étincelantes fusĂ©es de rire ; c’était un entrain, une verve, une furie joyeuse qu’on n’imagine pas. Il y avait de quoi faire danser les morts et flamber les cendres du vieux roi Priam. Le marquis Ă©bloui, fascinĂ©, enivrĂ©, m’appelait tantĂŽt ange et tantĂŽt dĂ©mon ; il me proposait de tuer sa femme et de m’épouser. Le cher homme ! il l’aurait fait comme il le disait, mais je ne voulus point, disant que ces tueries Ă©taient choses fades, bourgeoises et communes. Je ne crois pas que LaĂŻs, la belle ImpĂ©ria et madame Vannoza qui fut maĂźtresse d’un pape, aient jamais plus galamment Ă©gayĂ© une mĂ©dianoche. Ce fut ainsi pendant plusieurs jours. Peu Ă  peu cependant le marquis devint rĂȘveur, il semblait chercher quelque chose dont il ne se rendait pas compte et qui lui manquait. Il fit quelques courses Ă  cheval, et mĂȘme il invita deux ou trois amis comme pour se distraire. Le sachant vaniteux, je m’attifai Ă  mon avantage et redoublai de gentillesses, grĂąces et minauderies devant ces hobereaux qui jamais ne s’étaient trouvĂ©s Ă  pareille fĂȘte au dessert, me faisant des castagnettes avec une assiette de porcelaine de Chine cassĂ©e, j’exĂ©cutai une sarabande si folle, si lascive, si enragĂ©e, qu’elle eĂ»t damnĂ© un saint. C’était des bras pĂąmĂ©s au-dessus de la tĂȘte, des jambes luisant comme un Ă©clair dans le tourbillon des jupes, des hanches plus frĂ©tillantes que vif-argent, des reins cambrĂ©s Ă  toucher le parquet des Ă©paules, une gorge qui battait la campagne, le tout incendiĂ© de regards et de sourires Ă  mettre le feu Ă  une salle si jamais je pouvais danser un tel pas sur un théùtre. Le marquis rayonnait, en sa gloire, fier comme un roi, d’avoir une pareille maĂźtresse ; mais le lendemain il fut morne, languissant, dĂ©sƓuvrĂ©. J’essayai de mes philtres les plus forts, hĂ©las ! ils n’avaient plus de puissance sur lui. Cet Ă©tat paraissait l’étonner lui mĂȘme. Parfois, il me regardait fort attentivement comme Ă©tudiant sous mes traits la ressemblance d’une autre personne. M’aurait-il prise, pensais-je, pour servir de corps Ă  un souvenir et lui rappellerais-je un amour perdu ? Non, me rĂ©pondais-je, ces fantaisies mĂ©lancoliques ne sont pas dans sa nature. De telles rĂȘvasseries conviennent aux bilieux hypocondriaques et non point Ă  ces joyeux qui ont la joue vermeille et l’oreille rouge. — N’était-ce point satiĂ©tĂ© ? dit Blazius, car d’ambroisie mĂȘme on se dĂ©goĂ»te, et les dieux viennent manger sur terre le pain bis des humains. — Apprenez, monsieur le sot, rĂ©pondit Zerbine en donnant une petite tape sur les doigts du PĂ©dant, qu’on n’est jamais las de moi, vous me l’avez dit tout Ă  l’heure. — Pardonne-moi, Zerbine, et dis-nous ce qui fantasiait l’humeur de M. le marquis ; je grille de l’apprendre. — Enfin, reprit la Soubrette, Ă  force d’y rĂȘver je compris ce qui chagrinait le marquis dans son bonheur, et je dĂ©couvris quel Ă©tait le pli de rose dont soupirait ce Sybarite sur sa couche de voluptĂ©. Il avait la femme, mais il regrettait la comĂ©dienne. Cet aspect brillant que donnent les lumiĂšres, le fard, les costumes, la diversitĂ© et l’action des rĂŽles s’était Ă©vanoui comme s’éteint la splendeur factice de la scĂšne quand le moucheur souffle les chandelles. En rentrant dans la coulisse j’avais perdu pour lui une partie de mes sĂ©ductions. Il ne lui restait plus que Zerbine ; ce qu’il aimait en moi c’était Lisette, c’était Marton, c’était Marinette, l’éclair du sourire et de l’Ɠil, la rĂ©plique alerte, le minois effrontĂ©, l’ajustement fantasque, le dĂ©sir et l’admiration du public. Il cherchait, Ă  travers mon visage de ville, mon visage de théùtre, car nous autres actrices, quand nous ne sommes pas laides, nous possĂ©dons deux beautĂ©s, l’une composĂ©e et l’autre naturelle ; un masque et une figure. Souvent c’est le masque qu’on prĂ©fĂšre, encore que la figure soit jolie. Ce que souhaitait le marquis, c’était la Soubrette qu’il avait vue dans les Rodomontades du capitaine Matamore, et que je ne lui reprĂ©sentais qu’à demi. Le caprice qui attache certains seigneurs Ă  des comĂ©diennes est beaucoup moins sensuel qu’on ne pense. C’est une passion d’esprit plutĂŽt que de corps. Ils croient atteindre l’idĂ©al en Ă©treignant le rĂ©el, mais l’image qu’ils poursuivent leur Ă©chappe ; une actrice est comme un tableau qu’il faut contempler Ă  distance et sous le jour propice. Si vous approchez, le prestige se dissipe. Moi-mĂȘme je commençais Ă  m’ennuyer. J’avais bien souvent dĂ©sirĂ© d’ĂȘtre aimĂ©e d’un grand, d’avoir de riches toilettes, de vivre sans souci dans les recherches et les dĂ©licatesses du luxe, et souvent il m’était arrivĂ© de maudire ce sort rigoureux qui me forçait d’errer de bourg en ville, sur une charrette, suant l’étĂ©, gelant l’hiver, pour faire mon mĂ©tier de baladine. J’attendais une occasion d’en finir avec cette vie misĂ©rable, ne me doutant pas que c’était ma vie propre, ma raison d’ĂȘtre, mon talent, ma poĂ©sie, mon charme et mon lustre particulier. Sans ce rayon d’art qui me dore un peu, je ne serais qu’une drĂŽlesse vulgaire comme tant d’autres. Thalie, dĂ©esse vierge, me sauvegarde de sa livrĂ©e, et les vers des poĂ«tes, charbons de feu, touchant mes lĂšvres, les purifient de plus d’un baiser lascif et mignard. Mon sĂ©jour dans le pavillon du marquis m’éclaira. Je compris que ce brave gentilhomme n’était pas Ă©pris seulement de mes yeux, de mes dents, de ma peau, mais bien de cette petite Ă©tincelle qui brille en moi et me fait applaudir. Un beau matin je lui signifiai tout net que je voulais reprendre ma volĂ©e et que cela ne me convenait point d’ĂȘtre Ă  perpĂ©tuitĂ© la maĂźtresse d’un seigneur que la premiĂšre venue pouvait bien le faire et qu’il m’octroyĂąt gracieusement mon congĂ©, lui affirmant d’ailleurs que je l’aimais bien et que j’étais parfaitement reconnaissante de ses bontĂ©s. Le marquis parut d’abord surpris mais non fĂąchĂ©, et aprĂšs avoir rĂ©flĂ©chi quelque peu, il dit Qu’allez-vous-faire, mignonne ? » Je lui rĂ©pondis Rattraper en route la troupe d’HĂ©rode ou la rejoindre Ă  Paris si elle y est dĂ©jĂ . Je veux reprendre mon emploi de soubrette, il y a longtemps que je n’ai dupĂ© de GĂ©ronte. » Cela fit rire le marquis. Eh bien ! dit-il, partez en avant avec l’équipage de mules que je mets Ă  votre disposition. Je vous suivrai sous peu. J’ai quelques affaires nĂ©gligĂ©es qui exigent ma prĂ©sence Ă  la cour, et il y a longtemps que je me rouille en province. Vous me permettrez bien de vous applaudir, et si je gratte Ă  la porte de votre loge, vous m’ouvrirez, je pense. » Je pris un petit air pudibond mais qui n’avait rien de dĂ©sespĂ©rant. Ah ! monsieur le marquis, que me demandez-vous lĂ  ! » Bref, aprĂšs les adieux les plus tendres, j’ai sautĂ© sur ma mule et me voici aux Armes de France. — Mais, dit HĂ©rode, d’un ton de doute, si le marquis ne venait pas, tu serais furieusement attrapĂ©e. » Cette idĂ©e parut si bouffonne Ă  Zerbine qu’elle se renversa dans son fauteuil et se mit Ă  rire Ă  gorge dĂ©ployĂ©e, en se tenant les cĂŽtes. Le marquis ne pas venir ! s’écria-t-elle lorsqu’elle eut repris son sang-froid, tu peux faire retenir son appartement d’avance. Toute ma crainte Ă©tait qu’en son ardeur il ne m’eĂ»t dĂ©passĂ©e. Ah çà ! tu doutes de mes charmes, Tyran aussi imbĂ©cile que cruel. DĂ©cidĂ©ment les tragĂ©dies t’abrutissent. Tu avais plus d’esprit autrefois. » LĂ©andre, Scapin, qui avaient appris par les valets l’arrivĂ©e de Zerbine, entrĂšrent dans la chambre et la complimentĂšrent. BientĂŽt parut dame LĂ©onarde dont les yeux de chouette flamboyĂšrent Ă  la vue de l’or et des bijoux Ă©talĂ©s sur la table. Elle se montra auprĂšs de Zerbine de l’obsĂ©quiositĂ© la plus basse. Isabelle vint aussi et la Soubrette lui fit cadeau gracieusement d’une piĂšce de taffetas. SĂ©rafine seule resta renfermĂ©e chez elle. Son amour-propre n’avait pu pardonner Ă  sa rivale l’inexplicable prĂ©fĂ©rence du marquis. On dit Ă  Zerbine que Matamore avait Ă©tĂ© gelĂ© en route, mais qu’il Ă©tait remplacĂ© par le baron de Sigognac, lequel prenait pour nom de théùtre le titre, bien accommodĂ© Ă  l’emploi, de capitaine Fracasse. Ce me sera un grand honneur de jouer avec un gentilhomme dont les aĂŻeux allĂšrent aux croisades, dit Zerbine, et je tĂącherai que le respect n’étouffe point en moi la verve. Heureusement que je suis maintenant habituĂ©e aux personnes de qualitĂ©. » Sur ce, Sigognac entra dans la chambre. Zerbine pliant le jarret de maniĂšre Ă  faire bouffer amplement ses jupes, lui adressa une belle rĂ©vĂ©rence de cour bien proportionnĂ©e et cĂ©rĂ©monieuse. Ceci, dit-elle, est pour monsieur le baron de Sigognac, et voici pour le capitaine Fracasse mon camarade, » ajouta-t-elle en le baisant fort vivement sur les deux joues, ce qui faillit dĂ©contenancer Sigognac, peu accoutumĂ© encore Ă  ces libertĂ©s de théùtre et que troublait d’ailleurs la prĂ©sence d’Isabelle. Le retour de Zerbine permettait de varier agrĂ©ablement le rĂ©pertoire, et toute la troupe, Ă  l’exception de SĂ©rafine, Ă©tait on ne peut plus satisfaite de la revoir. Maintenant que la voilĂ  bien installĂ©e dans sa chambre, au milieu de ses joyeux camarades, informons-nous d’Oreste et de Pylade que nous avons laissĂ©s rentrant chez eux aprĂšs leur promenade au jardin. Oreste, c’est-Ă -dire le jeune duc de Vallombreuse, car tel Ă©tait son titre, ne mangea que du bout des dents et plus d’une fois oublia sur la table le verre que le laquais venait de remplir, tant il avait l’imagination prĂ©occupĂ©e de la belle femme aperçue Ă  la fenĂȘtre. Le chevalier de Vidalinc son confident essayait vainement de le distraire ; Vallombreuse ne rĂ©pondait que par monosyllabes aux plaisanteries amicales de son Pylade. DĂšs que le dessert fut enlevĂ©, le chevalier dit au duc Les plus courtes folies sont les meilleures ; pour que vous ne pensiez plus Ă  cette beautĂ©, il ne s’agit que de vous en assurer la possession. Elle sera bientĂŽt Ă  l’état de Corisande. Vous avez le naturel de ces chasseurs qui du gibier n’aiment que la poursuite et la piĂšce tuĂ©e, ne la ramassent mĂȘme point. Je vais aller faire une battue pour vous rabattre l’oiseau vers vos filets. — Non pas, reprit Vallombreuse, j’irai moi-mĂȘme ; comme tu l’as dit, la poursuite seule m’amuse et je suivrais jusqu’au bout du monde la plus chĂ©tive bĂȘte de poil ou de plume, de remise en remise jusqu’à tomber mort de fatigue. Ne m’îte pas ce plaisir. Oh ! si j’avais le bonheur de trouver une cruelle, je crois que je l’adorerais, mais il n’en existe pas sur le globe terraquĂ©. — Si l’on ne savait vos triomphes, dit Vidalinc, on pourrait sur ce propos vous taxer de fatuitĂ©, mais vos cassettes pleines de billets doux, portraits, nƓuds de rubans, fleurs sĂ©chĂ©es, mĂšches de cheveux noirs, blonds ou roux, et tels autres gages d’amour, montrent bien que vous ĂȘtes modeste en parlant ainsi. Peut-ĂȘtre allez-vous ĂȘtre servi Ă  souhait, car la dame de la fenĂȘtre me semble sage, pudique et froide Ă  merveille. — Nous verrons bien. MaĂźtre Bilot cause volontiers ; il Ă©coute aussi et sait l’histoire des personnes qui logent en son auberge. Allons boire chez lui un flacon de vin des Canaries. Je le ferai causer, et il nous renseignera sur cette infante en voyage. » Quelques minutes aprĂšs, les deux jeunes gens entraient aux Armes de France et demandaient maĂźtre Bilot. Le digne aubergiste, connaissant la qualitĂ© de ses hĂŽtes, les conduisit lui-mĂȘme en une chambre basse bien tendue oĂč brillait dans une cheminĂ©e Ă  large manteau un feu pĂ©tillant et clair. Il prit des mains du sommelier la bouteille grise de poussiĂšre et tapissĂ©e de toile d’araignĂ©e, la dĂ©coiffa de son casque de cire avec des prĂ©cautions infinies, extirpa du goulot, sans secousse, le bouchon tenace, et d’une main aussi ferme que si elle eĂ»t Ă©tĂ© coulĂ©e en bronze versa un fil de liqueur blond comme la topaze dans les verres de Venise Ă  pied en spirale que lui tendaient le duc et le chevalier. En faisant ce mĂ©tier d’échanson, Bilot affectait une religieuse gravitĂ© ; on eĂ»t dit un prĂȘtre de Bacchus officiant et cĂ©lĂ©brant les mystĂšres de la dive bouteille ; il ne lui manquait que d’ĂȘtre couronnĂ© de lierre ou de pampre. Ces cĂ©rĂ©monies augmentaient la valeur du vin qu’il servait, lequel Ă©tait rĂ©ellement fort bon et plus digne d’une table royale que d’un cabaret. Il allait se retirer quand Vallombreuse d’un clin d’Ɠil mystĂ©rieux l’arrĂȘta sur le seuil MaĂźtre Bilot, lui dit-il, prenez un verre au dressoir et buvez Ă  ma santĂ© une rasade de ce vin. » Le ton n’admettait pas de rĂ©plique, et d’ailleurs Bilot ne se faisait pas prier pour aider un hĂŽte Ă  consommer les trĂ©sors de son cellier. Il Ă©leva son verre en saluant et en vida le contenu jusqu’à la derniĂšre perle. Bon vin, » dit-il avec un friand clappement de langue contre le palais, puis il resta debout la main appuyĂ©e au rebord de la table, les yeux fixĂ©s sur le duc, attendant ce qu’on voulait de lui. As-tu beaucoup de monde dans ton auberge ? dit Vallombreuse, et de quelle sorte ?
 » Bilot allait rĂ©pondre, mais le jeune duc prĂ©vint la phrase de l’hĂŽtelier et continua. À quoi bon finasser avec un vieux mĂ©crĂ©ant tel que toi ? Quelle est la femme qui habite cette chambre dont la fenĂȘtre donne sur la ruelle en face l’hĂŽtel Vallombreuse, la troisiĂšme croisĂ©e en partant de l’angle du mur ? RĂ©ponds vite, tu auras une piĂšce d’or par syllabe. — À ce prix, dit Bilot avec un large rire, il faudrait ĂȘtre bien vertueux pour employer le style laconique tant estimĂ© des anciens. Cependant comme je suis tout dĂ©vouĂ© Ă  Votre Seigneurie, je n’userai que d’un seul mot Isabelle ! — Isabelle ! nom charmant et romanesque, dit Vallombreuse ; mais n’use pas de cette sobriĂ©tĂ© lacĂ©dĂ©monienne. Sois prolixe et raconte-moi par le menu tout ce que tu sais de cette infante. — Je vais me conformer aux ordres de Sa Seigneurie, rĂ©pondit maĂźtre Bilot en s’inclinant. Mon cellier, ma cuisine, ma langue sont Ă  sa disposition. Isabelle est une comĂ©dienne qui appartient Ă  la troupe du seigneur HĂ©rode prĂ©sentement logĂ© Ă  l’hĂŽtel des Armes de France. — Une comĂ©dienne, dit le jeune duc avec un air de dĂ©sappointement, je l’aurais plutĂŽt prise Ă  sa mine discrĂšte et rĂ©servĂ©e pour une dame de qualitĂ© ou bourgeoise cossue que pour une baladine errante. — On peut s’y tromper, continua Bilot, la demoiselle a des façons fort dĂ©centes. Elle joue le rĂŽle d’ingĂ©nue au théùtre et le continue Ă  la ville. Sa vertu, quoique fort exposĂ©e, car elle est jolie, n’a reçu aucune brĂšche et aurait le droit de se coiffer du chapeau virginal. Nulle ne sait mieux Ă©conduire un galant par une politesse exacte et glacĂ©e qui ne laisse pas d’espoir. — Ceci me plaĂźt, fit Vallombreuse, je ne hais rien tant que ces facilitĂ©s trop ouvertes et ces places qui battent la chamade, demandant Ă  capituler devant mĂȘme qu’on ait donnĂ© l’assaut. — Il en faudra plus d’un pour emporter cette citadelle, dit Bilot, quoique vous soyez un hardi et brillant capitaine peu habituĂ© Ă  rencontrer de rĂ©sistance, d’autant qu’elle est gardĂ©e par la sentinelle vigilante d’un pudique amour. — Elle a donc un amant, cette sage Isabelle ! s’écria le jeune duc d’un ton Ă  la fois triomphant et dĂ©pitĂ©, car d’une part il ne croyait guĂšre Ă  la vertu des femmes, et de l’autre cela le contrariait d’apprendre qu’il avait un rival. — J’ai dit amour et non pas amant, continua l’aubergiste avec une respectueuse insistance, ce n’est pas la mĂȘme chose. Votre Seigneurie est trop experte en matiĂšre de galanterie pour ne point apprĂ©cier cette diffĂ©rence bien qu’elle ait l’air subtil. Une femme qui a un amant peut en avoir deux, comme dit la chanson, mais une femme qui a un amour est impossible ou du moins fort malaisĂ©e Ă  vaincre. Elle possĂšde ce que vous lui offrez. — Tu raisonnes lĂ -dessus, dit Vallombreuse, comme si tu eusses Ă©tudiĂ© les cours d’amour et les sonnets de PĂ©trarque. Je ne te croyais docte qu’en fait de sauces et de vins. Et quel est l’objet de cette platonique tendresse ? — Un comĂ©dien de la troupe, rĂ©pondit Bilot, que j’imaginerais volontiers engagĂ© par amourette, car il ne me semble pas avoir les allures d’un histrion vulgaire. — Eh bien, dit le chevalier de Vidalinc Ă  son ami, vous devez ĂȘtre content. VoilĂ  des obstacles imprĂ©vus qui se prĂ©sentent. Une comĂ©dienne vertueuse, cela ne se rencontre pas tous les jours, et c’est affaire Ă  vous. Cela vous reposera des grandes dames et des courtisanes. — Tu es sĂ»r, continua le jeune duc poursuivant sa pensĂ©e, que cette chaste Isabelle n’accorde aucune privautĂ© Ă  ce fat que je dĂ©teste dĂ©jĂ  de toute mon Ăąme. — On voit bien que vous ne la connaissez point, reprit maĂźtre Bilot ; c’est une hermine qui aimerait mieux mourir qu’avoir une tache en son blanc pelage. Quand la comĂ©die exige des embrassades, on la voit rougir Ă  travers son fard et parfois s’essuyer la joue avec le dos de la main. — Vivent les beautĂ©s altiĂšres, farouches et rebelles au montoir ! s’écria le duc, je la cravacherai si bien qu’il faudra qu’elle prenne le pas, l’amble, le trot, le galop, et fasse toutes les courbettes Ă  ma volontĂ©. — Vous n’en obtiendrez rien de cette maniĂšre, monsieur le duc, permettez-moi de vous le dire, fit maĂźtre Bilot en faisant un salut empreint de la plus profonde humilitĂ©, comme il convient Ă  un infĂ©rieur qui contredit un supĂ©rieur sĂ©parĂ© de lui par tant de degrĂ©s de l’échelle sociale. — Si je lui envoyais dans un bel Ă©tui de chagrin des pendeloques Ă  grosses perles, un collier d’or Ă  plusieurs rangs avec fermoirs en pierreries, un bracelet en forme de serpent ayant deux gros rubis balais pour yeux ! — Elle vous renverrait toutes ces richesses en rĂ©pondant que vous la prenez sans doute pour une autre. Elle n’est point intĂ©ressĂ©e comme la plupart de ses compagnes, et ses yeux, chose rare pour une femme, ne s’allument pas aux feux de la joaillerie. Elle regarde les diamants les mieux enchĂąssĂ©s comme si c’étaient nĂšfles sur paille. — Que voilĂ  un Ă©trange et fantasque Ă©chantillon de sexe fĂ©minin ! dit le duc de Vallombreuse un peu Ă©tonnĂ© ; sans doute, elle veut par ces semblants de sagesse se faire Ă©pouser de ce maraud, lequel doit ĂȘtre abondamment pourvu de biens. Le caprice prend quelquefois Ă  ces crĂ©atures de faire souche d’honnĂȘtes gens et de s’asseoir aux assemblĂ©es parmi les prudes femmes, l’Ɠil baissĂ© sur la modestie, avec un air de Sainte N’y touche. — Eh bien, Ă©pousez-la, fit Vidalinc en riant, s’il n’y a pas d’autre moyen. Ce titre de duchesse humanise les plus revĂȘches. — Tout beau ! tout beau ! reprit Vallombreuse, n’allons pas si vite en besogne ; il faut d’abord parlementer. Cherchons pour aborder la belle quelque stratagĂšme qui ne l’effarouche pas trop. — Cela est plus facile que de s’en faire aimer, dit maĂźtre Bilot ; il y a ce soir au jeu de paume rĂ©pĂ©tition de la piĂšce qu’on doit jouer demain ; quelques amateurs de la ville seront admis, et vous n’avez qu’à vous nommer pour que la porte s’ouvre Ă  deux battants devant vous. D’ailleurs j’en toucherai deux mots au seigneur HĂ©rode, qui est fort de mes amis et n’a rien Ă  me refuser ; mais, selon ma petite science, vous auriez mieux fait d’adresser vos vƓux Ă  mademoiselle SĂ©rafine, qui n’est pas moins jolie qu’Isabelle et dont la vanitĂ© se fĂ»t pĂąmĂ©e de plaisir Ă  cette recherche. — C’est d’Isabelle que je suis affolĂ©, fit le duc d’un petit ton sec qu’il savait prendre admirablement et qui tranchait tout, d’Isabelle et non d’une autre, maĂźtre Bilot, et, plongeant la main dans sa poche, il rĂ©pandit nĂ©gligemment sur la table une assez longue traĂźnĂ©e de piĂšces d’or Payez-vous de votre bouteille et gardez le reste de la monnaie. » L’hĂŽtelier ramassa les louis avec componction et les fit glisser l’un aprĂšs l’autre au fond de son escarcelle. Les deux gentilshommes se levĂšrent, enfoncĂšrent leur feutre jusqu’au sourcil, jetĂšrent leur manteau sur le coin de leur Ă©paule et quittĂšrent la salle. Vallombreuse fit plusieurs tours dans la ruelle, levant le nez chaque fois qu’il passait devant la bienheureuse fenĂȘtre, mais ce fut peine perdue. Isabelle, dĂ©sormais sur ses gardes, ne se montra point. Le rideau Ă©tait baissĂ©, et l’on eĂ»t pu croire qu’il n’y avait personne en la chambre. Las de faire le pied-de-grue dans cette ruelle dĂ©serte fort rafraĂźchie du vent de bise, posture Ă  laquelle il n’était pas accoutumĂ©, le duc de Vallombreuse se lassa bientĂŽt d’une attente vaine et reprit le chemin de sa demeure, maugrĂ©ant contre l’impertinente pruderie de cette pecque assez assurĂ©e pour faire languir ainsi un duc jeune et bien fait. Il pensa mĂȘme, avec quelque complaisance, Ă  cette bonne Corisande naguĂšre si dĂ©daignĂ©e, mais l’amour-propre bientĂŽt lui dit Ă  l’oreille qu’il n’aurait qu’à paraĂźtre pour triompher comme CĂ©sar. Quant au rival, s’il le gĂȘnait trop, il le supprimerait au moyen de quelques estafiers ou coupe-jarrets Ă  gages ; la dignitĂ© ne permettant pas de se commettre avec un pareil drĂŽle. Il est vrai, Vallombreuse n’avait pas aperçu Isabelle retirĂ©e au fond de son appartement, mais pendant sa faction dans la ruelle un Ɠil jaloux l’épiait Ă  travers la vitre d’une autre fenĂȘtre, celui de Sigognac Ă  qui les allures et menĂ©es du personnage dĂ©plaisaient fort. Dix fois le Baron fut tentĂ© de descendre et d’attaquer le galant l’épĂ©e haute, mais il se contint. Il n’y avait rien d’assez formel dans l’action de se promener le long d’une muraille pour justifier une semblable agression, qu’on eĂ»t taxĂ©e de folle et ridicule. L’éclat en eĂ»t pu nuire Ă  la renommĂ©e d’Isabelle, tout innocente de ces regards levĂ©s en haut toujours au mĂȘme endroit. Il se promit toutefois de surveiller de prĂšs le galantin et en grava les traits dans sa mĂ©moire pour le reconnaĂźtre quand besoin serait. HĂ©rode avait choisi pour la reprĂ©sentation du lendemain, annoncĂ©e et tambourinĂ©e par toute la ville, Lygdamon et Lydias, ou la Ressemblance, tragi-comĂ©die d’un certain Georges de ScudĂ©ry, gentilhomme, qui, aprĂšs avoir servi aux gardes françaises, quittait l’épĂ©e pour la plume et ne se servait pas moins bien de l’une que de l’autre, et les Rodomontades du capitaine Fracasse, oĂč Sigognac devait dĂ©buter devant un vĂ©ritable public, n’ayant encore jouĂ© que pour les veaux, les bĂȘtes Ă  cornes et les paysans, dans la grange de Bellombre. Tous les comĂ©diens Ă©taient fort affairĂ©s Ă  apprendre leurs rĂŽles ; la piĂšce du sieur de ScudĂ©ry Ă©tant nouvellement mise en lumiĂšre, ils ne la connaissaient point. RĂȘveurs et brochant des babines comme singes disant leurs patenĂŽtres, ils se promenaient sur la galerie, tantĂŽt marmottant, tantĂŽt poussant de grands Ă©clats de voix. Qui les eĂ»t vus les eĂ»t pris pour gens forcenĂ©s et hors de sens. Ils s’arrĂȘtaient tout court, puis repartaient Ă  grands pas, agitant les bras comme moulins dĂ©manchĂ©s. LĂ©andre surtout, qui devait jouer Lygdamon, cherchait des poses, essayait des effets et se dĂ©menait comme un diable dans un bĂ©nitier. Il comptait sur ce rĂŽle pour rĂ©aliser son rĂȘve d’inspirer de l’amour Ă  une grande dame et prendre sa revanche des coups de bĂąton reçus au chĂąteau de BruyĂšres, coups de bĂąton qui lui Ă©taient restĂ©s plus longtemps encore sur le cƓur que sur le dos. Ce rĂŽle d’amant langoureux et transi, poussant les beaux sentiments aux pieds d’une inhumaine, en vers d’un assez bon tour, prĂȘtait Ă  des clins d’yeux, Ă  des soupirs, Ă  des pĂąleurs et Ă  toutes sortes d’affĂ©teries attendrissantes, Ă  quoi excellait principalement le sieur LĂ©andre, un des meilleurs amoureux de la province, malgrĂ© ses prĂ©tentions et ses ridicules. Sigognac, dont Blazius s’était instituĂ© le professeur, Ă©tudiait dans sa chambre avec le vieux comĂ©dien et se façonnait Ă  cet art difficile du théùtre. Le type qu’il reprĂ©sentait par son caractĂšre extravagamment outrĂ© s’éloignait du naturel, et cependant il fallait que sous l’exagĂ©ration on sentĂźt la vĂ©ritĂ© et qu’on dĂ©mĂȘlĂąt l’homme Ă  travers le fantoche. Blazius lui donnait des conseils en ce sens et lui enseignait Ă  commencer par un ton simple et vrai pour arriver Ă  des intonations bizarres, ou bien Ă  rentrer dans la diction ordinaire aprĂšs des cris de paon plumĂ© vif, car il n’est personnage si affectĂ© qui le soit toujours. D’ailleurs cette inĂ©galitĂ© est le propre des lunatiques et dĂ©voyĂ©s de cervelle ; elle existe aussi dans leurs gestes dĂ©traquĂ©s qui ne concordent pas exactement au sens des paroles, dĂ©saccord dont l’artiste habile peut tirer des effets comiques. Blazius Ă©tait d’avis que Sigognac prĂźt le demi-masque, c’est-Ă -dire cachant le front et le nez, pour garder la tradition de la figure et mĂȘler sur son visage le fantasque au rĂ©el, grand avantage en ces sortes de rĂŽles moitiĂ© faux, moitiĂ© vrais, caricatures gĂ©nĂ©rales de l’humanitĂ© dont elle ne se fĂąche point comme d’un portrait. Entre les mains d’un comĂ©dien vulgaire un tel rĂŽle peut n’ĂȘtre qu’une plate bouffonnade propre Ă  divertir la canaille et Ă  faire hausser les Ă©paules aux honnĂȘtes gens, mais un acteur de mĂ©rite peut y introduire des traits de naturel et reprĂ©sentant mieux la vie que s’ils Ă©taient concertĂ©s. L’idĂ©e du demi-masque souriait assez Ă  Sigognac. Le masque lui assurait l’incognito et lui donnait le courage d’affronter la foule. Ce mince carton lui faisait l’effet d’un heaume Ă  visiĂšre baissĂ©e Ă  travers laquelle il parlerait d’une voix de fantĂŽme. Car le visage est la personne mĂȘme, le corps n’a pas de nom, et la face cachĂ©e ne se peut connaĂźtre cet arrangement conciliait le respect de ses aĂŻeux et les nĂ©cessitĂ©s de sa position. Il ne s’exposait plus devant les chandelles d’une façon matĂ©rielle et directe. Il n’était ainsi que l’ñme inconnue vivifiant une grande marionnette, nervis alienis mobile lignum ; seulement il habitait l’intĂ©rieur de cette marionnette au lieu d’en tirer extĂ©rieurement les fils. Sa dignitĂ© n’avait rien Ă  souffrir de ce jeu. Blazius, qui aimait fort Sigognac, modela lui-mĂȘme le masque de façon Ă  lui composer une physionomie de théùtre tout Ă  fait diffĂ©rente de sa physionomie de ville. Un nez rehaussĂ©, constellĂ© de verrues et rouge du bout comme une guigne, des sourcils circonflexes et dont le poil se rebroussait en virgule, une moustache aux pointes effilĂ©es et se recourbant comme les cornes de la lune rendaient mĂ©connaissables les traits rĂ©guliers du jeune baron ; cet appareil disposĂ© comme un chanfrein ne couvrait que le front et la protubĂ©rance nasale, mais tout le reste du visage en Ă©tait changĂ©. On se rendit Ă  la rĂ©pĂ©tition, qui devait ĂȘtre en costume pour qu’on pĂ»t bien se rendre compte de l’effet gĂ©nĂ©ral. Pour ne pas traverser la ville en carĂȘme prenant, les comĂ©diens avaient fait porter leurs habits au jeu de paume et les actrices s’accommodaient dans la salle que nous avons dĂ©crite. Les gens de condition, les galantins, les beaux esprits de l’endroit avaient fait rage pour pĂ©nĂ©trer dans ce temple ou plutĂŽt sacristie de Thalia oĂč les prĂȘtresses de la Muse se revĂȘtaient de leurs ornements pour cĂ©lĂ©brer les mystĂšres. Tous faisaient les empressĂ©s auprĂšs des comĂ©diennes. Les uns leur prĂ©sentaient le miroir, les autres approchaient les bougies afin qu’elles se vissent mieux. Celui-ci donnait son opinion sur la place d’un nƓud de ruban, celui-lĂ  tendait la boĂźte Ă  poudre ; un autre plus timide restait assis sur un coffre, branlant les jambes, sans dire mot et filant sa moustache par maniĂšre de contenance. Chaque comĂ©dienne avait son cercle de courtisans dont les yeux goulus cherchaient fortune dans les trahisons et les hasards de la toilette. TantĂŽt le peignoir glissant Ă  propos dĂ©couvrait un dos lustrĂ© comme un marbre ; tantĂŽt c’était un demi-globe de neige ou d’ivoire qui s’impatientait des rigueurs du corset et qu’il fallait mieux coucher dans son nid de dentelles, ou bien encore un beau bras qui, se relevant pour ajuster quelque chose Ă  la coiffure, se montrait nu jusqu’à l’épaule. Nous vous laisserons Ă  penser que de madrigaux, de compliments et de fadeurs mythologiques arrachĂšrent Ă  ces provinciaux la vue de pareils trĂ©sors ; Zerbine riait comme une folle d’entendre ces sottises ; SĂ©rafine, plus vaniteuse que spirituelle, s’en dĂ©lectait ; Isabelle ne les Ă©coutait point et sous les yeux de tous ces hommes s’arrangeait avec modestie, refusant d’un ton poli mais froid les offres de service de ces messieurs. Vallombreuse, suivi de son ami Vidalinc, n’avait eu garde de manquer cette occasion de voir Isabelle. Il la trouva plus jolie encore de prĂšs que de loin, et sa passion s’en accrut d’autant. Ce jeune duc s’était adonisĂ© pour la circonstance, et de fait il Ă©tait admirablement beau. Il portait un magnifique costume de satin blanc, bouillonnĂ© et relevĂ© d’agrĂ©ments et de nƓuds cerise attachĂ©s par des ferrets de diamants. Des flots de linge fin et de dentelles dĂ©bordaient des manches du pourpoint ; une riche Ă©charpe en toile d’argent soutenait l’épĂ©e ; un feutre blanc Ă  plume incarnadine se balançait Ă  la main emprisonnĂ©e dans un gant Ă  la frangipane. Ses cheveux noirs et longs, frisĂ©s en minces boucles, se contournaient le long de ses joues d’un ovale parfait et en faisaient valoir la chaude pĂąleur. Sous sa fine moustache ses lĂšvres brillaient rouges comme des grenades et ses yeux Ă©tincelaient entre deux Ă©paisses franges de cils. Son col blanc et rond comme une colonne de marbre supportait fiĂšrement sa tĂȘte et sortait dĂ©gagĂ© d’un rabat en point de Venise du plus grand prix. Cependant il y avait quelque chose de dĂ©plaisant dans toute cette perfection. Ces traits si fins, si purs, si nobles, Ă©taient dĂ©parĂ©s par une expression anti-humaine, si l’on peut employer ce terme. Évidemment les douleurs et les plaisirs des hommes ne touchaient que fort peu le porteur de ce visage impitoyablement beau. Il devait se croire et se croyait en effet d’une espĂšce particuliĂšre. Vallombreuse s’était placĂ© silencieusement prĂšs de la toilette d’Isabelle, son bras appuyĂ© sur le cadre du miroir de maniĂšre Ă  ce que les yeux de la comĂ©dienne, obligĂ©e de consulter la glace Ă  chaque minute, dussent souvent le rencontrer. C’était une manƓuvre savante et de bonne tactique amoureuse qui eĂ»t rĂ©ussi, sans doute, avec toute autre que notre ingĂ©nue. Il voulait, avant de parler, frapper un coup par sa beautĂ©, sa mine altiĂšre et sa magnificence. Isabelle, qui avait reconnu le jeune audacieux de la ruelle et que ce regard d’une ardeur impĂ©rieuse gĂȘnait, gardait la plus extrĂȘme rĂ©serve et ne dĂ©tournait pas sa vue du miroir. Elle ne semblait pas s’ĂȘtre aperçue qu’il y avait devant elle plantĂ© un des plus beaux seigneurs de la France, mais c’était une singuliĂšre fille qu’Isabelle. EnnuyĂ© de cette pose, Vallombreuse prit son parti brusquement et dit Ă  la comĂ©dienne N’est-ce pas vous, mademoiselle, qui jouez Sylvie dans la piĂšce de Lygdamon et Lydias de M. de ScudĂ©ry ? — Oui, monsieur, rĂ©pondit Isabelle qui ne pouvait se soustraire Ă  cette question habilement banale. — Jamais rĂŽle n’aura Ă©tĂ© mieux rempli, continua Vallombreuse. S’il est mauvais, vous le rendrez bon ; s’il est bon, vous le ferez excellent. Heureux les poĂ«tes qui confient leurs vers Ă  ces belles lĂšvres ! » Ces vagues compliments ne sortaient pas des galanteries que les gens qui ont de la politesse adressent d’habitude aux comĂ©diennes, et Isabelle dut les accepter, en remerciant le duc d’une faible inclination de tĂȘte. Sigognac ayant, avec l’aide de Blazius, achevĂ© de s’habiller en la logette du jeu de paume rĂ©servĂ©e aux comĂ©diens, rentra dans la chambre des actrices pour attendre que la rĂ©pĂ©tition commençùt. Il Ă©tait masquĂ© et avait dĂ©jĂ  bouclĂ© le ceinturon de la grande rapiĂšre Ă  lourde coquille, terminĂ©e par une toile d’araignĂ©e, hĂ©ritage du pauvre Matamore. Sa cape Ă©carlate dĂ©chiquetĂ©e en barbe d’écrevisse flottait bizarrement sur ses Ă©paules et le bout de l’épĂ©e en relevait le bord. Pour se conformer Ă  l’esprit de son rĂŽle, il marchait la hanche en avant et fendu comme un compas, d’un air outrageux et provocant comme il sied Ă  un capitaine Fracasse. Vous ĂȘtes vraiment trĂšs-bien, lui dit Isabelle qu’il vint saluer, et jamais capitan espagnol n’eut mine plus superbement arrogante. » Le duc de Vallombreuse toisa avec la plus dĂ©daigneuse hauteur ce nouveau venu Ă  qui la jeune comĂ©dienne parlait d’un ton si doux VoilĂ  apparemment le faquin dont on la prĂ©tend amoureuse, se dit-il Ă  lui-mĂȘme, tout enfiellĂ© de dĂ©pit, car il ne concevait point qu’une femme pĂ»t hĂ©siter un instant entre le jeune et splendide duc de Vallombreuse et ce ridicule histrion. Au reste, il fit semblant de ne pas s’apercevoir que Sigognac fĂ»t lĂ . Il ne comptait pas plus sa prĂ©sence que celle d’un meuble. Pour lui ce n’était pas un homme, mais une chose, et il agissait devant le Baron avec la mĂȘme libertĂ© que s’il eĂ»t Ă©tĂ© seul, couvant Isabelle de ses regards enflammĂ©s qui s’arrĂȘtaient sur une naissance de gorge laissĂ©e Ă  dĂ©couvert par l’échancrure de la chemisette. Isabelle, confuse, se sentait rougir, malgrĂ© elle, sous ce regard insolemment fixe, chaud comme un jet de plomb fondu, et elle se hĂątait de terminer sa toilette pour s’y dĂ©rober, d’autant plus qu’elle voyait la main de Sigognac, furieux, se crisper convulsivement sur le pommeau de sa rapiĂšre. Elle se posa une mouche au coin de la lĂšvre et fit mine de se lever pour passer sur le théùtre, car le Tyran, avec sa voix de taureau, avait dĂ©jĂ  criĂ© plusieurs Mesdemoiselles, ĂȘtes-vous prĂȘtes ? Permettez, mademoiselle, dit le duc ; vous oubliez de mettre une assassine. » Et Vallombreuse, plongeant un doigt dans la boĂźte Ă  mouches posĂ©e sur la toilette, en retira une petite Ă©toile de taffetas noir. Souffrez, continua-t-il, que je vous la pose ; ici, tout prĂšs du sein ; elle en relĂšvera la blancheur et paraĂźtra comme un grain de beautĂ© naturel. » L’action accompagna le discours si vite, qu’Isabelle, effarouchĂ©e de cette outrecuidance, eut Ă  peine le temps de se renverser le dos sur sa chaise pour Ă©viter l’insolent contact ; mais le duc n’était pas de ceux qui s’intimidaient aisĂ©ment, et son doigt mouchetĂ© allait effleurer la gorge de la jeune comĂ©dienne lorsqu’une main de fer s’abattit sur son bras et le maintint comme dans un Ă©tau. Le duc de Vallombreuse, transportĂ© de rage, retourna la tĂȘte et vit le capitaine Fracasse campĂ© dans une pose qui ne sentait point son poltron de comĂ©die. Monsieur le duc, dit Fracasse en tenant toujours le poignet de Vallombreuse, mademoiselle pose ses mouches elle-mĂȘme. Elle n’a besoin des services de personne. » Cela dit, il lĂącha le bras du jeune seigneur, dont le premier mouvement fut de chercher la garde de son Ă©pĂ©e. En ce moment Vallombreuse, malgrĂ© sa beautĂ©, avait une tĂȘte plus horrible et formidable que celle de MĂ©duse. Une pĂąleur affreuse couvrait son visage, ses noirs sourcils s’abaissaient sur ses yeux injectĂ©s de sang. La pourpre de ses lĂšvres prenait une couleur violette et blanchissait d’écume ; ses narines palpitaient comme aspirant le carnage. Il s’élança vers Sigognac, qui ne rompit pas d’une semelle, attendant l’assaut ; mais, tout Ă  coup, il s’arrĂȘta. Une rĂ©flexion soudaine Ă©teignit, comme une douche d’eau glacĂ©e, sa bouillante frĂ©nĂ©sie. Ses traits se remirent en place ; les couleurs naturelles lui revinrent, il avait complĂštement repris possession de lui-mĂȘme, et son visage exprimait le dĂ©dain le plus glacial, le mĂ©pris le plus suprĂȘme qu’une crĂ©ature humaine puisse tĂ©moigner Ă  une autre. Il venait de penser que son adversaire n’était pas nĂ© et qu’il avait failli se commettre avec un histrion. Tout son orgueil nobiliaire se rĂ©voltait Ă  cette idĂ©e. L’insulte partie de si bas ne pouvait l’atteindre ; se bat-on avec la boue qui vous Ă©clabousse ? Cependant il n’était pas dans sa nature de laisser une offense impunie d’oĂč qu’elle vĂźnt, et, se rapprochant de Sigognac, il lui dit DrĂŽle, je te ferai rompre les os par mes laquais ! — Prenez garde, monseigneur, rĂ©pondit Sigognac du ton le plus tranquille et de l’air le plus dĂ©tachĂ© du monde, prenez garde, j’ai les os durs et les bĂątons s’y briseront comme verre. Je ne reçois de volĂ©e que dans les comĂ©dies. — Quelque insolent que tu sois, maraud, je ne te ferai pas l’honneur de te battre moi-mĂȘme. C’est une ambition qui passe tes mĂ©rites, dit Vallombreuse. — C’est ce que nous verrons, monsieur le duc, rĂ©pliqua Sigognac. Peut-ĂȘtre bien, ayant moins de fiertĂ©, vous battrai-je de mes propres mains. — Je ne rĂ©ponds pas Ă  un masque, fit le duc en prenant le bras de Vidalinc qui s’était rapprochĂ©. — Je vous montrerai mon visage, duc, en lieu et en temps opportun, reprit Sigognac, et je crois qu’il vous sera plus dĂ©sagrĂ©able encore que mon faux nez. Mais brisons lĂ . Aussi bien j’entends la sonnette qui tinte, et je courrais risque en tardant davantage de manquer mon entrĂ©e. » Les comĂ©diens admiraient son courage, mais, connaissant la qualitĂ© du Baron, ne s’en Ă©tonnaient pas comme les autres spectateurs de cette scĂšne, interdits d’une telle audace. L’émotion d’Isabelle avait Ă©tĂ© si vive que le fard lui en Ă©tait tombĂ©, et que Zerbine, voyant la pĂąleur mortelle qui les couvrait, avait Ă©tĂ© obligĂ©e de lui mettre un pied de rouge sur les joues. À peine pouvait-elle se tenir sur ses jambes, et si la Soubrette ne lui eĂ»t soutenu le coude, elle aurait piquĂ© du nez sur les planches en entrant en scĂšne. Être l’occasion d’une querelle Ă©tait profondĂ©ment dĂ©sagrĂ©able Ă  la douce, bonne et modeste Isabelle, qui ne redoutait rien tant que le bruit et l’éclat qui se font autour d’une femme, la rĂ©putation y perdant toujours ; d’ailleurs, quoique rĂ©solue Ă  ne lui point cĂ©der, elle aimait tendrement Sigognac, et la pensĂ©e d’un guet-apens, ou tout au moins d’un duel, Ă  quoi il Ă©tait exposĂ©, la troublait plus qu’on ne saurait dire. MalgrĂ© cet incident, la rĂ©pĂ©tition marcha son train, les Ă©motions rĂ©elles de la vie ne pouvant distraire les comĂ©diens de leurs passions fictives. Isabelle mĂȘme joua trĂšs-bien, quoiqu’elle eĂ»t le cƓur plein de souci. Quant Ă  Fracasse, excitĂ© par la querelle, il se montra Ă©tincelant de verve. Zerbine se surpassa. Chacun de ses mots soulevait des rires et des battements de mains prolongĂ©s. Du coin de l’orchestre partait avant tous les autres un applaudissement qui ne cessait que le dernier et dont la persistance enthousiaste finit par attirer l’attention de Zerbine. La Soubrette feignant un jeu de scĂšne s’avança prĂšs des chandelles, allongea le col avec un mouvement d’oiseau curieux qui passe sa tĂȘte entre deux feuilles, plongea le regard dans la salle et dĂ©couvrit le marquis de BruyĂšres tout rouge de satisfaction et dont les yeux pĂ©tillants de dĂ©sir flambaient comme des escarboucles. Il avait retrouvĂ© la Lisette, la Marton, la SmĂ©raldine de son rĂȘve ! Il Ă©tait aux anges. Monsieur le marquis est arrivĂ©, dit tout bas Zerbine Ă  Blazius, qui jouait Pandolfe, dans l’intervalle d’une demande Ă  une rĂ©plique avec cette voix Ă  bouche close que les acteurs savent prendre lorsqu’ils causent entre eux sur le théùtre et ne veulent point ĂȘtre entendus par le public ; vois comme il jubile, comme il rayonne, comme il est passionnĂ© ! Il ne se tient pas d’aise, et n’était la vergogne, il sauterait par-dessus la rampe pour me venir embrasser devant tout le monde ! Ah ! monsieur de BruyĂšres, les soubrettes vous plaisent. Eh bien ! l’on vous en fricassera avec sel, piment et muscade. » À partir de cet endroit de la piĂšce, Zerbine fit feu des quatre pieds et joua avec une verve enragĂ©e. Elle semblait lumineuse Ă  force de gaietĂ©, d’esprit et d’ardeur. Le marquis comprit qu’il ne pourrait plus se passer dĂ©sormais de cette Ăącre sensation. Toutes les autres femmes dont il avait eu les bonnes grĂąces, et qu’il opposait en souvenir Ă  Zerbine, lui parurent ternes, ennuyeuses et fades. La piĂšce de M. de ScudĂ©ry qu’on rĂ©pĂ©ta ensuite fit plaisir quoique moins amusante, et LĂ©andre, chargĂ© du rĂŽle de Lygdamon, y fut charmant ; mais puisque nous sommes fixĂ©s sur le talent de nos comĂ©diens, laissons-les Ă  leurs affaires et suivons le duc de Vallombreuse et son ami Vidalinc. OutrĂ© de fureur aprĂšs cette scĂšne oĂč il n’avait pas eu l’avantage, le jeune duc Ă©tait rentrĂ© Ă  l’hĂŽtel Vallombreuse avec son confident, mĂ©ditant mille projets de vengeance ; les plus doux ne tendaient Ă  rien moins qu’à faire bĂątonner l’insolent capitaine jusques Ă  le laisser pour mort sur la place. Vidalinc cherchait en vain Ă  le calmer ; le duc se tordait les mains de rage et courait par la chambre comme un forcenĂ©, donnant des coups de poing aux fauteuils qui tombaient comiquement les quatre fers en l’air, renversant les tables et faisant, pour passer sa fureur, toutes sortes de dĂ©gĂąts ; puis il saisit un vase du Japon et le lança contre le parquet, oĂč il se brisa en mille morceaux. Oh ! s’écriait-il, je voudrais pouvoir casser ce drĂŽle comme ce vase, et le piĂ©tiner, et en balayer les restes aux ordures ! Un misĂ©rable qui ose s’interposer entre moi et l’objet de mon dĂ©sir ! S’il Ă©tait seulement gentilhomme, je le combattrais Ă  l’épĂ©e, Ă  la dague, au pistolet, Ă  pied, Ă  cheval, jusqu’à ce que j’aie posĂ© le pied sur sa poitrine et crachĂ© Ă  la face de son cadavre ! — Peut-ĂȘtre l’est-il, fit Vidalinc, je le croirais assez Ă  son assurance ; maĂźtre Bilot a parlĂ© d’un comĂ©dien qui s’était engagĂ© par amour et qu’Isabelle regardait d’un Ɠil favorable. Ce doit ĂȘtre celui-lĂ , si j’en juge Ă  sa jalousie et au trouble de l’infante. — Y penses-tu, reprit Vallombreuse, une personne de condition se mĂȘler Ă  ces baladins, monter sur les trĂ©teaux, se barbouiller de rouge, recevoir des nazardes et des coups de pied au derriĂšre ! Non, cela est par trop impossible. — Jupiter s’est bien muĂ© en bĂȘte et mĂȘme en mari pour jouir de mortelles, rĂ©pondit Vidalinc, dĂ©rogation plus forte Ă  la majestĂ© d’un dieu olympien que jouer la comĂ©die Ă  la dignitĂ© d’un noble. — N’importe, dit le duc en appuyant le pouce sur un timbre, je vais d’abord punir l’histrion, sauf Ă  chĂątier plus tard l’homme, s’il y en a un derriĂšre ce masque ridicule. — S’il y en a un ! n’en doutez pas, reprit l’ami de Vallombreuse ; ses yeux brillaient comme des lampes, sous le crin de ses sourcils postiches, et malgrĂ© son nez de carton barbouillĂ© de cinabre, il avait l’air majestueux et terrible, chose difficile en cet accoutrement. — Tant mieux, dit Vallombreuse, ma vengeance ainsi ne donnera pas de coups d’épĂ©e dans l’eau et rencontrera une poitrine devant ses coups. » Un domestique entra, s’inclina profondĂ©ment, et dans une immobilitĂ© parfaite attendit les ordres du maĂźtre. Fais lever, s’ils sont couchĂ©s, Basque, Azolan, MĂ©rindol et Labriche, dis-leur de s’armer de bons gourdins et d’aller attendre Ă  la sortie du jeu de paume, oĂč sont les comĂ©diens d’HĂ©rode, un certain capitaine Fracasse. Qu’ils l’assaillent, le gourment et le laissent sur le carreau, sans le tuer pourtant ; on pourrait croire que j’en ai peur ! Je me charge des suites. En le bĂątonnant qu’on lui crie De la part du duc de Vallombreuse ; afin qu’il n’en ignore. » Cette commission, d’une nature assez farouche et truculente, ne parut pas surprendre beaucoup le laquais, qui se retira en assurant Ă  monsieur le duc que ses ordres allaient ĂȘtre exĂ©cutĂ©s sur l’heure. Cela me contrarie, dit Vidalinc, lorsque le valet se fut retirĂ©, que vous fassiez traiter de la sorte ce baladin, qui, aprĂšs tout, a montrĂ© un cƓur au-dessus de son Ă©tat. Voulez-vous que sous un prĂ©texte ou l’autre j’aille lui chercher querelle et que je le tue ? Tous les sangs sont rouges quand on les verse, quoiqu’on dise que celui des nobles soit bleu. Je suis de bonne et ancienne souche, mais non d’un rang si grand que le vĂŽtre, et ma dĂ©licatesse ne craint pas de se commettre. Dites un mot et j’y vais. Ce capitaine me semble plus digne de l’épĂ©e que du bĂąton. — Je te remercie, rĂ©pondit le duc, de cette offre qui me prouve la fidĂ©litĂ© parfaite avec laquelle tu entres dans mes intĂ©rĂȘts, mais je ne saurais pourtant l’accepter. Ce faquin a osĂ© me toucher. Il convient qu’il expie ignominieusement ce crime. S’il est gentilhomme, il trouvera Ă  qui parler. Je rĂ©ponds toujours quand on m’interroge avec une Ă©pĂ©e. — Comme il vous plaira, monsieur le duc, dit Vidalinc en allongeant ses pieds sur un tabouret, comme un homme qui n’a plus qu’à laisser aller les choses. À propos, savez-vous que cette SĂ©rafine est charmante ! Je lui ai dit quelques douceurs, et j’en ai dĂ©jĂ  obtenu un rendez-vous. MaĂźtre Bilot avait raison. » Le duc et son ami, retombant dans le silence, attendirent le retour des estafiers. IXCOUPS D’ÉPÉE, COUPS DE BÂTONET AUTRES rĂ©pĂ©tition Ă©tait finie. RetirĂ©s dans leurs loges, les comĂ©diens se dĂ©shabillaient et prenaient leurs habits de ville. Sigognac en fit autant, mais il garda, s’attendant Ă  quelque assaut, son Ă©pĂ©e de Matamore. C’était une bonne vieille lame espagnole, longue comme un jour sans pain, avec une coquille de fer ouvragĂ© qui enveloppait bien le poignet, et qui, maniĂ©e par un homme de cƓur, pouvait parer des coups et en porter de solides, sinon de mortels, car elle Ă©tait Ă©pointĂ©e et mousse selon l’usage des gens de théùtre, mais cela suffisait bien pour la valetaille que le duc avait chargĂ©e de sa vengeance. HĂ©rode, robuste compagnon aux larges Ă©paules, avait emportĂ© le bĂąton qui lui servait Ă  frapper les levers de rideau, et avec cette espĂšce de massue, qu’il manƓuvrait comme si c’eĂ»t Ă©tĂ© un fĂ©tu de paille, il se promettait de faire rage contre les marauds qui attaqueraient Sigognac, cela n’étant pas dans son caractĂšre de laisser ses amis en pĂ©ril. Capitaine, dit-il au Baron, lorsqu’ils se trouvĂšrent dans la rue, laissons filer les femelles, dont les piaillements nous assourdiraient, sous la conduite de LĂ©andre et de Blazius l’un n’est qu’un fat, poltron comme la lune ; l’autre est par trop vieil, et la force trahirait son courage ; Scapin restera avec nous, il passe le croc-en-jambe mieux que pas un, et en moins d’une minute il vous aura Ă©tendu sur le dos, plats comme porcs, un ou deux de ces maroufles, si tant est qu’ils nous assaillent ; en tout cas, mon bĂąton est au service de votre rapiĂšre. — Merci, brave HĂ©rode, rĂ©pondit Sigognac, l’offre n’est pas de refus ; mais prenons bien nos dispositions, de peur d’ĂȘtre attaquĂ©s Ă  l’improviste. Marchons les uns derriĂšre les autres Ă  un certain intervalle, juste au milieu de la rue ; il faudra que ces coquins apostĂ©s, qui s’appliquent Ă  la muraille dans l’ombre, s’en dĂ©tachent pour arriver jusqu’à nous, et nous aurons le temps de les voir venir. Çà, dĂ©gainons l’épĂ©e ; vous, brandissez votre massue, et que Scapin fasse un pliĂ© de jarret pour se rendre la jambe souple. » Sigognac prit la tĂȘte de la petite colonne, et s’avança prudemment dans la ruelle qui menait du jeu de paume Ă  l’auberge des Armes de France. Elle Ă©tait noire, tortueuse, inĂ©gale en pavĂ©s, merveilleusement propre aux embuscades. Des auvents s’y projetaient redoublant l’épaisseur de l’ombre, et prĂȘtant leur abri aux guets-apens. Aucune lumiĂšre ne filtrait des maisons endormies, et il n’y avait pas de lune cette nuit-lĂ . Basque, Azolan, Labriche et MĂ©rindol, les estafiers du jeune duc, attendaient dĂ©jĂ  depuis plus d’une demi-heure le passage du capitaine Fracasse, qui ne pouvait rentrer Ă  son auberge par un autre chemin. Azolan et Basque s’étaient tapis dans l’embrasure d’une porte, d’un cĂŽtĂ© de la rue ; MĂ©rindol et Labriche, effacĂ©s contre la muraille, avaient pris position juste en face, de maniĂšre Ă  faire converger leurs bĂątons sur Sigognac, comme les marteaux des cyclopes sur l’enclume. Le groupe des femmes conduit par Blazius et LĂ©andre les avait avertis que Fracasse ne pouvait tarder, et ils se tenaient piĂ©tĂ©s, les doigts repliĂ©s sur le gourdin, prĂȘts Ă  s’acquitter de leur besogne, sans se douter qu’ils allaient avoir affaire Ă  forte partie, car d’habitude les poĂ«tes, histrions et bourgeois que les grands daignent faire bĂątonner, prennent la chose en douceur et se contentent de courber le dos. Sigognac, dont la vue Ă©tait perçante, bien que la nuit fĂ»t fort noire, avait depuis quelques instants dĂ©jĂ  dĂ©couvert les quatre escogriffes Ă  l’affĂ»t. Il s’arrĂȘta, et fit mine de vouloir rebrousser chemin. Cette feinte dĂ©termina les coupe-jarrets, qui voyaient leur proie s’échapper, Ă  quitter leur embuscade pour courir sus au capitaine. Azolan s’élança le premier, et tous criĂšrent Tue ! tue ! Au capitaine Fracasse de la part de monseigneur le duc ! » Sigognac avait enveloppĂ© Ă  plusieurs tours son bras gauche de son manteau, qui formait, ainsi roulĂ©, une sorte de manchon impĂ©nĂ©trable ; de ce manchon, il para le coup de gourdin que lui assenait Azolan, et lui porta de sa rapiĂšre une botte si violente en pleine poitrine, que le misĂ©rable tomba au beau milieu du ruisseau le brĂ©chet effondrĂ©, les semelles en l’air et le chapeau dans la boue. Si la pointe n’eĂ»t Ă©tĂ© mornĂ©e, le fer lui eĂ»t traversĂ© le corps et fĂ»t sorti entre les deux Ă©paules. Basque, malgrĂ© le mauvais succĂšs de son compagnon, s’avança bravement, mais un furieux coup de plat d’épĂ©e sur la tĂȘte lui fracassa le moule du bonnet, et lui montra trente-six chandelles en cette nuit plus opaque que poix. La massue d’HĂ©rode fit voler en Ă©clats le bĂąton de MĂ©rindol, qui, se voyant dĂ©sarmĂ©, prit la fuite, non sans avoir le dos froissĂ© et meurtri par le formidable bois, si prompt qu’il fĂ»t Ă  tirer ses guĂȘtres. L’exploit de Scapin fut tel il saisit Labriche Ă  bras-le-corps d’un mouvement si prompt et si vif, que celui-ci, Ă  demi Ă©touffĂ©, ne put faire aucun usage de son gourdin, puis, l’appuyant sur son bras gauche et le poussant de son bras droit de maniĂšre Ă  lui faire craquer les vertĂšbres, il l’enleva de terre par un croc-en-jambe sec, nerveux, irrĂ©sistible comme la dĂ©tente d’un ressort d’arbalĂšte, et l’envoya rouler sur le pavĂ© dix pas plus loin. La nuque de Labriche porta contre une pierre, et le choc fut si rude, que l’exĂ©cuteur des vengeances de Vallombreuse resta Ă©vanoui sur le champ de bataille, avec toutes les apparences d’un cadavre. DĂ©sormais la rue Ă©tait libre, et la victoire demeurait aux comĂ©diens. Azolan et Basque, rampant sur leurs poignets, tĂąchaient de gagner quelque auvent pour reprendre leurs esprits. Labriche gisait comme un ivrogne en travers du ruisseau. MĂ©rindol, moins griĂšvement navrĂ©, avait pris la poudre d’escampette sans doute pour que quelqu’un survĂ©cĂ»t au dĂ©sastre, et le pĂ»t raconter. Cependant, en approchant de l’hĂŽtel Vallombreuse il ralentit le pas, car il allait se trouver en face de la colĂšre du jeune duc, non moins redoutable que le gourdin d’HĂ©rode. À cette idĂ©e la sueur lui coulait du front, et il ne sentait plus la douleur de son Ă©paule luxĂ©e, aprĂšs laquelle pendait un bras inerte et flasque comme une manche vide. À peine Ă©tait-il rentrĂ© Ă  l’hĂŽtel que le duc, impatient de savoir le succĂšs de l’algarade, le fit appeler. MĂ©rindol parut avec une contenance embarrassĂ© et gauche, car il souffrait beaucoup de son bras. Sous le hĂąle de son teint se glissaient des pĂąleurs verdĂątres, et une fine sueur lui perlait sur le front. Immobile et silencieux, il se tenait au seuil de la chambre, attendant un mot d’encouragement ou une question de la part du duc qui se taisait. Eh bien, dit le chevalier de Vidalinc voyant que Vallombreuse regardait MĂ©rindol d’un air farouche, quelles nouvelles apportez-vous ? Mauvaises, sans doute, car vous n’avez pas la mine fort triomphante. — Monsieur le duc, rĂ©pondit MĂ©rindol, ne peut douter de notre zĂšle Ă  exĂ©cuter ses ordres ; mais cette fois la fortune a mal servi notre valeur. — Comment cela ? fit le duc avec un mouvement de colĂšre ; Ă  vous quatre vous n’avez pas rĂ©ussi Ă  bĂątonner cet histrion ? — Cet histrion, rĂ©pondit MĂ©rindol, passe en vigueur et en courage les Hercules fabuleux. Il s’est ruĂ© si furieusement contre nous que, d’assailli devenu assaillant, il a couchĂ© en moins de rien Azolan et Basque sur le carreau. Sous ses coups ils sont tombĂ©s comme capucins de cartes, et pourtant ce sont de rudes compagnons. Labriche a Ă©tĂ© mis bas par un autre baladin au moyen d’un tour subtil de gymnastique, et sa nuque maintenant sait combien est dur le pavĂ© de Poitiers. Moi-mĂȘme j’ai eu mon bĂąton cassĂ© sous la massue du sieur HĂ©rode, et l’épaule froissĂ©e de façon Ă  ne pas me servir de mon bras d’ici Ă  quinze jours. — Vous n’ĂȘtes que des veaux, des gavaches et des ruffians sans adresse, sans dĂ©vouement et sans courage ! s’écria le duc de Vallombreuse outrĂ© de fureur. Une vieille femme vous mettrait en fuite avec sa quenouille. J’ai eu bien tort de vous sauver de la potence et des galĂšres ! autant vaudrait avoir d’honnĂȘtes gens Ă  son service ils ne seraient ni plus gauches ni plus lĂąches ! Puisque les bĂątons ne suffisaient pas, il fallait prendre les Ă©pĂ©es ! — Monseigneur, reprit MĂ©rindol, avait commandĂ© une bastonnade et non un assassinat. Nous n’aurions osĂ© prendre sur nous d’outre-passer ses ordres. — VoilĂ , dit en riant Vidalinc, un coquin formaliste, ponctuel et consciencieux. J’aime cette candeur dans le guet-apens ; qu’en dites-vous ? Cette petite aventure s’emmanche d’une façon assez romanesque et qui doit vous plaire, Vallombreuse, puisque les facilitĂ©s vous rebutent et que les obstacles vous charment. Pour une comĂ©dienne, l’Isabelle me paraĂźt de laborieuse approche ; elle habite une tour sans pont-levis et gardĂ©e, comme dans les histoires de chevalerie, par des dragons soufflant feux et flamme. Mais voici notre armĂ©e en dĂ©route qui revient. » En effet, Azolan, Basque et Labriche, remis de son Ă©vanouissement, se montrĂšrent Ă  la porte du salon tendant vers le duc des mains suppliantes. Ils Ă©taient livides, hagards, souillĂ©s de boue et de sang, bien qu’ils n’eussent d’autres blessures que des contusions, mais la violence des coups avait dĂ©terminĂ© des hĂ©morrhagies nasales, et des plaques rougeĂątres tigraient hideusement le cuir jaune de leurs buffles. Rentrez dans vos chenils, canailles ! s’écria le duc qui n’était pas tendre, Ă  la vue de cette troupe Ă©cloppĂ©e. Je ne sais Ă  quoi tient que je ne vous fasse donner les Ă©triviĂšres pour votre imbĂ©cillitĂ© et couardise ; mon chirurgien va vous visiter, et me dira si les horions dont vous vous prĂ©tendez navrĂ©s sont de consĂ©quence, sinon je vous ferai Ă©corcher vifs comme anguilles de Melun. Allez ! » L’escouade dĂ©confite se le tint pour dit et disparut comme si elle eĂ»t Ă©tĂ© ingambe, tant le jeune duc inspirait de terreur Ă  ces spadassins, gens de sac et de corde, qui n’étaient pourtant pas fort timides de nature. Quand les pauvres diables se furent retirĂ©s, Vallombreuse se jeta sur une pile de carreaux, et garda un silence que Vidalinc respecta. Des pensĂ©es tempĂȘtueuses se succĂ©daient dans sa cervelle comme les nuages noirs poussĂ©s par un vent furieux sur un ciel d’orage. Il voulait mettre le feu Ă  l’auberge, enlever Isabelle, tuer le capitaine Fracasse, jeter Ă  l’eau toute la troupe de comĂ©diens. Pour la premiĂšre fois de sa vie il rencontrait une rĂ©sistance ! Il avait ordonnĂ© une chose qui ne s’était pas faite ! Un baladin le bravait ! Des gens Ă  lui s’étaient enfuis rossĂ©s par un capitan de théùtre ! Son orgueil se rĂ©voltait Ă  cette idĂ©e, et il en Ă©prouvait comme une sorte de stupeur. Cela Ă©tait donc possible que quelqu’un lui tĂźnt tĂȘte ? Puis il songeait que revĂȘtu d’un costume magnifique, constellĂ© de diamants, parĂ© de toutes ses grĂąces, dans tout l’éclat de son rang et de sa beautĂ©, il n’avait pu obtenir un regard favorable d’une fille de rien, d’une actrice ambulante, d’une poupĂ©e exposĂ©e chaque soir aux sifflets du premier croquant, lui que les princesses accueillaient le sourire aux lĂšvres, pour qui les duchesses se pĂąmaient d’amour, et qui n’avait jamais rencontrĂ© de cruelle. Il en grinçait des dents de rage, et sa main crispĂ©e froissait le splendide pourpoint de satin blanc qu’il n’avait pas quittĂ© encore, comme s’il eĂ»t voulu le punir de l’avoir si mal secondĂ© en ses projets de sĂ©duction. Enfin il se leva brusquement, fit un signe d’adieu Ă  son ami Vidalinc, et se retira, sans toucher au souper qu’on venait de lui servir, dans sa chambre Ă  coucher oĂč le Sommeil ne vint pas fermer les rideaux de damas de son lit. Vidalinc, Ă  qui l’idĂ©e de SĂ©rafine tenait joyeusement compagnie, ne s’aperçut pas qu’il soupait seul et mangea de fort bon appĂ©tit. BercĂ© de fantaisies voluptueuses oĂč figurait toujours la jeune comĂ©dienne, il dormit tout d’un somme jusqu’au lendemain. Quand Sigognac, HĂ©rode et Scapin rentrĂšrent Ă  l’auberge, ils trouvĂšrent les autres comĂ©diens fort alarmĂ©s. Les cris Tue ! tue ! et le bruit de la rixe Ă©taient parvenus, Ă  travers le silence de la nuit, aux oreilles d’Isabelle et de ses camarades. La jeune fille avait manquĂ© dĂ©faillir, et sans Blazius qui lui soutenait le coude, elle se fĂ»t affaissĂ©e sur les genoux. PĂąle comme une cire et toute tremblante, elle attendait sur le seuil de sa porte pour savoir des nouvelles. À la vue de Sigognac sans blessure, elle poussa un faible cri, leva les bras au ciel et les laissa retomber autour du col du jeune homme, se cachant la figure contre son Ă©paule avec un adorable mouvement de pudeur ; mais, dominant promptement son Ă©motion, elle se dĂ©gagea bientĂŽt de cette Ă©treinte, recula de quelques pas et reprit sa rĂ©serve habituelle. Vous n’ĂȘtes pas blessĂ©, au moins ? dit-elle avec sa voix la plus douce. Que de chagrin j’aurais, si, Ă  cause de moi, il vous Ă©tait arrivĂ© le moindre mal ! Aussi, quelle imprudence ! aller braver ce duc si beau et si mĂ©chant, qui a le regard et l’orgueil de Lucifer, pour une pauvre fille comme moi ! Vous n’ĂȘtes pas raisonnable, Sigognac ; puisque vous ĂȘtes maintenant comĂ©dien comme nous, il faut savoir souffrir certaines insolences. — Je ne laisserai jamais, rĂ©pondit Sigognac, personne insulter en ma prĂ©sence Ă  l’adorable Isabelle, encore que j’aie sur la figure le masque d’un capitan. — Bien parlĂ©, capitaine, dit HĂ©rode, bien parlĂ© et mieux agi ! Tudieu ! quelles rudes estocades ! Bien en a pris Ă  ces drĂŽles que l’épĂ©e de dĂ©funt Matamore n’eĂ»t pas le fil, car vous les eussiez fendus du crĂąne au talon, comme les chevaliers errants faisaient des Sarrasins et des enchanteurs. — Votre bĂąton travaillait aussi bien que ma rapiĂšre, rĂ©pliqua Sigognac, rendant Ă  HĂ©rode la monnaie de son compliment, et votre conscience doit ĂȘtre tranquille, car ce n’étaient point des innocents que vous massacriez cette fois. — Oh ! non, rĂ©pondit le Tyran riant d’un pied en carrĂ© dans sa large barbe noire, la fine fleur des bagnes, de vrais gibiers de potence ! — Ces besognes, il faut en convenir, ne peuvent ĂȘtre faites par les plus gens de bien, dit Sigognac ; mais n’oublions pas de cĂ©lĂ©brer comme il convient la vaillance hĂ©roĂŻque du glorieux Scapin, lequel a combattu et vaincu sans armes autres que celles suppĂ©ditĂ©es par la nature. » Scapin, qui Ă©tait bouffon, fit le gros dos, comme gonflĂ© de la louange, mit la main sur son cƓur, baissa les yeux, et exĂ©cuta une rĂ©vĂ©rence comique confite en modestie. Je vous aurais bien accompagnĂ©, fit Blazius ; mais le chef me branle pour mon vieil Ăąge, et je ne suis plus bon que le verre au poing, en des conflits de bouteilles et batailles de pots. » Ces propos achevĂ©s, les comĂ©diens, comme il se faisait tard, se retirĂšrent chacun en sa chacuniĂšre, Ă  l’exception de Sigognac qui fit encore quelques tours en la galerie, comme mĂ©ditant un projet le comĂ©dien Ă©tait vengĂ©, mais le gentilhomme ne l’était pas. Allait-il jeter le masque qui assurait son incognito, dire son vrai nom, faire un Ă©clat, attirer peut-ĂȘtre sur ses camarades la colĂšre du jeune duc ? La prudence vulgaire disait non, mais l’honneur disait oui. Le Baron ne pouvait rĂ©sister Ă  cette voix impĂ©rieuse, et il se dirigea vers la chambre de Zerbine. Il gratta doucement Ă  la porte, qui s’entre-bĂąilla et s’ouvrit toute grande lorsqu’il eut dit son nom. Une vive lumiĂšre brillait dans la chambre ; de riches flambeaux chargĂ©s de bougies roses Ă©taient placĂ©s sur une table recouverte d’une nappe damassĂ©e Ă  plis symĂ©triques, oĂč fumait un dĂ©licat souper servi en vaisselle plate. Deux perdrix cuirassĂ©es d’une barde de lard dorĂ© se prĂ©lassaient au milieu d’un cercle de rouelles d’oranges ; des blanc-manger et une tourte aux quenelles de poisson, chef-d’Ɠuvre de maĂźtre Bilot, les accompagnaient. Dans un flacon de cristal mouchetĂ© de fleurettes d’or Ă©tincelait un vin couleur de rubis, auquel, dans un flacon pareil, faisait pendant un vin couleur de topaze. Il y avait deux couverts, et lorsque Sigognac entra, Zerbine faisait raison d’un rouge-bord au marquis de BruyĂšres, dont le regard flambait d’une double ivresse, car jamais la maligne soubrette n’avait Ă©tĂ© plus sĂ©duisante, et d’autre part le marquis professait cette doctrine que sans CĂ©rĂšs et sans Bacchus, VĂ©nus se morfond. Zerbine fit Ă  Sigognac un gracieux signe de tĂȘte oĂč se mĂ©langeaient habilement la familiaritĂ© de l’actrice pour le camarade et le respect de la femme pour le gentilhomme. C’est bien charmant Ă  vous, fit le marquis de BruyĂšres, de venir nous surprendre dans notre nid d’amoureux. J’espĂšre que sans crainte de troubler le tĂȘte-Ă -tĂȘte, vous allez souper avec nous. Jacques, mettez un couvert pour monsieur. — J’accepte votre gracieuse invitation, dit Sigognac, non que j’aie grand’faim, mais je ne veux pas vous troubler dans votre repas, et rien n’est dĂ©sagrĂ©able pour l’appĂ©tit comme un tĂ©moin qui ne mange pas. » Le Baron prit place sur le fauteuil que lui avança Jacques en face du marquis et Ă  cĂŽtĂ© de Zerbine. M. de BruyĂšres lui dĂ©coupa une aile de perdrix et lui remplit son verre sans lui faire aucune question, en homme de qualitĂ© qu’il Ă©tait, car il se doutait bien qu’une circonstance grave amenait le Baron, d’ordinaire fort rĂ©servĂ© et sauvage. Ce vin vous plaĂźt-il ou prĂ©fĂ©rez-vous le blanc ? dit le marquis ; moi je bois des deux, pour ne pas faire de jaloux. — Je suis fort sobre de nature et d’habitude, dit Sigognac, et je tempĂšre Bacchus par les nymphes, comme disaient les anciens. Le vin rouge me suffit ; mais ce n’est pas pour banqueter que j’ai commis l’indiscrĂ©tion de pĂ©nĂ©trer dans la retraite de vos amours Ă  cette heure incongrue. Marquis, je viens vous requĂ©rir d’un service qu’un gentilhomme ne refuse point Ă  un autre. Mademoiselle Zerbine a dĂ» sans doute vous conter qu’au foyer des actrices, M. le duc de Vallombreuse avait voulu porter la main Ă  la gorge d’Isabelle, sous prĂ©texte d’y poser une mouche, action indigne, lascive et brutale, que ne justifiait aucune coquetterie ou avance de la part de cette jeune personne, aussi sage que modeste, pour qui je fais profession d’une estime parfaite. — Elle la mĂ©rite, fit Zerbine, et quoique femme et sa camarade, je ne saurais en dire du mal quand mĂȘme je le voudrais. — J’ai arrĂȘtĂ©, continua Sigognac, le bras du duc dont la colĂšre a dĂ©bordĂ© en menaces et invectives auxquelles j’ai rĂ©pondu avec un sang-froid moqueur, abritĂ© par mon masque de Matamore. Il m’a menacĂ© de me faire bĂątonner par ses laquais ; et en effet, tout Ă  l’heure, comme je rentrais Ă  l’hĂŽtel des Armes de France en suivant une ruelle obscure, quatre coquins se sont prĂ©cipitĂ©s sur moi. Avec quelques coups de plat d’épĂ©e, j’ai fait justice de deux de ces drĂŽles ; HĂ©rode et Scapin ont accommodĂ© les deux autres de la bonne façon. Bien que le duc s’imaginĂąt n’avoir affaire qu’à un pauvre comĂ©dien, comme il se trouve un gentilhomme dans la peau de ce comĂ©dien, un tel outrage ne saurait demeurer impuni. Vous me connaissez, marquis ; quoique jusqu’à prĂ©sent vous ayez respectĂ© mon incognito, vous savez quels furent mes ancĂȘtres, et vous pouvez certifier que le sang des Sigognac est noble depuis mille ans, pur de toute mĂ©salliance, et que tous ceux qui ont portĂ© ce nom n’ont jamais souffert une tache Ă  leurs armoiries. — Baron de Sigognac, dit le marquis de BruyĂšres en donnant pour la premiĂšre fois Ă  son hĂŽte son vĂ©ritable nom, j’attesterai sur mon honneur devant qui vous le souhaiterez l’antiquitĂ© et la noblesse de votre race. PalamĂšde de Sigognac fit merveille Ă  la premiĂšre croisade, oĂč il menait cent lances sur un dromon Ă©quipĂ© Ă  ses frais. C’était Ă  une Ă©poque oĂč bien des nobles qui font aujourd’hui les superbes n’étaient pas mĂȘme Ă©cuyers. Il Ă©tait fort ami de Hugues de BruyĂšres, mon aĂŻeul, et tous deux couchaient sous la mĂȘme tente comme frĂšres d’armes. » À ces glorieux souvenirs, Sigognac relevait la tĂȘte ; il sentait palpiter en lui l’ñme des aĂŻeux, et Zerbine, qui le contemplait, fut surprise de la beautĂ© singuliĂšre, et pour ainsi dire intĂ©rieure, qui illuminait comme une flamme la physionomie habituellement triste du Baron. Ces nobles, se dit la Soubrette, ont l’air d’ĂȘtre sortis de la propre cuisse de Jupiter ; au moindre mot, leur orgueil se dresse sur les ergots, et ils ne peuvent, comme les vilains, digĂ©rer l’insulte. C’est Ă©gal, si le Baron me regardait avec ces yeux-lĂ , je ferais bien, en sa faveur, une infidĂ©litĂ© au marquis. Ce petit Sigognac flambe d’hĂ©roĂŻsme ! » Donc, puisque telle est votre opinion sur ma famille, dit le Baron au marquis, vous dĂ©fierez en mon nom M. le duc de Vallombreuse et lui porterez le cartel ? — Je le ferai, rĂ©pondit le marquis d’un ton grave et mesurĂ© qui contrastait avec son enjouement ordinaire, et de plus je mets comme second mon Ă©pĂ©e Ă  votre service. Demain je me prĂ©senterai Ă  l’hĂŽtel Vallombreuse. Le jeune duc, s’il a le dĂ©faut d’ĂȘtre insolent, n’a pas celui d’ĂȘtre lĂąche, et il ne se retranchera pas derriĂšre sa dignitĂ© dĂšs qu’il saura votre vĂ©ritable condition. Mais en voilĂ  assez sur ce sujet. N’ennuyons pas plus longtemps Zerbine de nos querelles d’homme. Je vois ses lĂšvres purpurines se contracter malgrĂ© la politesse, et il faut que ce soit le rire et non le bĂąillement qui nous montre les perles dont sa bouche est l’écrin. Allons, Zerbine, reprenez votre gaietĂ© et versez Ă  boire au baron. » La Soubrette obĂ©it avec autant de grĂące que de dextĂ©ritĂ©. HĂ©bĂ© versant le nectar ne s’y fĂ»t pas mieux prise. Elle faisait bien tout ce qu’elle faisait. Il ne fut plus question de rien pendant le reste du souper. La conversion roula sur le jeu de Zerbine, que le marquis accablait de compliments auxquels Sigognac pouvait joindre les siens sans nulle complaisance ou galanterie, car la Soubrette avait montrĂ© un esprit, une verve et un talent incomparables. On parla aussi des vers de M. de ScudĂ©ry, un des plus beaux esprits du temps, que le marquis trouvait parfaits, mais lĂ©gĂšrement soporifiques, prĂ©fĂ©rant Ă  Lygdamon et Lydias les Rodomontades du capitaine Fracasse. C’était un homme de goĂ»t que ce marquis ! DĂšs qu’il put le faire, Sigognac prit congĂ© et se retira en sa chambre dont il poussa le verrou. Puis il sortit d’un Ă©tui de serge qui l’entourait de peur de la rouille, une Ă©pĂ©e ancienne, celle de son pĂšre, qu’il avait emportĂ©e avec lui comme une amie fidĂšle. Il la tira lentement du fourreau et en baisa respectueusement la poignĂ©e. C’était une belle arme, riche sans ornementation superflue, une arme de combat et non de parade. Sur la lame d’acier bleuĂątre, relevĂ©e de quelques minces filets d’or, se voyait imprimĂ©e la marque d’un des plus cĂ©lĂšbres armuriers de TolĂšde. Sigognac prit un chiffon de laine et le passa Ă  plusieurs reprises sur ce fer pour lui rendre tout son brillant. Il tĂąta du doigt le fil et la pointe, et l’appuyant contre la porte, il courba la lame presque jusqu’à son poignet afin d’en Ă©prouver la souplesse. Le noble fer subit vaillamment ces essais, et fit voir qu’il ne trahirait pas son homme sur le prĂ©. AnimĂ© par l’éclat poli de l’acier, sentant la garde bien Ă  la main, Sigognac se mit Ă  tirer au mur, et vit qu’il n’avait rien oubliĂ© des leçons que Pierre, ancien prĂ©vĂŽt de salle, lui donnait pendant ses longs loisirs au chĂąteau de la MisĂšre. Ces exercices auxquels il s’était livrĂ© avec son vieux domestique, faute de pouvoir suivre les acadĂ©mies comme il eĂ»t Ă©tĂ© convenable pour un jeune gentilhomme, avaient dĂ©veloppĂ© sa force, corroborĂ© ses muscles, augmentĂ© sa souplesse naturelle. N’ayant rien autre chose Ă  faire, il s’était pris d’une sorte de passion Ă  l’endroit de l’escrime et avait profondĂ©ment Ă©tudiĂ© cette noble science ; bien qu’il ne se crĂ»t encore qu’un Ă©colier, il Ă©tait depuis longtemps passĂ© maĂźtre, et il lui arrivait souvent, dans les assauts qu’ils faisaient ensemble, de moucheter d’un point bleuĂątre le plastron de buffle dont Pierre se couvrait la poitrine. Il est vrai qu’en sa modestie il se disait que le bon Pierre faisait exprĂšs de se laisser toucher, pour ne pas le dĂ©courager toujours avec des parades invincibles. Il se trompait en cela le vieux prĂ©vĂŽt n’avait cachĂ© Ă  son Ă©lĂšve chĂ©ri aucun des secrets de son art. Pendant des annĂ©es entiĂšres il l’avait tenu aux principes, quoique Sigognac parfois tĂ©moignĂąt de l’ennui de ces exercices si longuement rĂ©pĂ©tĂ©s, en sorte que le jeune Baron possĂ©dait une soliditĂ© Ă©gale Ă  celle de son maĂźtre, mais la jeunesse lui donnait plus de souplesse et de rapiditĂ© ; sa vue aussi Ă©tait meilleure, en sorte que Pierre, quoique sachant une riposte Ă  toute botte, ne parvenait pas aussi rĂ©guliĂšrement qu’autrefois Ă  Ă©carter le fer du Baron. Ces dĂ©faites, qui eussent aigri un maĂźtre d’armes ordinaire, car ces gladiateurs de profession ne se laissent pas volontiers vaincre, mĂȘme par leurs plus chers, rĂ©jouissaient et remplissaient d’orgueil le cƓur du brave domestique, mais il cachait sa joie de peur que le Baron ne se nĂ©gligeĂąt, croyant avoir atteint le but et emportĂ© la palme. Ainsi en ce siĂšcle de raffinĂ©s, de fendeurs de naseaux, de gens campĂ©s sur la hanche, de duellistes et de bretteurs frĂ©quentant les salles des maĂźtres espagnols et napolitains pour apprendre des bottes secrĂštes et des coups de Jarnac, notre jeune Baron, qui n’était jamais sorti de sa tourelle que pour chasser, Ă  la queue de Miraut, un maigre liĂšvre sur la bruyĂšre, se trouvait ĂȘtre, sans en avoir la conscience, une des plus fines lames de l’époque, et capable de se mesurer avec les Ă©pĂ©es les plus cĂ©lĂšbres. Peut-ĂȘtre n’avait-il pas l’élĂ©gance insolente, la pose dĂ©libĂ©rĂ©e, la forfanterie provocatrice de tel ou tel gentilhomme renommĂ© pour ses prouesses sur le prĂ©, mais bien habile eĂ»t Ă©tĂ© le fer capable de pĂ©nĂ©trer dans le petit cercle oĂč sa garde l’enfermait. Content de lui et de son Ă©pĂ©e qu’il posa prĂšs de son chevet, Sigognac ne tarda pas Ă  s’endormir dans une sĂ©curitĂ© parfaite, comme s’il n’avait pas chargĂ© le marquis de BruyĂšres de provoquer le puissant duc de Vallombreuse. Isabelle ne put fermer l’Ɠil elle comprenait que Sigognac n’en resterait pas lĂ , et elle redoutait pour son ami les suites de la querelle, mais il ne lui vint pas Ă  l’idĂ©e de s’interposer entre les combattants. Les affaires d’honneur Ă©taient en ce temps choses sacrĂ©es, que les femmes ne se fussent point avisĂ©es d’interrompre ou de gĂȘner par leurs pleurnicheries. Sur les neuf heures, le marquis, dĂ©jĂ  tout habillĂ©, alla trouver Sigognac dans sa chambre, pour rĂ©gler avec lui les conditions du combat, et le Baron voulut qu’il prĂźt, en cas d’incrĂ©dulitĂ© ou de refus de la part du Duc, les vieilles chartes, les antiques parchemins auxquels pendaient de larges sceaux de cire sur queue de soie, les diplĂŽmes cassĂ©s Ă  tous les plis et paraphĂ©s de signatures royales dont l’encre avait jauni, l’arbre gĂ©nĂ©alogique aux rameaux touffus chargĂ©s de cartels, toutes les piĂšces enfin qui attestaient la noblesse des Sigognac. Ces illustres paperasses, dont l’écriture gothiquement indĂ©chiffrable eĂ»t demandĂ© des lunettes et la science d’un bĂ©nĂ©dictin, Ă©taient enveloppĂ©es pieusement d’un morceau de taffetas cramoisi dont la couleur passĂ©e avait pris une teinte pisseuse. On eĂ»t dit un morceau de la banniĂšre qui conduisait jadis les cent lances du baron PalamĂšde de Sigognac contre l’ost des Sarrasins. Je ne crois pas, dit le marquis, qu’il soit besoin, en cette occurrence, de faire vos preuves comme devant un hĂ©raut d’armes ; il suffira de ma parole, dont personne n’a jamais doutĂ©. Cependant comme il se peut que le duc de Vallombreuse, par extravagant dĂ©dain et folle outrecuidance, feigne de ne voir en vous que le capitaine Fracasse, comĂ©dien aux gages du sieur HĂ©rode, je vais toujours prendre ces piĂšces que mon valet portera au cas qu’il les faille produire. — Vous ferez ce que vous jugerez Ă  propos, rĂ©pondit Sigognac ; je m’en fie Ă  votre sagesse et je remets mon honneur entre vos mains. — Il n’y pĂ©riclitera pas, rĂ©pondit M. de BruyĂšres, soyez-en sĂ»r, et nous aurons raison de ce duc outrageux dont les façons altiĂšres me choquent plus qu’assez. Le tortil du baron, les feuilles d’aches et les perles du marquis valent bien les pointes de la couronne ducale, quand la race est ancienne et la filiation pure de tout mĂ©lange. Mais c’est assez parler, il faut agir. Les paroles sont femelles, les actions mĂąles, et la lessive de l’honneur ne se coule qu’avec du sang, comme disent les Espagnols. » LĂ -dessus le marquis appela son valet, lui remit la liasse de papiers, et sortit de l’auberge pour aller Ă  l’hĂŽtel Vallombreuse s’acquitter de sa mission. Il ne faisait pas encore jour chez le Duc, qui, agitĂ© et colĂ©rĂ© par les Ă©vĂ©nements de la veille, ne s’était assoupi que fort tard. Aussi quand le marquis de BruyĂšres dit au valet de chambre de Vallombreuse de l’annoncer Ă  son maĂźtre, les yeux du maraud s’écarquillĂšrent-ils Ă  cette demande Ă©norme. RĂ©veiller le Duc ! Entrer chez lui avant qu’il n’eĂ»t sonnĂ© ! Autant eĂ»t valu pĂ©nĂ©trer dans la cage d’un lion de Barca ou d’un tigre de l’Inde. Le Duc, mĂȘme quand il s’était couchĂ© de bonne humeur, n’avait pas le rĂ©veil gracieux. Monsieur ferait mieux d’attendre, dit le laquais tremblant Ă  l’idĂ©e d’une telle audace, ou de revenir plus tard. Monseigneur n’a pas encore appelĂ©, et je n’ose prendre sur moi
 — Annonce le marquis de BruyĂšres, cria le protecteur de Zerbine d’une voix oĂč la colĂšre commençait Ă  vibrer, ou j’enfonce la porte et je m’introduis moi-mĂȘme ; il faut que je parle Ă  ton maĂźtre sur-le-champ pour des choses qui sont d’importance et intĂ©ressent l’honneur. — Ah ! monsieur vient pour un duel ? dit le valet de chambre subitement radouci. Que ne le disiez-vous tout de suite. Je vais aller porter votre nom Ă  monseigneur ; il s’est couchĂ© hier de si fĂ©roce humeur qu’il sera enchantĂ© d’ĂȘtre rĂ©veillĂ© par une querelle, et d’avoir un prĂ©texte de se battre. » Et le laquais, d’un air rĂ©solu, pĂ©nĂ©tra dans l’appartement aprĂšs avoir priĂ© le marquis de vouloir bien patienter quelques minutes. Au bruit que fit la porte en s’ouvrant et en se refermant, Vallombreuse, qui ne dormait que d’un Ɠil, s’éveilla tout Ă  fait, et d’un saut si brusque, que le bois du lit en craqua, se mit sur son sĂ©ant, cherchant quelque objet Ă  jeter Ă  la tĂȘte du valet de chambre. Que le diable embroche de sa corne le triple oison qui interrompt mon sommeil ! cria-t-il d’une voix irritĂ©e. Ne t’avais-je point ordonnĂ© de ne point entrer qu’on ne t’appelĂąt ? Je te ferai donner cent coups d’étriviĂšres par mon majordome pour m’avoir dĂ©sobĂ©i. Comment vais-je me rendormir maintenant ? J’ai eu peur un instant que ce ne fĂ»t la trop tendre Corisande ! — Monseigneur, rĂ©pondit le laquais avec un respect prosternĂ©, peut me faire pĂ©rir sous le bĂąton si cela lui convient, mais si j’ai osĂ© transgresser la consigne, ce n’est pas sans de bonnes raisons. Monsieur le marquis de BruyĂšres est lĂ  qui voudrait parler Ă  monsieur le duc pour affaire d’honneur, Ă  ce que j’ai compris. Monsieur le duc ne se cĂšle point en ces occasions, et reçoit toujours ces sortes de visites. — Le marquis de BruyĂšres ! fit le duc, est-ce que j’ai eu quelque querelle avec lui ? je ne m’en souviens point ; et d’ailleurs il y a fort longtemps que je ne lui ai parlĂ©. Peut-ĂȘtre s’imagine-t-il que je veux lui souffler Zerbine, car les amoureux se figurent toujours qu’on en veut Ă  leur objet. Allons, Picard, donne-moi ma robe de chambre et rabats les rideaux du lit, qu’on ne voie point le dĂ©sordre de la couchette. Il ne faut point faire attendre ce brave marquis. » Picard prĂ©senta au duc une magnifique simarre Ă  la vĂ©nitienne qu’il alla prendre dans une garde-robe, et dont le fond d’or se ramageait de grandes fleurs noires veloutĂ©es ; Vallombreuse en serra les cordons sur ses hanches, de maniĂšre Ă  faire voir sa taille fine, s’assit dans un fauteuil, prit un air d’insouciance et dit au laquais Maintenant fais entrer. — Monsieur le marquis de BruyĂšres, fit Picard en ouvrant la porte Ă  deux battants. — Bonjour, marquis, dit le jeune duc de Vallombreuse en se soulevant Ă  demi de son fauteuil, et soyez le bienvenu, quel que soit le sujet qui vous amĂšne. Picard, avance un siĂšge Ă  monsieur. Excusez-moi si je vous reçois dans cette chambre en dĂ©sordre et sous ce dĂ©shabillĂ© matinal ; n’y voyez pas un manque de civilitĂ©, mais une marque d’empressement. — Pardonnez, rĂ©pliqua le marquis, l’insistance sauvage que j’ai mise Ă  troubler votre sommeil, occupĂ© peut-ĂȘtre de quelque rĂȘve dĂ©licieux, mais je suis chargĂ© prĂšs de vous d’une mission qui ne souffre pas de retard entre gentilshommes. — Vous me piquez la curiositĂ© au vif, rĂ©pondit Vallombreuse ; je ne devine point quelle peut ĂȘtre cette affaire urgente. — Sans doute, monsieur le duc, dit le marquis de BruyĂšres, vous avez oubliĂ© certaines circonstances de la soirĂ©e d’hier. De si minces dĂ©tails ne sont point faits pour se graver en votre souvenir. Aussi vais-je aider votre mĂ©moire, si vous le permettez. Au foyer des comĂ©diennes, vous avez daignĂ© honorer d’une attention particuliĂšre une jeune personne qui joue les ingĂ©nues Isabelle, je crois. Et par une badinerie que, pour ma part, je ne trouve pas blĂąmable, vous lui voulĂ»tes poser une assassine sur le sein. Ce procĂ©dĂ©, que je ne qualifie pas, choqua fort un comĂ©dien, le capitaine Fracasse, qui eut la hardiesse de vous arrĂȘter la main. — Marquis, vous ĂȘtes le plus fidĂšle et le plus consciencieux des historiographes, interrompit Vallombreuse. Tout cela est vrai de point en point, et, pour finir l’anecdote, je promis Ă  ce drĂŽle, insolent comme un noble, une volĂ©e de bois vert, chĂątiment appropriĂ© Ă  un maroufle de sa sorte. — Il n’y a pas grand mal Ă  faire bĂątonner un histrion ou un grimaud de lettres dont on n’est pas content, dit le marquis d’un air de parfaite insouciance ; ces espĂšces ne valent pas les cannes qu’on leur rompt sur le dos ; mais ici le cas est diffĂ©rent. Sous le capitaine Fracasse, qui, du reste, a rossĂ© vos estafiers de la belle maniĂšre, il y a le baron de Sigognac, un gentilhomme de vieille roche et de la meilleure noblesse qui soit en Gascogne. Personne n’a rien Ă  dire sur son compte. — Que diable allait-il faire parmi cette troupe de baladins ? rĂ©pondit le jeune duc de Vallombreuse en jouant avec les cordons de sa robe de chambre ; pouvais-je soupçonner un Sigognac sous cet accoutrement grotesque et derriĂšre ce faux nez barbouillĂ© de carmin ? — Quant Ă  votre premiĂšre question, dit le marquis, j’y rĂ©pondrai par un mot. Entre nous, je crois le Baron fort Ă©pris de l’Isabelle ; ne la pouvant retenir en son chĂąteau, il s’est engagĂ© dans la troupe pour suivre ses amours. Ce n’est pas vous qui trouverez ce pourchas galant de mauvais goĂ»t, puisque la dame de ses pensĂ©es excite votre fantaisie. — Non ; j’admets tout ceci. Mais vous conviendrez que je ne pouvais deviner ce roman, et que l’action du capitaine Fracasse fut impertinente. — Impertinente venant d’un comĂ©dien, reprit M. de BruyĂšres, naturelle venant d’un gentilhomme jaloux de sa maĂźtresse. Aussi le capitaine Fracasse jette-t-il son masque et vient-il, comme baron de Sigognac, vous proposer le cartel par mon entremise et vous demander raison de l’insulte que vous lui avez faite. — Mais qui me dit, fit Vallombreuse, que ce prĂ©tendu Sigognac, qui joue les Matamore dans une compagnie de bouffons, ne soit pas un intrigant de bas Ă©tage usurpant un nom honorable pour avoir l’honneur de faire toucher sa batte d’histrion par mon Ă©pĂ©e ? — Duc, rĂ©pliqua le marquis de BruyĂšres d’un ton plein de dignitĂ©, je ne servirais pas de tĂ©moin et de second Ă  quelqu’un qui ne serait point nĂ©. Je connais personnellement le baron de Sigognac, dont le castel n’est qu’à quelques lieues de mes terres. Je me porte son garant. D’ailleurs, si vous doutez encore de sa qualitĂ©, j’ai lĂ  toutes les piĂšces qu’il faut pour rassurer vos scrupules. Voulez-vous me permettre d’appeler mon laquais, qui attend dans l’antichambre et vous remettra les parchemins ? — Il n’en est nul besoin, rĂ©pondit Vallombreuse ; votre parole me suffit, j’accepte le duel ; M. le chevalier de Vidalinc, mon ami, sera mon second. Veuillez vous entendre avec lui. Toutes armes et toutes conditions me sont bonnes. Aussi bien ne serais-je pas fĂąchĂ© de voir si le baron de Sigognac sait aussi bien parer les coups d’épĂ©e que le capitaine Fracasse les coups de bĂąton. La charmante Isabelle couronnera le vainqueur du tournoi, comme aux beaux temps de la chevalerie. Mais souffrez que je me retire. M. de Vidalinc, qui occupe un appartement dans l’hĂŽtel, va descendre, et vous vous entendrez avec lui du lieu, de l’arme et de l’heure. Sur ce, beso a vuestra merced la mano, caballero. » En disant ces mots, le duc de Vallombreuse salua avec une courtoisie Ă©tudiĂ©e le marquis de BruyĂšres, souleva une lourde portiĂšre de tapisserie et disparut. Quelques instants aprĂšs, le chevalier de Vidalinc vint rejoindre le marquis ; les conditions furent bientĂŽt rĂ©glĂ©es. On choisit l’épĂ©e, arme naturelle des gentilshommes, et la rencontre fut fixĂ©e au lendemain, Sigognac ne voulant pas, s’il Ă©tait blessĂ© ou tuĂ©, faire manquer la reprĂ©sentation annoncĂ©e par toute la ville. Le rendez-vous fut pris Ă  un certain endroit hors des murs, dans un prĂ© fort apprĂ©ciĂ© des duellistes de Poitiers pour sa solitude, fermetĂ© de terrain et commoditĂ© naturelle. Le marquis de BruyĂšres retourna Ă  l’auberge des Armes de France et rendit compte de sa mission Ă  Sigognac, qui le remercia chaleureusement d’avoir si bien arrangĂ© les choses, car il avait sur le cƓur les regards insolents et libertins du jeune duc Ă  l’endroit d’Isabelle. La reprĂ©sentation devait commencer Ă  trois heures, et depuis le matin, le crieur de la ville se promenait par les rues battant la caisse et annonçant le spectacle, dĂšs qu’il s’était formĂ© autour de lui un cercle de curieux. Le drĂŽle avait les poumons de Stentor, et sa voix, habituĂ©e Ă  promulguer les Ă©dits, donnait aux titres des piĂšces et aux noms des acteurs une redondance emphatique la plus majestueuse du monde. Les vitres en tremblaient aux fenĂȘtres et les verres vibraient Ă  l’unisson sur les tables dans l’intĂ©rieur des logis. Il possĂ©dait, en outre, une maniĂšre automatique de remuer le menton en prononçant ses phrases qui le faisait ressembler Ă  un casse-noisette de Nuremberg et mettait en joie tous les polissons. Les yeux n’étaient pas moins sollicitĂ©s que les oreilles, et ceux qui n’avaient pas entendu l’annonce pouvaient voir aux carrefours les plus frĂ©quentĂ©s, sur les murailles du jeu de paume et contre la porte des Armes de France, de grandes affiches placardĂ©es oĂč, en majuscules rouges et noires savamment alternĂ©es, figuraient Lygdamon et Lydias et les Rodomontades du capitaine Fracasse, tracĂ©s au pinceau par Scapin, le calligraphe de la troupe. Ces affiches Ă©taient disposĂ©es en style lapidaire, Ă  la façon romaine, et les dĂ©licats n’eussent rien trouvĂ© Ă  y reprendre. Un valet de l’auberge, qu’on avait affublĂ© en portier de comĂ©die, avec une souquenille mi-partie vert et jaune, un large baudrier supportant une Ă©pĂ©e en verrouil, un feutre Ă  grands bords enfoncĂ© jusqu’aux yeux et surmontĂ© d’une plume longue Ă  balayer les toiles d’araignĂ©e au plafond, contenait la foule Ă  la porte qu’il barrait d’une sorte de pertuisane, ne laissant passer quiconque qu’il n’eĂ»t crachĂ© au bassinet dans un plateau d’argent posĂ© sur une table, c’est-Ă -dire payĂ© le prix de sa place ou Ă  tout le moins montrĂ© un billet d’entrĂ©e en la forme convenue. Vainement quelques petits clercs, Ă©coliers, pages ou laquais essayĂšrent de pĂ©nĂ©trer en fraude et de se glisser sous la redoutable pertuisane, le vigilant cerbĂšre les renvoyait d’une bourrade au milieu de la rue, oĂč d’aucuns tombĂšrent dans le ruisseau Ă  jambes rebindaines, grand sujet d’hilaritĂ© pour les autres, qui s’esclaffaient de rire et se tenaient les cĂŽtĂ©s Ă  les voir se relever tout punais et contaminĂ©s de fange. Les dames arrivaient en chaises Ă  porteurs dont les brancards Ă©taient tenus par de vigoureux manants courant sous cette charge lĂ©gĂšre. Quelques hommes venus Ă  cheval ou Ă  mule jetaient les brides de leurs montures Ă  des laquais apostĂ©s pour cet office. Deux ou trois carrosses Ă  dorures rougies et Ă  peintures fanĂ©es, tirĂ©s de la remise en cette occasion solennelle, s’approchĂšrent de la porte au pas de lourds chevaux, et il en sortit, comme de l’arche de NoĂ©, toutes sortes de bĂȘtes provinciales d’aspect hĂ©tĂ©roclite et caparaçonnĂ©es d’habits Ă  la mode sous le dĂ©funt roi. Cependant ces carrosses, tout dĂ©labrĂ©s qu’ils fussent, ne laissaient pas que de faire impression sur la foule accourue pour voir entrer le monde Ă  la comĂ©die, et rangĂ©s les uns Ă  cĂŽtĂ© des autres sur la place, ils produisaient un effet assez respectable. BientĂŽt la salle fut pleine Ă  n’y pouvoir introduire un cure-dent. De chaque cĂŽtĂ© de la scĂšne on avait disposĂ© des fauteuils pour les personnes de marque ; chose, certes, nuisible Ă  l’illusion théùtrale et au jeu des acteurs, mais dont l’habitude empĂȘchait de sentir le ridicule. Le jeune duc de Vallombreuse, en velours noir tout passementĂ© de jais, tout inondĂ© de dentelles, y figurait prĂšs de son ami le chevalier de Vidalinc, vĂȘtu d’un charmant costume en satin couleur de scabieuse relevĂ© d’agrĂ©ments d’or. Quant au marquis de BruyĂšres, pour ĂȘtre plus libre d’applaudir Zerbine sans trop se compromettre, il avait pris un siĂšge Ă  l’orchestre derriĂšre les violons. Des espĂšces de loges en planches de sapin, recouvertes de serge ou de vieilles verdures de Flandre, avaient Ă©tĂ© pratiquĂ©es sur les cĂŽtĂ©s de la salle, dont le milieu formait le parterre, oĂč se tenaient debout les petits bourgeois, courtauds de boutique, clercs de procureur, apprentis, Ă©coliers, laquais et autres canailles. Dans les loges s’établissaient, en faisant bouffer leurs jupes et en passant le doigt par l’échancrure de leur corsage pour mieux faire valoir les trĂ©sors de leur blanche poitrine, les femmes aussi superbement parĂ©es que le permettait leur garde-robe de province, un peu arriĂ©rĂ©e sur les modes de la cour. Mais croyez bien que chez plusieurs la richesse remplaçait avantageusement l’élĂ©gance, du moins aux yeux peu connaisseurs du public poitevin. Il y avait lĂ  de bons gros diamants de famille qui, pour ĂȘtre sertis dans de vieilles montures encrassĂ©es, n’en avaient pas moins leur prix ; d’antiques dentelles, un peu jaunes, il est vrai, mais de grande valeur ; de longues chaĂźnes d’or Ă  vingt-quatre carats, fort lourdes et prĂ©cieuses, quoique de travail ancien ; des brocarts et des soieries lĂ©guĂ©s par les aĂŻeules, comme on n’en tisse plus Ă  Venise ni Ă  Lyon. Il y avait mĂȘme de charmants visages frais, roses, reposĂ©s, qu’on eĂ»t fort prisĂ©s Ă  Saint-Germain et Ă  Paris, malgrĂ© leur physionomie un peu trop innocente et naĂŻve. Quelques-unes de ces dames, ne voulant pas sans doute ĂȘtre connues, avaient gardĂ© leur touret de nez, ce qui n’empĂȘchait pas les plaisantins du parterre de les nommer et de raconter leurs aventures plus ou moins scandaleuses. Pourtant, toute seule dans une loge avec une femme qui paraissait sa suivante, une dame masquĂ©e plus soigneusement que les autres et se tenant un peu en arriĂšre pour que la lumiĂšre ne tombĂąt point sur elle, dĂ©jouait la sagacitĂ© des curieux. Un voile de dentelles noires, nouĂ© sous le menton, lui couvrait la tĂȘte et ne permettait pas qu’on discernĂąt la nuance de sa chevelure. Le reste de son vĂȘtement, de riche Ă©toffe mais de couleur foncĂ©e, se confondait avec l’ombre oĂč elle s’enfonçait, Ă  l’encontre des autres femmes, qui cherchaient les feux des bougies pour se mettre en Ă©vidence. Parfois mĂȘme elle Ă©levait Ă  la hauteur de ses yeux, comme pour les garantir des clartĂ©s trop vives, un Ă©ventail en plumes noires au centre duquel Ă©tait enchĂąssĂ©e une petite glace qu’elle ne consultait point. Les violons, en jouant une ritournelle, ramenĂšrent l’attention gĂ©nĂ©rale vers le théùtre, et personne ne prit plus garde Ă  cette beautĂ© mystĂ©rieuse qu’on eĂ»t pu prendre pour la dama tapada de Calderon. On commença par Lygdamon et Lydias. La dĂ©coration, reprĂ©sentant un paysage bocager tout verdoyant d’arbres, tapissĂ© de mousse, arrosĂ© de claires fontaines, et se terminant au loin par une fuite de montagnes azurĂ©es, disposa favorablement le public par son agrĂ©able aspect. LĂ©andre, qui jouait Lygdamon, Ă©tait vĂȘtu d’un habit zinzolin rehaussĂ© de quelques broderies vertes Ă  la mode pastorale. Ses cheveux calamistrĂ©s se tordaient en boucles sur sa nuque, oĂč un ruban les rattachait de la façon la plus galante. Une collerette lĂ©gĂšrement godronnĂ©e dĂ©gageait son col aussi blanc que celui d’une femme. Sa barbe, rasĂ©e au plus prĂšs, colorait sa joue et son menton d’une imperceptible teinte bleuĂątre et les veloutait comme d’une fleur de pĂȘche, comparaison que rendait plus exacte encore la fraĂźcheur vermeille du fard Ă©tendu discrĂštement sur les pommettes. Ses dents, avivĂ©es par le carmin des lĂšvres et brossĂ©es Ă  outrance, Ă©tincelaient comme des perles qu’on tire du son. Un trait d’encre de Chine avait rĂ©gularisĂ© les pointes de ses sourcils, et une autre ligne d’une tĂ©nuitĂ© extrĂȘme, lui bordant les paupiĂšres, prĂȘtait au blanc de ses yeux un Ă©clat extraordinaire. Un murmure de satisfaction parcourut l’assemblĂ©e les femmes se penchĂšrent l’une vers l’autre en chuchotant, et une jeune personne, rĂ©cemment sortie du couvent, ne put s’empĂȘcher de dire avec une naĂŻvetĂ© qui lui valut une semonce de sa mĂšre Il est charmant ! » Cette petite fille en sa candeur exprimait l’idĂ©e secrĂšte des femmes plus usagĂ©es, et peut-ĂȘtre de sa propre mĂšre. Elle devint toute rouge Ă  la remontrance, ne sonna plus mot, et tint les yeux fixĂ©s sur la pointe de son busc, non cependant sans les relever d’une façon furtive quand on ne la surveillait point. Mais certes, la plus Ă©mue parmi toutes, c’était la dame masquĂ©e. La palpitation prĂ©cipitĂ©e de sa gorge, qui soulevait ses dentelles, le lĂ©ger tremblement de l’éventail dans sa main, la pose penchĂ©e qu’elle avait prise sur le rebord de sa loge pour ne rien perdre du spectacle eussent trahi l’intĂ©rĂȘt qu’elle portait au LĂ©andre, si quelqu’un eĂ»t pris le loisir de l’observer. Heureusement, tous les yeux Ă©taient tournĂ©s vers la scĂšne, ce qui lui donna le temps de se remettre. Lygdamon, comme chacun sait, car il n’est personne qui ignore les productions de l’illustre Georges de ScudĂ©ry, ouvre la scĂšne par un monologue fort touchant et pathĂ©tique, oĂč l’amant rebutĂ© de Sylvie agite cette question importante de savoir comment il mettra fin Ă  une existence que les rigueurs de sa belle lui rendent insupportable. Choisira-t-il, pour terminer ses tristes jours, le licol ou l’épĂ©e ? Se prĂ©cipitera-t-il du haut d’une roche ? Fera-t-il un plongeon dans la riviĂšre, afin de noyer sa flamme sous l’onde ? Il hĂ©site au bord du suicide et ne sait Ă  quoi se rĂ©soudre. Ce vague espoir, qui n’abandonne les amoureux qu’à la derniĂšre extrĂ©mitĂ©, le retient Ă  la vie. Peut-ĂȘtre l’inhumaine s’adoucira-t-elle et se laissera-t-elle flĂ©chir par une adoration si obstinĂ©e ? Il faut l’avouer, LĂ©andre dĂ©bita cette tirade en comĂ©dien consommĂ©, avec des alternatives de langueur et de dĂ©sespoir les plus attendrissantes du monde. Il faisait trembler sa voix comme quelqu’un que la douleur Ă©touffe, et qui, en parlant, contient Ă  grand’peine ses sanglots et ses larmes. Quand il poussait un soupir, il semblait le tirer du fond de son Ăąme, et il se plaignait des cruautĂ©s de son amante d’un ton si doux, si tendre, si soumis, si pĂ©nĂ©trĂ©, que toutes les femmes dans la salle se dĂ©pitaient contre cette mĂ©chante et barbare Sylvie, prĂ©tendant qu’à sa place elles n’auraient point Ă©tĂ© si sauvagement farouches que de rĂ©duire au dĂ©sespoir, et peut-ĂȘtre au trĂ©pas, un berger d’un tel mĂ©rite. À la fin de cette tirade, pendant qu’on l’applaudissait Ă  rompre les banquettes, LĂ©andre promena son regard sur les femmes de la salle, s’arrĂȘtant Ă  celles qui lui paraissaient titrĂ©es ; car, malgrĂ© de nombreuses dĂ©ceptions, il n’abandonnait pas son rĂȘve d’ĂȘtre aimĂ© d’une grande dame pour sa beautĂ© et son talent de comĂ©dien. Il vit plus d’un bel Ɠil brillantĂ© d’une larme, plus d’une gorge blanche qui palpitait d’émotion. Sa vanitĂ© en fut satisfaite, mais ne s’en Ă©tonna point. Le succĂšs ne surprend jamais un acteur, mais sa curiositĂ© fut vivement excitĂ©e par la Dama tapada qui se tenait rencognĂ©e dans sa loge. Ce mystĂšre sentait l’aventure. LĂ©andre devina tout de suite sous ce masque une passion que les biensĂ©ances forçaient de se contraindre, et il dĂ©tacha vers l’inconnue une brĂ»lante Ɠillade, pour lui marquer qu’elle avait Ă©tĂ© comprise. Le trait dĂ©cochĂ© porta, et la dame fit Ă  LĂ©andre un signe de tĂȘte imperceptible, comme pour le remercier de sa pĂ©nĂ©tration. Le rapport Ă©tait Ă©tabli, et dĂ©sormais, quand l’action de la piĂšce le permettait, des regards s’échangeaient entre la loge et le théùtre. LĂ©andre excellait en ces sortes de manĂšges, et il savait diriger sa voix et lancer une tirade amoureuse de façon qu’une personne de la salle pouvait croire qu’il la disait pour elle seule. À l’entrĂ©e de Sylvie, reprĂ©sentĂ©e par SĂ©rafine, le chevalier de Vidalinc ne se fit pas faute d’applaudir, et le duc de Vallombreuse, voulant favoriser les amours de son ami, ne dĂ©daigna pas de rapprocher trois ou quatre fois les paumes de ses mains blanches, dont les doigts Ă©taient chargĂ©s de bagues aux pierres Ă©tincelantes. SĂ©rafine salua d’une demi-rĂ©vĂ©rence le chevalier et le duc, et se prĂ©para Ă  commencer avec Lygdamon ce joli dialogue que les connaisseurs jugent un des endroits les mieux touchĂ©s de la piĂšce. Comme l’exige le rĂŽle de Sylvie, elle fit quelques pas sur le théùtre d’un air prĂ©occupĂ© et songeur, pour motiver la demande de Lygdamon À ce coup je vous prends dedans la rĂȘverie. Elle avait fort bonne grĂące en cette attitude nonchalante, la tĂȘte un peu penchĂ©e, un bras pendant et l’autre ramenĂ© sur sa ceinture. Sa cotte Ă©tait d’un vert d’eau glacĂ© d’argent et retroussĂ©e par des nƓuds de velours noir. Elle avait en les cheveux piquĂ©es quelques fleurettes des champs, comme si sa main distraite les eĂ»t cueillies et placĂ©es lĂ  sans y penser. Cette coiffure, au reste, lui seyait Ă  merveille et mieux que diamants, bien que ce ne fĂ»t pas son avis, mais l’indigence de son Ă©crin l’avait forcĂ©e d’ĂȘtre de bon goĂ»t et de ne point orner une bergĂšre comme une princesse. Elle dit d’une maniĂšre charmante toutes ces phrases poĂ©tiques et fleuries sur les roses, sur les zĂ©phyrs, sur la hauteur des bois, sur le chant des oiseaux, par lesquels Sylvie empĂȘche malicieusement Lygdamon de lui parler de sa flamme, quoique cet amant trouve dans chaque image qu’emploie la belle un symbole d’amour et une transition pour revenir Ă  l’idĂ©e qui l’obsĂšde. À travers cette scĂšne, LĂ©andre, pendant que Sylvie parlait, eut l’art de diriger quelques soupirs du cĂŽtĂ© de la loge mystĂ©rieuse, et il en fit de mĂȘme jusqu’à la fin de la piĂšce, qui s’acheva au bruit des applaudissements. Il est inutile d’en dire plus long sur un ouvrage qui est maintenant entre toutes les mains. Le succĂšs de LĂ©andre fut complet, et chacun s’étonna qu’un comĂ©dien de ce mĂ©rite n’eĂ»t point encore paru devant la cour. SĂ©rafine avait aussi ses partisans, et sa vanitĂ© blessĂ©e se consola par la conquĂȘte du chevalier de Vidalinc, qui, s’il ne valait pas comme fortune le marquis de BruyĂšres, Ă©tait jeune, Ă  la mode, et en passe de parvenir. AprĂšs Lygdamon et Lydias on joua les Rodomontades du capitaine Fracasse, qui eurent leur effet accoutumĂ© et soulevĂšrent d’immenses Ă©clats de rire. Sigognac, bien stylĂ© par Blazius et servi par une intelligence naturelle, fut de la plus rĂ©jouissante extravagance dans le rĂŽle du capitan. Zerbine semblait frottĂ©e de lumiĂšre, tant elle Ă©tincelait, et le marquis, hors de sens, l’applaudissait comme un furieux. Le vacarme qu’il faisait attira mĂȘme l’attention de la dame masquĂ©e. Elle haussa lĂ©gĂšrement les Ă©paules, et sous le velours de son touret de nez un sourire ironique releva le coin de ses lĂšvres. Quant Ă  l’Isabelle, la prĂ©sence du duc de Vallombreuse, assis Ă  droite de la scĂšne, lui causait un certain malaise qui eĂ»t Ă©tĂ© visible pour le public si elle eĂ»t Ă©tĂ© une comĂ©dienne moins exercĂ©e. Elle redoutait de sa part quelque incartade insolente, quelque marque de dĂ©sapprobation outrageuse. Mais sa crainte ne fut pas rĂ©alisĂ©e. Le duc ne chercha pas Ă  la dĂ©concerter par un regard trop fixe ou trop libre ; mĂȘme il l’applaudit avec dĂ©cence et rĂ©serve quand elle le mĂ©ritait. Seulement, lorsque les situations de la piĂšce amenaient pour le capitaine Fracasse nasardes, chiquenaudes et coups de bĂąton, une singuliĂšre expression de dĂ©dain contenu se peignait sur les traits du jeune duc. Sa lĂšvre se rebroussait orgueilleusement, comme s’il eĂ»t dit tout bas Fi donc ! Mais il ne tĂ©moigna rien des sentiments qui pouvaient l’agiter intĂ©rieurement, et il conserva tout le temps du spectacle sa pose indolente et superbe. Quoique violent de sa nature, le duc de Vallombreuse, sa fureur passĂ©e, Ă©tait trop gentilhomme pour se rien permettre contre les lois de la courtoisie Ă  l’endroit d’un adversaire avec lequel il devait se battre le lendemain jusque-lĂ  les hostilitĂ©s Ă©taient suspendues, et c’était comme une trĂȘve de Dieu. La dame masquĂ©e s’était retirĂ©e un peu avant la fin de la seconde piĂšce, pour Ă©viter de se trouver parmi la foule, et pouvoir regagner sans ĂȘtre vue la chaise Ă  porteurs qui l’attendait Ă  quelques pas du jeu de paume. Sa disparition intrigua beaucoup LĂ©andre, qui de l’angle d’une coulisse surveillait la salle et suivait les mouvements de la femme mystĂ©rieuse. Jetant Ă  la hĂąte un manteau sur son costume de berger du Lignon, LĂ©andre se prĂ©cipita vers la porte des acteurs pour suivre l’inconnue. Le fil lĂ©ger qui les liait l’un Ă  l’autre allait se rompre s’il ne faisait diligence. La dame, sortie de l’ombre un instant, y rentrait pour toujours, et l’intrigue, Ă  peine formĂ©e, avortait. Bien qu’il se fĂ»t hĂątĂ© jusqu’à perdre le souffle, LĂ©andre, lorsqu’il arriva dehors, n’aperçut autour de lui que les maisons noires et les ruelles profondes oĂč tremblotaient quelques lanternes portĂ©es par des valets escortant leurs maĂźtres, et dont le reflet miroitait dans les flaques de pluie. La chaise, enlevĂ©e par de vigoureux porteurs, avait dĂ©jĂ  tournĂ© l’angle d’une rue qui la dĂ©robait aux regards du passionnĂ© LĂ©andre. Je suis stupide, se dit-il Ă  lui-mĂȘme avec cette franchise dont on use quelquefois envers soi mĂȘme dans les moments dĂ©sespĂ©rĂ©s. J’aurais dĂ» sortir aprĂšs la premiĂšre piĂšce, revĂȘtir un costume de ville et attendre mon inconnue Ă  la porte du théùtre, qu’elle restĂąt ou non pour voir les Rodomontades du capitaine Fracasse. Ah ! animal, ah ! faquin ! une grande dame, car c’en Ă©tait une Ă  coup sĂ»r, te fait les yeux doux et se pĂąme sous son masque Ă  te voir jouer, et tu n’as pas l’esprit de courir aprĂšs elle ? Tu mĂ©rites d’avoir toute ta vie pour maĂźtresses des caillettes, des gaupes, des Gothon, des Maritornes aux mains rendues calleuses par le balai. » LĂ©andre en Ă©tait lĂ  de sa harangue intĂ©rieure, quand une espĂšce de petit page, vĂȘtu d’une livrĂ©e brune et sans galons, coiffĂ© d’un chapeau rabattu sur les yeux, se dressa subitement devant lui comme une apparition, et lui dit d’une voix au timbre enfantin qu’il cherchait Ă  grossir pour la dĂ©guiser Est-ce vous qui ĂȘtes monsieur LĂ©andre, celui qui, tout Ă  l’heure, faisait le berger Lygdamon dans la piĂšce de M. de ScudĂ©ry ? — C’est moi-mĂȘme, rĂ©pondit LĂ©andre. Que voulez-vous de moi et que puis-je faire pour vous servir ? — Oh ! merci, dit le page, je ne dĂ©sire rien de vous ; je suis seulement chargĂ© de vous rĂ©pĂ©ter une phrase, si toutefois vous ĂȘtes disposĂ© Ă  l’entendre, une phrase de la part d’une dame masquĂ©e. — De la part d’une dame masquĂ©e ? s’écria LĂ©andre, oh ! dites-la tout de suite ! je meurs d’impatience ! — La voici mot pour mot, dit le page Si Lygdamon est aussi courageux qu’il est galant, il n’a qu’à se trouver prĂšs de l’église Ă  minuit un carrosse l’attendra ; qu’il y monte et se laisse conduire. » Avant que LĂ©andre Ă©tonnĂ© eĂ»t eu le temps de rĂ©pondre, le page s’était Ă©clipsĂ©, le laissant fort perplexe sur ce qu’il devait faire. Si le cƓur lui bondissait de joie Ă  l’idĂ©e d’une bonne fortune, les Ă©paules lui frissonnaient au souvenir de la bastonnade reçue dans certain parc, au pied de la statue de l’Amour discret. Était-ce encore un piĂšge tendu Ă  sa vanitĂ© par quelque bourru jaloux de ses charmes ? Allait-il trouver au rendez-vous quelque mari forcenĂ©, l’épĂ©e Ă  la main, prĂȘt Ă  le meurtrir et Ă  lui couper la gorge ? Ces rĂ©flexions glaçaient prodigieusement son enthousiasme, car, nous l’avons dit, LĂ©andre ne craignait rien, sinon les coups et la mort, comme Panurge. Cependant, s’il ne profitait pas de l’occasion qui se prĂ©sentait si favorable et si romanesque, elle ne reviendrait peut-ĂȘtre jamais, et avec elle s’évanouirait le rĂȘve de sa vie, ce rĂȘve qui lui avait tant coĂ»tĂ© en pommades, cosmĂ©tiques, linge et braveries. Puis la belle inconnue, s’il ne venait pas, le soupçonnerait de lĂąchetĂ©, chose par trop horrible Ă  penser, et qui donnerait du cƓur au ventre des plus couards. Cette idĂ©e insupportable dĂ©termina LĂ©andre. Mais, se dit-il, si cette belle pour qui je vais m’exposer Ă  me faire rompre les os et jeter en quelque oubliette, allait ĂȘtre une douairiĂšre plĂątrĂ©e de fard et de cĂ©ruse, avec des cheveux et des dents postiches ? Il ne manque pas de ces chaudes vieilles, de ces goules d’amour qui, diffĂ©rentes des goules de cimetiĂšre, aiment Ă  se repaĂźtre de chair fraĂźche ! Ho ! non ; elle est jeune et pleine d’appas, j’en suis sĂ»r. Ce que j’apercevais de son col et de sa gorge Ă©tait blanc, rond, appĂ©tissant, et promettait merveille pour le reste ! Oui, j’irai, certes ! je monterai dans le carrosse. Un carrosse ! rien n’est plus noble et de meilleur air ! » Cette rĂ©solution prise, LĂ©andre retourna aux Armes de France, ne toucha que du bout des dents au souper des comĂ©diens, et se retira dans sa chambre oĂč il s’adonisa de son mieux, n’épargnant ni le linge fin Ă  broderies fenestrĂ©es, ni la poudre d’iris, ni le musc. Il prit aussi une dague et une Ă©pĂ©e, bien qu’il ne fĂ»t guĂšre capable de s’en servir Ă  l’occasion, mais un amant armĂ© impose toujours plus de respect aux fĂącheux jaloux. Puis il rabattit son chapeau sur ses yeux, s’embossa Ă  l’espagnole dans un manteau de couleur sombre, et sortit de l’hĂŽtel Ă  pas de loup, ayant eu ce bonheur de ne point ĂȘtre aperçu du malicieux Scapin, qui ronflait Ă  poings tendus dans sa logette Ă  l’autre bout de la galerie. Les rues Ă©taient dĂ©sertes depuis longtemps, car Poitiers se couchait de bonne heure. LĂ©andre ne rencontra Ăąme qui vive, sauf quelques chats efflanquĂ©s qui rĂŽdaient mĂ©lancoliquement et au bruit de ses pas disparaissaient comme des ombres sous une porte mal jointe ou par un soupirail de cellier. Notre galant dĂ©bouchait sur la place de l’église comme le dernier coup de minuit sonnait, faisant Ă  son tintement lugubre envoler les hiboux de la vieille tour. La vibration sinistre de la cloche au milieu du silence de la nuit causait en l’ñme peu rassurĂ©e de LĂ©andre une horreur religieuse et secrĂšte. Il lui semblait entendre son propre glas. Un instant il fut sur le point de rebrousser chemin et d’aller prudemment s’allonger seul entre ses deux draps au lieu de courir les aventures nocturnes ; mais il vit le carrosse attendant Ă  la place dĂ©signĂ©e, et le petit page, messager de la dame masquĂ©e, qui, debout sur le marche-pied, tenait la portiĂšre ouverte. Il n’y avait plus moyen de reculer, car peu de gens ont le courage d’ĂȘtre lĂąches devant tĂ©moins. LĂ©andre avait Ă©tĂ© aperçu par l’enfant et le cocher ; il s’avança donc d’un air dĂ©libĂ©rĂ© que dĂ©mentait intĂ©rieurement un fort battement de cƓur, et il monta dans la voiture avec l’intrĂ©piditĂ© apparente d’un Galaor. À peine LĂ©andre fut-il assis que le cocher toucha ses chevaux, qui prirent un trot soutenu. Une obscuritĂ© profonde rĂ©gnait dans le carrosse ; outre qu’il faisait nuit, des mantelets de cuir Ă©taient rabattus le long des glaces, et ne permettaient pas de rien distinguer au dehors. Le page Ă©tait restĂ© debout sur le marchepied, et l’on ne pouvait engager de conversation avec lui ni en tirer le moindre Ă©claircissement. Il paraissait, du reste, fort laconique et peu disposĂ© Ă  dire ce qu’il savait, s’il savait quelque chose. Notre comĂ©dien tĂątait les coussins, qui Ă©taient de velours piquĂ© de bouffettes ; il sentait sous ses pieds un tapis Ă©pais, et il aspirait un faible parfum d’ambre dĂ©gagĂ© par l’étoffe de la garniture intĂ©rieure, tĂ©moignage d’élĂ©gance et de recherche. C’était bien chez une personne de qualitĂ© que ce carrosse le voiturait si mystĂ©rieusement ! Il essaya de s’orienter, mais il connaissait peu Poitiers ; cependant il lui sembla, au bout de quelque temps, que le bruit des roues n’était plus rĂ©percutĂ© par des murailles et que l’équipage ne coupait plus de ruisseaux. On roulait hors la ville, dans la campagne, vers quelque retraite propice aux amours et aux assassinats, pensa LĂ©andre avec un lĂ©ger frisson et en portant la main Ă  sa dague, comme si quelque mari sanguinaire ou quelque frĂšre fĂ©roce fĂ»t assis devant lui dans l’ombre. Enfin la voiture s’arrĂȘta. Le petit page ouvrit la portiĂšre ; LĂ©andre descendit, et se trouva en face d’une haute muraille noirĂątre qui lui parut ĂȘtre la clĂŽture de quelque parc ou jardin. BientĂŽt il y distingua une porte que son bois fendillĂ©, bruni et couvert de mousse faisait d’abord confondre avec les pierres du mur. Le page pressa fortement un des clous rouillĂ©s qui fixaient les planches, et la porte s’entr’ouvrit. Donnez-moi la main, dit le page Ă  LĂ©andre, que je vous guide ; il fait trop sombre pour que vous me puissiez suivre Ă  travers ces labyrinthes d’arbres. » LĂ©andre obĂ©it, et tous deux marchĂšrent pendant quelques minutes dans un bois encore assez touffu, quoique fort dĂ©pouillĂ© par l’hiver, et dont les feuilles sĂšches craquaient sous leurs pieds. Au bois succĂ©da un parterre dessinĂ© par des buis, et ornĂ©s d’ifs taillĂ©s en pyramide qui prenaient, dans l’obscuritĂ©, de vagues apparences de spectres ou d’hommes en sentinelle, chose plus effrayante encore pour le peureux comĂ©dien. Le parterre traversĂ©, LĂ©andre et son guide montĂšrent la rampe d’une terrasse sur laquelle s’élevait un pavillon d’ordre rustique coiffĂ© d’un dĂŽme et ornĂ© de pots-Ă -feu Ă  ses angles. Ces dĂ©tails furent observĂ©s par notre galant Ă  cette lueur obscure que rĂ©pand toujours le ciel de la nuit dans un endroit dĂ©couvert. Ce pavillon eĂ»t paru inhabitĂ©, si une faible rougeur tamisĂ©e par un Ă©pais rideau de damas n’eĂ»t empourprĂ© l’une des fenĂȘtres dĂ©coupant son embrasure sur le fond sombre de la masse. C’était sans doute derriĂšre ce rideau qu’attendait la dame masquĂ©e, Ă©mue, elle aussi, car, en ces Ă©quipĂ©es amoureuses, les femmes risquent leur bonne rĂ©putation, et parfois leur vie, tout de mĂȘme que les galants, pour peu que leurs maris apprennent la chose et se trouvent d’humeur brutale. Mais en ce moment LĂ©andre n’avait plus peur ; l’orgueil satisfait lui cachait le danger. Le carrosse, le page, le jardin, le pavillon, tout cela sentait la grande dame, et l’intrigue se nouait d’une façon qui n’avait rien de bourgeois. Il Ă©tait aux anges, et ses pieds ne touchaient pas la terre. Il aurait voulu que ce mĂ©chant raillard de Scapin le vĂźt en cette gloire et ce triomphe. Le page poussa une grande porte vitrĂ©e et se retira, laissant LĂ©andre seul dans le pavillon, qui Ă©tait meublĂ© avec beaucoup de goĂ»t et de magnificence. La voĂ»te formĂ©e par le dĂŽme reprĂ©sentait un ciel bleu turquin lĂ©ger, oĂč flottaient de petits nuages roses et voletaient des Amours en diverses attitudes pleines de grĂące. Une tapisserie historiĂ©e de scĂšnes empruntĂ©es Ă  l’AstrĂ©e, roman de M. HonorĂ© d’UrfĂ©, revĂȘtait moelleusement les parois des murailles. Des cabinets incrustĂ©s en pierres dures de Florence, des fauteuils de velours rouge Ă  crĂ©pines, une table couverte d’un tapis de Turquie, des vases de la Chine pleins de fleurs, malgrĂ© la saison, montraient assez que la maĂźtresse du lieu Ă©tait riche et de haut lignage. Des bras de nĂšgre en marbre noir, jaillissant d’une manche dorĂ©e, formaient candĂ©labres, et jetaient la clartĂ© de leurs bougies sur ces magnificences. Ébloui de ces splendeurs, LĂ©andre ne remarqua pas d’abord qu’il n’y avait personne dans ce salon ; il se dĂ©barrassa de son manteau, qu’il posa avec son feutre sur un pliant, redonna, devant une glace de Venise, un meilleur tour Ă  une de ses boucles, dont l’économie Ă©tait compromise, prit la pose la plus gracieuse de son rĂ©pertoire, et se dit en promenant ses yeux autour de lui Eh mais ! oĂč donc est la divinitĂ© de ces lieux ? je vois bien le temple, mais non l’idole. Quand va-t-elle sortir de son nuage et se rĂ©vĂ©ler, vraie dĂ©esse par sa dĂ©marche, selon l’expression de Virgile ? » LĂ©andre en Ă©tait lĂ  de sa phrasĂ©ologie galante intĂ©rieure, quand le pli d’une portiĂšre en damas des Indes incarnadin se dĂ©rangea, ouvrant passage Ă  la dame masquĂ©e admiratrice de Lygdamon. Elle avait encore son loup de velours noir, ce qui inquiĂ©ta notre comĂ©dien. Serait-elle laide, pensa-t-il, cet amour du masque m’alarme. » Sa crainte dura peu, car la dame, s’avançant au milieu du salon oĂč se tenait respectueusement LĂ©andre, dĂ©fit son touret de nez et le jeta sur la table, dĂ©couvrant aux lueurs des bougies une figure assez rĂ©guliĂšre et agrĂ©able oĂč brillaient deux beaux yeux couleur de tabac d’Espagne, enflammĂ©s de passion et oĂč souriait une bouche bien meublĂ©e, rouge comme une cerise et coupĂ©e d’une petite raie Ă  la lĂšvre infĂ©rieure. Autour de ce visage frisaient d’opulentes grappes de cheveux bruns qui s’allongeaient jusque sur des Ă©paules blanches et grasses et se hasardaient mĂȘme Ă  baiser le contour de certains demi-globes dont le frĂ©missement des dentelles qui les voilaient trahissait les palpitations. Madame la marquise de BruyĂšres ! s’écria LĂ©andre surpris au dernier point et quelque peu inquiet, le souvenir de la bastonnade lui revenant, est-ce possible ? suis-je le jouet d’un rĂȘve ? oserai-je croire Ă  ce bonheur inespĂ©rĂ© ? — Vous ne vous trompez pas, mon ami, dit la marquise, je suis bien madame de BruyĂšres et j’espĂšre que votre cƓur me reconnaĂźt comme le font vos yeux. — Oh ! votre image est lĂ  gravĂ©e en traits de flamme, rĂ©pondit LĂ©andre avec un ton pĂ©nĂ©trĂ©, je n’ai qu’à regarder en moi pour l’y voir parĂ©e de toutes les grĂąces et de toutes les perfections. — Je vous remercie, dit la marquise, d’avoir gardĂ© ce bon souvenir de moi. Cela prouve une Ăąme bien faite et gĂ©nĂ©reuse. Vous avez dĂ» me croire cruelle, ingrate et fausse. HĂ©las ! mon faible cƓur n’est que trop tendre et j’étais loin d’ĂȘtre insensible Ă  la passion que vous me marquiez. Votre lettre, remise Ă  une suivante infidĂšle, est tombĂ©e aux mains du marquis. Il y fit la rĂ©ponse que vous reçûtes et qui vous abusa. Plus tard M. de BruyĂšres, riant de ce qu’il appelait un bon tour, me fit lire cette missive oĂč Ă©clatait l’amour le plus vif et le plus pur, comme une piĂšce d’un parfait ridicule. Mais il ne produisit pas l’effet qu’il attendait. Le sentiment que j’avais pour vous ne fit que s’accroĂźtre, et je rĂ©solus de vous rĂ©compenser des peines que vous aviez endurĂ©es pour moi. Sachant mon mari occupĂ© Ă  sa nouvelle conquĂȘte, je suis venue Ă  Poitiers ; cachĂ©e sous ce masque, je vous entendis exprimer si bien l’amour fictif que je voulus voir si vous seriez aussi Ă©loquent en parlant pour vous-mĂȘme. — Madame, dit LĂ©andre en s’agenouillant sur un carreau aux pieds de la marquise, qui s’était laissĂ©e tomber entre les bras d’un fauteuil, comme Ă©puisĂ©e par l’effort que l’aveu qu’elle venait de faire avait coĂ»tĂ© Ă  sa pudeur, madame, ou plutĂŽt reine et dĂ©itĂ©, que peuvent ĂȘtre des paroles fardĂ©es, des flammes contrefaites, des concetti imaginĂ©s Ă  froid par des poĂ«tes qui se rongent les ongles, de vains soupirs poussĂ©s aux genoux d’une comĂ©dienne barbouillĂ©e de rouge et dont les yeux distraits errent parmi le public, Ă  cĂŽtĂ© de mots jaillis de l’ñme, de feux qui brĂ»lent les moelles, des hyperboles d’une passion Ă  laquelle tout l’univers ne saurait fournir d’assez brillantes images pour parer son idole, et des Ă©lans d’un cƓur qui voudrait s’élancer de la poitrine oĂč il est contenu pour servir de coussin aux pieds de l’objet adorĂ© ? Vous daignez trouver, cĂ©leste marquise, que j’exprime avec chaleur l’amour dans les piĂšces de théùtre, c’est que je n’ai jamais regardĂ© une actrice, et que mon idĂ©e va toujours au delĂ , vers un idĂ©al parfait, quelque dame belle, noble, spirituelle comme vous, et c’est elle seule que j’aime sous les noms de Silvie, de Doralice et d’Isabelle, qui lui servent de fantĂŽmes. » En disant cela, LĂ©andre, trop bon acteur pour oublier que la pantomime doit accompagner le dĂ©bit, se penchait sur une main que la marquise lui abandonnait et la couvrait de baisers ardents. La marquise laissait errer ses doigts blancs, longs et chargĂ©s de bagues dans la chevelure soyeuse et parfumĂ©e du comĂ©dien, et regardait sans les voir, Ă  demi renversĂ©e dans son fauteuil, les petits Amours ailĂ©s au plafond bleu turquin. Tout Ă  coup la marquise repoussa LĂ©andre et se leva en chancelant. Oh ! finissez, dit-elle d’une voix brĂšve et haletante, finissez, LĂ©andre, vos baisers me brĂ»lent et me rendent folle ! » Et, s’appuyant de la main Ă  la muraille, elle gagna la porte par oĂč elle Ă©tait entrĂ©e et souleva la portiĂšre, dont le pli retomba sur elle et sur LĂ©andre, qui s’était approchĂ© pour la soutenir. Une aurore d’hiver soufflait dans ses doigts rouges, quand LĂ©andre, bien enveloppĂ© de sa cape et dormant Ă  demi dans le coin du carrosse, fut ramenĂ© Ă  la porte de Poitiers. Ayant soulevĂ© le coin du mantelet pour reconnaĂźtre sa route, il aperçut de loin le marquis de BruyĂšres qui marchait Ă  cĂŽtĂ© de Sigognac et se dirigeait vers l’endroit fixĂ© pour le duel. LĂ©andre rabattit le rideau de cuir pour n’ĂȘtre pas vu par le marquis que le carrosse effleura presque. Un sourire de vengeance satisfaite erra sur ses lĂšvres. Les coups de bĂąton Ă©taient payĂ©s ! L’endroit choisi Ă©tait abritĂ© du vent par une longue muraille qui avait aussi l’avantage de cacher les combattants aux voyageurs passant sur la route. Le terrain Ă©tait ferme, bien battu, sans pierres, ni mottes, ni touffes d’herbe qui pussent embarrasser les pieds, et offrait toutes les facilitĂ©s pour se couper correctement la gorge entre gens d’honneur. Le duc de Vallombreuse et le chevalier Vidalinc, suivis d’un barbier-chirurgien, ne tardĂšrent pas Ă  arriver. Les quatre gentilshommes se saluĂšrent avec une courtoisie hautaine et une politesse froide, comme il sied Ă  des gens bien Ă©levĂ©s qui vont se battre Ă  mort. Une complĂšte insouciance se lisait sur la figure du jeune duc, parfaitement brave, et d’ailleurs sĂ»r de son adresse. Sigognac ne faisait pas moins bonne contenance, quoique ce fĂ»t son premier duel. Le marquis de BruyĂšres fut trĂšs-satisfait de ce sang-froid et en augura bien. Vallombreuse jeta son manteau et son feutre, et dĂ©fit son pourpoint, manƓuvres qui furent imitĂ©es de point en point par Sigognac. Le marquis et le chevalier mesurĂšrent les Ă©pĂ©es des combattants. Elles Ă©taient de longueur Ă©gale. Chacun se mit sur son terrain, prit son Ă©pĂ©e et tomba en garde. Allez, messieurs, et faites en gens de cƓur, dit le marquis. — La recommandation est inutile, fit le chevalier de Vidalinc ; ils vont se battre comme des lions. Ce sera un duel superbe. » Vallombreuse, qui, au fond, ne pouvait s’empĂȘcher de mĂ©priser un peu Sigognac et s’imaginait de ne rencontrer qu’un faible adversaire, fut surpris, lorsqu’il eut nĂ©gligemment tĂątĂ© le fer du Baron, de trouver une lame souple et ferme qui dĂ©jouait la sienne avec une admirable aisance. Il devint plus attentif, puis essaya quelques feintes aussitĂŽt devinĂ©es. Au moindre jour qu’il laissait, la pointe de Sigognac s’avançait, nĂ©cessitant une prompte parade. Il risqua une attaque ; son Ă©pĂ©e, Ă©cartĂ©e par une riposte savante, le laissa dĂ©couvert et, s’il ne se fĂ»t brusquement penchĂ© en arriĂšre, il eĂ»t Ă©tĂ© atteint en pleine poitrine. Pour le duc, la face du combat changeait. Il avait cru pouvoir le diriger Ă  son grĂ©, et aprĂšs quelques passes, blesser Sigognac oĂč il voudrait au moyen d’une botte qui jusque-lĂ  lui avait toujours rĂ©ussi. Non seulement il n’était plus maĂźtre d’attaquer Ă  son grĂ©, mais il avait besoin de toute son habiletĂ© pour se dĂ©fendre. Quoi qu’il fĂźt pour rester de sang-froid, la colĂšre le gagnait ; il se sentait devenir nerveux et fĂ©brile, tandis que Sigognac, impassible, semblait, par sa garde irrĂ©prochable, prendre plaisir Ă  l’irriter. Ne ferons-nous rien pendant que nos amis s’escriment, dit le chevalier de Vidalinc au marquis de BruyĂšres ; il fait bien froid ce matin, battons-nous un peu, ne fĂ»t-ce que pour nous rĂ©chauffer. — Bien volontiers, dit le marquis, cela nous dĂ©gourdira. » Vidalinc Ă©tait supĂ©rieur au marquis de BruyĂšres en science d’escrime, et au bout de quelques bottes, il lui fit sauter l’épĂ©e de la main par un liĂ© sec et rapide. Comme aucune rancune n’existait entre eux, ils s’arrĂȘtĂšrent de commun accord, et leur attention se reporta sur Sigognac et Vallombreuse. Le duc, pressĂ© par le jeu serrĂ© du Baron, avait dĂ©jĂ  rompu de plusieurs semelles. Il se fatiguait, et sa respiration devenait haletante. De temps en temps des fers froissĂ©s rapidement jaillissait une Ă©tincelle bleuĂątre, mais la riposte faiblissait devant l’attaque et cĂ©dait. Sigognac, qui, aprĂšs avoir lassĂ© son adversaire, portait des bottes et se fendait, faisait toujours reculer le duc. Le chevalier de Vidalinc Ă©tait fort pĂąle et commençait Ă  craindre pour son ami. Il Ă©tait Ă©vident, aux yeux de connaisseurs en escrime, que tout l’avantage appartenait Ă  Sigognac. Pourquoi diable, murmura Vidalinc, Vallombreuse n’essaye-t-il pas la botte que lui a enseignĂ©e Girolamo de Naples et que ce Gascon ne doit pas connaĂźtre ? » Comme s’il lisait dans la pensĂ©e de son ami, le jeune duc tĂącha d’exĂ©cuter la fameuse botte, mais au moment oĂč il allait la dĂ©tacher par un coup fouettĂ©, Sigognac le prĂ©vint et lui porta un coup droit si bien Ă  fond qu’il traversa l’avant-bras de part en part. La douleur de cette blessure fit ouvrir les doigts au duc, dont l’épĂ©e roula sur terre. Sigognac, avec une courtoisie parfaite, s’arrĂȘta aussitĂŽt, quoiqu’il pĂ»t doubler le coup sans manquer aux conventions du duel, qui ne devait pas s’arrĂȘter au premier sang. Il appuya la pointe de sa lame en terre, mit la main gauche sur la hanche et parut attendre les volontĂ©s de son adversaire. Mais Vallombreuse, Ă  qui, sur un geste d’acquiescement de Sigognac, Vidalinc remit l’épĂ©e en main, ne put la tenir et fit signe qu’il en avait assez. Sur quoi Sigognac et le marquis de BruyĂšres saluĂšrent le plus poliment du monde le duc de Vallombreuse et le chevalier de Vidalinc, et reprirent le chemin de la ville. XUNE TÊTE DANS UNE LUCARNELe duc de Vallombreuse fut assis avec prĂ©caution dans une chaise Ă  porteurs, le bras bandĂ© par le chirurgien et soutenu d’une Ă©charpe. Sa blessure, quoiqu’elle le mĂźt hors d’état de manier l’épĂ©e de quelques semaines, n’était point dangereuse ; sans lĂ©ser artĂšre ni nerf, la lame avait traversĂ© seulement les chairs. AssurĂ©ment sa plaie le faisait souffrir, mais son orgueil saignait bien davantage. Aussi, aux contractions lĂ©gĂšres que la douleur imprimait parfois aux sourcils noirs du jeune duc, se mĂȘlait une expression de rage froide, et sa main valide Ă©gratignait de ses doigts crispĂ©s le velours de la chaise. Souvent, pendant le trajet, il pencha sa tĂȘte pĂąle pour gourmander les porteurs, qui cependant marchaient de leur pas le plus Ă©gal, cherchant les endroits unis pour Ă©viter le moindre cahot, ce qui n’empĂȘchait pas le blessĂ© de les appeler butors, » et de leur promettre les Ă©triviĂšres, car ils le secouaient, disait-il, comme salade en panier. RentrĂ© chez lui, il ne voulut point se mettre au lit, et se coucha adossĂ© Ă  des carreaux sur une chaise longue, les pieds recouverts d’une courte-pointe de soie piquĂ©e qu’apporta Picard, le valet de chambre fort surpris et perplexe de voir revenir son maĂźtre navrĂ©, cas qui n’était point ordinaire, vu l’habiletĂ© Ă  l’escrime du jeune duc. Assis sur un pliant prĂšs de son ami, le chevalier de Vidalinc lui prĂ©sentait de quart d’heure en quart d’heure une cuillerĂ©e d’un cordial prescrit par le chirurgien. Vallombreuse gardait le silence, mais il Ă©tait visible qu’une sourde colĂšre bouillonnait en lui, malgrĂ© le calme qu’il affectait. Enfin son courroux dĂ©borda en ces paroles violentes Conçois-tu, Vidalinc, que cette maigre cigogne dĂ©plumĂ©e, envolĂ©e de la tour en ruine de son castel pour n’y pas mourir de faim, m’ait ainsi perforĂ© de son long bec ? moi, qui me suis mesurĂ© avec les plus fines lames du temps, et qui suis toujours revenu du prĂ© sans une Ă©gratignure, y laissant au contraire quelque galant pĂąmĂ© et tournant de l’Ɠil entre les bras de ses tĂ©moins ! — Les plus heureux et les plus adroits ont comme cela leurs jours de guignon, rĂ©pondit sentencieusement Vidalinc. Le visage de dame Fortune n’est pas toujours le mĂȘme ; tantĂŽt elle sourit et tantĂŽt fait la moue. Jusqu’à prĂ©sent, vous n’avez point eu Ă  vous plaindre d’elle, qui vous a mignotĂ© en son giron comme son enfant le plus cher. — N’est-il pas honteux, continua Vallombreuse en s’animant, que ce fantoche ridicule, que ce hobereau grotesque, qui reçoit des volĂ©es et gourmades sur les trĂ©teaux dans d’ignobles farces, ait eu raison du duc de Vallombreuse jusqu’alors invaincu ? Il faut que ce soit quelque gladiateur de profession cachĂ© dans la peau d’un saltimbanque. — Vous savez sa qualitĂ© vĂ©ritable dont le marquis de BruyĂšres se porte garant, fit Vidalinc ; toutefois, sa force nonpareille Ă  l’épĂ©e m’étonne, elle passe les habiletĂ©s connues. Girolamo ni Paraguante, les cĂ©lĂšbres maĂźtres d’armes, n’ont un jeu plus serrĂ©. Je l’ai bien observĂ© en cette rencontre, et nos plus fameux duellistes n’y feraient que blanchir. Il a fallu toute votre adresse et les leçons du Napolitain pour n’ĂȘtre point fĂ©ru griĂšvement. Votre dĂ©faite est encore une victoire. Marcilly et Duportal, qui pourtant se piquent d’escrime, et comptent parmi les bonnes lames de la ville, seraient, Ă  n’en douter pas, restĂ©s sur le terrain avec un semblable adversaire. — Il me tarde que ma blessure soit fermĂ©e, reprit le duc aprĂšs un moment de silence, pour le provoquer de nouveau et prendre ma revanche. — Ce serait une entreprise hasardeuse et que je ne vous conseillerais point, dit le chevalier ; il pourrait vous rester au bras quelque faiblesse qui diminuerait vos chances de victoire. Ce Sigognac est un antagoniste redoutable auquel il ne faut pas se frotter imprudemment. Il connaĂźt maintenant votre jeu, et l’assurance que donne un premier avantage doublera ses forces. L’honneur est satisfait de la sorte, la rencontre a Ă©tĂ© sĂ©rieuse. Restez-en lĂ . » Vallombreuse intĂ©rieurement sentait la justesse de ces raisons. Il avait lui-mĂȘme assez Ă©tudiĂ© l’escrime, oĂč il croyait exceller, pour comprendre que son Ă©pĂ©e, quelque habile qu’elle fĂ»t, n’atteindrait point la poitrine de Sigognac dĂ©fendue par cette garde impĂ©nĂ©trable contre laquelle s’étaient brisĂ©s tous ses efforts. Il s’avouait, bien qu’il s’en indignĂąt, cette Ă©tonnante supĂ©rioritĂ©. Il Ă©tait mĂȘme contraint de dire tout bas que le Baron, ne voulant pas le tuer, lui avait fait prĂ©cisĂ©ment une blessure qui le mettait hors de combat. Cette magnanimitĂ©, dont un caractĂšre moins orgueilleux eĂ»t Ă©tĂ© touchĂ©, irritait sa superbe et envenimait ses ressentiments. Être vaincu ! une semblable idĂ©e le forcenait. Il acquiesça en apparence aux conseils de son ami, mais Ă  l’air sombre et farouche de son visage on eĂ»t pu deviner que quelque noir projet de vengeance s’ébauchait dĂ©jĂ  dans sa cervelle, projet qui voulait ĂȘtre couvĂ© par la rancune pour ĂȘtre menĂ© Ă  bien. Je ferai maintenant belle figure devant Isabelle, dit-il en s’efforçant de rire, mais il riait jaune, avec ce bras transpercĂ© par son galant. Cupidon invalide ne rĂ©ussit guĂšre prĂšs des GrĂąces. — Oubliez cette ingrate, fit Vidalinc. AprĂšs tout, elle ne pouvait prĂ©voir qu’un duc aurait le caprice de s’enamourer d’elle. Reprenez cette bonne Corisande qui vous aime de toute son Ăąme et pleure des heures entiĂšres Ă  votre porte comme un chien renvoyĂ©. — Ne prononce pas ce nom, Vidalinc, s’écria le duc, si tu veux que nous restions amis. Ces lĂąches tendresses, qu’aucun outrage ne rebute, me dĂ©goĂ»tent et m’excĂšdent. Il me faut des froideurs hautaines, des fiertĂ©s rebelles, des vertus imprenables ! Comme elle me semble adorable et charmante cette dĂ©daigneuse Isabelle ! Comme je lui sais grĂ© de mĂ©priser mon amour qui sans doute serait dĂ©jĂ  passĂ© s’il eĂ»t Ă©tĂ© accueilli ! Certes, elle ne doit point avoir une Ăąme basse et commune, pour refuser, en sa condition, les avances d’un seigneur qui la distingue et qui n’est pas mal fait de sa personne, s’il faut en croire les dames de la ville. Il entre dans ma passion une sorte d’estime que je n’ai pas l’habitude d’accorder aux femmes ; mais comment Ă©carter ce damnĂ© gentillĂątre, ce Sigognac de malheur que le diable confonde ? — La chose ne sera pas aisĂ©e, dit Vidalinc, Ă  prĂ©sent qu’il est sur ses gardes. Mais quand mĂȘme on parviendrait Ă  le supprimer, il resterait toujours l’amour d’Isabelle Ă  son endroit, et vous savez mieux que personne, pour en avoir maintes fois souffert, combien les femmes ont le sentiment tĂȘtu. — Oh ! si je pouvais tuer le Baron, continua Vallombreuse que les arguments du chevalier ne convainquaient point, j’aurais bientĂŽt rĂ©duit la donzelle malgrĂ© ses airs de prude et de vertueuse. Rien ne s’oublie plus vite qu’un galant dĂ©funt. » Ce n’était point l’avis du chevalier de Vidalinc, mais il ne jugea pas Ă  propos d’entamer sur ce sujet une controverse qui eĂ»t pu aigrir l’humeur irritable de Vallombreuse. GuĂ©rissez-vous d’abord et nous aviserons ensuite ; ces discours vous fatiguent. TĂąchez de prendre quelque repos et de ne point vous tracasser ainsi ; le chirurgien me tancerait et me taxerait de mauvais garde-malade si je ne vous recommandais la tranquillitĂ© tant d’esprit que de corps. » Le blessĂ©, se rendant Ă  cette observation, se tut, ferma les yeux et ne tarda pas Ă  s’endormir. Sigognac et le marquis de BruyĂšres Ă©taient tranquillement revenus Ă  l’hĂŽtel des Armes de France, oĂč, en gentilshommes discrets, ils ne sonnĂšrent mot du duel ; mais les murailles qu’on dit avoir des oreilles ont aussi des yeux elles voient pour le moins aussi bien qu’elles entendent. Dans ce lieu solitaire en apparence, plus d’un regard inquisiteur Ă©piait les diverses fortunes du combat. L’oisivetĂ© de la province fait naĂźtre beaucoup de ces mouches invisibles ou peu remarquĂ©es qui voltigent aux endroits oĂč il doit se passer quelque chose, et qui, bourdonnant des ailes, vont ensuite en rĂ©pandre la notice partout. À son dĂ©jeuner, tout Poitiers savait dĂ©jĂ  que le duc de Vallombreuse avait Ă©tĂ© blessĂ© en une rencontre par un adversaire inconnu. Sigognac, vivant fort retirĂ© Ă  l’hĂŽtel, n’avait montrĂ© au public que son masque et non sa figure. Ce mystĂšre irritait fort la curiositĂ©, et les imaginations travaillaient avec activitĂ© pour dĂ©couvrir le nom du vainqueur. Il est inutile de rapporter les suppositions bizarres qui se firent. Chacun construisait laborieusement la sienne, s’étayant des inductions les plus frivoles et les plus ridicules, mais personne n’eut l’idĂ©e incongrue que le vĂ©ritable triomphateur fĂ»t le capitaine Fracasse, dont on avait tant ri la veille. Un duel entre un seigneur de cette qualitĂ© et un baladin eĂ»t semblĂ© chose par trop Ă©norme et trop monstrueuse pour que le soupçon en pĂ»t naĂźtre. Plusieurs gens du beau monde envoyĂšrent Ă  l’hĂŽtel Vallombreuse pour savoir des nouvelles du duc, comptant tirer quelque indice de l’indiscrĂ©tion ordinaire des valets ; mais les valets restĂšrent taciturnes comme des muets du sĂ©rail par la bonne raison qu’ils n’avaient rien Ă  dire. Vallombreuse, pour sa richesse, sa hauteur, sa beautĂ© et ses succĂšs prĂšs des femmes, excitait bien des haines jalouses qui n’osaient se produire ouvertement, mais dont sa dĂ©faite flattait la malignitĂ© obscure. C’était le premier Ă©chec qu’il subissait, et tous ceux que son arrogance avait froissĂ©s se rĂ©jouissaient de ce coup portĂ© au plus tendre de son amour-propre. Ils ne tarissaient pas, quoiqu’ils ne l’eussent point vu, sur la bravoure, adresse et grande mine de l’adversaire. Les dames, qui avaient toutes plus ou moins Ă  se plaindre des procĂ©dĂ©s du jeune duc Ă  leur endroit, car il Ă©tait de ces sacrificateurs dont le mĂ©chant caprice souille l’autel oĂč ils ont brĂ»lĂ© de l’encens, se sentaient pleines d’enthousiasme pour celui qui vengeait leurs affronts secrets. Elles l’eussent volontiers couronnĂ© de lauriers et de myrtes nous exceptons du nombre la tendre Corisande, qui pensa devenir folle Ă  cette nouvelle, pleura publiquement, et, au risque des plus dures rebuffades, parvint Ă  forcer la consigne et Ă  voir non pas le duc, trop bien gardĂ© pour cela, mais le chevalier de Vidalinc, plus doux et pitoyable, lequel eut grand’peine Ă  rassurer cette amante plus sensible qu’il ne fallait aux malheurs d’un ingrat. Cependant, comme rien en ce globe terraquĂ© et sublunaire ne peut rester cachĂ©, l’on sut de maĂźtre Bilot, qui le tenait de Jacques, le valet du marquis, prĂ©sent Ă  l’entretien de Sigognac et de son maĂźtre au souper de Zerbine, que le hĂ©ros inconnu, vainqueur du jeune duc de Vallombreuse, Ă©tait Ă  n’en pas douter le capitaine Fracasse, ou pour mieux dire un baron engagĂ© par amour dans la troupe ambulante d’HĂ©rode. Quant au nom, Jacques l’avait oubliĂ©. C’était un nom qui finissait en gnac, dĂ©sinence commune au pays de Gascogne, mais il Ă©tait sĂ»r de la qualitĂ©. Cette histoire vraie, quoique romanesque, eut beaucoup de succĂšs dans Poitiers. On s’intĂ©ressa Ă  ce gentilhomme si brave et si bonne lame, et, quand au théùtre parut le capitaine Fracasse, des applaudissements prolongĂ©s tĂ©moignĂšrent, mĂȘme avant qu’il eĂ»t ouvert la bouche, de la faveur qu’on lui portait. Des dames, parmi les plus grandes et les plus huppĂ©es, ne craignirent pas d’agiter leurs mouchoirs. Il y eut aussi pour Isabelle des claquements de mains plus sonores qu’à l’ordinaire qui faillirent embarrasser cette jeune personne et lui firent monter aux joues, sous le fard, le naturel incarnat de la pudeur. Sans interrompre son rĂŽle, elle rĂ©pondit Ă  ces marques de faveur par une rĂ©vĂ©rence modeste et une gracieuse inclinaison de tĂȘte. HĂ©rode se frottait les mains de joie, et sa large face blĂȘme s’épanouissait comme une pleine lune, car la recette Ă©tait superbe et la caisse risquait de crever par suite d’une plĂ©thore monĂ©taire, tout le monde ayant voulu voir ce fameux capitaine Fracasse, acteur et gentilhomme, que n’effrayaient ni bĂątons ni Ă©pĂ©es, et qui ne craignait pas, valeureux champion de la beautĂ©, de se mesurer avec un duc, terreur des plus braves. Blazius, lui, n’augurait rien de bon de ce triomphe ; il redoutait, non sans raison, l’humeur vindicative de Vallombreuse qui trouverait bien moyen de prendre sa revanche et de jouer quelque mauvais tour Ă  la troupe. Les pots de terre devaient, disait-il, Ă©viter, encore qu’ils n’eussent pas Ă©tĂ© rompus au premier choc, de se heurter aux pots de fer, le mĂ©tal Ă©tant plus dur que l’argile. Sur quoi HĂ©rode, confiant en l’appui de Sigognac et du marquis, l’appelait poltron, trembleur et claquedents. Si le Baron n’eĂ»t Ă©tĂ© Ă©pris sincĂšrement d’Isabelle, il eĂ»t pu lui faire aisĂ©ment une infidĂ©litĂ© et mĂȘme deux, car plus d’une beautĂ© lui souriait d’un air fort tendre, malgrĂ© son costume extravagant, son nez de carton enluminĂ© de cinabre, et son rĂŽle ridicule qui ne prĂȘtait point aux illusions romanesques. Le succĂšs de LĂ©andre en fut mĂȘme compromis. En vain il faisait belle jambe, se rengorgeait comme un pigeon pattu, tournait du doigt les boucles de sa perruque, montrait son solitaire et dĂ©couvrait ses dents jusqu’aux gencives ; il ne produisait plus d’effet, et il eĂ»t pensĂ© enrager de dĂ©pit, si la Dama tapada n’eĂ»t Ă©tĂ© Ă  son poste, le couvant du regard, rĂ©pondant aux clins d’yeux qu’il lui adressait par de petits coups d’éventail sur le bord de la loge et autres signes d’intelligence amoureuse. Sa rĂ©cente bonne fortune versait du baume sur cette petite plaie d’amour-propre, et les plaisirs que la nuit lui promettait le consolaient de ne pas ĂȘtre l’astre de la soirĂ©e. Les comĂ©diens revinrent Ă  l’auberge, et Sigognac reconduisit Isabelle jusqu’à sa chambre, oĂč la jeune actrice, contre son habitude, le laissa entrer. Une femme de chambre alluma une chandelle, remit du bois au feu, et se retira discrĂštement. Quand la portiĂšre fut retombĂ©e, Isabelle prit la main de Sigognac qu’elle serra avec plus de force qu’on n’aurait pu en supposer Ă  ces doigts frĂȘles et dĂ©licats, et d’un ton de voix que l’émotion altĂ©rait, elle lui dit Jurez de ne plus vous battre pour moi. Jurez-le, si vous m’aimez comme vous le dites. — C’est un serment que je ne puis faire, dit le Baron ; si quelque audacieux ose vous manquer de respect, je le chĂątierai, certes, comme je le dois, fĂ»t-il duc, fĂ»t-il prince. — Songez, reprit Isabelle, que je ne suis qu’une pauvre comĂ©dienne, exposĂ©e aux affronts du premier venu. L’opinion du monde, trop justifiĂ©e, hĂ©las ! par les mƓurs du théùtre, est que toute actrice se double d’une courtisane. Quand une femme a mis le pied sur les planches, elle appartient au public ; les regards avides dĂ©taillent ses charmes, scrutent ses beautĂ©s, et l’imagination s’en empare comme d’une maĂźtresse. Chacun, parce qu’il la connaĂźt, croit en ĂȘtre connu, et, s’il est admis dans les coulisses, Ă©tonne sa pudeur par la brusquerie d’aveux qu’elle n’a point provoquĂ©s. Est-elle sage ? on prend sa vertu pour simagrĂ©e pure ou calcul intĂ©ressĂ©. Ce sont choses qu’il faut souffrir puisqu’on ne peut les changer. DĂ©sormais fiez-vous Ă  moi pour repousser par un maintien rĂ©servĂ©, une parole brĂšve, un air froid, les impertinences des seigneurs, des robins et des fats de toutes sortes qui se penchent sur ma toilette ou grattent du peigne, entre les actes, Ă  la porte de ma loge. Un coup de busc sec sur les doigts qui s’émancipent vaut bien un coup de votre rapiĂšre. — Permettez-moi de croire, charmante Isabelle, dit Sigognac, que l’épĂ©e du galant homme peut appuyer Ă  propos le busc de l’honnĂȘte femme, et ne me retirez pas cet emploi d’ĂȘtre votre champion et chevalier. » Isabelle tenait toujours la main de Sigognac, et fixait sur lui ses yeux bleus pleins de caresses et de supplications muettes pour arracher le serment dĂ©sirĂ© ; mais le Baron ne l’entendait pas de cette oreille-lĂ , il Ă©tait intraitable comme un hidalgo sur le point d’honneur, et il eĂ»t bravĂ© mille morts plutĂŽt que de souffrir qu’on manquĂąt de respect Ă  sa maĂźtresse ; il voulait qu’Isabelle, sur les planches, fĂ»t estimĂ©e comme une duchesse en un salon. Voyons, promettez-moi, fit la jeune comĂ©dienne, de ne plus vous exposer ainsi pour de frivoles motifs. Oh ! dans quelle inquiĂ©tude et quelle angoisse j’ai attendu votre retour ! je savais que vous alliez vous battre contre ce duc, dont chacun ne parle qu’avec terreur. Zerbine m’avait tout contĂ©. MĂ©chant que vous ĂȘtes, me torturer le cƓur de la sorte ! Ces hommes, ils ne songent guĂšre aux pauvres femmes quand leur orgueil est en jeu ; ils vont sans entendre les sanglots, sans voir les larmes, sourds, aveugles, fĂ©roces. Savez-vous que si vous aviez Ă©tĂ© tuĂ©, je serais morte ? » Les pleurs qui brillaient dans les yeux d’Isabelle Ă  l’idĂ©e seule du danger que Sigognac avait couru, et le tremblement nerveux de sa voix montraient que la douce crĂ©ature disait vrai. TouchĂ© plus qu’on ne saurait dire de cette passion sincĂšre, le baron de Sigognac, enveloppant la taille d’Isabelle de sa main restĂ©e libre, l’attira sur sa poitrine sans qu’elle fĂźt rĂ©sistance, et ses lĂšvres effleurĂšrent le front penchĂ© de la jeune femme, dont il sentait contre son cƓur la respiration haletante. Ils restĂšrent ainsi quelques minutes silencieux, dans une extase qu’un amant moins respectueux que Sigognac eĂ»t sans doute mise Ă  profit, mais il lui rĂ©pugnait d’abuser de ce chaste abandon produit par la douleur. Consolez-vous, chĂšre Isabelle, dit-il d’une voix tendrement enjouĂ©e, je ne suis pas mort, et j’ai mĂȘme blessĂ© mon adversaire quoiqu’il passe pour assez bon duelliste. — Je sais que vous ĂȘtes un brave cƓur et une main ferme, reprit Isabelle, aussi je vous aime et ne crains pas de vous le dire, sĂ»re que vous respecterez ma franchise et n’en tirerez point avantage. Quand je vous ai vu si triste et si abandonnĂ© en ce chĂąteau lugubre oĂč se fanait votre jeunesse, je me suis senti une tendre et mĂ©lancolique pitiĂ© Ă  votre endroit. Le bonheur ne me sĂ©duit pas, son Ă©clat m’effarouche. Heureux, vous m’auriez fait peur. Dans cette promenade au jardin, oĂč vous Ă©cartiez les ronces devant moi, vous m’avez cueilli une petite rose sauvage, seul cadeau que vous pussiez me faire ; j’y ai laissĂ© tomber une larme avant de la mettre dans mon sein, et, silencieusement, je vous ai donnĂ© mon Ăąme en Ă©change. » En entendant ces douces paroles, Sigognac voulut baiser les belles lĂšvres qui les avaient dites ; mais Isabelle se dĂ©gagea de son Ă©treinte sans pruderie farouche, mais avec cette fermetĂ© modeste qu’un galant homme ne doit pas contrarier. Oui, je vous aime, continua-t-elle, mais ce n’est pas Ă  la façon des autres femmes ; j’ai votre gloire pour but et non mon plaisir. Je veux bien qu’on me croie votre maĂźtresse, c’est le seul motif qui puisse excuser votre prĂ©sence parmi cette troupe de baladins. Qu’importent les mĂ©chants propos pourvu que je garde ma propre estime et que je me sache vertueuse ? Une tache me ferait mourir. C’est sans doute le sang noble que j’ai dans les veines qui m’inspire ces fiertĂ©s, bien ridicules, n’est-ce pas ? chez une comĂ©dienne, mais je suis faite ainsi. » Bien que timide, Sigognac Ă©tait jeune. Ces charmants aveux qui n’eussent rien appris Ă  un fat, le remplissaient d’une ivresse dĂ©licieuse et le troublaient au dernier point. Une vive rougeur montait Ă  ses joues ordinairement si pĂąles ; il lui semblait que des flammes passaient devant ses yeux ; les oreilles lui tintaient et il sentait jusque dans sa gorge les palpitations de son cƓur. Certes, il ne mettait point en doute la vertu d’Isabelle, mais il croyait qu’un peu d’audace triompherait de ses scrupules ; il avait entendu dire que l’heure du berger une fois sonnĂ©e ne revient plus. La jeune fille Ă©tait lĂ  devant lui dans toute la gloire de sa beautĂ©, rayonnante, lumineuse pour ainsi dire, Ăąme visible, ange debout sur le seuil du paradis d’amour ; il fit quelques pas vers elle et l’entoura de ses bras avec une ardeur convulsive. Isabelle n’essaya pas de lutter ; mais, se penchant en arriĂšre pour Ă©viter les baisers du jeune homme, elle fixa sur lui un regard plein de reproche et de douleur. De ses beaux yeux bleus jaillirent des larmes pures, vraies perles de chastetĂ© qui roulĂšrent le long de ses joues subitement dĂ©colorĂ©es jusque sur les lĂšvres de Sigognac ; un sanglot comprimĂ© gonfla sa poitrine, et tout son corps s’affaissa comme si elle eĂ»t Ă©tĂ© prĂšs de s’évanouir. Le Baron Ă©perdu la posa sur un fauteuil et, s’agenouillant devant elle, lui prit les mains qu’elle lui abandonnait, implorant son pardon, s’excusant sur une fougue de jeunesse, sur un moment de vertige dont il se repentait et qu’il expierait par la soumission la plus parfaite. Vous m’avez fait bien mal, dit enfin Isabelle avec un soupir. J’avais tant de confiance en votre dĂ©licatesse ! l’aveu de mon amour eĂ»t dĂ» vous suffire et vous faire comprendre par sa franchise mĂȘme que j’étais rĂ©solue Ă  n’y point cĂ©der. J’aurais cru que vous m’auriez laissĂ© vous aimer Ă  ma fantaisie sans inquiĂ©ter ma tendresse par des transports vulgaires. Vous m’avez ĂŽtĂ© cette sĂ©curitĂ© ; je ne doute pas de votre parole, mais je n’ose plus Ă©couter mon cƓur. Il m’était cependant si doux de vous voir, de vous entendre, de suivre vos pensĂ©es dans vos yeux ! C’étaient vos peines que je souhaitais partager, laissant les plaisirs Ă  d’autres. Parmi tous ces hommes grossiers, libertins, dissolus, il en est un, me disais-je, qui croit Ă  la pudeur et sait respecter ce qu’il aime. J’avais fait ce rĂȘve, moi fille de théùtre, poursuivie sans cesse par une odieuse galanterie, d’avoir une affection pure. Je ne demandais qu’à vous conduire jusqu’au seuil du bonheur et Ă  rentrer ensuite au fond de mon ombre. Vous voyez que je n’étais pas bien exigeante. — Adorable Isabelle, chaque mot que vous dites, s’écria Sigognac, me fait sentir davantage mon indignitĂ© ; j’ai mĂ©connu ce cƓur d’ange ; je devrais baiser la trace de vos pas. Mais ne craignez plus rien de moi ; l’époux saura contenir les fougues de l’amant. Je n’ai que mon nom ; il est pur et sans tache comme vous. Je vous l’offre si vous daignez l’accepter. » Sigognac Ă©tait toujours Ă  genoux devant Isabelle Ă  ces mots la jeune fille se baissa vers lui et, lui prenant la tĂȘte avec un mouvement de passion dĂ©lirant, elle imprima sur les lĂšvres du Baron un baiser rapide ; puis, se levant, elle fit quelques pas dans la chambre. Vous serez ma femme, dit Sigognac, enivrĂ© au contact de cette bouche fraĂźche comme une fleur, ardente comme une flamme. — Jamais, jamais, rĂ©pondit Isabelle avec une exaltation extraordinaire ; je me montrerai digne d’un tel honneur en le refusant. Oh, mon ami, en quel ravissement cĂ©leste nage mon Ăąme ! Vous m’estimez donc ? vous oseriez donc me conduire la tĂȘte haute dans ces salles oĂč sont les portraits de vos aĂŻeux, dans cette chapelle oĂč est le tombeau de votre mĂšre ? Je supporterais sans crainte le regard des morts qui savent tout, et la couronne virginale ne mentirait pas sur mon front ! — Eh quoi ! s’écria le Baron, vous dites que vous m’aimez et vous ne voulez m’accepter ni comme amant, ni comme mari ? — Vous m’avez offert votre nom, cela me suffit. Je vous le rends, aprĂšs l’avoir gardĂ© une minute dans mon cƓur. Un instant j’ai Ă©tĂ© votre femme et je ne serai jamais Ă  un autre. Tout le temps que je vous embrassais, j’ai dit oui en moi-mĂȘme. Je n’avais pas droit Ă  tant de bonheur sur terre. Pour vous, ami cher, ce serait une grande faute d’embarrasser votre fortune d’une pauvre comĂ©dienne comme moi, Ă  qui l’on reprocherait toujours sa vie de théùtre quoique honorable et pure. Les mines froides et compassĂ©es dont les grandes dames m’accueilleraient vous feraient souffrir, et vous ne pourriez provoquer ces mĂ©chantes en duel. Vous ĂȘtes le dernier d’une noble race, et vous avez pour devoir de relever votre maison, abattue par le sort adverse. Lorsque d’un coup d’Ɠil tendre je vous ai dĂ©cidĂ© Ă  quitter votre manoir, vous songiez Ă  quelque amourette et galanterie c’était bien naturel ; moi, devançant l’avenir, je pensais Ă  tout autre chose. Je vous voyais revenant de la cour, en habit magnifique, avec quelque bel emploi. Sigognac reprenait son ancien lustre ; en idĂ©e j’arrachais le lierre des murailles, je recoiffais d’ardoise les vieilles tours, je relevais les pierres tombĂ©es, je remettais les vitres aux fenĂȘtres, je redorais les cigognes effacĂ©es de votre blason, et, vous ayant menĂ© jusqu’aux limites de vos domaines, je disparaissais en Ă©touffant un soupir. — Votre rĂȘve s’accomplira, noble Isabelle, mais non pas tel que vous le dites, le dĂ©noĂ»ment en serait trop triste. C’est vous qui la premiĂšre, votre main dans ma main, franchirez ce seuil d’oĂč les ronces de l’abandon et de la mauvaise fortune auront disparu. — Non, non, ce sera quelque belle, noble et riche hĂ©ritiĂšre, digne de vous en tous points, que vous pourrez montrer avec orgueil Ă  vos amis, et dont nul ne dira avec un mauvais sourire Je l’ai sifflĂ©e ou applaudie Ă  tel endroit. » — C’est une cruautĂ© de se montrer si adorable et si parfaite en vous dĂ©sespĂ©rant, dit Sigognac ; ouvrir le ciel et le fermer, rien de plus barbare. Mais je flĂ©chirai cette rĂ©solution. — Ne l’essayez pas, reprit Isabelle avec une fermetĂ© douce, elle est immuable. Je me mĂ©priserais en y renonçant. Contentez-vous donc d’un amour le plus pur, le plus vrai, le plus dĂ©vouĂ© qui ait jamais fait battre le cƓur d’une femme, mais ne prĂ©tendez pas autre chose. Cela est donc bien pĂ©nible, ajouta-t-elle en souriant, d’ĂȘtre adorĂ© d’une ingĂ©nue que plusieurs ont le mauvais goĂ»t de trouver charmante ? Vallombreuse lui-mĂȘme en serait fier ! — Se donner et se refuser si complĂštement, mettre dans la mĂȘme coupe cette douceur et cette amertume, ce miel et cette absinthe, il n’y avait que vous qui fussiez capable d’un pareil contraste. — Oui, je suis une fille bizarre, reprit Isabelle, je tiens de ma mĂšre en cela ; mais comme je suis il faut me prendre. Si vous insistiez et me tourmentiez, je saurais bien me dĂ©rober en quelque asile oĂč vous ne me trouveriez jamais. Ainsi c’est convenu ; et comme il se fait tard, allez en votre chambre et m’accommodez ces vers d’un rĂŽle qui ne vont ni Ă  ma figure ni Ă  mon caractĂšre dans la piĂšce que nous devons jouer prochainement. Je suis votre petite amie, soyez mon grand poĂ«te. » En disant cette phrase, Isabelle cherchait au fond d’un tiroir un rouleau nouĂ© d’une faveur rose qu’elle remit au baron de Sigognac. Maintenant, embrassez-moi et partez, dit-elle en lui tendant la joue. Vous allez travailler pour moi, et tout labeur mĂ©rite salaire. » De retour chez lui, Sigognac fut longtemps Ă  se remettre de l’émotion que lui avait causĂ©e cette scĂšne. Il Ă©tait Ă  la fois dĂ©solĂ© et ravi, radieux et sombre, au ciel et dans l’enfer. Il riait et pleurait, en proie aux sentiments les plus tumultueux et les plus contradictoires ; la joie d’ĂȘtre aimĂ© d’une si belle personne et d’un si noble cƓur le faisait exulter, et la certitude de n’en rien obtenir jamais le jetait dans un accablement profond. Peu Ă  peu ces folles vagues s’apaisĂšrent et le calme lui revint. Sa pensĂ©e reprit une Ă  une pour les commenter les phrases d’Isabelle, et le tableau du chĂąteau de Sigognac reconstruit qu’elle avait Ă©voquĂ© se prĂ©senta Ă  son imagination Ă©chauffĂ©e avec les couleurs les plus vives et les plus fortes. Il eut tout Ă©veillĂ© comme une sorte de rĂȘve La façade du castel rayonnait blanche au soleil, et les girouettes dorĂ©es Ă  neuf brillaient sur le fond du ciel bleu. Pierre, revĂȘtu d’une riche livrĂ©e, debout entre Miraut et BĂ©elzĂ©buth sous la porte armoriĂ©e, attendait son maĂźtre. Des cheminĂ©es si longtemps Ă©teintes montaient de joyeuses fumĂ©es, montrant que le chĂąteau Ă©tait peuplĂ© par une domesticitĂ© nombreuse et que l’abondance y Ă©tait revenue. Il se voyait lui-mĂȘme vĂȘtu d’un habit aussi galant que magnifique dont les broderies scintillaient et papillotaient, menant vers le manoir de ses ancĂȘtres Isabelle qui portait un costume de princesse blasonnĂ© d’armoiries dont les Ă©maux et les couleurs semblaient appartenir Ă  une des plus grandes maisons de France. Une couronne ducale brillait sur son front. Mais la jeune femme n’en paraissait pas plus fiĂšre. Elle gardait son air tendre et modeste et tenait Ă  la main la petite rose, prĂ©sent de Sigognac, auquel le temps n’avait rien fait perdre de sa fraĂźcheur, et tout en marchant elle en respirait le parfum. Quand le jeune couple s’approcha du chĂąteau, un vieillard de l’aspect le plus vĂ©nĂ©rable et le plus majestueux, sur la poitrine duquel Ă©tincelaient plusieurs ordres, et dont la physionomie Ă©tait totalement inconnue Ă  Sigognac, fit quelques pas hors du porche comme pour souhaiter la bienvenue aux jeunes Ă©poux. Mais ce qui surprit fort le Baron, c’est que prĂšs du vieillard se tenait un jeune homme de la plus fiĂšre tournure dont il ne distinguait d’abord pas bien les traits, mais qui bientĂŽt lui parut ĂȘtre le duc de Vallombreuse. Le jeune homme lui souriait amicalement et n’avait plus son expression hautaine. Les tenanciers criaient Vive Isabelle, vive Sigognac », avec les dĂ©monstrations de la joie la plus vive. À travers le tumulte des acclamations, une fanfare de chasse se fit entendre ; bientĂŽt du milieu d’un taillis dĂ©boucha sur la clairiĂšre, cravachant son palefroi rebelle, une amazone dont les traits ressemblaient beaucoup Ă  ceux d’Yolande. Elle flatta de la main le col de son cheval, le mit Ă  une allure plus modĂ©rĂ©e, et passa lentement devant le manoir Sigognac suivait, malgrĂ© lui, des yeux la superbe chasseresse dont la jupe de velours s’enflait comme une aile, mais plus il la regardait, plus la vision pĂąlissait et se dĂ©colorait. Elle prenait des diaphanĂ©itĂ©s d’ombre, et Ă  travers ses contours presque effacĂ©s on distinguait plusieurs dĂ©tails du paysage. Yolande s’évanouissait comme un souvenir confus devant la rĂ©alitĂ© d’Isabelle. Le vrai amour faisait envoler les premiers rĂȘves de l’adolescence. En effet, dans ce manoir ruinĂ©, oĂč les yeux n’avaient Ă  se repaĂźtre que du spectacle de la dĂ©solation et de la misĂšre, le Baron avait vĂ©cu, morne, somnolent, inanimĂ©, plus semblable Ă  une ombre qu’à un homme, jusqu’au jour de sa premiĂšre rencontre avec Yolande de Foix en chasse sur la lande dĂ©serte. Il n’avait encore vu que des paysannes cuites par le hĂąle, que des bergĂšres crottĂ©es, des femelles et non des femmes ; il garda de cette vision un Ă©blouissement comme ceux qui contemplent le soleil. Toujours il voyait danser devant ses yeux, mĂȘme quand il les fermait, cette figure radieuse qui lui semblait appartenir Ă  une autre sphĂšre. Yolande, il est vrai, Ă©tait incomparablement belle et bien faite pour fasciner de plus usagĂ©s qu’un pauvre hobereau se promenant sur un bidet Ă©tique dans les habits trop larges de son pĂšre. Mais, au sourire provoquĂ© par son accoutrement grotesque, Sigognac avait senti combien il lui serait ridicule de nourrir la moindre espĂ©rance Ă  l’endroit de cette insolente beautĂ©. Il Ă©vitait Yolande, ou s’arrangeait pour la voir sans en ĂȘtre aperçu, derriĂšre quelque haie ou tronc d’arbre sur les chemins qu’elle avait l’habitude de prendre avec sa suite de galants qu’en son mĂ©pris de soi-mĂȘme il trouvait tous cruellement beaux, merveilleusement vĂȘtus, superbement aimables. Ces jours-lĂ , le cƓur enfiellĂ© d’une amĂšre tristesse, il revenait au chĂąteau, pĂąle, dĂ©fait, abattu, comme un homme qui relĂšve de maladie, et il restait silencieux des heures entiĂšres, assis, le menton dans la main, Ă  l’angle de la cheminĂ©e. L’apparition d’Isabelle au chĂąteau avait donnĂ© un but Ă  ce vague besoin d’aimer qui tourmente la jeunesse et dans l’oisivetĂ© s’attache Ă  des chimĂšres. Les grĂąces, la douceur, la modestie de la jeune comĂ©dienne avaient touchĂ© Sigognac au plus tendre de l’ñme, et il l’aimait rĂ©ellement beaucoup. Elle avait guĂ©ri la blessure faite par le mĂ©pris d’Yolande. Sigognac, aprĂšs s’ĂȘtre laissĂ© aller Ă  ces rĂȘvasseries fantasmagoriques, se tança de sa paresse et parvint, non sans peine, Ă  fixer son attention sur la piĂšce qu’Isabelle lui avait confiĂ©e pour en retoucher quelques passages. Il retrancha certains vers qui ne congruaient pas Ă  la physionomie de la jeune comĂ©dienne, il en ajouta certains autres ; il refit la dĂ©claration d’amour du galant comme froide, prĂ©tentieuse, guindĂ©e et sentant son phĂ©bus. Celle qu’il substitua Ă©tait, certes, plus naturelle, plus passionnĂ©e, plus chaude ; il l’adressait, en idĂ©e, Ă  Isabelle mĂȘme. Ce travail l’amena fort tard dans la nuit, mais il s’en tira Ă  son avantage et satisfaction, et fut rĂ©compensĂ©, le lendemain, par un gracieux sourire d’Isabelle, qui se mit tout de suite Ă  apprendre les vers que son poĂ«te, comme elle l’appelait, avait arrangĂ©s. Ni Hardy, ni Tristan n’eussent mieux fait. À la reprĂ©sentation du soir, la foule fut encore plus considĂ©rable que la veille, et peu s’en fallut que le portier ne restĂąt Ă©touffĂ© dans la presse des spectateurs qui voulaient tous entrer en mĂȘme temps Ă  la comĂ©die, craignant, bien qu’ils eussent payĂ©, de n’y trouver place. La rĂ©putation du capitaine Fracasse, vainqueur de Vallombreuse, grandissait d’heure en heure et prenait des proportions chimĂ©riques et fabuleuses ; on lui eĂ»t attribuĂ© volontiers les travaux d’Hercule et les prouesses des douze pairs de la table ronde. Quelques jeunes gentilshommes, ennemis du duc, parlaient de rechercher l’amitiĂ© de ce vaillant gladiateur et de l’inviter Ă  faire carousse avec eux au cabaret, Ă  six pistoles par tĂȘte. Plus d’une dame mĂ©ditait un poulet, d’un tour galant, Ă  son adresse, et avait jetĂ© au feu cinq ou six brouillons mal venus. Bref, il Ă©tait Ă  la mode. On ne jurait plus que par lui. Il se souciait assez peu de ce succĂšs qui le tirait de l’obscuritĂ© oĂč il aurait voulu rester, mais il ne lui Ă©tait pas possible de s’y soustraire ; il fallait le subir ; un moment, il eut la fantaisie de se dĂ©rober et de ne point paraĂźtre en scĂšne. L’idĂ©e du dĂ©sespoir qu’en aurait le Tyran, tout Ă©merveillĂ© des Ă©normes recettes qu’il encaissait, l’empĂȘcha de le faire. Ces honnĂȘtes comĂ©diens, qui l’avaient secouru en sa misĂšre, ne devaient-ils pas profiter de la vogue inopinĂ©e dont il jouissait ? Aussi, se rĂ©signant Ă  son rĂŽle, il s’adapta son masque, boucla son ceinturon, drapa sa cape sur son Ă©paule et attendit que l’avertisseur lui vĂźnt dire que c’était son tour. Les recettes Ă©tant belles et la compagnie nombreuse, HĂ©rode, en directeur gĂ©nĂ©reux, avait fait doubler le luminaire, de sorte que la salle resplendissait d’un Ă©clat aussi vif qu’un spectacle de cour. Dans l’espĂ©rance de sĂ©duire le capitaine Fracasse, des dames de la ville s’étaient mises sous les armes, et comme on dit Ă  Rome, in fiocchi. Pas un diamant ne restait dans les Ă©crins, et tout cela brillait et scintillait sur des poitrines plus ou moins blanches, sur des tĂȘtes plus ou moins jolies, mais qu’animait un vif dĂ©sir de plaire. Une seule loge Ă©tait encore vide, la mieux placĂ©e, la plus en vue de la salle, et les yeux se tournaient curieusement de ce cĂŽtĂ©. Le peu d’empressement de ceux qui l’avaient louĂ©e Ă©tonnait les gentilshommes et bourgeois de Poitiers, Ă  leur poste depuis plus d’une heure. HĂ©rode, entre-bĂąillant le rideau, semblait attendre pour frapper les trois coups sacramentels que ces dĂ©daigneux arrivassent, car rien n’est maussade en les comĂ©dies comme ces tardives et trop fĂącheuses entrĂ©es de spectateurs, qui remuent leurs siĂšges, s’installent bruyamment et dĂ©tournent l’attention. Comme le rideau se levait, une jeune femme prit place dans la loge, et Ă  cĂŽtĂ© d’elle s’assit pĂ©niblement un seigneur ayant l’apparence vĂ©nĂ©rable et patriarcale. De longs cheveux blancs dont le bout se roulait en des boucles argentĂ©es tombaient des tempes encore bien garnies du vieux gentilhomme, tandis que le haut de la tĂȘte laissait voir un crĂąne Ă  tons ivoirins. Ces mĂšches accompagnaient des joues martelĂ©es de couleurs violentes qui prouvaient l’habitude de vivre au grand air et peut-ĂȘtre un culte rabelaisien de la dive bouteille. Les sourcils restĂ©s noirs et fort touffus ombrageaient des yeux dont l’ñge n’avait pas Ă©teint la vivacitĂ© et qui pĂ©tillaient encore par moments dans leurs cercles de rides brunes. Des moustaches et une royale auxquelles on eĂ»t pu appliquer cette Ă©pithĂšte de grifaigne que les vieux romans de gestes attribuent invariablement Ă  la barbe de Charlemagne, se hĂ©rissaient en virgules autour de sa bouche sensuelle et lippue un double menton rattachait sa figure Ă  son col replet, et l’apparence gĂ©nĂ©rale eĂ»t Ă©tĂ© assez commune sans le regard qui relevait tout cela et ne permettait pas de mettre en doute la qualitĂ© du personnage. Un collet en point de Venise se rabattait sur sa veste de brocart d’or, et son linge d’une blancheur Ă©blouissante soulevĂ© par un abdomen assez proĂ©minent dĂ©bordait et couvrait la ceinture d’un haut-de-chausses en velours tannĂ© ; un manteau de mĂȘme couleur, galonnĂ© d’or, jetĂ© nĂ©gligemment, se drapait au dos du siĂšge. Il Ă©tait facile de deviner en ce vieillard un oncle-chaperon, rĂ©duit Ă  l’état de duĂšgne par une niĂšce adorĂ©e malgrĂ© ses caprices ; on eĂ»t dit, Ă  les voir tous deux, elle, svelte et lĂ©gĂšre, lui, pesant et refrognĂ©, Diane menant en laisse un vieux lion demi-privĂ© qui eĂ»t aimĂ© mieux dormir en son antre qu’ĂȘtre ainsi promenĂ© de par le monde, mais qui cependant s’y rĂ©signe. Le costume de la jeune fille prouvait par son Ă©lĂ©gance la richesse et le rang de celle qui le portait. Une robe de vert glauque, de cette nuance que les blondes les plus sĂ»res de leur teint peuvent seules affronter, faisait valoir la blancheur neigeuse d’une poitrine chastement dĂ©couverte, et le col d’une transparence alabastrine jaillissait comme le pistil de la corolle d’une fleur, d’une collerette empesĂ©e et dĂ©coupĂ©e Ă  jour. La jupe, en toile d’argent, se glaçait de lumiĂšre, et des points brillants marquaient l’orient des perles qui bordaient la robe et le corsage. Les cheveux, imprĂ©gnĂ©s de rayons et tournĂ©s en petites boucles sur le front et les tempes, ressemblaient Ă  de l’or vivant ; pour les blasonner ce n’eĂ»t pas Ă©tĂ© trop d’une vingtaine de sonnets avec tous les concetti italiens et les agudezzas espagnoles. DĂ©jĂ  la salle entiĂšre Ă©tait Ă©blouie de cette beautĂ©, bien qu’elle n’eĂ»t pas encore ĂŽtĂ© son masque, mais ce qu’on en voyait rĂ©pondait du reste ; le menton dĂ©licat et pur, la coupe parfaite de la bouche dont les rougeurs de framboise gagnaient au voisinage du velours noir, l’ovale allongĂ©, gracieux et fin de la figure, la perfection idĂ©ale d’une mignonne oreille qu’on eĂ»t pu croire ciselĂ©e dans l’agate par Benvenuto Cellini, attestaient assez des charmes enviables des dĂ©esses mĂȘmes. BientĂŽt, incommodĂ©e sans doute par la chaleur de la salle ou peut-ĂȘtre voulant faire aux mortels une gĂ©nĂ©rositĂ© dont ils ne sont guĂšre dignes, la jeune dĂ©itĂ© ĂŽta l’odieux morceau de carton qui Ă©clipsait la moitiĂ© de sa splendeur. On vit alors ses yeux charmants dont les prunelles translucides brillaient comme des pierres de lazulite entre de longs cils d’or bruni, son nez, demi-grec, demi-aquilin, et ses joues nuancĂ©es d’un imperceptible carmin qui eĂ»t fait paraĂźtre terreux le teint de la plus fraĂźche rose. C’était Yolande de Foix. La jalousie des femmes se sentant menacĂ©es dans leurs succĂšs et rĂ©duites Ă  l’état de laiderons ou d’antiquailles l’avait bien reconnue avant qu’elle ne se fĂ»t dĂ©masquĂ©e. Promenant un regard tranquille sur la salle Ă©mue, Yolande s’accouda au rebord de la loge, la main appuyĂ©e contre la joue dans une pose qui eĂ»t fait la rĂ©putation d’un sculpteur et tailleur d’images, si un ouvrier, fĂ»t-il grĂ©geois ou romain, pouvait inventer une attitude de cette grĂące distraite et de cette Ă©lĂ©gance naturelle. Surtout, mon oncle, n’allez pas dormir, dit-elle Ă  demi-voix au vieux seigneur qui aussitĂŽt Ă©carquilla les yeux et se redressa sur son siĂšge, cela ne serait pas aimable pour moi, et contraire aux lois de l’ancienne galanterie que vous vantez toujours. — Soyez tranquille, ma niĂšce, quand les fadaises et billevesĂ©es que dĂ©bitent ces baladins dont les affaires m’intĂ©ressent fort peu, m’ennuieront par trop griĂšvement, je vous regarderai et soudain j’ouvrirai l’Ɠil clair comme basilic. » Pendant ces propos d’Yolande et de son oncle, le capitaine Fracasse, marchant comme une paire de ciseaux forcĂ©e, s’avançait jusque prĂšs des chandelles, roulant des yeux furibonds et faisant la mine la plus outrageuse et la plus outrecuidante du monde. Des applaudissements frĂ©nĂ©tiques Ă©clatĂšrent de toutes parts Ă  l’entrĂ©e de l’acteur favori, et l’attention se dĂ©tourna un moment d’Yolande. À coup sĂ»r, Sigognac n’était point vaniteux et son orgueil de gentilhomme mĂ©prisait ce mĂ©tier de baladin Ă  quoi la nĂ©cessitĂ© l’obligeait. Cependant nous ne voudrions pas affirmer que son amour-propre ne fĂ»t quelque peu chatouillĂ© de cette approbation chaude et bruyante. La gloire des histrions, gladiateurs, pantomimes, a parfois rendu jaloux des personnages haut situĂ©s, des empereurs romains et CĂ©sars, maĂźtres du monde qui ne dĂ©daignĂšrent point de disputer, dans le cirque ou sur le théùtre, des couronnes de chanteurs, mimes, lutteurs et cochers, quand ils en avaient dĂ©jĂ  tant d’autres sur le chef, tĂ©moin Ænobarbus NĂ©ro, pour ne parler que du plus cĂ©lĂšbre. Quand les battements de mains eurent cessĂ©, le capitaine Fracasse promena dans la salle ce regard que ne manque pas d’y jeter l’acteur pour s’assurer que les banquettes sont bien garnies et deviner l’humeur joyeuse ou farouche du public sur quoi il modĂšle son jeu, se donnant ou se refusant des libertĂ©s. Tout Ă  coup le Baron eut un Ă©blouissement ; les lumiĂšres s’élargirent comme des soleils, puis lui semblĂšrent devenues noires sur un fond lumineux. Les tĂȘtes des spectateurs qu’il dĂ©mĂȘlait confusĂ©ment Ă  ses pieds se fondirent en une espĂšce de brouillard informe. Une sueur brĂ»lante, aussitĂŽt glacĂ©e, le mouilla de la racine des cheveux au talon. Ses jambes plus molles que coton ployĂšrent sous lui, et il crut que le plancher du théùtre lui montait Ă  la ceinture. Sa bouche dessĂ©chĂ©e, aride, n’avait plus de salive ; un carcan de fer Ă©treignait sa gorge comme le garote espagnol fait d’un criminel, et de sa cervelle les mots qu’il devait prononcer s’envolaient effarĂ©s, tumultueux, se heurtant et s’enchevĂȘtrant comme des oiseaux qui fuient de leur cage ouverte. Sang-froid, contenance, mĂ©moire, tout Ă©tait parti Ă  la fois. On eĂ»t dit qu’un foudre invisible l’avait frappĂ©, et peu s’en fallut qu’il ne tombĂąt mort, le nez sur les chandelles. Il venait d’apercevoir Yolande de Foix, tranquille et radieuse en sa loge qui fixait sur lui ses beaux yeux pers ! Ô honte ! ĂŽ rage ! ĂŽ mauvais tour du sort ! ĂŽ contretemps par trop fĂącheux pour une Ăąme noble ! ĂȘtre vu, sous un accoutrement grotesque en cette fonction indigne et basse de divertir la canaille avec des grimaces par une dame si hautaine, si arrogante, si dĂ©daigneuse devant qui pour l’humilier et lui rabattre la superbe on n’eĂ»t voulu faire qu’actions magnanimes, hĂ©roĂŻques, surhumaines ! Et ne pouvoir se dĂ©rober, disparaĂźtre, s’engloutir dans les entrailles de la terre ! Sigognac eut un instant l’idĂ©e de s’enfuir, de s’élancer par la toile du fond en y faisant un trou avec sa tĂȘte comme avec une baliste ; mais il avait aux pieds ces semelles de plomb dont on prĂ©tend qu’usent certains coureurs en leurs exercices pour ĂȘtre plus lĂ©gers ensuite ; il ne pouvait se dĂ©tacher du plancher et il restait lĂ  Ă©perdu, bĂ©ant, stupide, au grand Ă©tonnement de Scapin, qui, s’imaginant que le capitaine Fracasse manquait de mĂ©moire, lui soufflait, Ă  voix basse, les premiers mots de la tirade. Le public crut que l’acteur, avant de commencer, dĂ©sirait une seconde salve d’applaudissements, et il se mit Ă  battre des mains, Ă  trĂ©pigner, Ă  faire le plus triomphant vacarme qu’on ait jamais ouĂŻ en un théùtre. Cela donna le temps Ă  Sigognac de reprendre ses esprits. Il fit un suprĂȘme effort de volontĂ© et rentra violemment dans la possession de ses moyens Ayons au moins la gloire de notre infamie, se dit-il en se raffermissant sur ses jambes ; il ne manquerait plus que d’ĂȘtre sifflĂ© devant elle et de recevoir en sa prĂ©sence une grĂȘle de pommes crues et d’Ɠufs durs. Peut-ĂȘtre ne m’a-t-elle point reconnu derriĂšre cet ignoble masque. Qui supposerait un Sigognac sous cet habit de singe savant, bariolĂ© de rouge et de jaune ! Allons, du courage ; Ă  la rescousse ! Faisons feu des quatre pieds. Si je joue bien, elle m’applaudira. Ce sera, certes, un beau triomphe, car elle est outrageuse assez. » Ces rĂ©flexions, Sigognac les fit en moins de temps que nous n’en mettons Ă  les Ă©crire, la plume ne pouvant suivre les rapiditĂ©s de la pensĂ©e, tandis qu’il dĂ©bitait sa grande tirade avec des Ă©clats de voix si singuliers, des intonations si inattendues, une furie comique si endiablĂ©e que le public Ă©clata en bravi, et qu’Yolande elle-mĂȘme, bien qu’elle tĂ©moignĂąt ne prendre point de goĂ»t Ă  ces farces, ne put s’empĂȘcher de sourire. Son oncle, le gros commandeur, Ă©tait parfaitement Ă©veillĂ© et heurtait les paumes de ses mains goutteuses en signe de satisfaction. Le malheureux Sigognac au dĂ©sespoir, par l’exagĂ©ration de son jeu, l’outrance de ses bouffonneries, la folie de ses rodomontades, semblait vouloir se bafouer lui-mĂȘme et pousser la dĂ©rision de son sort jusques Ă  la limite extrĂȘme oĂč elle pouvait aller ; il jetait Ă  ses pieds dignitĂ©, noblesse, respect de soi, souvenir des ancĂȘtres ; et il trĂ©pignait dessus avec une joie dĂ©lirante et fĂ©roce ! Tu dois ĂȘtre contente, Fortune adverse, je suis assez humiliĂ©, assez profondĂ©ment enfoncĂ© dans l’abjection, pensait-il tout en recevant les nasardes, croquignoles et coups de pied ; tu m’avais fait misĂ©rable ! tu me rends ridicule ! tu me forces par un lĂąche tour Ă  me dĂ©shonorer devant cette fiĂšre personne ! Que te faut-il de plus ? » Parfois la colĂšre le prenait et il se redressait sous le bĂąton de LĂ©andre d’un air si formidable et dangereux que celui-ci reculait de peur ; mais, revenant par un brusque soubresaut Ă  l’esprit de son rĂŽle, il tremblait de tout son corps, claquait des dents, flageolait sur ses jambes, bĂ©gayait et donnait, au grand plaisir des spectateurs, tous les signes de la plus lĂąche poltronnerie. Ces extravagances, qui eussent paru ridicules dans un rĂŽle moins chargĂ© que celui de Matamore, Ă©taient attribuĂ©es par le public Ă  la verve de l’acteur tout Ă  fait entrĂ© dans la peau du personnage, et ne laissaient pas que de produire un bon effet. Isabelle seule avait devinĂ© ce qui causait le trouble du Baron la prĂ©sence dans la salle de cette insolente chasseresse dont les traits ne lui Ă©taient que trop restĂ©s dans la mĂ©moire. Tout en jouant son rĂŽle, elle tournait Ă  la dĂ©robade les yeux vers la loge oĂč trĂŽnait, avec l’orgueil dĂ©daigneux et tranquille d’une perfection sĂ»re d’elle-mĂȘme, l’altiĂšre beautĂ© que, dans son humilitĂ©, elle n’osait appeler sa rivale. Elle trouvait une amĂšre douceur Ă  constater intĂ©rieurement cette supĂ©rioritĂ© inĂ©luctable, et se disait que nulle femme n’eĂ»t pu lutter d’appas contre une telle dĂ©esse. Ces charmes souverains lui firent comprendre les amours insensĂ©s qu’excite parfois chez des marauds du peuple la grĂące nonpareille de quelque jeune reine apparue en un triomphe ou cĂ©rĂ©monie publique, amours suivis de folie, prisons et supplices. Quant Ă  Sigognac, il s’était promis de ne pas regarder Yolande de peur d’ĂȘtre saisi par un transport soudain, et la raison perdue, de faire publiquement quelque incartade bizarre qui le dĂ©shonorĂąt. Il tĂąchait, au contraire, de se calmer en tenant sa vue attachĂ©e, lorsque le rĂŽle le permettait, sur cette douce et bonne Isabelle. Ce charmant visage, empreint d’une lĂ©gĂšre tristesse qu’expliquait la fĂącheuse tyrannie d’un pĂšre qui, dans la comĂ©die, la voulait marier contre son grĂ©, redonnait Ă  son Ăąme un peu de repos ; l’amour de l’une le consolait des mĂ©pris de l’autre. Il reprenait de l’estime pour lui-mĂȘme et trouvait la force de continuer son jeu. Ce supplice eut un terme enfin. La piĂšce s’acheva et lorsque, rentrĂ© dans la coulisse, Sigognac, qui Ă©touffait, dĂ©fit son masque, ses camarades furent frappĂ©s de l’altĂ©ration Ă©trange de ses traits. Il Ă©tait livide et se laissa tomber comme un corps sans vie sur un banc qui se trouvait lĂ . Le voyant prĂšs de pĂąmer, Blazius lui apporta un flacon de vin, disant que rien n’était efficace en ces occurrences comme une lampĂ©e ou deux du meilleur. Sigognac fit signe qu’il ne voulait que de l’eau. Condamnable rĂ©gime, dit le PĂ©dant, grave erreur diĂ©tĂ©tique ; l’eau ne convient qu’aux grenouilles, poissons et sarcelles, nullement aux humains ; en bonne pharmacie, on devrait Ă©crire sur les carafes RemĂšde pour usage externe. » Je mourrais subitement tout vif si j’avalais une goutte de cette humiditĂ© fade. » Le raisonnement de Blazius n’empĂȘcha point le Baron d’avaler un pot d’eau tout entier. La fraĂźcheur du breuvage le remit tout Ă  fait, et il commença Ă  promener autour de lui des regards moins effarĂ©s. Vous avez jouĂ© d’une façon admirable et fantasque, dit HĂ©rode en s’approchant du Capitaine, mais il ne faut point se livrer de la sorte. Un tel feu vous consumerait bientĂŽt. L’art du comĂ©dien est de se mĂ©nager et de ne prĂ©senter que les apparences des choses. Il doit ĂȘtre froid en brĂ»lant les planches et rester tranquille au milieu des plus grandes furies. Jamais acteur n’a reprĂ©sentĂ© si au vif l’emphase, l’impertinence et la folie du Matamore, et si vous pouviez retrouver ces effets d’improvisation, vous emporteriez dessus tous autres la palme comique. — N’est-ce point, rĂ©pondit amĂšrement le Baron, que j’ai bien rempli mon personnage ? Je me sentais moi-mĂȘme fort burlesque et fort bouffon dans la scĂšne oĂč ma tĂȘte passe Ă  travers la guitare que LĂ©andre me casse sur le crĂąne. — De vrai, vous faisiez, reprit le Tyran, la mine la plus hĂ©tĂ©roclitement furibonde et risible qui se puisse imaginer. Mademoiselle Yolande de Foix, cette belle personne si fiĂšre, si noble, si sĂ©rieuse, a daignĂ© en sourire. Je l’ai bien vu. — Ce m’est un grand honneur, fit Sigognac dont les joues s’empourprĂšrent subitement, d’avoir diverti cette beautĂ©. — Pardon, dit le Tyran qui s’aperçut de cette rougeur. Ce succĂšs qui nous enivre, nous autres, pauvres baladins de profession, doit ĂȘtre indiffĂ©rent Ă  une personne de votre qualitĂ©, bien au-dessus des applaudissements, mĂȘme illustres. — Vous ne m’aviez point fĂąchĂ©, brave HĂ©rode, dit Sigognac en tendant la main au Tyran ; il faut faire bien tout ce qu’on fait. Mais je ne pouvais m’empĂȘcher de songer que ma jeunesse avait espĂ©rĂ© d’autres triomphes. » Isabelle, qui s’était habillĂ©e pour l’autre piĂšce, passa prĂšs de Sigognac et lui jeta, avant d’entrer en scĂšne, un regard d’ange consolateur, si chargĂ© de tendresse, de sympathie, de passion, qu’il en oublia tout Ă  fait Yolande et ne se sentit plus malheureux. Ce fut un baume divin qui cicatrisa les plaies de son orgueil pour un moment du moins, car ces plaies-lĂ  se rouvrent et saignent toujours. Le marquis de BruyĂšres Ă©tait Ă  son poste, et quelque occupĂ© qu’il fĂ»t d’applaudir Zerbine pendant la reprĂ©sentation, il ne laissa pas que d’aller saluer Yolande, qu’il connaissait et dont parfois il suivait la chasse. Il lui conta, sans nommer le Baron, le duel du capitaine Fracasse avec le duc de Vallombreuse dont il savait mieux que personne les dĂ©tails, ayant Ă©tĂ© tĂ©moin de l’un des deux adversaires. Vous faites mal Ă  propos le discret, rĂ©pondit Yolande, j’ai bien devinĂ© que le capitaine Fracasse n’est autre que le baron de Sigognac. Ne l’ai-je pas vu partir de sa tour Ă  hiboux en compagnie de cette pĂ©ronnelle, de cette bohĂ©mienne qui joue les ingĂ©nues d’un air si confit, ajouta-t-elle avec un ris un peu forcĂ©, et n’était-il pas en votre chĂąteau Ă  la suite des comĂ©diens ? À sa mine niaise je n’eusse pas cru qu’il fĂ»t si parfait baladin et si vaillant compagnon. » Tout en causant avec Yolande, le marquis promenait ses regards dans la salle dont il saisissait mieux l’aspect que de la place qu’il occupait ordinairement, tout prĂšs des violons, pour mieux suivre le jeu de Zerbine. Son attention se porta sur la dame masquĂ©e qu’il n’avait point aperçue jusqu’alors, puisque lui-mĂȘme, assis au premier rang, tournait presque toujours le dos aux spectateurs dont il dĂ©sirait n’ĂȘtre pas trop remarquĂ©. Bien qu’elle fĂ»t comme ensevelie sous ses dentelles noires, il crut reconnaĂźtre dans la tournure et l’attitude de cette beautĂ© mystĂ©rieuse quelque chose qui lui rappelait vaguement la marquise sa femme. Bah ! se dit-il, elle doit ĂȘtre au chĂąteau de BruyĂšres, oĂč je l’ai laissĂ©e. » Cependant elle faisait scintiller, Ă  l’annulaire de la main qu’elle tenait coquettement posĂ©e sur le bord de la loge, comme pour se dĂ©dommager de ne point montrer son visage, un assez gros diamant que la marquise avait l’habitude de porter, et, cet indice lui troublant la fantaisie, il prit congĂ© d’Yolande et du vieux seigneur dans l’idĂ©e de s’aller assurer du fait avec une civilitĂ© assez brusque, mais non pas si prompte qu’il ne trouvĂąt, quand il parvint au but, le nid sans l’oiseau. La dame, alarmĂ©e, Ă©tait partie. Ce dont il resta fort perplexe et dĂ©sappointĂ©, quoiqu’il fĂ»t mari philosophe. Serait-elle amoureuse de ce LĂ©andre ? murmura-t-il ; heureusement j’ai fait bĂątonner le fat par avance et je suis en rĂšgle de ce cĂŽtĂ©-lĂ . » Cette pensĂ©e lui rendit sa sĂ©rĂ©nitĂ© et il alla derriĂšre le rideau rejoindre la Soubrette, qui s’étonnait dĂ©jĂ  de ne le point voir accourir et le reçut avec la mauvaise humeur simulĂ©e dont ces sortes de femmes agacent les hommes. AprĂšs la reprĂ©sentation, LĂ©andre, inquiet de ce que la marquise avait disparu subitement au milieu du spectacle, se rendit sur la place de l’église Ă  l’endroit oĂč le page venait le prendre avec le carrosse. Il trouva le page tout seul qui lui remit une lettre accompagnĂ©e d’une petite boĂźte fort lourde, et disparut si rapidement dans l’ombre que le comĂ©dien eĂ»t pu douter de la rĂ©alitĂ© de l’apparition s’il n’eĂ»t eu entre les mains la missive et le paquet. Appelant un laquais qui passait avec un falot pour aller chercher son maĂźtre en quelque maison voisine, LĂ©andre rompit le cachet d’une main hĂątive et tremblante, et, approchant le papier de la lanterne que le valet lui tenait Ă  hauteur du nez, il lut les lignes suivantes Cher LĂ©andre, je crains bien que mon mari ne m’ait reconnue Ă  la comĂ©die, malgrĂ© mon masque ; il fixait les yeux avec une telle insistance sur ma loge, que je me suis retirĂ©e en toute hĂąte pour ne pas ĂȘtre surprise. La prudence, si contraire Ă  l’amour, nous prescrit de ne pas nous voir, cette nuit, au pavillon. Vous pourriez ĂȘtre Ă©piĂ©, suivi, tuĂ© peut-ĂȘtre, sans parler des dangers que moi-mĂȘme je puis courir. En attendant des occasions plus heureuses et plus commodes, veuillez bien porter cette chaĂźne d’or Ă  trois tours que mon page vous remettra. Puisse-t-elle, toutes les fois que vous la mettrez Ă  votre col, vous faire souvenir de celle qui ne vous oubliera jamais et vous aimera toujours. Celle qui, pour vous, n’est que Marie. » HĂ©las ! voilĂ  mon beau roman fini, se disait LĂ©andre en donnant quelque monnaie au laquais dont il avait empruntĂ© le falot ; c’est dommage ! Ah ! charmante marquise, comme je vous eusse aimĂ©e longtemps ! continua-t-il quand le valet fut Ă©loignĂ©, mais les destins jaloux de mon bonheur ne l’ont point permis ; soyez tranquille, madame, je ne vous compromettrai point par des flammes indiscrĂštes. Ce brutal de mari me navrerait sans pitiĂ© et plongerait le fer en votre blanche poitrine. Non, non, point de ces tueries sauvages, mieux faites pour les tragĂ©dies que pour la vie commune. DĂ»t mon cƓur en saigner, je ne chercherai point Ă  vous revoir, et me contenterai de baiser cette chaĂźne moins fragile et plus pesante que celle qui nous a un instant unis. Combien peut-elle valoir ? Mille ducats pour le moins, Ă  en juger par sa lourdeur ! Comme j’ai raison d’aimer les grandes dames ! elles n’ont d’inconvĂ©nients que les coups de bĂąton et les coups d’épĂ©e qu’on risque Ă  leur service. En somme, l’aventure s’arrĂȘte au bel endroit, ne nous plaignons pas. » Et curieux de voir Ă  la lumiĂšre briller et chatoyer sa chaĂźne d’or, il se rendit Ă  l’hĂŽtel des Armes de France d’un pas assez dĂ©libĂ©rĂ© pour un amant qui vient de recevoir son congĂ©. En rentrant dans sa chambre, Isabelle trouva au milieu de la table une cassette placĂ©e de maniĂšre Ă  forcer le regard le plus distrait de la voir. Un papier pliĂ© Ă©tait posĂ© sous un des angles de la boĂźte qui devait contenir des choses fort prĂ©cieuses, car elle Ă©tait dĂ©jĂ  un joyau elle-mĂȘme. Le papier n’était point scellĂ© et contenait ces mots d’une Ă©criture tremblĂ©e et pĂ©niblement formĂ©e comme celle d’une main dont l’usage n’est pas libre Pour Isabelle. » Une rougeur d’indignation monta aux joues de la comĂ©dienne Ă  l’aspect de ces prĂ©sents dont plus d’une vertu eĂ»t Ă©tĂ© Ă©branlĂ©e. Sans mĂȘme ouvrir la cassette par curiositĂ© fĂ©minine, elle appela maĂźtre Bilot, qui n’était point couchĂ© encore, prĂ©parant un souper pour quelques seigneurs, et lui dit d’emporter cette boĂźte pour la remettre Ă  qui de droit, car elle ne la voulait pas souffrir une minute de plus en sa possession. L’aubergiste fit l’étonnĂ© et jura son grand sacredieu, serment aussi solennel pour lui que le Styx pour les Olympiens, qu’il ignorait qui avait mis lĂ  cette boĂźte, bien qu’il se doutĂąt de sa provenance. En effet, c’était dame LĂ©onarde Ă  laquelle le duc s’était adressĂ©, pensant qu’une vieille femme rĂ©ussit lĂ  oĂč le diable Ă©choue, qui avait frauduleusement posĂ© ces joyaux sur la table, en l’absence d’Isabelle. Mais, ici, la damnable matrone avait vendu ce qu’elle ne pouvait livrer, prĂ©sumant trop de la force corruptrice des pierreries et de l’or qui n’agit que sur les Ăąmes viles. Tirez cela d’ici, dit Isabelle Ă  maĂźtre Bilot, rendez cette boĂźte infĂąme Ă  qui l’envoie, et surtout ne sonnez mot de la chose au Capitaine ; quoique ma conduite ne soit en rien coupable, il pourrait entrer en des furies et faire des esclandres dont souffrirait ma rĂ©putation. » MaĂźtre Bilot admira le dĂ©sintĂ©ressement de cette jeune comĂ©dienne qui n’avait pas mĂȘme regardĂ© des bijoux Ă  tourner la tĂȘte d’une duchesse, et les renvoyait dĂ©daigneusement, comme des dragĂ©es de plĂątre ou des noix creuses, et, en se retirant, il lui fit un salut des plus respectueux, celui qu’il eĂ»t adressĂ© Ă  une reine, tant cette vertu le surprenait. AgitĂ©e, enfiĂ©vrĂ©e, Isabelle, aprĂšs le dĂ©part de maĂźtre Bilot, ouvrit la fenĂȘtre pour Ă©teindre, Ă  la fraĂźcheur de la nuit, les feux de ses joues et de son front. Une lumiĂšre brillait Ă  travers les branches des arbres sur la façade noire de l’hĂŽtel Vallombreuse, sans doute au logis du jeune duc blessĂ©. La ruelle semblait dĂ©serte. Cependant Isabelle, de cette ouĂŻe fine de la comĂ©dienne habituĂ©e Ă  saisir au vol le murmure du souffleur, crut entendre une voix trĂšs-basse qui disait Elle n’est pas encore couchĂ©e. » TrĂšs-intriguĂ©e de cette phrase, elle se pencha un peu, et il lui sembla dĂ©mĂȘler dans l’ombre, au pied de la muraille, deux formes humaines enveloppĂ©es de manteaux et se tenant immobiles comme des statues de pierre au porche d’une Ă©glise ; Ă  l’autre bout de la ruelle, malgrĂ© l’obscuritĂ©, ses yeux dilatĂ©s par la peur dĂ©couvrirent un troisiĂšme fantĂŽme qui paraissait faire le guet. Se sentant observĂ©s, les ĂȘtres Ă©nigmatiques disparurent ou se cachĂšrent plus soigneusement, car Isabelle ne distingua ni n’entendit plus rien. FatiguĂ©e de faire vedette, et croyant avoir Ă©tĂ© le jouet d’une illusion nocturne, elle referma doucement sa fenĂȘtre, poussa le verrou de sa porte, posa la lumiĂšre prĂšs de son lit, et se coucha avec une vague angoisse que ne pouvaient calmer les raisonnements qu’elle se faisait. En effet, qu’avait-elle Ă  craindre en une auberge pleine de monde, Ă  deux pas de ses amis, dans sa chambre bien et dĂ»ment verrouillĂ©e et fermĂ©e Ă  triple tour ? Quel rapport pouvaient avoir avec elle ces ombres entrevues au bas de la muraille et qui Ă©taient sans doute quelques tire-laines attendant une proie et gĂȘnĂ©s par la lumiĂšre de sa fenĂȘtre ? Tout cela Ă©tait logique, mais ne la rassurait pas un pressentiment anxieux lui serrait la poitrine. Si elle n’eĂ»t craint d’ĂȘtre raillĂ©e, elle se fĂ»t levĂ©e et rĂ©fugiĂ©e chez une compagne, mais Zerbine n’était pas seule, SĂ©rafine ne l’aimait guĂšre, et la duĂšgne lui causait une rĂ©pugnance instinctive. Elle resta donc en proie Ă  d’inexprimables terreurs. Le moindre craquement de la boiserie, le plus lĂ©ger grĂ©sillement de la chandelle dont la mĂšche, non mouchĂ©e, se coiffait d’un noir champignon, la faisait tressaillir et s’enfoncer sous les couvertures, de peur de voir dans les angles obscurs quelque forme monstrueuse ; puis elle reprenait courage, inspectant du regard l’appartement oĂč rien n’avait l’air suspect ou surnaturel. Dans le haut d’une des murailles, Ă©tait pratiquĂ© un Ɠil-de-bƓuf destinĂ© sans doute Ă  donner du jour Ă  quelque cabinet obscur. Cet Ɠil-de-bƓuf s’arrondissait sur la paroi grisĂątre, aux faibles reflets de la lumiĂšre, comme l’énorme prunelle noire d’un Ɠil cyclopĂ©en, et semblait espionner les actions de la jeune femme. Isabelle ne pouvait s’empĂȘcher de regarder fixement ce trou profond et sombre, grillĂ©, au reste, de deux barreaux de fer en croix. Il n’y avait donc rien Ă  craindre de ce cĂŽtĂ© ; pourtant, Ă  un certain moment, Isabelle crut voir au fond de cette ombre briller deux yeux humains. BientĂŽt une tĂȘte basanĂ©e, Ă  longs cheveux noirs Ă©bouriffĂ©s, s’engagea dans un des Ă©troits compartiments dessinĂ©s par l’intersection des barreaux ; un bras maigre suivit, puis les Ă©paules passĂšrent, se froissant au rude contact du fer, et une petite fille de huit Ă  dix ans, se cramponnant de la main au rebord de l’ouverture, allongea tant qu’elle put son corps chĂ©tif le long de la muraille et se laissa tomber sur le plancher sans faire plus de bruit qu’une plume ou qu’un flocon de neige qui descendent Ă  terre. À l’immobilitĂ© d’Isabelle, pĂ©trifiĂ©e et mĂ©dusĂ©e de terreur, l’enfant l’avait crue endormie, et quand elle s’approcha du lit, pour s’assurer si ce sommeil Ă©tait profond, une surprise extrĂȘme se peignit sur son visage couleur de bistre. La dame au collier ! dit-elle en touchant les perles qui bruissaient Ă  son col maigre et brun, la dame au collier ! » De son cĂŽtĂ©, Isabelle, Ă  demi morte de peur, avait reconnu la petite fille rencontrĂ©e Ă  l’auberge du Soleil bleu et sur la route de BruyĂšres en compagnie d’Agostin. Elle essaya d’appeler au secours, mais l’enfant lui mit la main sur la bouche. Ne crie pas, tu ne cours aucun danger ; Chiquita a dit qu’elle ne couperait jamais le col Ă  la dame qui lui a donnĂ© les perles qu’elle avait envie de voler. — Mais que viens-tu faire ici, malheureuse enfant ? fit Isabelle, reprenant quelque sang-froid Ă  la vue de cet ĂȘtre faible et dĂ©bile qui ne pouvait ĂȘtre bien redoutable, et d’ailleurs manifestait certaine reconnaissance sauvage et bizarre Ă  son endroit. — Ouvrir le verrou que tu pousses tous les soirs, reprit Chiquita du ton le plus tranquille et comme n’ayant aucun doute sur la lĂ©gitimitĂ© de son action ; on m’a choisie pour cela parce que je suis agile et mince comme une couleuvre. Il n’y a guĂšre de trous par oĂč je ne puisse passer. — Et pourquoi voulait-on te faire ouvrir le verrou ? Pour me voler ? — Oh ! non, rĂ©pondit Chiquita d’un air dĂ©daigneux c’était pour que les hommes pussent entrer dans la chambre et t’emporter. — Mon Dieu, je suis perdue, s’écria Isabelle en gĂ©missant et en joignant les mains. — Non pas, dit Chiquita, puisque je laisserai le verrou fermĂ©. Ils n’oseraient forcer la porte, cela ferait du bruit, on viendrait et on les prendrait ; pas si bĂȘtes ! — Mais j’aurais criĂ©, je me serais accrochĂ©e aux murs, on m’aurait entendue. — Un bĂąillon Ă©touffe les cris, dit Chiquita avec l’orgueil d’un artiste qui explique Ă  un ignorant un secret du mĂ©tier, une couverture roulĂ©e autour du corps empĂȘche les mouvements. C’est trĂšs-facile. Le valet d’écurie Ă©tait gagnĂ© et il devait ouvrir la porte de derriĂšre. — Qui a tramĂ© cette machination odieuse ? dit la pauvre comĂ©dienne, tout effarĂ©e du pĂ©ril qu’elle avait couru. — C’est le seigneur qui a donnĂ© de l’argent, oh ! beaucoup d’argent ! comme ça, plein les mains ! rĂ©pondit Chiquita dont les yeux brillĂšrent d’un Ă©clat cupide et farouche ; mais c’est Ă©gal, tu m’as fait cadeau des perles ; je dirai aux autres que tu ne dormais pas, qu’il y avait un homme dans ta chambre et que c’est un coup manquĂ©. Ils s’en iront. Laisse-moi te regarder ; tu es belle et je t’aime, oui, beaucoup, presque autant qu’Agostin. Tiens ! fit-elle en avisant sur la table le couteau trouvĂ© dans la charrette, tu as lĂ  le couteau que j’ai perdu, le couteau de mon pĂšre. Garde-le, c’est une bonne lame. Quand cette vipĂšre vous pique, Pas de remĂšde en la boutique. Vois-tu, on tourne la virole ainsi et puis on donne le coup comme cela ; de bas en haut, le fer entre mieux. Porte-le dans ton corsage, et quand les mĂ©chants te voudront contrarier, paf ! tu leur fendras le ventre. » Et la petite commentait ses paroles de gestes assortis. Cette leçon de couteau, donnĂ©e, la nuit, dans cette situation Ă©trange par cette petite voleuse hagarde et demi folle, produisait sur Isabelle l’effet d’un de ces cauchemars qu’on essaye en vain de secouer. Tiens le couteau dans ta main de la sorte, les doigts bien serrĂ©s. On ne te fera rien. Maintenant, je m’en vais. Adieu, souviens-toi de Chiquita ! » La petite complice d’Agostin approcha une chaise du mur, y monta, se haussa sur les pieds, saisit le barreau, se courba en arc et appuyant les talons Ă  la muraille par un soubresaut nerveux, eut bientĂŽt gagnĂ© le rebord de l’Ɠil-de-bƓuf, par oĂč elle disparut en murmurant comme une sorte de vague chanson en prose Chiquita passe par les trous de serrures, danse sur la pointe des grilles et les tessons de bouteille sans se faire mal. Bien malin qui la prendra ! » Isabelle attendit le jour avec impatience, sans pouvoir fermer l’Ɠil tant cet Ă©vĂ©nement bizarre l’avait agitĂ©e ; mais le reste de la nuit fut tranquille. Seulement quand la jeune fille descendit dans la salle Ă  manger, ses compagnons furent frappĂ©s de sa pĂąleur et du cercle marbrĂ© qui entourait ses yeux. On la pressa de questions et elle raconta son aventure nocturne. Sigognac, furieux, ne parlait de rien moins que de saccager la maison du duc de Vallombreuse Ă  qui il attribuait, sans hĂ©siter, cette tentative scĂ©lĂ©rate. M’est avis, dit Blazius, qu’il serait urgent de ployer nos dĂ©corations, et d’aller nous perdre ou plutĂŽt nous sauver en cet ocĂ©an de Paris. Les choses se gĂątent. » Les comĂ©diens se rangĂšrent Ă  l’opinion du PĂ©dant, et le dĂ©part fut fixĂ© pour le lendemain. XILE PONT-NEUFIl serait long et fastidieux de suivre Ă©tape par Ă©tape le chariot comique jusqu’à Paris, la grand’ville ; il n’arriva point pendant la route d’aventure qui mĂ©rite d’ĂȘtre racontĂ©e. Nos comĂ©diens avaient la bourse bien garnie et marchaient rondement, pouvant louer des chevaux et faire de bonnes traites. À Tours et Ă  OrlĂ©ans la troupe s’arrĂȘta pour donner quelques reprĂ©sentations dont la recette satisfit HĂ©rode, plus sensible en sa qualitĂ© de directeur et de caissier au succĂšs monnayĂ© qu’à tout autre. Blazius commençait Ă  se rassurer et Ă  rire des terreurs que lui avait inspirĂ©es le caractĂšre vindicatif de Vallombreuse. Cependant Isabelle tremblait encore Ă  cette idĂ©e d’enlĂšvement qui n’avait pas rĂ©ussi, et plus d’une fois en songe, quoique dans les auberges elle fĂźt chambre commune avec Zerbine, elle crut revoir la tĂȘte hagarde et sauvage de Chiquita sortir d’une lucarne Ă  fond noir en montrant toutes ses dents blanches. EffrayĂ©e par cette vision, elle se rĂ©veillait poussant des cris, et sa compagne avait de la peine Ă  la calmer. Sans tĂ©moigner autrement d’inquiĂ©tude, Sigognac couchait dans la chambre la plus voisine, l’épĂ©e sous le chevet et tout habillĂ© en cas d’algarade nocturne. Le jour, il cheminait le plus souvent Ă  pied, au-devant du chariot, en Ă©claireur, surtout lorsque prĂšs de la route quelques buissons, taillis, pans de mur ou chaumines ruinĂ©es, pouvaient servir de retraite Ă  une embuscade. S’il voyait un groupe de voyageurs Ă  mine suspecte, il se repliait vers la charrette oĂč le Tyran, Scapin, Blazius et LĂ©andre reprĂ©sentaient une respectable garnison, encore que de ces deux derniers l’un fĂ»t vieil et l’autre craintif comme liĂšvre. D’autres fois, en bon gĂ©nĂ©ral d’armĂ©e qui sait prĂ©venir les feintes de l’ennemi, il se tenait Ă  l’arriĂšre-garde, car le pĂ©ril pouvait aussi bien venir de ce cĂŽtĂ©. Mais ces prĂ©cautions furent inutiles et surĂ©rogatoires. Aucune attaque ne vint surprendre la troupe, soit que le duc n’eĂ»t point eu le temps de la combiner, soit qu’il eĂ»t renoncĂ© Ă  cette fantaisie, ou bien encore que la douleur de sa blessure lui retĂźnt le courage. Quoiqu’on fĂ»t en hiver, la saison n’était pas trop rigoureuse. Bien nourris, et s’étant prĂ©cautionnĂ©s Ă  la friperie de vĂȘtements chauds et plus Ă©pais que la serge des manteaux de théùtre, les comĂ©diens ne souffraient pas du froid, et la bise n’avait d’autre inconvĂ©nient que de faire monter aux joues des jeunes actrices un incarnat un peu plus vif que de coutume et qui parfois mĂȘme s’étendait jusque sur leur nez dĂ©licat. Ces roses d’hiver, quoique un peu dĂ©placĂ©es, ne leur allaient point mal, car tout sied Ă  de jolies femmes. Quant Ă  dame LĂ©onarde, son teint de duĂšgne usĂ© par quarante ans de fard Ă©tait inaltĂ©rable. La bise et l’aquilon n’y faisaient que blanchir. Enfin l’on arriva vers quatre heures du soir, tout prĂšs de la grande ville, du cĂŽtĂ© de la BiĂšvre dont on passa le ponceau, en longeant la Seine, ce fleuve illustre entre tous, dont les flots ont l’honneur de baigner le palais de nos rois et tant d’autres Ă©difices renommĂ©s par le monde. Les fumĂ©es que dĂ©gorgeaient les cheminĂ©es des maisons formaient au bas du ciel un grand banc de brume rousse Ă  demi transparent, derriĂšre lequel le soleil descendait tout rouge et dĂ©pouillĂ© de ses rais. Sur ce fond de lumiĂšre sourde se dessinait en gris violĂątre le contour des bĂątiments privĂ©s, religieux et publics, que la perspective permettait d’embrasser de cet endroit. On apercevait de l’autre cĂŽtĂ© du fleuve, au delĂ  de l’üle Louviers, le bastion de l’Arsenal, les CĂ©lestins, et plus en face de soi la pointe de l’üle Notre-Dame. La porte Saint-Bernard franchie, le spectacle devint magnifique. Notre-Dame apparaissait en plein, se montrant par le chevet avec ses arcs-boutants semblables Ă  des cĂŽtes de poisson gigantesque, ses deux tours carrĂ©es et sa flĂšche aiguĂ« plantĂ©e sur le point d’intersection des nefs. D’autres clochetons plus humbles, trahissant au-dessus des toits des Ă©glises ou des chapelles enfouies dans la cohue des maisons, mordaient de leurs dents noires la bande claire du ciel, mais la cathĂ©drale attirait surtout les regards de Sigognac, qui n’était jamais venu Ă  Paris et que la grandeur de ce monument Ă©tonnait. Le mouvement des voitures chargĂ©es de denrĂ©es diverses, le nombre des cavaliers et des piĂ©tons qui se croisaient tumultueusement sur le bord du fleuve ou dans les rues qui le longent et oĂč s’engageait parfois le chariot pour prendre le plus court, les cris de toute cette foule l’éblouissaient et l’étourdissaient, lui, accoutumĂ© Ă  la vaste solitude des landes et au silence mortuaire de son vieux chĂąteau dĂ©labrĂ©. Il lui semblait qu’une meule de moulin tournĂąt dans sa tĂȘte et il se sentait chanceler comme un homme ivre. BientĂŽt l’aiguille mignonnement ouvrĂ©e de la Sainte-Chapelle s’élança par-dessus les combles du palais pĂ©nĂ©trĂ©e par les derniĂšres lueurs du couchant. Les lumiĂšres qui s’allumaient piquaient de points rouges les façades sombres des maisons, et la riviĂšre rĂ©flĂ©chissait ces lueurs en les allongeant comme des serpents de feu dans ses eaux noires. BientĂŽt se dessinĂšrent dans l’ombre, le long du quai, l’église et le cloĂźtre des Grands-Augustins, et sur le terre-plein du Pont-Neuf, Sigognac vit Ă  sa droite s’ébaucher Ă  travers l’obscuritĂ© croissante la forme d’une statue Ă©questre, celle du bon roi Henri IV ; mais le chariot tournant l’angle de la rue Dauphine nouvellement percĂ©e sur les terrains du couvent fit bientĂŽt disparaĂźtre le cavalier et le cheval. Il y avait dans le haut de la rue Dauphine, prĂšs de la porte de ce nom, une vaste hĂŽtellerie oĂč descendaient parfois les ambassades des pays extravagants et chimĂ©riques. Cette auberge pouvait recevoir Ă  l’improviste de nombreuses compagnies. Les bĂȘtes y Ă©taient toujours sĂ»res de trouver du foin au rĂątelier et les maĂźtres n’y manquaient jamais de lits. C’était lĂ  qu’HĂ©rode avait fixĂ©, comme en un lieu propice, le campement de sa horde théùtrale. Le brillant Ă©tat de la caisse permettait ce luxe ; luxe utile d’ailleurs, car il relevait la troupe en montrant qu’elle n’était point composĂ©e de vagabonds, escrocs et dĂ©bauchĂ©s, forcĂ©s par la misĂšre Ă  ce fĂącheux mĂ©tier d’histrions de province, mais bien de braves comĂ©diens Ă  qui leur talent faisait un revenu honnĂȘte, chose possible comme il appert des raisons qu’en donne M. Pierre de Corneille, poĂ«te cĂ©lĂšbre, en sa piĂšce de l’Illusion comique. La cuisine oĂč les comĂ©diens entrĂšrent en attendant qu’on prĂ©parĂąt leurs chambres Ă©tait grande Ă  y pouvoir accommoder Ă  l’aise le dĂźner de Gargantua ou de Pantagruel. Au fond de l’immense cheminĂ©e qui s’ouvrait rouge et flamboyante, comme la gueule reprĂ©sentant l’enfer dans la grande diablerie de Douai, brĂ»laient des arbres tout entiers. À plusieurs broches superposĂ©es, que faisait mouvoir un chien se dĂ©menant comme un possĂ©dĂ© Ă  l’intĂ©rieur d’une roue, se doraient des chapelets d’oies, de poulardes et de coqs vierges, brunissaient des quartiers de bƓuf, roussissaient des longes de veaux, sans compter les perdrix, bĂ©cassines, cailles et autres menues chasses. Un marmiton Ă  demi cuit lui-mĂȘme et ruisselant de sueur, bien qu’il ne fĂ»t vĂȘtu que d’une simple veste de toile, arrosait ces victuailles avec une cuillĂšre Ă  pot qu’il replongeait dans la lĂšchefrite dĂšs qu’il en avait versĂ© le contenu vrai travail de DanaĂŻde, car le jus recueilli s’écoulait toujours. Autour d’une longue table de chĂȘne, couverte de mets en prĂ©paration, s’agitait tout un monde de cuisiniers, prosecteurs, gĂąte-sauces, des mains desquels les aides recevaient les piĂšces lardĂ©es, troussĂ©es, Ă©picĂ©es, pour les porter aux fourneaux qui, tout incandescents de braise et pĂ©tillants d’étincelles, ressemblaient plutĂŽt aux forges de Vulcain qu’à des officines culinaires, les garçons ayant l’air de cyclopes Ă  travers cette brume enflammĂ©e. Le long des murs brillait une formidable batterie de cuisine de cuivre rouge ou de laiton chaudrons, casseroles de toutes grandeurs, poissonniĂšres Ă  faire cuire le lĂ©viathan au court-bouillon, moules de pĂątisserie façonnĂ©s en donjons, dĂŽmes, petits temples, casques et turbans de forme sarrasine, enfin toutes les armes offensives et dĂ©fensives que peut renfermer l’arsenal du dieu Gaster. À chaque instant arrivait de l’office quelque robuste servante, aux joues colorĂ©es et mafflues comme les peintres flamands en mettent dans leurs tableaux, portant sur la tĂȘte ou la hanche des corbeilles pleines de provisions. Passez-moi la muscade, disait l’un ! un peu de cannelle, s’écriait l’autre ! Par ici les quatre Ă©pices ! remettez du sel dans la boĂźte ! les clous de girofle ! du laurier ! une barde de lard, s’il vous plaĂźt, bien mince ! soufflez ce fourneau ; il ne va pas ! Ă©teignez cet autre, il va trop et tout brĂ»lera comme chĂątaignes oubliĂ©es en la poĂȘle ! versez du jus dans ce coulis ! allongez-moi ce roux, car il Ă©paissit ! battez-moi ces blancs d’Ɠufs en pĂšre fouetteur, ils ne moussent pas ! saupoudrez-moi ce jambonneau de chapelure ! tirez de la broche cet oison, il est Ă  point ! encore cinq ou six tours pour cette poularde ! Vite, vite, enlevez le bƓuf ! Il faut qu’il soit saignant. Laissez le veau et les poulets Les veaux mal cuits, les poulets crus, Font les cimetiĂšres bossus. Retenez cela, galopin. N’est pas rĂŽtisseur qui veut. C’est un don du ciel. Portez ce potage Ă  la reine au numĂ©ro 6. Qui a demandĂ© les cailles au gratin ? Dressez vivement ce rĂąble de liĂšvre piquĂ© ! » Ainsi se croisaient dans un gai tumulte les propos substantiels et mots de gueule justifiant mieux leur titre que les mots de gueule gelĂ©s entendus de Panurge Ă  la fonte des glaces polaires, car ils avaient tous rapport Ă  quelque mets, condiment ou friandise. HĂ©rode, Blazius et Scapin, qui Ă©taient sur leur bouche et gourmands comme chats de dĂ©vote, se pourlĂ©chaient les babines Ă  cette Ă©loquence si grasse, si succulente et si bien nourrie qu’ils disaient hautement prĂ©fĂ©rer Ă  celle d’Isocrate, DĂ©mosthĂšne, Eschine, Hortensius, CicĂ©ro et autres tels bavards dont les phrases ne sont que viandes creuses et ne contiennent aucun suc mĂ©dullaire. Il me prend des envies, dit Blazius, de baiser sur l’une et l’autre joue ce gros cuisinier, gras et ventripotent comme moine, qui gouverne toutes ces casseroles d’un air si superbe. Jamais capitaine ne fut plus admirable au feu ! » Au moment oĂč un valet venait dire aux comĂ©diens que leurs chambres Ă©taient prĂȘtes, un voyageur entra dans la cuisine et s’approcha de la cheminĂ©e ; c’était un homme d’une trentaine d’annĂ©es, de haute taille, mince, vigoureux, de physionomie dĂ©plaisante quoique rĂ©guliĂšre. Le reflet du foyer bordait son profil d’un liserĂ© de feu, tandis que le reste de sa figure baignait dans l’ombre. Cette touche lumineuse accusait une arcade sourciliĂšre assez proĂ©minente abritant un Ɠil dur et scrutateur, un nez d’une courbure aquiline dont le bout se rabattait en bec crochu sur une moustache Ă©paisse, une lĂšvre infĂ©rieure trĂšs-mince que rejoignait brusquement un menton ramassĂ© et court comme si la matiĂšre eĂ»t manquĂ© Ă  la nature pour achever ce masque. Le col que dĂ©gageait un rabat de toile plate empesĂ©e laissait voir dans sa maigreur ce cartilage en saillie que les bonnes femmes expliquent par un quartier de la pomme fatale restĂ© au gosier d’Adam et que quelques-uns de ses fils n’ont pas avalĂ© encore. Le costume se composait d’un pourpoint en drap gris de fer agrafĂ© sur une veste de buffle, d’un haut-de-chausses de couleur brune et de bottes de feutre remontant au-dessus du genou et se plissant en vagues spirales autour des jambes. De nombreuses mouchetures de boue, les unes sĂšches, les autres fraĂźches encore, annonçaient une longue route parcourue, et les mollettes des Ă©perons rougies d’un sang noirĂątre disaient que, pour arriver au terme de son voyage, le cavalier avait dĂ» solliciter impĂ©rieusement les flancs de sa monture fatiguĂ©e. Une longue rapiĂšre, dont la coquille de fer ouvragĂ© devait peser plus d’une livre, pendait Ă  un large ceinturon de cuir fermĂ© par une boucle en cuivre et sanglant l’échine maigre du compagnon. Un manteau de couleur sombre qu’il avait jetĂ© sur un banc avec son chapeau complĂ©tait l’accoutrement. Il eĂ»t Ă©tĂ© difficile de prĂ©ciser Ă  quelle classe appartenait le nouveau venu. Ce n’était ni un marchand, ni un bourgeois, ni un soldat. La supposition la plus plausible l’eĂ»t fait ranger dans la catĂ©gorie de ces gentilshommes pauvres ou de petite noblesse qui se font domestiques chez quelque grand et s’attachent Ă  sa fortune. Sigognac, qui n’avait pas l’ñme Ă  la cuisine comme HĂ©rode ou Blazius et que la contemplation de ces triomphantes victuailles n’absorbait point, regardait avec une certaine curiositĂ© ce grand drĂŽle dont la physionomie ne lui semblait pas inconnue, bien qu’il ne pĂ»t se rappeler ni en quel endroit ni en quel temps il l’avait rencontrĂ©e. Vainement il battit le rappel de ses souvenirs, il ne trouva pas ce qu’il cherchait. Cependant il sentait confusĂ©ment que ce n’était pas la premiĂšre fois qu’il se trouvait en contact avec cet Ă©nigmatique personnage qui, peu soucieux de cet examen inquisitif dont il paraissait avoir conscience, tourna tout Ă  fait le dos Ă  la salle en se penchant vers la cheminĂ©e sous figure de se chauffer les mains de plus prĂšs. Comme sa mĂ©moire ne lui fournissait rien de prĂ©cis et qu’une plus longue insistance eĂ»t pu faire naĂźtre une querelle inutile, le Baron suivit les comĂ©diens, qui prirent possession de leurs logis respectifs, et aprĂšs avoir fait un bout de toilette se rĂ©unirent dans une salle basse oĂč Ă©tait servi le souper auquel ils firent fĂȘte en gens affamĂ©s et altĂ©rĂ©s. Blazius, clappant de la langue, proclama le vin bon et se versa de nombreuses rasades, sans oublier les verres de ses camarades, car ce n’était point un de ces biberons Ă©goĂŻstes qui rendent Ă  Bacchus un culte solitaire ; il aimait presque autant faire boire que boire lui-mĂȘme ; le Tyran et Scapin lui rendaient raison ; LĂ©andre craignait, en s’adonnant Ă  de trop frĂ©quentes libations, d’altĂ©rer la blancheur de son teint et de se fleurir le nez de bourgeons et bubelettes, ornements peu convenables pour un amoureux. Quant au Baron, les longues abstinences subies au chĂąteau de Sigognac lui avaient donnĂ© des habitudes de sobriĂ©tĂ© castillane dont il ne se dĂ©partait qu’avec peine. Il Ă©tait d’ailleurs prĂ©occupĂ© du personnage entrevu dans la cuisine et qu’il trouvait suspect sans pouvoir dire pourquoi, car rien n’était plus naturel que l’arrivĂ©e d’un voyageur dans une hĂŽtellerie bien achalandĂ©e. Le repas Ă©tait gai animĂ©s par le vin et la bonne chĂšre, joyeux enfin d’ĂȘtre Ă  Paris, cet Eldorado de tous les gens Ă  projets, imprĂ©gnĂ©s de cette chaude atmosphĂšre si agrĂ©able aprĂšs de longues heures passĂ©es au froid dans une charrette, les comĂ©diens se livraient aux plus folles espĂ©rances. Ils rivalisaient en idĂ©e avec l’hĂŽtel de Bourgogne et la troupe du Marais. Ils se voyaient applaudis, fĂȘtĂ©s, appelĂ©s Ă  la cour, commandant des piĂšces aux plus beaux esprits du temps, traitant les poĂ«tes en grimauds, invitĂ©s Ă  des rĂ©gals par les grands seigneurs, et bientĂŽt roulant carrosse. LĂ©andre rĂȘvait les plus hautes conquĂȘtes, et c’est tout au plus s’il consentait Ă  ne pas usurper la reine. Quoiqu’il n’eĂ»t pas bu, sa vanitĂ© Ă©tait ivre. Depuis son aventure avec la marquise de BruyĂšres, il se croyait dĂ©cidĂ©ment irrĂ©sistible, et son amour-propre ne connaissait plus de bornes. SĂ©rafine se promettait de ne rester fidĂšle au chevalier de Vidalinc que jusqu’au jour oĂč se prĂ©senterait un plumet mieux fourni et plus huppĂ©. Pour Zerbine, elle avait son marquis qui la devait bientĂŽt rejoindre, et elle ne formait point de projets. Dame LĂ©onarde Ă©tant mise hors de cause par son Ăąge et ne pouvant servir que d’Iris messagĂšre, ne s’amusait pas Ă  ces futilitĂ©s et ne perdait pas un coup de dent. Blazius lui chargeait son assiette et lui remplissait son gobelet jusqu’au bord avec une rapiditĂ© comique, plaisanterie que la vieille acceptait de bonne grĂące. Isabelle, qui depuis longtemps avait cessĂ© de manger, roulait distraitement entre ses doigts une boulette de mie de pain Ă  laquelle elle donnait la forme d’une colombe et reposait sur son cher Sigognac, assis Ă  l’autre bout de la table, un regard tout baignĂ© de chaste amour et de tendresse angĂ©lique. La chaude tempĂ©rature de la salle avait fait monter une dĂ©licate rougeur Ă  ses joues naguĂšre un peu pĂąlies par la fatigue du voyage. Elle Ă©tait adorablement belle de la sorte, et si le jeune duc de Vallombreuse eĂ»t pu la voir ainsi, son amour se fĂ»t exaspĂ©rĂ© jusqu’à la rage. De son cĂŽtĂ©, Sigognac contemplait Isabelle avec une admiration respectueuse ; les beaux sentiments de cette charmante fille le touchaient autant que les attraits dont elle Ă©tait abondamment pourvue, et il regrettait que par excĂšs de dĂ©licatesse elle l’eĂ»t refusĂ© pour mari. Le souper fini, les femmes se retirĂšrent, ainsi que LĂ©andre et le Baron, laissant le trio d’ivrognes Ă©mĂ©rites achever les bouteilles en vidange, procĂ©dĂ© qui sembla trop soigneux au laquais chargĂ© de servir Ă  boire, mais dont une piĂšce blanche de bonne main le consola. Barricadez-vous bien dans votre rĂ©duit, dit Sigognac en reconduisant Isabelle jusqu’à la porte de sa chambre ; il y a tant de gens en ces hĂŽtelleries, qu’on ne saurait trop prendre de sĂ»retĂ©s. — Ne craignez rien, cher Baron, rĂ©pondit la jeune comĂ©dienne, ma porte ferme par une serrure Ă  trois tours qui pourrait clore une prison. Il y a de plus un verrou long comme mon bras ; la fenĂȘtre est grillĂ©e, et nul Ɠil-de-bƓuf n’ouvre au mur sa prunelle sombre. Les voyageurs ont souvent des objets qui pourraient tenter la cupiditĂ© des larrons, et leurs logements doivent ĂȘtre clos, de façon hermĂ©tique. Jamais princesse de conte de fĂ©e menacĂ©e d’un sort n’aura Ă©tĂ© plus en sĂ»retĂ© dans sa tour gardĂ©e par des dragons. — Parfois, rĂ©pliqua Sigognac, tous les enchantements sont vains et l’ennemi pĂ©nĂštre en la place malgrĂ© les phylactĂšres, les tĂ©tragrammes et les abracadabras. — C’est que la princesse, reprit Isabelle en souriant, favorisait l’ennemi de quelque complicitĂ© curieuse ou amoureuse, s’ennuyant d’ĂȘtre ainsi recluse, encore que ce fĂ»t pour son bien ; ce qui n’est point mon cas. Donc, puisque je n’ai point peur, moi qui suis de nature plus timide qu’une biche oyant le son du cor et les abois de la meute, vous devez ĂȘtre rassurĂ©, vous qui Ă©galez en courage Alexandre et CĂ©sar. Dormez sur l’une et l’autre oreille. » Et en signe d’adieu, elle tendit aux lĂšvres de Sigognac une main fluette et douce dont elle savait prĂ©server la blancheur, aussi bien qu’eĂ»t pu le faire une duchesse, avec des poudres de talc, des pommades de concombre et des gants prĂ©parĂ©s. Quand elle fut rentrĂ©e, Sigognac entendit tourner la clef dans la serrure, le pĂȘne mordre la gĂąchette et le verrou grincer de la façon la plus rassurante ; mais comme il mettait le pied au seuil de sa chambre, il vit passer sur la muraille, dĂ©coupĂ©e par la lumiĂšre du falot qui Ă©clairait le corridor, l’ombre d’un homme qu’il n’avait pas entendu venir et dont le corps le frĂŽla presque. Sigognac retourna vivement la tĂȘte. C’était l’inconnu de la cuisine se rendant sans doute au logis que l’hĂŽte lui avait assignĂ©. Cela Ă©tait fort simple ; cependant le Baron suivit du regard, jusqu’à ce qu’un coude du corridor le dĂ©robĂąt Ă  sa vue, en faisant mine de ne pas rencontrer tout d’abord le trou de la serrure, ce personnage mystĂ©rieux dont la tournure le prĂ©occupait Ă©trangement. Une porte retombant avec un bruit que le silence qui commençait Ă  rĂ©gner dans l’auberge rendait plus perceptible, lui apprit que l’inconnu Ă©tait rentrĂ© chez lui, et qu’il habitait une rĂ©gion assez Ă©loignĂ©e de l’auberge. N’ayant pas envie de dormir, Sigognac se mit Ă  Ă©crire une lettre au brave Pierre, comme il lui avait promis de le faire dĂšs son arrivĂ©e Ă  Paris. Il eut soin de former bien distinctement les caractĂšres, car le fidĂšle domestique n’était pas grand docteur et n’épelait guĂšre que la lettre moulĂ©e. Cette Ă©pĂźtre Ă©tait ainsi conçue Mon bon Pierre, me voici enfin Ă  Paris, oĂč, Ă  ce qu’on prĂ©tend, je dois faire fortune et relever ma maison dĂ©chue, quoique Ă  vrai dire je n’en voie guĂšre le moyen. Cependant quelque heureuse occasion peut me rapprocher de la cour, et si je parviens Ă  parler au roi, de qui toutes grĂąces Ă©manent, les services rendus par mes aĂŻeux aux rois ses prĂ©dĂ©cesseurs me seront sans doute comptĂ©s. Sa MajestĂ© ne souffrira pas qu’une noble famille qui s’est ruinĂ©e dans les guerres s’éteigne ainsi misĂ©rablement. En attendant, faute d’autres ressources, je joue la comĂ©die, et j’ai, Ă  ce mĂ©tier, gagnĂ© quelques pistoles dont je t’enverrai une part dĂšs que j’aurai trouvĂ© une occasion sĂ»re. J’eusse mieux fait peut-ĂȘtre de m’engager comme soldat en quelque compagnie ; mais je ne voulais pas contraindre ma libertĂ©, et d’ailleurs quelque pauvre qu’il soit, obĂ©ir rĂ©pugne Ă  celui dont les ancĂȘtres ont commandĂ© et qui n’a jamais reçu d’ordres de personne. Et puis la solitude m’a fait un peu indomptable et sauvage. La seule aventure de marque que j’aie eue en ce long voyage, c’est un duel avec un certain duc fort mĂ©chant et trĂšs grand spadassin, dont je suis sorti Ă  ma gloire, grĂące Ă  tes bonnes leçons. Je lui ai traversĂ© le bras de part en part, et rien ne m’était plus facile que de le coucher mort sur le prĂ©, car sa parade ne vaut pas son attaque, Ă©tant plus fougueux que prudent et moins ferme que rapide. Plusieurs fois il s’est dĂ©couvert, et j’aurais pu le dĂ©pĂȘcher au moyen d’un de ces coups irrĂ©sistibles que tu m’as enseignĂ©s avec tant de patience pendant ces longs assauts que nous faisions dans la salle basse de Sigognac, la seule dont le plancher fĂ»t assez solide pour rĂ©sister Ă  nos appels de pieds, afin de tuer le temps, de nous dĂ©gourdir les doigts et de gagner le sommeil par la fatigue. Ton Ă©lĂšve te fait honneur, et j’ai beaucoup grandi en la considĂ©ration gĂ©nĂ©rale aprĂšs cette victoire vraiment trop facile. Il paraĂźt que je suis dĂ©cidĂ©ment une fine lame, un gladiateur de premier ordre. Mais laissons cela. Je pense souvent, malgrĂ© les distractions d’une nouvelle vie, Ă  ce pauvre vieux chĂąteau dont les ruines s’écroulent sur les tombes de ma famille et oĂč j’ai passĂ© ma triste jeunesse. De loin, il ne me paraĂźt plus si laid ni si maussade ; mĂȘme il y a des moments oĂč je me promĂšne en idĂ©e Ă  travers ces salles dĂ©sertes, regardant les portraits jaunis qui, si longtemps, ont Ă©tĂ© ma seule compagnie et faisant craquer sous mon pied quelque Ă©clat de vitre tombĂ© d’une fenĂȘtre effondrĂ©e, et cette rĂȘverie me cause une sorte de plaisir mĂ©lancolique. Cela me ferait aussi une vive joie de revoir ta bonne vieille face brunie par le soleil, Ă©clairĂ©e Ă  mon aspect d’un sourire cordial. Et, pourquoi rougirai-je de le dire ? je voudrais bien entendre le rouet de BĂ©elzĂ©buth, l’aboi de Miraut et le hennissement de ce pauvre Bayard, qui rassemblait ses derniĂšres forces pour me porter, bien que je ne fusse guĂšre lourd. Le malheureux que les hommes dĂ©laissent donne une part de son Ăąme aux animaux plus fidĂšles que l’infortune n’effraye pas. Ces braves bĂȘtes qui m’aimaient vivent-elles encore, et paraissent-elles se souvenir de moi et me regretter ? As-tu pu, du moins, en cet habitacle de misĂšre, les empĂȘcher de mourir de faim et prĂ©lever sur ta maigre pitance un lopin Ă  leur jeter ? TĂąchez de vivre tous jusqu’à ce que je revienne pauvre ou riche, heureux ou dĂ©sespĂ©rĂ©, pour partager mon dĂ©sastre ou ma fortune, et finir ensemble, selon que le sort en disposera, dans l’endroit oĂč nous avons souffert. Si je dois ĂȘtre le dernier des Sigognac, que la volontĂ© de Dieu s’accomplisse ! Il y a encore pour moi une place vide dans le caveau de mes pĂšres. Le Baron scella cette lettre d’une bague Ă  cachet, seul bijou qu’il conservĂąt de son pĂšre et qui portait gravĂ©es les trois cigognes sur champ d’azur ; il Ă©crivit l’adresse et serra la missive dans un portefeuille pour l’envoyer quand partirait quelque courrier pour la Gascogne. Du chĂąteau de Sigognac, oĂč l’idĂ©e de Pierre l’avait transportĂ©, son esprit revint Ă  Paris et Ă  la situation prĂ©sente. Quoique l’heure fĂ»t avancĂ©e, il entendait vaguement bruire autour de lui ce murmure sourd d’une grande ville qui, de mĂȘme que l’OcĂ©an, ne se tait jamais alors mĂȘme qu’elle semble reposer. C’était le pas d’un cheval, le roulement d’un carrosse s’éteignant dans le lointain ; quelque chanson d’ivrogne attardĂ©, quelque cliquetis de rapiĂšres froissĂ©es l’une contre l’autre, un cri de passant assailli par les tire-laines du Pont-Neuf, un hurlement de chien perdu ou toute autre rumeur indistincte. Parmi ces bruits, Sigognac crut distinguer dans le corridor un pas d’homme bottĂ© marchant avec prĂ©caution comme s’il ne voulait pas ĂȘtre entendu. Il Ă©teignit la lumiĂšre pour que le rayon ne le dĂ©celĂąt point, et, entr’ouvrant sa porte, il vit dans les profondeurs du couloir un individu soigneusement embossĂ© d’une cape de couleur sombre, qui se dirigeait vers la chambre du premier voyageur, dont la tournure lui avait paru suspecte. Quelques instants aprĂšs, un autre compagnon, dont la chaussure craquait, bien qu’il s’efforçùt de rendre sa dĂ©marche lĂ©gĂšre, prit le mĂȘme chemin que le premier. Une demi-heure ne s’était pas Ă©coulĂ©e qu’un troisiĂšme gaillard d’une mine assez truculente apparut sous le reflet douteux de la lanterne prĂšs de s’éteindre et s’engagea dans le couloir. Il Ă©tait armĂ© comme les deux autres, et un long estoc relevait par derriĂšre le bord de sa cape. L’ombre qui projetait sur son visage le bord d’un feutre Ă  plume noire ne permettait pas d’en distinguer les traits. Cette procession d’escogriffes sembla par trop intempestive et bizarre Ă  Sigognac, et ce nombre de quatre lui rappela le guet-apens dont il avait failli ĂȘtre victime dans la ruelle de Poitiers, au sortir du théùtre, aprĂšs sa querelle avec le duc de Vallombreuse. Ce fut un trait de lumiĂšre pour lui, et il reconnut dans l’homme qui l’avait tant intriguĂ© Ă  la cuisine le faquin dont l’agression eĂ»t pu lui ĂȘtre fatale s’il ne s’y Ă©tait attendu. C’était bien celui qui avait roulĂ© les quatre fers en l’air, le chapeau enfoncĂ© jusqu’aux Ă©paules, sous les coups de plat d’épĂ©e que le capitaine Fracasse lui administrait de bon courage. Les autres devaient ĂȘtre ses compagnons vaillamment mis en dĂ©route par HĂ©rode et Scapin. Quel hasard, ou, pour mieux parler, quel complot les rĂ©unissait juste Ă  l’auberge oĂč la troupe avait pris ses quartiers et le soir mĂȘme de son arrivĂ©e ? Il fallait qu’ils l’eussent suivi Ă©tape par Ă©tape. Et cependant Sigognac avait bien surveillĂ© la route ; mais comment dĂ©mĂȘler un adversaire dans un cavalier qui passe d’un air indiffĂ©rent et ne s’arrĂȘte point, vous jetant Ă  peine ce regard vague qu’excite, en voyage, toute rencontre ? Ce qu’il y avait de sĂ»r, c’est que la haine et l’amour du jeune duc ne s’étaient point endormis et cherchaient Ă  se satisfaire tous les deux. Sa vengeance tĂąchait d’envelopper dans le mĂȘme filet Isabelle et Sigognac. TrĂšs-brave de sa nature, le Baron ne redoutait pas pour lui les entreprises de ces drĂŽles gagĂ©s que le vent de sa bonne lame eĂ»t mis en fuite, et qui ne devaient pas ĂȘtre plus courageux avec l’épĂ©e qu’avec le bĂąton ; mais il redoutait quelque lĂąche et subtile machination Ă  l’encontre de la jeune comĂ©dienne. Il prit donc ses prĂ©cautions en consĂ©quence, et rĂ©solut de ne pas se coucher. Allumant toutes les bougies qui se trouvaient dans sa chambre, il ouvrit sa porte de façon Ă  ce qu’une masse de clartĂ© se projetĂąt sur la muraille opposĂ©e du corridor Ă  l’endroit mĂȘme oĂč donnait l’huis d’Isabelle ; puis il s’assit tranquillement aprĂšs avoir tirĂ© son Ă©pĂ©e ainsi que sa dague, pour les avoir prĂȘtes Ă  la main s’il arrivait quelque chose. Il attendit longtemps sans rien voir. DĂ©jĂ  deux heures avaient sonnĂ© au carillon de la Samaritaine et Ă  l’horloge plus voisine des Grands-Augustins, lorsqu’un lĂ©ger frĂŽlement se fit entendre, et bientĂŽt dans le cadre lumineux dĂ©coupĂ© sur le mur apparut incertain, hĂ©sitant et l’air fort penaud le premier individu, qui n’était autre que MĂ©rindol, l’un des bretteurs du duc de Vallombreuse. Sigognac se tenait debout sur le seuil, l’épĂ©e au poing, prĂȘt Ă  l’attaque et Ă  la dĂ©fense, avec une mine si hĂ©roĂŻque, si fiĂšre et si triomphante que MĂ©rindol passa sans mot dire et baissant la tĂȘte. Les trois autres, venant Ă  la file et surpris par ce flot de brusque lumiĂšre au centre de laquelle flamboyait terriblement le Baron, s’esquivĂšrent le plus lestement qu’ils purent, et mĂȘme le dernier laissa tomber une pince, destinĂ©e sans doute Ă  forcer la porte du capitaine Fracasse pendant son sommeil. Le Baron les salua d’un geste dĂ©risoire, et bientĂŽt un bruit de chevaux qu’on tirerait de l’écurie se fit entendre dans la cour. Les quatre coquins, leur coup manquĂ©, dĂ©talaient Ă  toute bride. Au dĂ©jeuner, HĂ©rode dit Ă  Sigognac Capitaine, la curiositĂ© ne vous point-elle pas d’aller visiter un peu cette ville, une des principales de ce monde, et dont on fait tant de rĂ©cits ? Si cela vous est agrĂ©able, je vous servirai de guide et de pilote, connaissant de longue main, pour les avoir pratiquĂ©es en mon adolescence, les rĂ©cifs, Ă©cueils, bas-fonds, Euripes, Charybdes et Scyllas de cette mer pĂ©riculeuse aux Ă©trangers et provinciaux. Je serai votre Palinurus, et ne me laisserai point choir le nez dans l’onde, comme celui dont parle Virgilius Maro. Nous sommes ici tout portĂ©s pour voir le spectacle, le Pont-Neuf Ă©tant pour Paris ce qu’était la voie SacrĂ©e pour Rome, le passage, rendez-vous et galerie pĂ©ripatĂ©tique des nouvellistes, gobe-mouches, poĂ«tes, escrocs, tire-laines, bateleurs, courtisanes, gentilshommes, bourgeois, soudards et gens de tous Ă©tats. — Votre proposition m’agrĂ©e fort, brave HĂ©rode, rĂ©pondit Sigognac, mais prĂ©venez Scapin qu’il reste Ă  l’hĂŽtel, et de son Ɠil de renard surveille les allants et venants dont les façons ne seraient pas bien claires. Qu’il ne quitte pas Isabelle. La vengeance de Vallombreuse rĂŽde autour de nous, cherchant Ă  nous dĂ©vorer. Cette nuit j’ai revu les quatre marauds que nous avons si bien accommodĂ©s en la ruelle de Poitiers. Leur dessein Ă©tait, je l’imagine, de forcer ma porte, de me surprendre au milieu de mon sommeil et de me faire un mauvais parti. Comme je veillais avec l’idĂ©e de quelque embĂ»che Ă  l’endroit de notre jeune amie, leur projet n’a pu s’effectuer, et, se voyant dĂ©couverts, ils se sont sauvĂ©s dare dare sur leurs chevaux, qui les attendaient tout sellĂ©s Ă  l’écurie sous prĂ©texte qu’ils voulaient matinalement partir. — Je ne pense pas, rĂ©pondit le Tyran, qu’ils osent rien tenter de jour. L’aide viendrait au moindre appel, et ils doivent d’ailleurs avoir encore le nez cassĂ© de leur dĂ©convenue. Scapin, Blazius et LĂ©andre suffiront bien Ă  garder Isabelle jusqu’à notre rentrĂ©e au logis. Mais de crainte de quelque querelle ou algarade par les rues, je vais prendre mon Ă©pĂ©e pour appuyer la vĂŽtre au besoin. » Cela dit, le Tyran boucla son majestueux abdomen d’un ceinturon soutenant une longue et solide rapiĂšre. Il jeta sur le coin de son Ă©paule un petit manteau court qui ne pouvait embarrasser ses mouvements, et il enfonça jusqu’au sourcil son feutre Ă  plume rouge ; car il faut se mĂ©fier, quand on passe les ponts, du vent de bise ou de galerne, lequel a bientĂŽt fait d’envoyer un chapeau Ă  la riviĂšre, au grand Ă©baudissement des pages, laquais et galopins. Telle Ă©tait la raison que donnait HĂ©rode de cette coiffure ainsi rabattue, mais l’honnĂȘte comĂ©dien pensait que cela pourrait peut-ĂȘtre nuire plus tard Ă  Sigognac gentilhomme d’avoir Ă©tĂ© vu publiquement avec un histrion. C’est pourquoi il dissimulait autant que possible sa figure trop connue du populaire. À l’angle de la rue Dauphine, HĂ©rode fit remarquer Ă  Sigognac, sous le porche des Grands-Augustins, les gens qui venaient acheter la viande saisie chez les bouchers les jours dĂ©fendus et se ruaient pour en avoir quelque quartier Ă  bas prix. Il lui montra aussi les nouvellistes, agitant entre eux les destins des royaumes, remaniant Ă  leur grĂ© les frontiĂšres, partageant les empires et rapportant de point en point les discours que les ministres avaient tenus seuls en leurs cabinets. LĂ  se dĂ©bitaient les gazettes, les libelles, Ă©crits satiriques et autres menues brochures colportĂ©es sous le manteau. Tout ce monde chimĂ©rique avait la mine hĂąve, l’air fou et le vĂȘtement dĂ©labrĂ©. Ne nous arrĂȘtons pas, dit HĂ©rode, Ă  Ă©couter leurs billevesĂ©es, nous n’en aurions jamais fini ; Ă  moins pourtant que vous ne teniez Ă  savoir le dernier Ă©dit du sophi de Perse ou le cĂ©rĂ©monial usitĂ© Ă  la cour du PrĂȘtre-Jean. Avançons de quelques pas et nous allons jouir d’un des plus beaux spectacles de l’univers, et tels que les théùtres n’en prĂ©sentent point dans leurs dĂ©corations de piĂšces Ă  machines. » En effet, la perspective qui se dĂ©ploya devant les yeux de Sigognac et de son guide, lorsqu’ils eurent franchi les arches jetĂ©es sur le petit cours de l’eau, n’avait pas alors et n’a pas encore de rivale au monde. Le premier plan en Ă©tait formĂ© par le pont lui-mĂȘme avec les gracieuses demi-lunes pratiquĂ©es au-dessus de chaque pile. Le Pont-Neuf n’était pas chargĂ©, comme le pont au Change et le pont Saint-Michel, de deux files de hautes maisons. Le grand monarque qui l’avait fait bĂątir n’avait pas voulu que de chĂ©tives et maussades constructions obstruassent la vue du somptueux palais oĂč rĂ©sident nos rois, et qu’on dĂ©couvre de ce point en tout son dĂ©veloppement. Sur le terre-plein formant la pointe de l’üle, avec l’air calme d’un Marc-AurĂšle, le bon roi chevauchait sa monture de bronze au sommet d’un piĂ©destal oĂč s’adossait Ă  chaque angle un captif de mĂ©tal se contournant dans ses liens. Une grille en fer battu, Ă  riches volutes, l’entourait pour prĂ©server sa base des familiaritĂ©s et irrĂ©vĂ©rences de la plĂšbe ; car, parfois, enjambant la grille, les polissons se risquaient Ă  monter en croupe du dĂ©bonnaire monarque, surtout les jours d’entrĂ©e royale ou d’exĂ©cution curieuse. Le ton sĂ©vĂšre du bronze se dĂ©tachait en vigueur sur le vague de l’air et le fond des coteaux lointains qu’on apercevait au delĂ  du pont Rouge. Du cĂŽtĂ© de la rive gauche, au-dessus des maisons, jaillissait la flĂšche de Saint-Germain des PrĂ©s, la vieille Ă©glise romane, et se dressaient les hauts toits de l’hĂŽtel de Nevers, grand palais toujours inachevĂ©. Un peu plus loin, la tour, antique reste de l’hĂŽtel de Nesle, trempait son pied dans la riviĂšre, au milieu d’un monceau de dĂ©combres, et quoique depuis longtemps Ă  l’état de ruine, gardait encore une fiĂšre attitude sur l’horizon. Au delĂ , s’étendait la GrenouillĂšre, et dans une vague brume azurĂ©e l’on distinguait au bord du ciel les trois croix plantĂ©es au haut du Calvaire ou mont ValĂ©rien. Le Louvre occupait splendidement la rive droite Ă©clairĂ©e et dorĂ©e par un gai rayon de soleil, plus lumineux que chaud, comme peut l’ĂȘtre un soleil d’hiver, mais qui donnait un singulier relief aux dĂ©tails de cette architecture Ă  la fois noble et riche. La longue galerie rĂ©unissant le Louvre aux Tuileries, disposition merveilleuse qui permet au roi d’ĂȘtre tour Ă  tour quand bon lui semble, dans sa bonne ville ou dans la campagne, dĂ©ployait ses beautĂ©s nonpareilles, fines sculptures, corniches historiĂ©es, bossages vermiculĂ©s, colonnes et pilastres Ă  Ă©galer les constructions des plus habiles architectes grecs ou romains. À partir de l’angle oĂč s’ouvre le balcon de Charles IX le bĂątiment faisait une retraite, laissant place Ă  des jardins et Ă  des constructions parasites, champignons poussĂ©s au pied de l’ancien Ă©difice. Sur le quai, des ponceaux arrondissaient leurs arcades, et un peu plus en aval que la tour de Nesle s’élevait une tour, reste du vieux Louvre de Charles V, flanquant la porte bĂątie entre le fleuve et le palais. Ces deux vieilles tours, couplĂ©es Ă  la mode gothique, se faisant face diagonalement, ne contribuaient pas peu Ă  l’agrĂ©ment de la perspective. Elles rappelaient le temps de la fĂ©odalitĂ©, et tenaient leur place parmi les architectures neuves et de bon goĂ»t, comme une chaire Ă  l’antique ou quelque vieux dressoir en chĂȘne curieusement ouvrĂ© au milieu de meubles modernes plaquĂ©s d’argent et de dorures. Ces reliques des siĂšcles disparus donnent aux citĂ©s une physionomie respectable, et l’on devrait bien se garder de les faire disparaĂźtre. Au bout du jardin des Tuileries, oĂč finit la ville, on distinguait la porte de la ConfĂ©rence, et le long du fleuve, au delĂ  du jardin, les arbres du Cours-la-Reine, promenade favorite des courtisans et personnes de qualitĂ© qui vont lĂ  faire montre de leurs carrosses. Les deux rives, dont nous venons de tirer un crayon rapide, encadraient comme deux coulisses la scĂšne animĂ©e que prĂ©sentait la riviĂšre sillonnĂ©e de barques allant d’un bord Ă  l’autre, obstruĂ©e de bateaux amarrĂ©s et groupĂ©s prĂšs de la berge, ceux-lĂ  chargĂ©s de foin, ceux-ci de bois et autres denrĂ©es. PrĂšs du quai, au bas du Louvre, les galiotes royales attiraient l’Ɠil par leurs ornements sculptĂ©s et dorĂ©s et leurs pavillons aux couleurs de France. En ramenant le regard vers le pont, on apercevait par-dessus les faĂźtes aigus des maisons semblables Ă  des cartes appuyĂ©es l’une contre l’autre, les clochetons de Saint-Germain-l’Auxerrois. Ce point de vue suffisamment contemplĂ©, HĂ©rode conduisit Sigognac devant la Samaritaine. Encore que ce soit le rendez-vous des nigauds qui restent lĂ  de longs espaces de temps Ă  attendre que le clocheteur de mĂ©tal frappe l’heure sur le timbre de l’horloge, il y faut aller et faire comme les autres. Un peu de badauderie ne messied point au voyageur nouveau dĂ©barquĂ©. Il y aurait plus de sauvagerie que de sagesse Ă  mĂ©priser avec rebuffades sourcilleuses ce qui fait le charme du populaire. » C’est en ces termes que le Tyran s’excusait prĂšs de son compagnon pendant que tous deux faisaient pied de grue au bas de la façade du petit Ă©difice hydraulique, et regardaient, attendant aussi que l’aiguille arrivĂąt Ă  mettre en branle le joyeux carillon, le JĂ©sus de plomb dorĂ© parlant Ă  la Samaritaine accoudĂ©e sur la margelle du puits, le cadran astronomique avec son zodiaque et sa pomme d’ébĂšne marquant le cours du soleil et de la lune, le mascaron vomissant l’eau puisĂ©e au fleuve, l’Hercule Ă  gaine supportant tout ce systĂšme de dĂ©coration, et la statue creuse servant de girouette comme la Fortune Ă  la Dogana de Venise et la Giralda Ă  SĂ©ville. La pointe de l’aiguille atteignit enfin le chiffre X ; les clochettes se mirent Ă  tintinnabuler le plus joyeusement du monde avec leurs petites voix grĂȘles, argentines ou cuivrĂ©es, chantant un air de sarabande ; le clocheteur leva son bras d’airain, et le marteau descendit autant de fois sur le timbre qu’il y avait d’heures Ă  piquer. Ce mĂ©canisme, ingĂ©nieusement Ă©laborĂ© par le Flamand Lintlaer, amusa beaucoup Sigognac, lequel, bien que spirituel de nature, Ă©tait fort neuf en beaucoup de choses, n’ayant jamais quittĂ© sa gentilhommiĂšre au milieu des landes. Maintenant, dit HĂ©rode, tournons-nous de l’autre cĂŽtĂ© ; la vue n’est du tout si magnifique par lĂ . Les maisons du pont au Change la bornent trop Ă©troitement. Les bĂątisses du quai de la MĂ©gisserie ne valent rien ; cependant cette tour Saint-Jacques, ce clocher de Saint-MĂ©dĂ©ric et ces flĂšches d’églises lointaines annoncent bien leur grande ville. Et sur l’üle du palais, au quai du grand cours de l’eau, ces maisons rĂ©guliĂšres de briques rouges, reliĂ©es par des chaĂźnes de pierre blanche, ont un aspect monumental que termine heureusement la vieille tour de l’Horloge coiffĂ©e de son toit en Ă©teignoir, qui souvent perce Ă  propos la brume du ciel. Cette place Dauphine ouvrant son triangle en face du Roi de bronze, et laissant voir la porte du Palais, peut se ranger parmi les mieux ordonnĂ©es et les plus propres. La flĂšche de la Sainte-Chapelle, cette Ă©glise Ă  deux Ă©tages, si cĂ©lĂšbre par son trĂ©sor et ses reliques, domine de façon gracieuse ses hauts toits d’ardoises percĂ©s de lucarnes ornementĂ©es et qui luisent d’un Ă©clat tout neuf, car il n’y a pas longtemps que ces maisons sont bĂąties, et en mon enfance j’ai jouĂ© Ă  la marelle sur le terrain qu’elles occupent ; grĂące Ă  la munificence de nos rois, Paris s’embellit tous les jours Ă  la grande admiration des Ă©trangers, qui, de retour dans leur pays, en racontent merveilles, le trouvant amĂ©liorĂ©, agrandi et quasi neuf Ă  chaque voyage. — Ce qui m’étonne, rĂ©pondait Sigognac, encore plus que la grandeur, richesse et somptuositĂ© des bĂątiments tant publics que privĂ©s, c’est le nombre infini des gens qui pullulent et grouillent en ces rues, places et ponts comme des fourmis dont on vient de renverser la fourmiliĂšre, et qui courent Ă©perdus de çà, de lĂ , avec des mouvements dont on ne peut soupçonner le but. Il est Ă©trange Ă  penser que parmi les individus qui composent cette inĂ©puisable multitude, chacun a une chambre, un lit bon ou mauvais, et mange Ă  peu prĂšs tous les jours, sans quoi il mourrait de malemort. Quel prodigieux amas de victuailles, combien de troupeaux de bƓufs, de muids de farine, de poinçons de vin il faut pour nourrir tout ce monde amoncelĂ© sur le mĂȘme point, tandis qu’en nos landes on rencontre Ă  peine un habitant de loin en loin ! » En effet, l’affluence du populaire qui circulait sur le Pont-Neuf avait de quoi surprendre un provincial. Au milieu de la chaussĂ©e se suivaient et se croisaient des carrosses Ă  deux ou quatre chevaux, les uns fraĂźchement peints et dorĂ©s, garnis de velours avec glaces aux portiĂšres se balançant sur un moelleux ressort, peuplĂ©s de laquais Ă  l’arriĂšre-train et guidĂ©s par des cochers Ă  trognes vermeilles en grande livrĂ©e, qui contenaient Ă  peine, parmi cette foule, l’impatience de leur attelage ; les autres moins brillants, aux peintures ternies, aux rideaux de cuir, aux ressorts Ă©nervĂ©s, traĂźnĂ©s par des chevaux beaucoup plus pacifiques dont la mĂšche du fouet avait besoin de rĂ©veiller l’ardeur et qui annonçaient chez leurs maĂźtres une moindre opulence. Dans les premiers, Ă  travers les vitres, on apercevait des courtisans magnifiquement vĂȘtus, des dames coquettement attifĂ©es ; dans les seconds des robins, docteurs et autres personnages graves. À tout cela se mĂȘlaient des charrettes chargĂ©es de pierre, de bois ou de tonneaux, conduites par des charretiers brutaux Ă  qui les embarras faisaient renier Dieu avec une Ă©nergie endiablĂ©e. À travers ce dĂ©dale mouvant de chars, les cavaliers cherchaient Ă  se frayer un passage et ne manƓuvraient pas si bien qu’ils n’eussent parfois la botte effleurĂ©e et crottĂ©e par un moyeu de roue. Les chaises Ă  porteurs, les unes de maĂźtres, les autres de louage, tĂąchaient de se tenir sur les bords du courant pour n’en ĂȘtre point entraĂźnĂ©es, et longeaient autant que possible les parapets du pont. Vint Ă  passer un troupeau de bƓufs, et le dĂ©sordre fut Ă  son comble. Les bĂȘtes cornues, nous ne voulons pas parler des bipĂšdes mariĂ©s qui lors traversaient le Pont-Neuf, mais bien des bƓufs, couraient çà et lĂ , baissant la tĂȘte, effarĂ©s, harcelĂ©s par les chiens, bĂątonnĂ©s par les conducteurs. À leur vue les chevaux s’effrayaient, piaffaient et faisaient des pĂ©tarades. Les passants se sauvaient de peur d’ĂȘtre encornĂ©s, et les chiens se glissant entre les jambes des moins lestes les Ă©cartaient du centre de gravitĂ© et les faisaient choir plats comme porcs. MĂȘme une dame fardĂ©e et mouchetĂ©e, toute passequillĂ©e de jayet et de rubans couleur de feu, qui semblait quelque prĂȘtresse de VĂ©nus en quĂȘte d’aventure, trĂ©bucha de ses hauts patins et s’étala sur le dos, sans se faire mal, comme ayant habitude de telles chutes, ne manquĂšrent pas Ă  dire les mauvais plaisants qui lui donnĂšrent la main pour se relever. D’autres fois, c’était une compagnie de soldats se rendant Ă  quelque poste, enseignes dĂ©ployĂ©es et tambour en tĂȘte, et il fallait bien que la foule fĂźt place Ă  ces fils de Mars accoutumĂ©s Ă  ne point rencontrer de rĂ©sistance. Tout ceci, dit HĂ©rode Ă  Sigognac que ce spectacle absorbait, n’est que de l’ordinaire. TĂąchons de fendre la presse et de gagner les endroits oĂč se tiennent les originaux du Pont-Neuf, figures extravagantes et falotes qu’il est bon de considĂ©rer de plus prĂšs. Nulle autre ville que Paris n’en produit de si hĂ©tĂ©roclites. Elles poussent entre ses pavĂ©s comme fleurs ou plutĂŽt champignons difformes et monstrueux auxquels aucun sol ne convient comme cette boue noire. Eh ! tenez, voici prĂ©cisĂ©ment le PĂ©rigourdin du Maillet, dit le poĂ«te crottĂ©, qui fait la cour au roi de bronze. Les uns prĂ©tendent que c’est un singe Ă©chappĂ© de quelque mĂ©nagerie ; d’autres affirment que c’est un des chameaux ramenĂ©s par M. de Nevers. On n’a pas encore rĂ©solu le problĂšme moi je le tiens pour homme Ă  sa folie, Ă  son arrogance, Ă  sa malpropretĂ©. Les singes cherchent leur vermine et la croquent par esprit de vengeance et reprĂ©sailles lui, ne prend pas un tel soin ; les chameaux se lissent le poil et s’aspergent de poussiĂšre comme de poudre d’iris ; ils ont d’ailleurs plusieurs estomacs et ruminent leur nourriture ce que celui-ci ne saurait faire, car il a toujours le jabot vide comme la tĂȘte. Jetez-lui quelque aumĂŽne ; il la prendra en maugrĂ©ant et en vous maudissant. C’est donc bien un homme, puisqu’il est fol, sale et ingrat. » Sigognac tira de son escarcelle une piĂšce blanche qu’il tendit au poĂ«te qui, d’abord, enfoncĂ© dans une rĂȘverie profonde comme sont d’habitude ces gens blessĂ©s de cervelle et fantastiques d’humeur, ne voyait pas le Baron plantĂ© devant lui. Il l’aperçut enfin, et sortant de sa mĂ©ditation creuse, il prit la piĂšce d’un geste brusque et fou et la plongea dans sa pochette en grommelant quelques vagues injures, puis, le dĂ©mon des vers s’emparant de nouveau de lui, il se mit Ă  brocher des babines, Ă  rouler des yeux, Ă  faire des grimaces aussi curieuses au moins que celles des mascarons sculptĂ©s par Germain Pilon sous la corniche du Pont-Neuf, accompagnant le tout de mouvements de doigts pour scander les pieds du vers qu’il murmurait entre ses dents, qui le rendaient semblable Ă  un joueur de mourre, et rĂ©jouissaient les polissons rĂ©unis en cercle autour de lui. Ce poĂ«te, il faut le dire, Ă©tait plus singuliĂšrement accoutrĂ© que l’effigie de Mardi-Gras, quand on la mĂšne brĂ»ler au mercredi des Cendres, ou qu’un de ces mannequins qu’on suspend dans les vergers ou dans les vignes pour effrayer la gourmandise des oiseaux. On eĂ»t dit, Ă  le voir, que le clocheteur de la Samaritaine, le petit More du MarchĂ©-Neuf ou le Jacquemard de Saint-Paul se fussent allĂ©s vĂȘtir Ă  la friperie. Un vieux feutre roussi par le soleil, lavĂ© par la pluie, ceint d’un cordon de graisse, accrĂȘtĂ©, en guise de plumet, d’une plume de coq rongĂ©e aux mites, plus comparable Ă  une chausse Ă  filtrer d’apothicaire qu’à une coiffure humaine, lui descendait jusqu’au sourcil, le forçant Ă  relever le nez pour voir, car les yeux Ă©taient presque occultĂ©s sous ce bord flasque et crasseux. Son pourpoint, d’une Ă©toffe et d’une couleur indescriptibles, paraissait de meilleure humeur que lui, car il riait par toutes les coutures. Ce vĂȘtement facĂ©tieux crevait de gaietĂ© et aussi de vieillesse, ayant vĂ©cu plus d’annĂ©es que Mathusalem. Une lisiĂšre de drap de frise lui servait de ceinture et de baudrier, et soutenait en guise d’épĂ©e un fleuret dĂ©mouchetĂ© dont la pointe, comme un soc de charrue, creusait le pavĂ© derriĂšre lui. Des grĂšgues de satin jaune, qui jadis avaient dĂ©guisĂ© les masques Ă  quelque entrĂ©e de ballet, s’engloutissaient dans des bottes, l’une de pĂȘcheur d’huĂźtres, en cuir noir, l’autre Ă  genouillĂšre, en cuir blanc de Russie, celle-ci Ă  pied plat, l’autre Ă  pied tortu, ergotĂ©e d’un Ă©peron, et que sa semelle feuilletĂ©e eĂ»t abandonnĂ©e depuis longtemps sans le secours d’une ficelle faisant plusieurs tours sur le pied comme les bandelettes d’un cothurne antique. Un roquet de bourracan rouge, que toutes les saisons retrouvaient Ă  son poste, complĂ©tait cet ajustement qui eĂ»t fait honte Ă  un cueilleur de pommes du Perche, et dont notre poĂ«te ne semblait pas mĂ©diocrement fier. Sous les plis du roquet, Ă  cĂŽtĂ© du pommeau de la brette chargĂ©e sans doute de le dĂ©fendre, un chignon de pain montrait son nez. Plus loin, dans une des demi-lunes pratiquĂ©es au-dessus de chaque pile, un aveugle, accompagnĂ© d’une grosse commĂšre qui lui servait d’yeux, braillait des couplets gaillards, ou d’un ton comiquement lugubre, psalmodiait une complainte sur la vie, les forfaits et la mort d’un criminel cĂ©lĂšbre. À un autre endroit, un charlatan, revĂȘtu d’un costume en serge rouge, se dĂ©menait, un pĂ©lican Ă  la main, sur une estrade enjolivĂ©e par des guirlandes de dents canines, incisives ou molaires, enfilĂ©es dans des fils de laiton. Il dĂ©bitait aux badauds attroupĂ©s une harangue oĂč il se faisait fort d’enlever sans douleur pour lui-mĂȘme les chicots les plus rebelles et les mieux enracinĂ©s, d’un coup de sabre ou de pistolet, au choix des personnes, Ă  moins, cependant, qu’elles ne prĂ©fĂ©rassent ĂȘtre opĂ©rĂ©es par les moyens ordinaires. Je ne les arrache pas
 s’écriait-il d’une voix glapissante. Je les cueille ! Allons, que celui d’entre vous qui jouit d’une mauvaise denture entre dans le cercle sans crainte, et je vais le guĂ©rir Ă  l’instant ! » Une espĂšce de rustre, dont la joue ballonnĂ©e tĂ©moignait qu’il souffrait d’une fluxion, vint s’asseoir sur la chaise, et l’opĂ©rateur lui plongea dans la bouche la redoutable pince d’acier poli. Le malheureux, au lieu de se retenir aux bras du fauteuil, suivait sa dent, qui avait bien de la peine Ă  se sĂ©parer de lui, et se soulevait Ă  plus de deux pieds en l’air, ce qui amusait beaucoup la foule. Une saccade brusquement donnĂ©e finit son supplice, et l’opĂ©rateur brandit au-dessus des tĂȘtes son trophĂ©e tout sanglant ! Pendant cette scĂšne grotesque, un singe, attachĂ© sur l’estrade par une chaĂźnette rivĂ©e Ă  un ceinturon de cuir qui lui sanglait les reins, contrefaisait d’une façon comique les cris, gestes et contorsions du patient. Ce spectacle ridicule ne retint pas longtemps HĂ©rode et Sigognac, qui s’arrĂȘtĂšrent plus volontiers aux marchands de gazettes et aux bouquinistes installĂ©s sur les parapets. MĂȘme le Tyran fit remarquer Ă  son compagnon un gueux tout dĂ©guenillĂ© qui s’était Ă©tabli en dehors du pont, sur l’épaisseur de la corniche, sa bĂ©quille et son Ă©cuelle auprĂšs de lui, et de lĂ  haussant le bras, mettait son chapeau crasseux sous le nez des gens penchĂ©s pour feuilleter un livre ou regarder le cours de l’eau, afin qu’ils y jetassent un double ou un teston, ou plus s’il leur plaisait, car il ne refusait aucune monnaie, Ă©tant bien capable de faire passer la fausse. Chez nous, dit Sigognac, il n’y a que les hirondelles qui logent aux corniches, ici ce sont les hommes ! — Vous appelez ce maraud un homme ! dit HĂ©rode, c’est bien de la politesse, mais chrĂ©tiennement il ne faut mĂ©priser personne. Au reste, il y a de tout sur ce pont, peut-ĂȘtre mĂȘme d’honnĂȘtes gens, puisque nous y sommes. D’aprĂšs le proverbe, on n’y saurait passer sans rencontrer un moine, un cheval blanc et une drĂŽlesse. Voici prĂ©cisĂ©ment un frocard qui se hĂąte faisant claquer sa sandale, le cheval blanc n’est pas loin ; eh ! pardieu regardez devant vous ; cette rosse qui fait la courbette comme entre les piliers. Il ne manque plus que la courtisane. Nous n’attendrons pas longtemps. Au lieu d’une il en vient trois, la gorge dĂ©couverte, fardĂ©es en roue de carrosse, et riant d’un rire affectĂ© pour montrer leurs dents. Le proverbe n’a pas menti. » Tout Ă  coup un tumulte se fit entendre Ă  l’autre bout du pont, et la foule courut au bruit. C’étaient des bretteurs qui s’escrimaient sur le terre-plein au pied de la statue, comme en l’endroit le plus libre et le plus dĂ©gagĂ©. Ils criaient Tue ! tue ! et faisaient mine de se charger avec furie. Mais ce n’étaient qu’estocades simulĂ©es, que bottes retenues et courtoises comme dans les duels de comĂ©die, oĂč, tant tuĂ©s que blessĂ©s, il n’y a jamais personne de mort. Ils se battaient deux contre deux, et paraissaient animĂ©s d’une rage extrĂȘme, Ă©cartant les Ă©pĂ©es qu’interposaient leurs compagnons pour les sĂ©parer. Cette feinte querelle avait pour but de produire un rassemblement pour que, parmi la foule, les coupe-bourses et les tire-laines pussent faire leurs coups tout Ă  l’aise. En effet, plus d’un curieux qui Ă©tait entrĂ© dans le groupe un beau manteau doublĂ© de panne sur l’épaule, et la pochette bien garnie, sortit de la presse en simple pourpoint, et ayant dĂ©pensĂ© son argent sans le savoir. Sur quoi les bretteurs, qui ne s’étaient jamais brouillĂ©s, s’entendant comme larrons en foire qu’ils Ă©taient, se rĂ©conciliĂšrent et se secouĂšrent la main avec grande affectation de loyautĂ©, dĂ©clarant l’honneur satisfait. Ce qui n’était vraiment pas difficile ; l’honneur de tels maroufles ne devait point avoir de bien sensibles dĂ©licatesses. Sigognac, sur l’avis d’HĂ©rode, ne s’était pas trop approchĂ© des combattants, de sorte qu’il ne pouvait les voir que confusĂ©ment Ă  travers les interstices que laissaient au regard les tĂȘtes et les Ă©paules des curieux. Cependant il lui sembla reconnaĂźtre dans ces quatre drĂŽles les hommes dont il avait, la nuit prĂ©cĂ©dente, surveillĂ© les mystĂ©rieuses allures Ă  l’auberge de la rue Dauphine, et il communiqua son soupçon Ă  HĂ©rode. Mais dĂ©jĂ  les bretteurs s’étaient prudemment Ă©clipsĂ©s derriĂšre la foule, et il eĂ»t Ă©tĂ© plus malaisĂ© de les retrouver qu’une aiguille en un tas de foin. Il est possible, dit HĂ©rode, que cette querelle n’ait Ă©tĂ© qu’un coup montĂ© pour vous attirer sur ce point, car nous devons ĂȘtre suivis par les Ă©missaires du duc de Vallombreuse. Un des bretteurs eĂ»t feint d’ĂȘtre gĂȘnĂ© ou choquĂ© de votre prĂ©sence, et, sans vous laisser le temps de dĂ©gainer, il vous eĂ»t portĂ© comme par mĂ©garde quelque botte assassine, et, au besoin, ses camarades vous auraient achevĂ©. Le tout eĂ»t Ă©tĂ© mis sur le dos d’une rencontre et rixe fortuite. En de telles algarades, celui qui a reçu les coups les garde. La prĂ©mĂ©ditation et le guet-apens ne se peuvent prouver. — Cela me rĂ©pugne, rĂ©pondit le gĂ©nĂ©reux Sigognac, de croire un gentilhomme capable de cette bassesse de faire assassiner son rival par des gladiateurs. S’il n’est pas satisfait d’une premiĂšre rencontre, je suis prĂȘt Ă  croiser de nouveau le fer avec lui, jusqu’à ce que la mort de l’un ou de l’autre s’ensuive. C’est ainsi que les choses se passent entre gens d’honneur. — Sans doute, rĂ©pliqua HĂ©rode, mais le duc sait bien, quelque enragĂ© qu’il soit d’orgueil, que l’issue du combat ne pourrait manquer de lui ĂȘtre funeste. Il a tĂątĂ© de votre lame et en a senti la pointe. Croyez qu’il conserve de sa dĂ©faite une rancune diabolique, et ne sera pas dĂ©licat sur les moyens d’en tirer vengeance. — S’il ne veut pas l’épĂ©e, battons-nous Ă  cheval au pistolet, dit Sigognac, il ne pourra ainsi arguer de ma force Ă  l’escrime. » En discourant de la sorte, les deux compagnons gagnĂšrent le quai de l’École, et lĂ  un carrosse faillit Ă©craser Sigognac, encore qu’il se fĂ»t rangĂ© promptement. Sa taille mince lui valut de n’ĂȘtre pas aplati sur la muraille, tant la voiture le serrait de prĂšs, bien qu’il y eĂ»t de l’autre cĂŽtĂ© assez de place, et que le cocher, par une lĂ©gĂšre inflexion imprimĂ©e Ă  ses chevaux, eĂ»t pu Ă©viter ce passant qu’il semblait poursuivre. Les glaces de ce carrosse Ă©taient levĂ©es, et les rideaux intĂ©rieurs abaissĂ©s ; mais qui les eĂ»t Ă©cartĂ©s eĂ»t vu un seigneur magnifiquement habillĂ©, dont une bande de taffetas noir pliĂ© en Ă©charpe soutenait le bras. MalgrĂ© le reflet rouge des rideaux fermĂ©s, il Ă©tait pĂąle, et les arcs minces de ses sourcils noirs se dessinaient dans une mate blancheur. De ses dents, plus pures que des perles, il mordait jusqu’au sang sa lĂšvre infĂ©rieure, et sa moustache fine, roidie par des cosmĂ©tiques, se hĂ©rissait avec des contractions fĂ©briles comme celle du tigre flairant sa proie. Il Ă©tait parfaitement beau, mais sa physionomie avait une telle expression de cruautĂ© qu’elle eĂ»t plutĂŽt inspirĂ© l’effroi que l’amour, du moins en ce moment, oĂč des passions haineuses et mauvaises la dĂ©composaient. À ce portrait, esquissĂ© en soulevant le rideau d’une voiture qui passe Ă  toute vitesse, on a sans doute reconnu le jeune duc de Vallombreuse. Encore ce coup manquĂ©, dit-il, pendant que le carrosse l’emportait le long des Tuileries vers la porte de la ConfĂ©rence. J’avais pourtant promis Ă  mon cocher vingt-cinq louis, s’il Ă©tait assez adroit pour accrocher ce damnĂ© Sigognac et le rouer contre une borne comme par accident. DĂ©cidĂ©ment mon Ă©toile pĂąlit ; ce petit hobereau de campagne l’emporte sur moi. Isabelle l’adore et me dĂ©teste. Il a battu mes estafiers, il m’a blessĂ© moi-mĂȘme. FĂ»t-il invulnĂ©rable et protĂ©gĂ© par quelque amulette, il faut qu’il meure, ou j’y perdrai mon nom et mon titre de duc. — Humph ! fit HĂ©rode en tirant une longue aspiration de sa poitrine profonde, les chevaux de ce carrosse semblent avoir l’humeur de ceux de DiomĂšde, lesquels couraient sus aux hommes, les dĂ©chiraient et se nourrissaient de leur chair. Vous n’ĂȘtes pas blessĂ©, au moins ? Ce cocher de malheur vous voyait fort bien, et je gagerais ma plus belle recette qu’il cherchait Ă  vous Ă©craser, lançant son attelage de propos dĂ©libĂ©rĂ© contre vous, pour quelque dessein ou vengeance occulte. J’en suis certain. Avez-vous remarquĂ© s’il y avait quelque armoirie peinte sur les portiĂšres ? En votre qualitĂ© de gentilhomme, vous connaissez la noble science hĂ©raldique, et les blasons des principales familles vous sont familiers. — Je ne saurais le dire, rĂ©pondit Sigognac ; un hĂ©raut d’armes mĂȘme, en cette conjoncture, n’aurait pas discernĂ© les Ă©maux et couleurs d’un Ă©cu, encore moins ses partitions, figures et piĂšces honorables. J’avais trop affaire d’esquiver la machine roulante pour voir si elle Ă©tait historiĂ©e de lions lĂ©opardĂ©s ou issants, d’alĂ©rions ou de merlettes, de besans ou de tourteaux, de croix clĂ©chĂ©es ou vivrĂ©es, ou de tous autres emblĂšmes. — Cela est fĂącheux, rĂ©pliqua HĂ©rode ; cette remarque nous eĂ»t mis sur la trace et fait trouver peut-ĂȘtre le fil de cette noire intrigue ; car il est Ă©vident qu’on cherche Ă  se dĂ©faire de vous, quibuscumque viis, comme dirait le pĂ©dant Blazius en son latin
 Quoique la preuve manque, je ne serais nullement Ă©tonnĂ© que ce carrosse appartĂźnt au duc de Vallombreuse qui voulait se donner le plaisir de faire passer son char sur le corps de son ennemi. — Quelle pensĂ©e avez-vous lĂ , seigneur HĂ©rode ! fit Sigognac ; ce serait une action basse, infĂąme et scĂ©lĂ©rate, par trop indigne d’un gentilhomme de grande maison comme est, aprĂšs tout, ce Vallombreuse. D’ailleurs, ne l’avons-nous pas laissĂ© en son hĂŽtel de Poitiers, assez mal accommodĂ© de sa blessure ? comment se trouverait-il dĂ©jĂ  Ă  Paris, oĂč nous ne sommes arrivĂ©s que d’hier ? — Ne nous sommes-nous point arrĂȘtĂ©s assez longtemps Ă  OrlĂ©ans et Ă  Tours, oĂč nous avons donnĂ© des reprĂ©sentations, pour qu’il ait pu, avec les Ă©quipages dont il dispose, nous suivre et mĂȘme nous devancer ? Quant Ă  sa blessure, soignĂ©e par les plus excellents mĂ©decins, elle a dĂ» bientĂŽt se fermer et se cicatriser. Elle n’était pas, d’ailleurs, de nature assez dangereuse pour empĂȘcher un homme jeune et plein de vigueur de voyager tout Ă  son aise en carrosse ou en litiĂšre. Il faut donc, mon cher Capitaine, vous bien tenir sur vos gardes, car on cherche Ă  vous monter quelque coup de Jarnac ou Ă  vous faire tomber en quelque embĂ»che sous forme d’accident. Votre mort livrerait sans dĂ©fense Isabelle aux entreprises du duc. Que pourrions-nous contre un si puissant seigneur, nous autres pauvres histrions ? S’il est douteux que Vallombreuse soit Ă  Paris, ses Ă©missaires, du moins, l’y remplacent, puisque cette nuit mĂȘme, si vous n’aviez pas veillĂ© sous les armes, Ă©mu d’un juste soupçon, ils vous auraient gentiment Ă©gorgillĂ© en votre chambrette. » Les raisons qu’allĂ©guait HĂ©rode Ă©taient trop plausibles pour ĂȘtre discutĂ©es ; aussi le Baron n’y rĂ©pondit-il que par un signe d’assentiment, et porta-t-il la main sur la garde de son Ă©pĂ©e, qu’il tira Ă  demi, afin de s’assurer qu’elle jouait bien et ne tenait point au fourreau. Tout en causant, les deux compagnons s’étaient avancĂ©s le long du Louvre et des Tuileries jusqu’à la porte de la ConfĂ©rence, par oĂč l’on va au Cours-la-Reine, lorsqu’ils virent devant eux un grand tourbillon de poussiĂšre oĂč papillotaient des Ă©clairs d’armes et des luisants de cuirasse. Ils se rangĂšrent pour laisser passer cette cavalerie qui prĂ©cĂ©dait la voiture du roi, qui revenait de Saint-Germain au Louvre. Ils purent voir dans le carrosse, car les glaces Ă©taient baissĂ©es et les rideaux Ă©cartĂ©s, sans doute pour que le populaire contemplĂąt tout son soĂ»l le Monarque arbitre de ses destinĂ©es, un fantĂŽme pĂąle, vĂȘtu de noir, le cordon bleu sur la poitrine, aussi immobile qu’une effigie de cire. De longs cheveux bruns encadraient ce visage mort attristĂ© par un incurable ennui, un ennui espagnol, Ă  la Philippe II, comme l’Escurial seul peut en mitonner dans son silence et sa solitude. Les yeux ne semblaient pas rĂ©flĂ©chir les objets ; aucun dĂ©sir, aucune pensĂ©e, aucun vouloir n’y mettait sa flamme. Un dĂ©goĂ»t profond de la vie avait relĂąchĂ© la lĂšvre infĂ©rieure, qui tombait morose avec une sorte de moue boudeuse. Les mains blanches et maigres posaient sur les genoux, comme celle de certaines idoles Ă©gyptiennes. Cependant il y avait encore une majestĂ© royale dans cette morne figure qui personnifiait la France, et en qui se figeait le gĂ©nĂ©reux sang de Henri IV. La voiture passa comme un Ă©blouissement, suivie d’un gros de cavaliers qui fermaient l’escorte. Sigognac resta tout rĂȘveur de cette apparition. En son imagination naĂŻve, il se reprĂ©sentait le roi comme un ĂȘtre surnaturel, rayonnant dans sa puissance au milieu d’un soleil d’or et de pierreries, fier, splendide, triomphal, plus beau, plus grand, plus fort que tous les autres ; et il n’avait vu qu’une figure triste, chĂ©tive, ennuyĂ©e, souffreteuse, presque pauvre d’aspect, dans un costume sombre comme le deuil, et ne paraissant pas s’apercevoir du monde extĂ©rieur, occupĂ©e qu’elle Ă©tait de quelque lugubre rĂȘverie. Eh quoi ! se disait-il en lui-mĂȘme, voilĂ  le roi, celui en qui se rĂ©sument tant de millions d’hommes, qui trĂŽne au sommet de la pyramide, vers qui tant de mains se tendent d’en bas suppliantes, qui fait taire ou gronder les canons, Ă©lĂšve ou abaisse, punit ou rĂ©compense, dit grĂące » s’il le veut, quand la justice dit mort », et peut changer d’un mot une destinĂ©e ! Si son regard tombait sur moi, de misĂ©rable je deviendrais riche, de faible puissant ; un homme inconnu se dĂ©velopperait saluĂ© et flattĂ© de tous. Les tourelles ruinĂ©es de Sigognac se relĂšveraient orgueilleusement, des domaines viendraient s’ajouter Ă  mon patrimoine rĂ©trĂ©ci. Je serais seigneur du mont et de la plaine ! Mais comment penser que jamais il me dĂ©couvre dans cette fourmiliĂšre humaine qui grouille vaguement Ă  ces pieds et qu’il ne regarde pas ? Et quand mĂȘme il m’aurait vu, quelle sympathie peut-il se former entre nous ? » Ces rĂ©flexions, et beaucoup d’autres qu’il serait trop long de rapporter, occupaient Sigognac, qui marchait silencieusement Ă  cĂŽtĂ© de son compagnon. HĂ©rode respecta cette rĂȘverie, se divertissant Ă  regarder les Ă©quipages aller et venir. Puis il fit observer au Baron qu’il allait ĂȘtre midi, et qu’il Ă©tait temps de diriger l’aiguille de la boussole vers le pĂŽle de la soupe, rien n’étant pire qu’un dĂźner froid, si ce n’est un dĂźner rĂ©chauffĂ©. Sigognac se rendit Ă  ce raisonnement pĂ©remptoire, et ils reprirent le chemin de leur auberge. Rien de particulier n’avait eu lieu en leur absence. Il ne s’était passĂ© que deux heures. Isabelle, tranquillement assise Ă  table devant un potage Ă©toilĂ© de plus d’yeux que le corps d’Argus, accueillit son ami avec son doux sourire habituel en lui tendant sa blanche main. Les comĂ©diens lui adressĂšrent des questions badines ou curieuses sur son excursion Ă  travers la ville, lui demandant s’il possĂ©dait encore son manteau, son mouchoir et sa bourse. À quoi Sigognac rĂ©pondit joyeusement par l’affirmative. Cette aimable causerie lui fit bientĂŽt oublier ses sombres prĂ©occupations, et il en vint Ă  se demander en lui-mĂȘme s’il n’était pas la dupe d’une imagination hypocondriaque qui ne voyait partout qu’embĂ»ches. Il avait raison cependant, et ses ennemis, pour quelques tentatives avortĂ©es, ne renonçaient point Ă  leurs noirs projets. MĂ©rindol, menacĂ© par le duc d’ĂȘtre rendu aux galĂšres d’oĂč il l’avait tirĂ© s’il ne le dĂ©faisait de Sigognac, se rĂ©solut Ă  requĂ©rir l’aide d’un brave de ses amis, Ă  qui nulle entreprise ne rĂ©pugnait, quelque hasardeuse qu’elle fĂ»t, si elle Ă©tait bien payĂ©e. Il ne se sentait pas de force Ă  venir Ă  bout du Baron, qui d’ailleurs le connaissait maintenant, ce qui en rendait l’approche difficile, vu qu’il Ă©tait sur ses gardes. MĂ©rindol alla donc Ă  la recherche de ce spadassin qui demeurait place du MarchĂ©-Neuf, prĂšs du Petit-Pont, endroit peuplĂ© principalement de bretteurs, filous, tireurs de laine et autres gens de mauvaise vie. Avisant parmi les hautes maisons noires, qui s’épaulaient comme ivrognes ayant peur de tomber, une plus noire, plus dĂ©labrĂ©e, plus lĂ©preuse encore que les autres, dont les fenĂȘtres, dĂ©bordant d’immondes guenilles, ressemblaient Ă  des ventres ouverts laissant couler leurs entrailles, il s’engagea dans l’allĂ©e obscure qui servait d’entrĂ©e Ă  cette caverne. BientĂŽt le jour venant de la rue s’éteignit, et MĂ©rindol, tĂątant les murailles suantes et visqueuses comme si des limaçons les eussent engluĂ©es de leur bave, trouva parmi l’ombre la corde tenant lieu de rampe Ă  l’escalier, corde qu’on pouvait croire dĂ©tachĂ©e d’un gibet et suiffĂ©e de graisse humaine. Il se hissa comme il put par cette Ă©chelle de meunier, trĂ©buchant Ă  chaque pas sur les bosses et callositĂ©s qu’avait formĂ©es Ă  chaque marche la vieille boue entassĂ©e lĂ , couche Ă  couche, depuis le temps oĂč Paris s’appelait LutĂšce. Cependant, Ă  mesure que MĂ©rindol avançait dans son ascension pĂ©rilleuse, les tĂ©nĂšbres se faisaient moins intenses. Une lueur blafarde et brouillĂ©e pĂ©nĂ©trait Ă  travers les vitres jaunes des jours de souffrance pratiquĂ©s pour Ă©clairer l’escalier, et qui donnaient sur une cour noire et profonde comme un puits de mine. Enfin, il arriva au dernier Ă©tage Ă  demi suffoquĂ© par les vapeurs mĂ©phitiques s’exhalant des plombs. Deux ou trois portes s’ouvraient sur le palier dont le plafond en plĂątre sale Ă©tait enjolivĂ© d’arabesques obscĂšnes, de tire-bouchons et de mots plus que rabelaisiens tracĂ©s par la fumĂ©e des chandelles, fresques bien dignes d’une pareille bicoque. L’une de ces portes Ă©tait entre-bĂąillĂ©e. MĂ©rindol la poussa d’un coup de pied, ne voulant y toucher de la main, et pĂ©nĂ©tra sans plus de cĂ©rĂ©monie dans l’unique chambre composant le Louvre du bretteur Jacquemin Lampourde. Une Ăącre fumĂ©e lui piqua les yeux et le gosier, si bien qu’il se prit Ă  tousser comme un chat qui avale des plumes en croquant un oiseau, et qu’il se passa bien deux minutes avant qu’il pĂ»t parler. Profitant de la porte ouverte, la fumĂ©e se rĂ©pandit sur le palier, et le brouillard devenant moins Ă©pais, le visiteur put discerner Ă  peu prĂšs l’intĂ©rieur de la chambre. Ce repaire mĂ©rite une description particuliĂšre, car il est douteux que l’honnĂȘte lecteur ait jamais mis le pied dans un taudis pareil, et il ne saurait se faire l’idĂ©e d’un tel dĂ©nĂ»ment. Le bouge Ă©tait meublĂ© principalement de quatre murs le long desquels les infiltrations du toit avaient dessinĂ© des Ăźles inconnues et des fleuves qu’on ne rencontre en aucune carte gĂ©ographique. Aux endroits Ă  portĂ©e de la main, les locataires successifs du taudis s’étaient amusĂ©s Ă  graver au couteau leurs noms incongrus, baroques ou hideux, par suite de ce penchant qui pousse les plus obscurs Ă  laisser une trace de leur passage en ce monde. À ces noms souvent Ă©tait accolĂ© un nom de femme, Iris de carrefour, que surmontait un cƓur percĂ© d’une flĂšche semblable Ă  une arĂȘte de poisson. D’autres, plus artistes, avec un bout de charbon retirĂ© des cendres, avaient essayĂ© de croquer quelque profil grotesque, une pipe entre les dents, ou quelque pendu tirant la langue et gambadant au bout d’une potence. Sur le bord de la cheminĂ©e, oĂč fumaient en bavant les branches d’un cotret volĂ©, s’entassait dans la poussiĂšre un monde d’objets bizarres une bouteille ayant, plantĂ©e dans le goulot, une chandelle Ă  demi consumĂ©e, dont le suif avait coulĂ© en larges nappes sur le verre, vrai flambeau d’enfant prodigue et de biberon ; un cornet de tric-trac, trois dĂ©s plombĂ©s, les Heures de Robert BesniĂšres, Ă  l’usage du lansquenet, un fagot de bouts de vieilles pipes, un pot en grĂšs Ă  mettre du pĂ©tun, un chausson renfermant un peigne Ă©dentĂ©, une lanterne sourde arrondissant sa lentille comme une prunelle d’oiseau de nuit, des paquets de clefs, sans doute fausses, car il n’y avait en la chambre aucun meuble Ă  ouvrir, un fer Ă  relever la moustache, un angle de miroir au tain rayĂ© comme par les griffes d’un diable, oĂč l’on ne pouvait se voir qu’un Ɠil Ă  la fois, encore ne fallait-il pas que cet Ɠil ressemblĂąt Ă  celui de Junon, qu’HomĂšre appelle Î’ÎżÏ€Îč et mille autres brimborions fastidieux Ă  dĂ©crire. En face de la cheminĂ©e, sur un pan de muraille moins humide que les autres et tendu d’ailleurs d’un lambeau de serge verte, rayonnait un faisceau d’épĂ©es soigneusement fourbies, d’une trempe Ă  l’épreuve et portant sur leur acier la marque des plus cĂ©lĂšbres armuriers d’Espagne et d’Italie. Il y avait lĂ  des lames Ă  deux tranchants, des lames triangulaires, des lames Ă©vidĂ©es au milieu pour laisser Ă©goutter le sang ; des dagues Ă  large coquille, des coutelas, des poignards, des stylets et autres armes de prix dont la richesse faisait un singulier contraste avec le dĂ©labrement du bouge. Pas une tache de rouille, pas un grain de poussiĂšre ne les souillaient, c’étaient les outils du tueur, et dans un arsenal princier ils n’eussent pas Ă©tĂ© mieux entretenus, frottĂ©s d’huile, Ă©pongĂ©s de laine et conservĂ©s en leur Ă©tat primitif. On eĂ»t dit qu’ils sortaient tout frais Ă©moulus de la boutique. Lampourde, si nĂ©gligent pour le reste, y mettait son amour-propre et sa curiositĂ©. Cette recherche, quand on pensait au mĂ©tier qu’il faisait, prenait un caractĂšre horrible, et sur ces fers si bien polis, des reflets rouges semblaient flamboyer. De siĂšges, il n’y en avait point, et l’on Ă©tait libre de se tenir debout pour grandir, Ă  moins qu’on ne prĂ©fĂ©rĂąt, si l’on ne voulait mĂ©nager la semelle de ses souliers, s’asseoir sur un vieux panier dĂ©foncĂ©, une malle, ou un Ă©tui de luth qui traĂźnait dans un coin. La table se composait d’un volet abattu sur deux trĂ©teaux. Elle servait aussi de lit. AprĂšs avoir fait carousse, le maĂźtre du logis s’y allongeait et, prenant le coin de la nappe, qui n’était autre que la panne de son manteau, dont il avait vendu le dessus pour se doubler la panse, il faisait demi-tour du cĂŽtĂ© de la muraille pour ne plus voir les bouteilles vides, spectacle singuliĂšrement mĂ©lancolique aux ivrognes. C’est dans cette position que MĂ©rindol trouva Jacquemin Lampourde ronflant comme la pĂ©dale d’un tuyau d’orgue, bien que toutes les horloges des environs eussent sonnĂ© quatre heures de l’aprĂšs-midi. Un Ă©norme pĂątĂ© de venaison, qui montrait dans ses ruines vermeilles des marbrures de pistaches, gisait Ă©ventrĂ© sur le carreau, et plus qu’à moitiĂ© dĂ©vorĂ©, comme un cadavre attaquĂ© des loups au fond d’un bois, en compagnie d’un nombre fabuleux de flacons dont on avait sucĂ© l’ñme, et qui n’étaient plus que des fantĂŽmes de bouteilles, des apparences creuses bonnes Ă  faire du verre cassĂ©. Un compagnon, que MĂ©rindol n’avait pas aperçu d’abord, dormait Ă  poings tendus sous la table, tenant encore au bec, entre ses dents, le tuyau cassĂ© d’une pipe, dont le fourneau avait roulĂ© Ă  terre tout bourrĂ© d’un pĂ©tun qu’en son ivresse il avait oubliĂ© d’allumer. HĂ©, Lampourde ! dit l’estafier de Vallombreuse, c’est assez dormir comme cela ; ne me regarde pas avec ces yeux plus ronds que billes. Je ne suis point un commissaire ou un sergent qui te vient quĂ©rir pour te mener au ChĂątelet. Il s’agit d’une affaire importante tĂąche de repĂȘcher ta raison noyĂ©e au fond des pots, et de m’écouter. » Le personnage ainsi interpellĂ© se souleva avec une lenteur somnolente, se mit sur son sĂ©ant, dĂ©veloppa, en s’étirant, de longs bras, dont les poings touchaient presque aux deux murs de la chambre, ouvrit une bouche immense dentĂ©e de crocs pointus, et, se tordant la mĂąchoire, dessina un bĂąillement formidable, semblable au rictus d’un lion ennuyĂ©, le tout accompagnĂ© de gloussements inarticulĂ©s et gutturaux. Ce n’était point un Adonis que Jacquemin Lampourde, bien qu’il se prĂ©tendĂźt favorisĂ© des femmes autant que pas un, et mĂȘme, Ă  l’entendre, des plus hautes et mieux situĂ©es. Sa grande taille dont il tirait fiertĂ©, ses maigres jambes hĂ©ronniĂšres, son Ă©chine efflanquĂ©e, sa poitrine osseuse et cardinalisĂ©e Ă  la boisson, qu’on voyait en ce moment par sa chemise entr’ouverte, ses bras de singe assez longs pour qu’il pĂ»t nouer ses jarretiĂšres sans presque se baisser, ne composaient pas un physique bien agrĂ©able ; quant Ă  sa figure, un nez prodigieux qui rappelait celui de Cyrano de Bergerac, prĂ©texte de tant de duels, y occupait la place la plus importante. Mais Lampourde s’en consolait avec l’axiome populaire Jamais grand nez n’a gĂątĂ© visage. » Les yeux, quoique brouillĂ©s encore d’ivresse et de sommeil, avaient dans leurs prunelles de froids Ă©clairs annonçant le courage et la rĂ©solution. Sur les joues dĂ©charnĂ©es deux ou trois rides perpendiculaires, pareilles Ă  des coups d’épĂ©e, dessinaient leurs lignes rigides qui n’étaient pas prĂ©cisĂ©ment des nids d’amours. Une tignasse de cheveux noirs fort emmĂȘlĂ©e pleuvait autour de cette physionomie bonne Ă  sculpter sur un manche de violon et dont personne cependant n’avait envie de se moquer, tant l’expression en Ă©tait inquiĂ©tante, narquoise et fĂ©roce. Que le Maulubec trousse l’animal qui me vient ainsi troubler en mes joies et patauger parmi mes rĂȘves anacrĂ©ontiques ! J’étais heureux ; la plus belle princesse de la terre m’accueillait gracieusement. Vous avez fait envoler mon songe. — TrĂȘve de billevesĂ©es, fit MĂ©rindol avec impatience, prĂȘte-moi deux minutes ton ouĂŻe et ton attention. — Je n’écoute personne quand je suis gris, rĂ©pondit majestueusement Jacquemin Lampourde en s’étayant sur le coude. D’ailleurs j’ai de l’argent, beaucoup d’argent. Nous avons cette nuit dĂ©troussĂ© un mylord anglais tout cousu de pistoles, je suis en train de manger et de boire ma part. Mais avec un petit tour de lansquenet ce sera bientĂŽt fini. À ce soir donc les affaires sĂ©rieuses. Trouvez-vous Ă  minuit sur le terre-plein du Pont-Neuf, au pied du cheval de bronze. J’y serai, frais, limpide, alerte, jouissant de tous mes moyens. Nous accorderons nos flĂ»tes et conviendrons des sommes, lesquelles doivent ĂȘtre considĂ©rables, car j’aime Ă  croire qu’on ne dĂ©range pas un brave comme moi pour des friponneries subalternes, des vols insignifiants ou autres menues peccadilles. DĂ©cidĂ©ment le vol m’ennuie, je ne fais plus que l’assassinat, c’est plus noble. On est un carnassier lĂ©onin, et non une bĂȘte de rapine. S’il s’agit de tuer, je suis votre homme, et encore faut-il que l’attaquĂ© se dĂ©fende. Les victimes sont si lĂąches parfois que cela me dĂ©goĂ»te. Un peu de rĂ©sistance donne du cƓur Ă  l’ouvrage. — Oh ! pour cela sois tranquille, rĂ©pondit MĂ©rindol avec un mauvais sourire. Tu trouveras Ă  qui parler. — Tant mieux, fit Jacquemin Lampourde, il y a longtemps que je ne me suis escrimĂ© avec quelqu’un de ma force. Mais en voilĂ  assez. Sur ce, bonsoir, et laissez-moi dormir. » MĂ©rindol parti, Jacquemin Lampourde essaya de se rendormir, mais en vain. Le sommeil interrompu ne revint pas. Le bretteur se leva, secoua rudement le compagnon qui ronflait sous la table et tous deux s’en allĂšrent dans un tripot oĂč se jouaient le lansquenet et la bassette. L’assistance Ă©tait composĂ©e de plumets, de spadassins, de filous, de laquais, de clercs, de quelques bourgeois naĂŻfs conduits lĂ  par des filles, pauvres pigeons destinĂ©s Ă  ĂȘtre plumĂ©s vifs. On n’entendait que le bruit des dĂ©s roulant dans le cornet et le froissement des cartes battues, car les joueurs sont d’ordinaire silencieux, sauf, en cas de perte, quelques interjections blasphĂ©matoires. AprĂšs les alternatives de chance et de guignon, le vide, duquel la nature et l’homme surtout ont horreur, fut hermĂ©tiquement pratiquĂ© dans les pochettes de Lampourde. Il voulut jouer sur parole, mais ce n’était pas une monnaie qui eĂ»t cours en ce lieu, oĂč les joueurs, en recevant leur gain, mordaient les piĂšces par maniĂšre d’éprouvette, pour voir si les louis n’étaient point en plomb dorĂ© et les testons en Ă©tain Ă  fondre des cuillĂšres. Force lui fut de se retirer nu comme un petit saint Jean, aprĂšs ĂȘtre entrĂ© gros seigneur et remuant les pistoles Ă  pleine main ! Ouf ! fit-il quand l’air frais de la rue le frappa au visage et lui rendit son sang-froid, me voilĂ  dĂ©barrassĂ© ; c’est drĂŽle comme l’argent me grise et m’abrutit ! Je ne m’étonne plus que les traitants soient si bĂȘtes. Maintenant que je n’ai plus le sol, je me sens plein d’esprit ; les idĂ©es bourdonnent autour de ma cervelle comme abeilles autour d’une ruche. De Laridon je redeviens CĂ©sar ! Mais voici que le clocheteur de la Samaritaine martĂšle douze heures ; MĂ©rindol doit m’attendre devant le roi de bronze. » Et il se dirigea vers le Pont-Neuf. MĂ©rindol Ă©tait Ă  son poste, occupĂ© Ă  regarder son ombre au clair de lune. Les deux spadassins, ayant bien regardĂ© autour d’eux pour voir si personne ne pouvait les entendre, parlĂšrent cependant Ă  voix basse pendant assez longtemps. Ce qu’ils dirent, nous l’ignorons, mais en quittant l’agent du duc de Vallombreuse, Lampourde faisait sonner de l’or dans ses poches avec une impudence qui montrait combien il Ă©tait redoutĂ© sur le Pont-Neuf. XIILE RADIS COURONNÉEn quittant MĂ©rindol, une incertitude travaillait Jacquemin Lampourde, et lorsqu’il fut arrivĂ© au bout du Pont-Neuf, il s’arrĂȘta et demeura quelque temps perplexe comme l’ñne de Buridan entre ses deux mesures d’avoine, ou, si cette comparaison ne vous plaĂźt point, comme un fer entre deux aimants d’égale force. D’une part le lansquenet exerçait sur lui une attraction impĂ©rieuse avec son tintement lointain de piĂšces d’or ; de l’autre le cabaret se prĂ©sentait ornĂ© de sĂ©ductions non moindres, faisant sonner son carillon de pots. Embarrassante alternative ! Bien que les thĂ©ologiens fassent du libre arbitre la plus belle prĂ©rogative de l’homme, Lampourde, maĂźtrisĂ© par deux penchants irrĂ©sistibles, car il Ă©tait aussi joueur qu’ivrogne, et aussi ivrogne que joueur, ne savait rĂ©ellement Ă  quoi se dĂ©cider. Il fit trois pas vers le tripot ; mais les bouteilles pansues, couvertes de poussiĂšre, drapĂ©es de toiles d’araignĂ©e, coiffĂ©es d’un rouge casque de cire, apparurent Ă  son imagination sous un rayon si vif qu’il en fit trois pas vers le cabaret. Alors le Jeu agita fantastiquement Ă  ses oreilles un cornet plein de dĂ©s plombĂ©s, et lui arrondit devant les yeux un demi-cercle de cartes biseautĂ©es, diaprĂ© comme une queue de paon, vision enchanteresse qui lui cloua les pieds au sol. Ah çà ! est-ce que je vais rester lĂ  plantĂ© comme une idole, se dit Ă  lui-mĂȘme le bretteur impatientĂ© de ses propres tergiversations ; je dois avoir l’air d’un franc viĂ©daze regardant voler des coquecigrues, avec ma mine ahurie et quidditative. Pardieu ! si je n’allais ni au cabaret ni au tripot, et rendais visite Ă  ma dĂ©esse, Ă  mon Iris, Ă  la nonpareille beautĂ© qui me retient en ses lacs. Mais peut-ĂȘtre, Ă  cette heure, sera-t-elle occupĂ©e Ă  quelque bal ou festin nocturne, hors de son logis. Et d’ailleurs la voluptĂ© amollit le courage, et les plus grands capitaines se sont repentis de s’ĂȘtre trop adonnĂ©s aux femmes. TĂ©moin Hercule avec sa DĂ©janire, Samson avec sa Dalila, Marc-Antoine avec sa ClĂ©opĂątre, sans compter les autres dont je ne me souviens pas, car on a cueilli bien des fois les prunes depuis que j’ai fait mes classes. Donc, renonçons Ă  cette fantaisie lascive et vitupĂ©rable. Mais que faire cependant entre ces deux charmants objets ? Qui choisit l’un s’expose Ă  regretter l’autre. » En minutant ce monologue, Jacquemin Lampourde, les mains plongĂ©es dans ses poches, le menton appuyĂ© sur sa fraise de maniĂšre Ă  retrousser sa barbiche, semblait pousser des racines entre les pavĂ©s et se pĂ©trifier en statue, comme cela arrive Ă  plus d’un compagnon aux MĂ©tamorphoses d’Ovide. Tout Ă  coup il fit un soubresaut si brusque qu’un bourgeois attardĂ© qui passait par lĂ  s’en Ă©mut de peur et hĂąta le pas, croyant qu’il allait l’assaillir et Ă  tout le moins lui tirer la laine. Lampourde n’avait aucune intention de dĂ©trousser ce nigaud, qu’en sa rĂȘverie distraite il ne voyait mĂȘme point ; mais une idĂ©e triomphante venait de lui traverser la cervelle. Ses incertitudes Ă©taient finies. Il tira vivement un doublon de sa poche, le jeta en l’air aprĂšs avoir dit Pile pour le cabaret, face pour le tripot ! » La piĂšce pirouetta plusieurs fois, et, ramenĂ©e Ă  terre par sa pesanteur, retomba sur un pavĂ©, faisant luire sa paillette d’or sous le rayon d’argent qui s’échappait de la lune, en ce moment dĂ©barrassĂ©e de tout nuage. Le bretteur s’agenouilla pour dĂ©chiffrer l’oracle rendu par le hasard. La piĂšce avait rĂ©pondu pile Ă  la question posĂ©e. Bacchus l’emportait sur la Fortune. C’est bien, je me griserai », dit Lampourde en remettant le doublon, dont il essuya la boue, en son escarcelle profonde comme l’abĂźme, Ă©tant destinĂ©e Ă  engloutir beaucoup de choses. Et, faisant de grandes enjambĂ©es, il se dirigea vers le cabaret du Radis couronnĂ©, sanctuaire habituel de ses libations au dieu de la vigne. Le Radis couronnĂ© prĂ©sentait Ă  Lampourde cet avantage d’ĂȘtre situĂ© Ă  l’angle du MarchĂ©-Neuf, Ă  deux pas de son logis qu’il regagnait en quelques zigzags lorsqu’il s’était mis du vin jusqu’au nƓud de la gorge, Ă  partir de la semelle de ses bottes. C’était bien le plus abominable bouge qu’on pĂ»t imaginer. Des piliers trapus, engluĂ©s d’un rouge sanguinolent et vineux, supportaient l’énorme poutre qui lui servait de frise et dont les rugositĂ©s affectaient de certaines formes indiquant d’anciennes sculptures Ă  demi effacĂ©es par le temps. Avec beaucoup d’attention on parvenait Ă  y dĂ©mĂȘler un enroulement de ceps et de pampres, Ă  travers lesquels gambadaient des singes tirant des renards par la queue. Sur le claveau de la porte figurait un Ă©norme radis au naturel, feuillĂ© de sinople et sommĂ© d’une couronne d’or, le tout fort terni, qui depuis des gĂ©nĂ©rations de buveurs servait d’enseigne et de dĂ©signation au cabaret. Les baies formĂ©es par l’espacement des piliers Ă©taient closes, en ce moment, de volets Ă  lourdes ferrures capables de soutenir un siĂšge, mais non si hermĂ©tiquement joints qu’ils ne laissassent filtrer des raies de lumiĂšre rougeĂątre, et s’échapper une sourde rumeur de chansons et de querelles ; ces lueurs, s’allongeant sur le pavĂ© miroitĂ© de boue, produisaient un effet Ă©trange dont Lampourde ne sentit pas le cĂŽtĂ© pittoresque, mais qui lui indiqua qu’il y avait encore nombreuse compagnie au Radis couronnĂ©. Heurtant la porte avec le pommeau de son Ă©pĂ©e, le bretteur, par le rhythme des coups qu’il frappa, se fit reconnaĂźtre pour un habituĂ© de la maison, et l’huis s’entre-bĂąilla afin de lui livrer passage. La salle oĂč se tenaient les buveurs avait assez l’air d’une caverne. Elle Ă©tait basse, et la maĂźtresse poutre qui traversait le plafond, ayant fait ventre sous le tassement des Ă©tages supĂ©rieurs, semblait prĂšs de rompre, encore qu’elle fĂ»t solide Ă  porter un beffroi, pareille en cela Ă  la tour de Pise ou des Asinelli de Bologne qui penche toujours et ne tombe jamais. Les fumĂ©es des pipes et des chandelles avaient rendu le plafond aussi noir que l’intĂ©rieur des cheminĂ©es oĂč l’on prĂ©pare les harengs-saurs, les boutargues et les jambons. Anciennement les murs avaient Ă©tĂ© peints d’une couleur rouge, encadrĂ©e de sarments et brindilles de vigne, par la brosse de quelque dĂ©corateur italien venu en France Ă  la suite de Catherine de MĂ©dicis. La peinture s’était conservĂ©e dans le haut de la salle, quoique bien assombrie et ressemblant plus Ă  des plaques de sang figĂ© qu’à cette rĂ©jouissante teinte Ă©carlate dont elle devait briller en sa fleur de nouveautĂ©. L’humiditĂ©, le frottement des dos, la crasse des tĂȘtes qui s’y appuyaient en avaient gĂątĂ© et dĂ©truit tout le bas, oĂč le plĂątre apparaissait sale, Ă©raillĂ© et nu. Jadis le cabaret avait Ă©tĂ© mieux hantĂ© ; mais peu Ă  peu, aux courtisans et aux capitaines, les mƓurs devenant plus dĂ©licates, s’étaient substituĂ©s des brelandiers, des aigrefins, des coupe-bourses et des coupe-jarrets, toute une clientĂšle de truands hasardeux qui avaient donnĂ© leur empreinte horrible au bouge, et fait de la gaie taverne un repaire sinistre. Un escalier de bois conduisant Ă  une galerie oĂč s’ouvraient les portes de rĂ©duits si bas, qu’on n’y pĂ©nĂ©trait qu’en rentrant les cornes et la tĂȘte comme un limaçon, occupait la paroi qui faisait face Ă  l’entrĂ©e. Sous la cage de l’escalier, Ă  l’ombre de la soupente, quelques futailles, les unes pleines, les autres en vidange, Ă©taient disposĂ©es dans une symĂ©trie plus agrĂ©able aux ivrognes que toute autre sorte d’ornement. Dans la cheminĂ©e Ă  grande hotte, flambaient des fagots de bourrĂ©e dont les bouts brĂ»laient jusque sur le plancher, qui, n’étant fait que d’un carrelage de vieilles briques, ne courait pas risque d’incendie. Ce feu illuminait de ses reflets l’étain d’un comptoir placĂ© vis-Ă -vis et oĂč trĂŽnait le cabaretier, derriĂšre un rempart de pots, de pintes, de bouteilles et de brocs. Sa vive lueur, Ă©teignant les aurĂ©oles jaunes des chandelles qui grĂ©sillaient dans la fumĂ©e, faisait danser le long des murailles les ombres des buveurs dessinĂ©es en caricatures, avec des nez extravagants, des mentons de galoche, des toupets de Riquet Ă  la houppe et des dĂ©formations aussi bizarres que celles des Songes drolatiques de maĂźtre Alcofribas Nasier. Ce sabbat de dĂ©coupures noires, s’agitant et fourmillant derriĂšre les figures rĂ©elles, semblait s’en moquer et en faire spirituellement la parodie. Les habituĂ©s du bouge, assis sur des bancs, s’accoudaient sur des tables dont le bois tailladĂ© d’estafilades, chamarrĂ© de noms gravĂ©s au couteau, tatouĂ© de brĂ»lures, Ă©tait gras de sauces et de vins rĂ©pandus ; mais les manches qui l’essuyaient ne pouvaient pour la plupart ĂȘtre salies, quelques-unes mĂȘme Ă©tant percĂ©es au coude n’y compromettaient que la chair du bras qu’elles Ă©taient censĂ©es revĂȘtir. ÉveillĂ©es au tintamarre du cabaret, deux ou trois poules, Lazares emplumĂ©s, qui Ă  cette heure eussent dĂ» ĂȘtre juchĂ©es sur leur perchoir, s’étaient glissĂ©es dans la salle par une porte communiquant avec la cour, et picoraient sous les pieds et entre les jambes des buveurs les miettes tombĂ©es du festin. Quand Jacquemin Lampourde entra au Radis couronnĂ©, le plus triomphant vacarme rĂ©gnait dans l’établissement. Des gaillards Ă  mine truculente, tendant leurs pots vides, frappaient sur les tables des coups de poing Ă  tuer des bƓufs et qui faisaient trembler les suifs emmanchĂ©s dans des martinets de fer. D’autres criaient tope et masse » en rĂ©pondant Ă  des rasades. Ceux-ci accompagnaient une chanson bachique, hurlĂ©e en chƓur avec des voix aussi lamentablement fausses que celles de chiens hurlant Ă  la lune, d’un cliquetis de couteau sur les cĂŽtes de leurs verres et d’un remuement d’assiettes tournĂ©es en meule. Ceux-lĂ  inquiĂ©taient la pudeur des Maritornes, qui, les bras Ă©levĂ©s au-dessus de la foule, portaient des plats de victuailles fumantes et ne pouvaient se dĂ©fendre contre leurs galantes entreprises, tenant plus Ă  conserver leur plat que leur vertu. Quelques-uns pĂ©tunaient dans de longues pipes de Hollande et s’amusaient Ă  souffler de la fumĂ©e par les naseaux. Il n’y avait pas que des hommes dans cette cohue, le beau sexe y Ă©tait reprĂ©sentĂ© par quelques Ă©chantillons assez laids ; car le vice se permet parfois de n’avoir pas le nez mieux fait que la vertu. Ces Philis, dont le premier venu, moyennant la piĂšce ronde, pouvait ĂȘtre le Tircis ou le Tityre, se promenaient par couples, s’arrĂȘtant aux tables, et buvaient comme colombes familiĂšres en la coupe de chacun. Ces copieuses lampĂ©es, jointes Ă  la chaleur du lieu, faisaient leurs joues cramoisies sous le rouge de brique dont elles Ă©taient enluminĂ©es, en sorte qu’elles semblaient des idoles peintes Ă  deux couches. Des cheveux faux ou vrais, tournĂ©s en accroche-cƓurs, Ă©taient plaquĂ©s sur leurs fronts luisants de cĂ©ruse ou, calamistrĂ©s au fer, allongeaient leurs spirales jusque sur des poitrines largement dĂ©couvertes et passĂ©es au badigeon, non sans quelque petite veine d’azur dessinĂ©e en leurs blancheurs postiches. Leurs ajustements affectaient une braverie mignarde et galante. Ce n’était que rubans, plumes, broderies, galons, ferrets, aiguillettes, couleurs vives ; mais il Ă©tait aisĂ© de voir que ce luxe, fait pour la montre, n’avait rien de rĂ©el et sentait la friperie les perles n’étaient que verre soufflĂ©, les bijoux d’or que cuivre, les robes de soie que vieilles jupes retournĂ©es et reteintes ; mais ces Ă©lĂ©gances de mauvais aloi suffisaient Ă  Ă©blouir les yeux avinĂ©s des compagnons rĂ©unis en ce bouge. Quant Ă  l’odeur, si ces dames ne flairaient pas la rose, elles sentaient le musc comme un terrier de putois, seule odeur assez forte pour dominer les infectes exhalaisons du taudis, et qu’on trouvait par comparaison plus suave que baume, ambroisie et benjoin. Quelquefois un plumet Ă©chauffĂ© de luxure et de boisson faisait asseoir sur son genou une de ces beautĂ©s peu farouches, et lui chuchotait Ă  l’oreille, dans un gros baiser, des propositions anacrĂ©ontiques reçues avec des rires affectĂ©s et un non » qui voulait dire oui » ; puis, au long de l’escalier, on voyait des groupes qui montaient, l’homme le bras sur la taille de la femme, la femme se retenant Ă  la rampe et faisant de petites façons enfantines, car mĂȘme en la dĂ©bauche la plus abandonnĂ©e il faut encore quelques semblants de pudeur. D’autres redescendaient la mine confuse, tandis que leur Amaryllis de rencontre faisait bouffer sa jupe de l’air le plus dĂ©tachĂ© du monde. Lampourde, habituĂ© de longue main Ă  ces mƓurs qui, d’ailleurs, lui paraissaient naturelles, ne prĂȘtait aucune attention au tableau dont nous venons de tirer un crayon rapide. Assis devant une table, le dos appuyĂ© au mur, il regardait d’un Ɠil plein de tendresse et de concupiscence une bouteille de vin des Canaries qu’une servante venait d’apporter, une bouteille antique et recommandable, de derriĂšre les fagots et du cas rĂ©servĂ© aux goinfres et biberons Ă©mĂ©rites. Quoique le bretteur fĂ»t seul, deux verres avaient Ă©tĂ© placĂ©s sur la table, car on savait son horreur pour l’ingurgitation solitaire des liquides, et d’un moment Ă  l’autre un compagnon de beuverie pouvait lui survenir. En attendant ce convive fortuit, Lampourde Ă©levait lentement, Ă  la hauteur de sa visĂ©e, le verre effilĂ© de patte et tournĂ© en clochette de liseron oĂč brillait, pailletĂ©e d’un point lumineux, la blonde et gĂ©nĂ©reuse liqueur. Puis, ayant satisfait le sens de la vue en admirant cette chaude couleur de topaze brĂ»lĂ©e, il passait au sens de l’odorat, et, remuant le vin par une secousse mĂ©nagĂ©e qui lui imprimait une sorte de rotation, il en humait l’arome Ă  narines aussi bĂ©antes que les fosses d’un dauphin hĂ©raldique. Restait le sens du goĂ»t. Les papilles du palais, convenablement excitĂ©es, s’imprĂ©gnaient d’une gorgĂ©e de ce nectar ; la langue la promenait autour des badigoinces et l’envoyait enfin au gosier avec un clappement approbatif. Ainsi maĂźtre Jacquemin Lampourde, au moyen d’un seul verre, flattait-il trois des cinq sens que l’homme possĂšde, ce qui Ă©tait le fait d’un Ă©picurien consommĂ© tirant des choses jusqu’au dernier suc et quintessence de plaisir qu’elles contiennent. Encore prĂ©tendait-il bien que le tact et l’ouĂŻe pouvaient y avoir leur part de jouissance le tact, par le poli, la nettetĂ© et la forme du cristal ; l’ouĂŻe, par la musique, vibration et parfait accord qu’il rend lorsqu’on le choque avec le dos d’une lame ou qu’on promĂšne circulairement ses doigts mouillĂ©s sur le bord du verre. Mais ce sont lĂ  paradoxes, billevesĂ©es et fantaisies d’un raffinement trop subtil, ne prouvant rien pour vouloir trop prouver, sinon le vicieux raffinement de ce maraud. Notre bretteur Ă©tait lĂ  depuis quelques minutes quand la porte du cabaret s’entr’ouvrit ; un quidam, vĂȘtu de noir de la tĂȘte aux pieds, n’ayant de blanc que son rabat et un flot de linge qui lui bouffait au ventre, entre sa veste et son haut-de-chausses, fit son apparition dans l’établissement. Quelques broderies de jayet, Ă  moitiĂ© dĂ©filĂ©es, avaient la vellĂ©itĂ©, non suivie d’effet, d’agrĂ©menter le dĂ©labrement de son costume, dont la coupe cependant trahissait un reste d’ancienne Ă©lĂ©gance. Ce personnage offrait la particularitĂ© d’avoir la face d’une blancheur blafarde comme si elle avait Ă©tĂ© saupoudrĂ©e de farine, et le nez aussi rouge qu’un charbon ardent. De petites fibrilles violettes le veinaient et tĂ©moignaient d’un culte assidu pour la Dive Bouteille. Le calcul de ce qu’il avait fallu de tonneaux de vin et de fiasques d’eau-de-vie avant de l’amener Ă  cette intensitĂ© d’érubescence, effrayait l’imagination. Ce masque bizarre ressemblait Ă  un fromage oĂč l’on aurait plantĂ© une guigne. Pour achever la portraiture, il eĂ»t suffi de deux pĂ©pins de pomme Ă  la place des yeux et d’une mince estafilade reprĂ©sentant la bouche fendue en tirelire. Tel Ă©tait Malartic, l’ami de cƓur, le Pylade, l’Euryale, le fidus Achates de Jacquemin Lampourde ; il n’était pas beau, certes, mais les qualitĂ©s morales rachetaient bien chez lui ces petits dĂ©sagrĂ©ments physiques. AprĂšs Jacquemin, Ă  l’endroit duquel il professait la plus profonde admiration, c’était la meilleure lame de Paris. Au jeu, il retournait le roi avec un bonheur que personne ne se permettait de trouver insolent ; il buvait toujours sans paraĂźtre jamais gris, et quoiqu’on ne lui connĂ»t point de tailleur, il Ă©tait mieux fourni de manteaux que le courtisan le plus accommodĂ©. Du reste, homme dĂ©licat Ă  sa maniĂšre, ayant toutes les probitĂ©s de la caverne, capable de se faire tuer pour soutenir un camarade et d’endurer, sans desserrer les dents, estrapade, brodequins, chevalet, mĂȘme la question de l’eau, la plus tortionnaire pour un biberon de son calibre, plutĂŽt que de compromettre sa bande par un mot indiscret. Un fort charmant sujet en son genre ! aussi jouissait-il de l’estime gĂ©nĂ©rale dans le monde oĂč s’exerçait son industrie. Malartic alla droit Ă  la table de Lampourde, prit un escabeau, s’assit en face de son ami, empoigna silencieusement le verre plein qui semblait l’attendre et le vida d’un trait. Son systĂšme diffĂ©rait de celui de Jacquemin, mais n’en Ă©tait pas moins efficace, comme le prouvait la pourpre cardinalesque de son nez. Au bout de la sĂ©ance, les deux amis comptaient le mĂȘme nombre de marques Ă  la craie sur l’ardoise de l’hĂŽtelier, et le bon pĂšre Bacchus, Ă  cheval sur la barrique, leur souriait sans prĂ©fĂ©rence comme Ă  deux dĂ©vots de culte divers, mais d’égale ferveur. L’un dĂ©pĂȘchait sa messe, l’autre la faisait durer ; mais toujours la messe Ă©tait dite. Lampourde, qui connaissait les mƓurs du compagnon, lui remplit plusieurs fois son verre jusqu’au bord. Ce manĂšge nĂ©cessita l’apparition d’une seconde bouteille, laquelle se trouva comme la premiĂšre bientĂŽt mise Ă  sec ; celle-lĂ  fut suivie d’une troisiĂšme qui tint plus longtemps et fit plus de façons pour se rendre. AprĂšs quoi, pour reprendre haleine, les deux bretteurs demandĂšrent des pipes et se mirent Ă  envoyer au plafond, Ă  travers le brouillard condensĂ© au-dessus de leurs tĂȘtes, de longs tire-bouchons de fumĂ©e pareils Ă  ceux que les enfants mettent aux cheminĂ©es des maisons qu’ils griffonnent sur leurs livres et leurs cahiers d’étude. AprĂšs un certain nombre de bouffĂ©es aspirĂ©es et rendues, ils disparurent Ă  l’instar des dieux d’HomĂšre et de Virgile, dans un nuage oĂč le nez de Malartic flamboyait seul comme un rouge mĂ©tĂ©ore. EnveloppĂ©s de cette brume, les deux compagnons isolĂ©s des autres buveurs commencĂšrent une conversation qu’il eĂ»t Ă©tĂ© dangereux que le Chevalier du Guet entendĂźt ; heureusement le Radis couronnĂ© Ă©tait un lieu sĂ»r, aucune mouche n’eĂ»t osĂ© s’y risquer, et la trappe de la cave se fĂ»t ouverte sous les pieds de l’exempt assez audacieux pour pĂ©nĂ©trer dans ce repaire. Il n’en serait sorti que hachĂ© menu comme chair Ă  pĂątĂ©. Comment vont les affaires, disait Lampourde Ă  Malartic avec le ton d’un marchand qui se renseigne sur le cours des denrĂ©es ; nous sommes dans une morte-saison. Le roi habite Saint-Germain oĂč les courtisans le suivent. Cela fait du tort au commerce ; il n’y a plus Ă  Paris que des bourgeois et des gens de peu ou de rien. — Ne m’en parle pas ! rĂ©pondit Malartic, c’est une indignitĂ©. L’autre soir j’arrĂȘte sur le Pont-Neuf un gaillard d’assez bonne apparence, je lui demande la bourse ou la vie ; il me jette sa bourse, il n’y avait que trois ou quatre piĂšces de six blancs, et le manteau qu’il me laissa n’était que de serge avec un galon d’or faux. Au lieu d’ĂȘtre le voleur j’étais le volĂ©. Au tripot, on ne rencontre plus que des laquais, des clercs de procureurs ou des enfants prĂ©coces qui ont pris dans le tiroir paternel quelques pistoles pour venir tenter la fortune. En deux coups de cartes et trois coups de dĂ©s on en a vu la fin. Il est outrageux de dĂ©ployer ses talents pour un si mince rĂ©sultat ! Les Lucindes, les DorimĂšnes, les Cidalises, ordinairement si pitoyables aux braves, se refusent Ă  payer les billets et les notes, encore que nous les rossions d’importance, sous prĂ©texte que la cour n’étant plus ici, elles ne reçoivent ni rĂ©gals ni cadeaux, et sont obligĂ©es pour vivre de mettre leurs nippes en gage. Sans un vieux cornard jaloux qui m’emploie Ă  bĂątonner les amants de sa femme, je n’aurais pas gagnĂ© ce mois-ci de quoi boire de l’eau, nĂ©cessitĂ© Ă  laquelle nul dĂ©nĂ»ment ne me forcera, la mort perpendiculaire me semblant cent fois plus douce. On ne m’a pas commandĂ© le moindre guet-apens, le plus lĂ©ger rapt, le plus petit assassinat. En quel temps vivons-nous, mon Dieu ! Les haines mollissent, les rancunes s’en vont Ă  vau-l’eau, le sentiment de la vengeance se perd ; on oublie les insultes comme les bienfaits ; le siĂšcle embourgeoisĂ© s’énerve et les mƓurs deviennent d’une fadeur qui me dĂ©goĂ»te. — Le bon temps est passĂ©, rĂ©pliqua Jacquemin Lampourde ; autrefois un grand aurait pris nos courages Ă  son service. Nous l’aurions aidĂ© en ses expĂ©ditions et besognes secrĂštes, maintenant il faut travailler pour le public. Cependant il y a encore quelques bonnes aubaines. » Et en disant ces mots il agitait des piĂšces d’or dans sa poche. Cette sonnerie mĂ©lodieuse fit petiller Ă©trangement l’Ɠil de Malartic ; mais, bientĂŽt son regard reprit son expression placide, l’argent d’un camarade Ă©tant chose sacrĂ©e ; il se contenta de pousser un soupir qui pouvait se traduire par ces mots Tu es bien heureux, toi ! » Je pense d’ici Ă  peu, continua Lampourde, pouvoir te procurer du travail, car tu n’es pas paresseux Ă  la besogne, et tu as bientĂŽt fait de retrousser ta manche lorsqu’il s’agit de dĂ©tacher une estocade ou de tirer un coup de pistolet. Homme d’ordre, tu exĂ©cutes les commandes qu’on te fait dans le dĂ©lai voulu, et tu prends sur toi les risques de police. Je m’étonne que la Fortune ne soit point descendue de sa boule de verre devant ta porte ; il est vrai que cette guenippe, avec le mauvais goĂ»t ordinaire aux femmes, comble de ses faveurs un tas de freluquets et de bĂ©jaunes au dĂ©triment des gens de mĂ©rite. En attendant que la drĂŽlesse ait un caprice pour toi, passons le temps Ă  boire, papaliter, jusqu’à ce que le liĂšge de nos semelles se gonfle. » Cette rĂ©solution philosophique Ă©tait trop incontestablement sage pour que le compagnon de Jacquemin y fĂźt la moindre objection. Les deux bretteurs bourrĂšrent leurs pipes et remplirent leurs verres, s’accoudant Ă  la table comme des gens qui s’établissent dans leur bien-ĂȘtre et ne veulent point qu’on les dĂ©range de leur quiĂ©tude. Ils en furent pourtant dĂ©rangĂ©s. Dans l’angle de la salle, une rumeur de voix s’élevait d’un groupe qui entourait deux hommes posant entre eux les conditions d’un pari Ă  la suite de l’impossibilitĂ© chez l’un de croire Ă  un fait avancĂ© par l’autre, Ă  moins de le voir de ses propres yeux. Le groupe s’entr’ouvrit. Malartic et Lampourde, dont l’attention Ă©tait Ă©veillĂ©e, aperçurent un homme de moyenne taille, mais singuliĂšrement alerte et vigoureux, hĂąlĂ© de visage comme un More d’Espagne, les cheveux nouĂ©s d’un mouchoir, vĂȘtu d’un caban de couleur marron qui en s’entr’ouvrant permettait de voir un justaucorps de buffle et des chausses brunes ornĂ©es sur la couture d’un rang de boutons de cuivre en forme de grelots. Une large ceinture de laine rouge lui sanglait les reins, et il en avait tirĂ© une navaja valencienne qui, ouverte, atteignait la longueur d’un sabre. Il en serra le cercle, en essaya la pointe avec le bout du doigt et parut satisfait de son examen, car il dit Ă  son adversaire Je suis prĂȘt », puis, avec un accent guttural, il siffla un nom bizarre que n’avaient jamais entendu les buveurs du Radis couronnĂ©, mais qui a dĂ©jĂ  figurĂ© plus d’une fois dans ces pages Chiquita ! Chiquita ! » À la seconde appellation, une fillette maigre et hĂąve, endormie dans un coin sombre, se dĂ©barrassa de la cape dont elle s’était soigneusement entortillĂ©e et qui la faisait ressembler Ă  un paquet de chiffons, s’avança vers Agostin, car c’était lui, et fixant sur le bandit ses grands yeux Ă©tincelants, avivĂ©s encore par une aurĂ©ole de bistre, elle lui dit d’une voix grave et profonde qui contrastait avec son apparence chĂ©tive MaĂźtre, que veux-tu de moi ? je suis prĂȘte Ă  t’obĂ©ir ici comme sur la lande, car tu es brave et ta navaja compte bien des raies rouges. » Chiquita dit ces mots en langue eskuara ou patois basque, aussi inintelligible pour des Français que du haut allemand, de l’hĂ©breu ou du chinois. Agostin prit Chiquita par la main et la plaça debout contre la porte en lui recommandant de se tenir immobile. La petite, accoutumĂ©e Ă  ces exercices, ne tĂ©moignait ni frayeur ni surprise ; elle restait lĂ , les bras ballants, regardant devant elle avec une sĂ©rĂ©nitĂ© parfaite, tandis qu’Agostin placĂ© Ă  l’autre bout de la salle, un pied avancĂ©, l’autre en retraite, balançait le long couteau dont le manche Ă©tait appuyĂ© sur son avant-bras. Une double haie de curieux formait une sorte d’allĂ©e d’Agostin Ă  Chiquita, et ceux des truands qui avaient la barrique proĂ©minente la rentraient en retenant leur respiration, de peur qu’elle ne dĂ©passĂąt la ligne. Les nez en flĂ»tes d’alambic se reculaient prudemment pour n’ĂȘtre pas tranchĂ©s au vol. Enfin le bras d’Agostin se dĂ©tendit comme un ressort, un Ă©clair brilla et l’arme formidable alla se planter dans la porte juste au-dessus de la tĂȘte de Chiquita, sans lui couper un cheveu, mais avec une prĂ©cision telle qu’il semblait qu’on eĂ»t voulu prendre la mesure de sa taille. Quand la navaja passa en sifflant, les spectateurs n’avaient pu s’empĂȘcher de baisser les yeux ; mais l’épaisse frange de cils de la jeune fille n’avait pas mĂȘme palpitĂ©. L’adresse du bandit excita une rumeur admirative parmi ce public difficile. L’adversaire mĂȘme qui avait doutĂ© que ce coup fĂ»t possible battit des mains plein d’enthousiasme. Agostin dĂ©tacha le couteau qui vibrait encore, retourna Ă  son poste, et cette fois fit passer la lame entre le bras et le corps de Chiquita impassible. Si la pointe eĂ»t dĂ©viĂ© de trois ou quatre lignes, elle arrivait en plein cƓur. Bien que la galerie criĂąt que c’était assez, Agostin recommença l’expĂ©rience de l’autre cĂŽtĂ© du buste pour montrer que son adresse ne devait rien au hasard. Chiquita, enorgueillie par ces applaudissements qui s’adressaient autant Ă  son courage qu’à la dextĂ©ritĂ© d’Agostin, promenait autour d’elle un regard de triomphe ; ses narines gonflĂ©es aspiraient l’air avec force, et dans sa bouche entr’ouverte, ses dents pures comme celles d’un animal sauvage, brillaient d’une blancheur fĂ©roce. L’éclat de sa denture, les paillettes phosphoriques de ses prunelles mettaient Ă  son visage sombre, tannĂ© par le grand air, trois points lumineux qui l’éclairaient. Ses cheveux incultes se tordaient autour de son front et de ses joues en longs serpents noirs, mal retenus par un ruban incarnadin que dĂ©bordaient et cachaient çà et lĂ  les boucles rebelles. À son col, plus fauve que du cuir de Cordoue, luisaient comme des gouttes laiteuses les perles du collier qu’elle tenait d’Isabelle. Quant Ă  son costume, il Ă©tait changĂ© sinon amĂ©liorĂ©. Chiquita ne portait plus la jupe jaune serin brodĂ©e d’un perroquet, qui lui eĂ»t donnĂ© Ă  Paris l’aspect par trop Ă©trange et remarquable. Elle avait une courte robe bleu sombre, Ă  petits plis froncĂ©s sur les hanches, et une sorte de veste ou brassiĂšre en bouracan noir que fermaient, Ă  la naissance de la poitrine, deux ou trois boutons de corne. Ses pieds, habituĂ©s Ă  fouler la bruyĂšre fleurie et parfumĂ©e, Ă©taient chaussĂ©s de souliers beaucoup trop grands pour elle, car le savetier n’en avait pu trouver d’assez petits en son Ă©choppe. Ce luxe paraissait la gĂȘner ; mais il avait bien fallu faire cette concession aux froides boues parisiennes. Elle Ă©tait tout aussi farouche qu’à l’auberge du Soleil bleu, cependant on voyait qu’un plus grand nombre d’idĂ©es passaient Ă  travers sa sauvagerie, et, dans l’enfant, dĂ©jĂ  pointait quelque nuance de la jeune fille. Elle avait vu bien des choses depuis son dĂ©part de la lande, et de ces spectacles son imagination naĂŻve gardait comme un Ă©blouissement. Elle regagna le coin qu’elle occupait et, s’enveloppant de sa mante, reprit son sommeil interrompu. L’homme qui avait perdu le pari paya les cinq pistoles, montant de l’enjeu, au compagnon de Chiquita. Celui-ci fit glisser les piĂšces dans sa ceinture et se rassit Ă  sa table devant le broc Ă  demi vidĂ© qu’il acheva lentement, car n’ayant pas de logis dĂ©terminĂ©, il prĂ©fĂ©rait rester au cabaret Ă  grelotter sous quelque arche de pont ou quelque porche de couvent en attendant le jour, si long Ă  paraĂźtre en cette saison. Ce cas Ă©tait celui de plusieurs autres pauvres diables qui ronflaient Ă  poings fermĂ©s, les uns sur les bancs, les autres dessous, roulĂ©s dans leurs capes pour toute couverture. C’était un spectacle drĂŽlatique que celui de toutes ces bottes qui s’allongeaient sur le parquet comme des pieds de corps morts aprĂšs la bataille. Bataille, en effet, oĂč les navrĂ©s de Bacchus gagnaient en chancelant quelque angle obscur, et la tĂȘte appuyĂ©e Ă  la muraille, Ă©corchaient piteusement le renard, moquĂ©s de leurs compagnons plus robustes d’estomac et versaient du vin au lieu de sang. Par la Sainsanbreguoy, dit Lampourde Ă  Malartic, voilĂ  un drĂŽle qui n’est pas manchot, et que je note pour le retrouver au besoin en des expĂ©ditions difficiles. Ce coup de couteau Ă  distance vaut mieux pour les sujets d’approche farouche qu’une pistolade qui fait du feu, de la fumĂ©e et du bruit et semble appeler les sergents Ă  l’aide. — Oui, rĂ©pondit Malartic, c’est un joli travail et proprement exĂ©cutĂ© ; mais si l’on manque son coup, on est dĂ©sarmĂ© et l’on reste quinaud. Pour moi, ce qui me charme en cet exercice et montre d’adresse pĂ©rilleuse, c’est la bravoure de la jeune fille. Cette mauviette ! cela n’a pas deux onces de chair sur les os et cela loge dans l’étroite cage de sa maigre poitrine un vrai cƓur de lion ou de hĂ©ros antique. Elle me plaĂźt d’ailleurs avec ses grands yeux charbonnĂ©s et fiĂ©vreux et sa mine tranquillement hagarde. Au milieu de ces outardes, tadornes, oies et autres oiseaux de basse-cour, elle a l’air d’un jeune faucon dans un poulailler. Je me connais en femmes, et je puis juger la fleur d’aprĂšs le bourgeon. La Chiquita, comme l’appelle ce maraud basanĂ©, sera dans deux ou trois ans d’ici un morceau de roi
 — Ou de voleur, continua philosophiquement Jacquemin Lampourde. À moins que le sort ne concilie ces deux extrĂȘmes en faisant de cette morena, comme disent les Espagnols, la maĂźtresse d’un filou et d’un prince. Cela s’est vu et ce n’est pas toujours le prince qu’on aime le plus, tant ces drĂŽlesses ont la fantaisie coquine et dĂ©rĂ©glĂ©e. Mais laissons lĂ  ces discours superflus et venons aux choses sĂ©rieuses. J’aurais besoin peut-ĂȘtre, d’ici Ă  peu, de quelques braves Ă  tout poil pour une expĂ©dition qu’on me propose, non tant lointaine que celle des Argonautes au pourchas de la toison d’or. — Belle toison ! fit Malartic le nez dans son verre dont le vin semblait grĂ©siller et bouillir au contact de ce charbon ardent. — ExpĂ©dition assez compliquĂ©e et dangereuse, poursuivit le bretteur ; je suis chargĂ© de supprimer un certain capitaine Fracasse, baladin de son mĂ©tier, qui gĂȘne Ă  ce qu’il paraĂźt les amours d’un fort grand seigneur. Pour ce travail, j’y suffirai bien tout seul ; mais il s’agit aussi d’organiser le rapt de la donzelle aimĂ©e Ă  la fois du grand et de l’histrion, et qui sera disputĂ©e aux ravisseurs par sa compagnie ; dressons une liste d’amis solides et sans scrupules. Que te semble de Piquenterre ? — Excellent ! rĂ©pondit Malartic, mais il n’y faut pas compter. Il brandille Ă  Montfaucon, au bout d’une chaĂźne de fer, en attendant que sa carcasse dĂ©chiquetĂ©e des oiseaux tombe en la fosse du gibet, sur les ossements des camarades qui l’ont prĂ©cĂ©dĂ©. — C’est donc cela, dit Lampourde avec le plus beau sang-froid du monde, qu’on ne le voyait pas depuis quelque temps. Ce que c’est que la vie ! Un soir, vous faites tranquillement carousse avec un ami dans un cabaret d’honneur ; puis vous allez chacun de votre cĂŽtĂ© Ă  vos petites affaires. Huit jours aprĂšs quand vous demandez que devient un tel, » on vous rĂ©pond Il est pendu. » — HĂ©las ! c’est comme cela, soupira l’ami de Lampourde en prenant une pose tragiquement Ă©lĂ©giaque ou Ă©lĂ©giaquement tragique ; ainsi que le dit le sieur de Malherbe en sa consolation Ă  Duperrier Il Ă©tait de ce monde oĂč les meilleures chosesï»żOnt le pire destin. — Ne nous abandonnons pas Ă  des pleurnichements fĂ©minins, dit le bretteur. Montrons un mĂąle et stoĂŻque courage et continuons Ă  marcher dans la vie, le chapeau enfoncĂ© jusqu’au sourcil et le poing sur le rognon, dĂ©fiant la potence qui, aprĂšs tout, fors l’honneur, n’est pas beaucoup plus redoutable que le feu des canons, pierriers, coulevrines et bombardes qu’affrontent les soldats et capitaines, sans compter les mousquetades et l’arme blanche. À dĂ©faut de Piquenterre, qui doit ĂȘtre en la gloire prĂšs du bon larron, prenons CornebƓuf. C’est un gaillard rĂąblĂ© et trapu, bon pour les grosses besognes. — CornebƓuf, rĂ©pondit Malartic, est prĂ©sentement en voyage le long des cĂŽtes barbaresques sous le commandement de Cadet la Perle. Le roi le tient en estime si particuliĂšre qu’il l’a fait blasonner d’une fleur de lis Ă  l’épaule pour le retrouver partout au cas qu’il se perdĂźt. Mais, par exemple, Piedgris, Tordgueule, La RĂąpĂ©e et Bringuenarilles sont libres et a la disposicion de usted. » — Ces noms me suffisent ; ils appartiennent Ă  des braves et tu m’aboucheras avec eux lorsqu’il en sera temps. Sur ce, achevons cette quarte bouteille et tirons nos grĂšgues d’ici. Le lieu commence Ă  devenir plus mĂ©phitique que le lac Averne, au-dessus duquel les oiseaux ne peuvent voler sans tomber morts pour la malignitĂ© des exhalaisons. Cela sent le gousset, l’écafignon, le faguenas et le cambouis. L’air frais de la nuit nous fera du bien. À propos, oĂč couches-tu ce soir ? — Je n’ai point envoyĂ© en avant mon fourrier prĂ©parer mes logis, rĂ©pondit Malartic, et ma tente n’est dressĂ©e nulle part ; je pourrais frapper Ă  l’hĂŽtel de la Limace, mais j’y ai un mĂ©moire long comme mon Ă©pĂ©e, et rien n’est plus dĂ©sagrĂ©able Ă  voir au rĂ©veil que la mine renfrognĂ©e d’un vieil hĂŽte qui se refuse avec grognement Ă  la moindre dĂ©pense nouvelle et rĂ©clame son dĂ», agitant une poignĂ©e de notes au-dessus de sa tĂȘte comme le sieur Jupin son foudre. L’apparition subite d’un exempt me serait moins maussade. — Pur effet nerveux, faiblesse comprĂ©hensible, car chaque grand homme a la sienne, fit sentencieusement Lampourde ; mais puisqu’il te rĂ©pugne de te prĂ©senter Ă  la Limace, et que l’hĂŽtel de la Belle-Étoile est un peu trop rĂ©frigĂ©rant par l’hiver qui court, je t’offre l’hospitalitĂ© antique de mon taudis aĂ©rien et pour couche la moitiĂ© de mon trĂ©teau. — J’accepte, rĂ©pondit Malartic, avec une reconnaissance bien sentie. Ô trois et quatre fois heureux le mortel qui a des lares et des pĂ©nates et peut faire asseoir Ă  son foyer l’ami de son cƓur ! » Jacquemin Lampourde avait accompli la promesse qu’il s’était faite aprĂšs la rĂ©ponse de l’oracle en faveur du cabaret. Il Ă©tait saoul comme grive en vendange ; mais personne n’était maĂźtre de sa boisson comme Lampourde. Il gouvernait le vin et le vin ne le gouvernait pas. Pourtant quand il se leva, il lui sembla que ses jambes pesaient comme saumons de plomb et s’enfonçaient dans le plancher. D’un vigoureux coup de jarret il dĂ©tacha ses pieds alourdis et marcha rĂ©solĂ»ment vers la porte, la tĂȘte haute et tout d’une piĂšce. Malartic le suivit d’un pas assez ferme, car rien ne pouvait ajouter Ă  son ivresse. Plongez en la mer une Ă©ponge saturĂ©e d’eau, elle n’en boira pas une goutte de plus. Tel Ă©tait Malartic, Ă  cette diffĂ©rence prĂšs que chez lui le liquide n’était pas eau, mais bien pur jus de sarment. La sortie des deux camarades s’effectua donc sans encombre, et ils parvinrent Ă  se hisser, quoiqu’ils ne fussent pas des anges, par l’échelle de Jacob montant de la rue au grenier de Lampourde. À cette heure, le cabaret prĂ©sentait un aspect lamentablement ridicule. Le feu s’éteignait dans l’ñtre. Les chandelles, qu’on ne mouchait plus, avaient un pied de nez, et leurs mĂšches balançaient de larges champignons noirs. Des stalactites de suif en coulaient le long des chandeliers oĂč elles se figeaient en se refroidissant. La fumĂ©e des pipes, des haleines et des mets s’était condensĂ©e prĂšs du plafond en un Ă©pais brouillard ; le plancher, couvert de dĂ©bris et de boue, aurait eu besoin pour le nettoyer qu’on y fĂźt passer un fleuve comme dans les Ă©tables d’Augias. Les tables Ă©taient jonchĂ©es de reliefs, de carcasses et d’os jamboniques qu’on eĂ»t dit dĂ©chiquetĂ©s par les crocs de mĂątins charogneux. Çà et lĂ  quelque broc renversĂ© pendant le tumulte d’une querelle Ă©panchait un reste de vin, dont les gouttes tombant dans la mare rouge qu’elles avaient formĂ©e, semblaient les gouttes de sang d’une tĂȘte coupĂ©e reçues dans un bassin ; le bruit de leur chute, intermittent et rĂ©gulier, scandait comme le tic-tac d’une horloge le ronflement des ivrognes. Le petit More du MarchĂ©-Neuf frappa quatre heures. Le cabaretier, qui s’était assoupi, la tĂȘte appuyĂ©e sur ses bras en croix, s’éveilla, promena un regard inquisitif autour de la salle, et voyant que la consommation s’était ralentie, il appela ses garçons et leur dit Il se fait tard ; balayez-moi ces marauds et ces coquines avec les Ă©pluchures aussi bien ils ne boivent plus ! » Les garçons brandirent leurs balais, jetĂšrent trois ou quatre seaux d’eau, et en moins de cinq minutes, Ă  grand renfort de bourrades, le cabaret fut vidĂ© dans la rue. XIIIDOUBLE ATTAQUELe duc de Vallombreuse n’était pas homme Ă  nĂ©gliger son amour plus que sa vengeance. S’il haĂŻssait mortellement Sigognac, il avait pour Isabelle une de ces passions furieuses que surexcite le sentiment de l’impossible chez ces Ăąmes hautaines et violentes habituĂ©es Ă  ce que rien ne leur rĂ©siste. Triompher de la comĂ©dienne devenait la pensĂ©e dominante de sa vie ; gĂątĂ© par les faciles victoires qu’il avait remportĂ©es en sa carriĂšre galante, il ne pouvait s’expliquer cette dĂ©faite, et souvent il se disait, Ă  travers les conversations, les promenades, les exercices au théùtre comme au temple, Ă  la ville comme Ă  la cour, pris d’un Ă©tonnement subit en sa rĂȘverie profonde Comment se fait-il qu’elle ne m’aime pas ? » En effet, cela Ă©tait difficile Ă  comprendre pour quelqu’un qui ne croyait pas Ă  la vertu des femmes, et encore moins Ă  celle des actrices. Il se demandait si la froideur d’Isabelle n’était pas un jeu concertĂ© pour obtenir de lui davantage, rien n’allumant le dĂ©sir comme ces pudicitĂ©s feintes et mines de n’y vouloir toucher. Cependant la façon dĂ©daigneuse dont elle avait renvoyĂ© le coffret Ă  bijoux placĂ© dans sa chambre par LĂ©onarde prouvait surabondamment qu’elle n’était pas de ces femmes qui marchandent pour se vendre plus cher. Des parures encore plus riches n’eussent pas produit meilleur effet. Puisque Isabelle n’ouvrait mĂȘme pas les Ă©crins, que servait qu’ils continssent des perles et des diamants Ă  tenter une reine ? L’amour Ă©pistolaire ne l’eĂ»t pas touchĂ©e non plus, quelque Ă©lĂ©gance et passion que les secrĂ©taires du jeune duc eussent pu mettre Ă  peindre la flamme de leur maĂźtre. Elle ne dĂ©cachetait pas les lettres. Ainsi prose et vers, tirades et sonnets n’auraient fait que mollir. D’ailleurs ces moyens langoureux, bons pour les galants transis, ne congruaient pas Ă  l’humeur entreprenante de Vallombreuse. Il fit appeler dame LĂ©onarde, avec laquelle il n’avait cessĂ© d’entretenir des intelligences secrĂštes, Ă©tant toujours bon de maintenir un espion dans la place, mĂȘme fĂ»t-elle imprenable. Parfois la garnison se relĂąche, et une poterne est bien vite ouverte, par quoi s’insinue l’ennemi. LĂ©onarde, par un escalier dĂ©robĂ©, fut introduite en la chambre particuliĂšre du duc, oĂč il ne recevait que ses plus intimes amis et fidĂšles serviteurs. C’était une piĂšce de forme oblongue, revĂȘtue d’une boiserie Ă  pilastres cannelĂ©s d’ordre ionique, dont les entrecolonnements Ă©taient occupĂ©s par des cadres ovales d’un goĂ»t luxuriant et touffu sculptĂ©s dans le bois plein et que semblaient suspendre Ă  la corniche d’un haut relief des nƓuds de rubans et des lacs d’amour dorĂ©s d’une ingĂ©nieuse complication. Ces mĂ©daillons renfermaient sous apparences de mythologies, telles que Flores, VĂ©nus, Charites, Dianes, nymphes chasseresses et bocagĂšres, les maĂźtresses du jeune duc, accoutrĂ©es Ă  la grecque et montrant l’une sa gorge alabastrine, l’autre sa jambe faite au tour, celle-ci des Ă©paules Ă  fossettes, celle-lĂ  des charmes plus mystĂ©rieux avec un artifice si subtil qu’on eĂ»t dit des tableaux dus Ă  la fantaisie du peintre plutĂŽt que des portraits d’aprĂšs le vif. Les plus prudes avaient cependant posĂ© pour ces peintures qui Ă©taient de Simon Vouet, cĂ©lĂšbre maĂźtre du temps, croyant faire une faveur unique et ne s’imaginant pas former une galerie. Au plafond creusĂ© en conque Ă©tait figurĂ©e une toilette de VĂ©nus. La dĂ©esse se regardait du coin de l’Ɠil, aprĂšs avoir Ă©tĂ© attifĂ©e par ses nymphes, Ă  un miroir que lui prĂ©sentait un grand Cupidon hors de page Ă  qui l’artiste avait donnĂ© les traits du duc, mais on voyait bien que son attention Ă©tait plus pour l’Amour que pour le miroir. Des cabinets incrustĂ©s en pierres dures de Florence, bourrĂ©s de billets doux, de tresses de cheveux, de bracelets et de bagues et autres tĂ©moignages de passions oubliĂ©es ; une table de mĂȘme matiĂšre oĂč sur un fond de marbre noir se dĂ©coupaient des bouquets de fleurs aux couleurs vives, muguetĂ©es par des papillons ailĂ©s de pierreries ; des fauteuils Ă  pieds tournĂ©s en bois d’ébĂšne couverts d’une brocatelle saumon ramagĂ©e d’argent, un Ă©pais tapis de Smyrne oĂč peut-ĂȘtre s’étaient assises les sultanes, et rapportĂ© de Constantinople par l’ambassadeur de France, composaient l’ameublement aussi riche que voluptueux de ce rĂ©duit, que Vallombreuse prĂ©fĂ©rait aux appartements d’apparat et qu’il habitait d’ordinaire. Le duc fit de la main un signe de condescendance Ă  LĂ©onarde et lui indiqua un placet pour s’asseoir. LĂ©onarde Ă©tait l’idĂ©al de la douegna, et ce luxe frais et jeune faisait encore ressortir son teint de vieille cire jaune et sa laideur rĂ©pulsive. Son costume noir passementĂ© de jais, ses coiffes rabattues lui donnaient d’abord un aspect sĂ©vĂšre et respectable ; mais le sourire Ă©quivoque qui se jouait dans les bouquets de poils obombrant les commissures de ses lĂšvres, le regard hypocritement luxurieux de ses yeux cerclĂ©s de rides brunes, l’expression basse, avide et servile de sa mine vous dĂ©trompaient bientĂŽt et vous disaient que vous n’aviez pas devant vous une dame Pernelle, mais une dame Macette, de celles qui lavent les jeunes filles pour le sabbat et qui chevauchent le samedi un balai entre les jambes. Dame LĂ©onarde, dit le duc rompant le silence, je vous ai fait venir, car je sais que vous ĂȘtes une personne fort experte aux choses d’amour pour les avoir pratiquĂ©es en votre jeune temps et servies en votre maturitĂ©, afin de me concerter avec vous sur les moyens de sĂ©duire cette farouche Isabelle. Une duĂšgne qui a Ă©tĂ© jeune premiĂšre doit connaĂźtre toutes les rubriques. — Monsieur le duc, rĂ©pondit la vieille comĂ©dienne d’un air de componction, fait beaucoup d’honneur Ă  mes faibles lumiĂšres et ne peut douter de mon zĂšle Ă  lui complaire en tout. — Je n’en doute point, fit nĂ©gligemment Vallombreuse ; mais, cependant, mes affaires n’en sont guĂšre plus avancĂ©es. Que devient cette beautĂ© revĂȘche ? Est-elle toujours aussi entichĂ©e de son Sigognac ? — Toujours, rĂ©pliqua dame LĂ©onarde en poussant un soupir. La jeunesse a de ces entĂȘtements bizarres qui ne s’expliquent point. Isabelle, d’ailleurs, ne semble point pĂ©trie dans le limon ordinaire. Aucune tentation ne mord sur elle, et dans le Paradis terrestre elle eĂ»t Ă©tĂ© femme Ă  ne point Ă©couter le serpent. — Comment donc, s’écria le duc avec un mouvement de colĂšre, ce damnĂ© Sigognac a-t-il pu se faire entendre de cette oreille si bien fermĂ©e aux propos des autres ? PossĂšde-t-il quelque philtre, quelque amulette, quelque talisman ? — Aucun, monseigneur, il Ă©tait malheureux, et pour ces Ăąmes tendres, romanesques et fiĂšres, consoler est le plus grand bonheur qui soit ; elles prĂ©fĂšrent donner Ă  recevoir, et la pitiĂ©, les yeux humides de larmes, ouvre la porte Ă  l’amour. C’est le cas d’Isabelle. — Vous me dites des choses de l’autre monde ; ĂȘtre maigre, sans le sol, piteux, dĂ©labrĂ©, mal en point, ridicule, ce sont lĂ , selon vous, des raisons d’ĂȘtre aimĂ© ! les dames de la cour riraient bien d’une pareille doctrine. — En effet, elle n’est pas commune, heureusement, et l’on voit peu de femmes donner dans ce travers. Votre Seigneurie est tombĂ©e sur une exception. — Mais c’est Ă  devenir fou de rage, de penser que ce hobereau rĂ©ussit lĂ  oĂč j’échoue et entre les bras de sa maĂźtresse se raille de ma dĂ©convenue. — Votre Seigneurie peut s’épargner ce chagrin. Sigognac ne jouit point de ses amours au sens que l’entend monsieur le duc. La vertu d’Isabelle n’a reçu aucune brĂšche. La tendresse de ces parfaits amants, bien que vive, est toute platonique et se contente de quelque baiser sur la main ou sur le front. C’est pour cela qu’elle dure ; satisfaite, elle s’éteindrait toute seule. — Dame LĂ©onarde, ĂȘtes-vous bien sĂ»re de cela ? est-il croyable qu’ils vivent ainsi chastement ensemble dans la licence des coulisses et des voyages, couchant sous le mĂȘme toit, soupant Ă  la mĂȘme table, rapprochĂ©s sans cesse par les nĂ©cessitĂ©s des rĂ©pĂ©titions et des jeux de scĂšne ? Il faudrait qu’ils fussent des anges. — Isabelle est Ă  coup sĂ»r un ange, et elle n’a pas l’orgueil qui fit choir Lucifer du ciel. Quant Ă  Sigognac, il obĂ©it aveuglĂ©ment Ă  sa maĂźtresse, et accepte tous les sacrifices qu’elle lui impose. — S’il en est ainsi, dit Vallombreuse, que pouvez-vous faire pour moi ? Allons, cherchez dans quelque tiroir secret de votre boĂźte Ă  malice un vieux stratagĂšme irrĂ©sistible, une fourberie triomphante, une machination Ă  rouages compliquĂ©s qui me donne la victoire ; vous savez que l’or et l’argent ne me coĂ»tent rien. » Et il plongea sa main, plus blanche et aussi dĂ©licate que celle d’une femme, dans une coupe de Benvenuto Cellini, posĂ©e sur une table auprĂšs de lui et remplie de piĂšces d’or. À la vue de ces monnaies qui bruissaient avec un tintement persuasif, les yeux de chouette de la douegna s’allumĂšrent, perçant de deux trous lumineux le cuir basanĂ© de sa face morte. Elle parut rĂ©flĂ©chir profondĂ©ment et resta quelques instants muette. Vallombreuse attendait avec impatience le rĂ©sultat de cette rĂȘverie ; enfin la vieille reprit la parole. À dĂ©faut de son Ăąme, peut-ĂȘtre puis-je vous livrer son corps. Une empreinte de serrure Ă  la cire, une fausse clef et un bon narcotique feraient l’affaire. — Pas de cela ! interrompit le duc, qui ne put se dĂ©fendre d’un mouvement de dĂ©goĂ»t. Fi donc ! possĂ©der une femme endormie, un corps inerte, une morte, une statue sans conscience, sans volontĂ©, sans souvenir, avoir une maĂźtresse qui au rĂ©veil vous regarderait les yeux Ă©tonnĂ©s comme sortant d’un rĂȘve, et reprendrait aussitĂŽt son aversion pour vous avec son amour pour un autre ! ĂȘtre un cauchemar, un songe lubrique qu’on oublie au matin ! jamais je ne descendrai si bas. — Votre Seigneurie a raison, dit LĂ©onarde, la possession n’est rien si l’on n’a le consentement, et je ne proposais cet expĂ©dient qu’à bout de ressources. Je n’aime pas non plus ces moyens tĂ©nĂ©breux, et ces breuvages qui sentent la pharmacopĂ©e de l’empoisonneuse. Mais pourquoi Ă©tant beau comme Adonis favori de VĂ©nus, splendide en vos ajustements, riche, puissant Ă  la cour, ayant tout ce qui plaĂźt aux femmes, ne faites-vous pas tout simplement la cour Ă  l’Isabelle ? — Eh ! pardieu, la vieille a raison, s’écria Vallombreuse, en jetant un regard de complaisance Ă  un miroir de Venise supportĂ© par deux amours sculptĂ©s qui se tenaient en Ă©quilibre sur une flĂšche d’or, de telle façon que la glace se penchait et se redressait Ă  volontĂ© pour qu’on pĂ»t s’y voir plus Ă  son aise. Isabelle a beau ĂȘtre froide et vertueuse, elle n’est pas aveugle, et la nature n’a pas Ă©tĂ© pour moi si marĂątre que ma prĂ©sence inspire l’horreur. Je lui ferai toujours bien l’effet d’une statue ou d’un tableau qu’on admire, encore qu’on ne l’aime pas, mais qui retient les yeux, et les charmes par sa symĂ©trie et son coloris agrĂ©able. Et puis je lui dirai de ces choses Ă  quoi les femmes ne rĂ©sistent point, avec ces regards qui fondent la glace des cƓurs, et dont le feu, soit dit sans fatuitĂ©, a incendiĂ© les belles les plus hyperborĂ©ennes et les plus glacĂ©es de la cour ; cette comĂ©dienne d’ailleurs a de la fiertĂ©, et la poursuite d’un duc ne peut que flatter son orgueil. Je l’appuierai Ă  la ComĂ©die et dresserai des cabales en sa faveur. Ce sera miracle alors si elle pense encore Ă  ce petit Sigognac duquel je saurai bien me dĂ©faire. — Monsieur le duc n’a rien Ă  me dire de plus, fit dame LĂ©onarde, qui s’était levĂ©e et restait les mains croisĂ©es sur sa ceinture dans une pose d’attente respectueuse. — Non, rĂ©pondit Vallombreuse, vous pouvez vous retirer, mais auparavant prenez ceci et il lui tendait une poignĂ©e de louis d’or, ce n’est pas votre faute s’il se trouve en la troupe d’HĂ©rode une pudicitĂ© invraisemblable. » La vieille remercia le jeune duc et se retira Ă  la reculade jusque vers la porte, sans se prendre les pieds dans ses jupes, avec une habitude que lui avait donnĂ©e le théùtre. LĂ  elle se retourna tout d’une piĂšce et disparut bientĂŽt dans les profondeurs de l’escalier. RestĂ© seul, Vallombreuse sonna son valet de chambre pour qu’il le vĂźnt accommoder. Çà, Picard, dit le duc, il te faut surpasser et me faire une toilette triomphante ; je veux ĂȘtre plus beau que Buckingham s’efforçant de plaire Ă  la reine Anne d’Autriche. Si je reviens bredouille de ma chasse Ă  la beautĂ©, tu recevras les Ă©triviĂšres, car je n’ai aucun dĂ©faut ou vice Ă  dissimuler postichement. — Votre Seigneurie a la meilleure grĂące du monde, rĂ©pondit Picard, et chez elle l’Art n’a qu’à mettre la Nature en son lustre. Si monsieur le duc veut s’asseoir devant la glace et se tenir tranquille quelques minutes, je vais le testonner et l’adoniser de telle sorte qu’il ne rencontrera pas de cruelles. » Ayant dit ces mots, Picard plongea des fers Ă  friser dans une coupe d’argent oĂč, recouverts de cendre, des noyaux d’olive faisaient un feu doux comme celui des braseros espagnols, et quand ils furent chauds au degrĂ© juste, ce qu’il reconnut en les approchant de sa joue, il commença Ă  pincer par le bout ces belles boucles d’ébĂšne dont la souplesse ne demandait pas mieux que de se tourner mignardement en spirales. Lorsque M. le duc de Vallombreuse fut coiffĂ©, et qu’un cosmĂ©tique d’un parfum suave mieux flairant que baume eut fixĂ© ses fines moustaches semblables Ă  l’arc de Cupidon, le valet de chambre, satisfait de son ouvrage, se renversa un peu en arriĂšre pour le contempler, comme un peintre qui regarde, en clignant l’Ɠil, la derniĂšre touche posĂ©e Ă  son tableau. Quel habit monsieur le duc dĂ©sire-t-il mettre aujourd’hui ? Si j’osais risquer un avis Ă  qui n’en a pas besoin, je conseillerais Ă  Sa Seigneurie le costume de velours noir Ă  taillades et Ă  bouffettes en satin de la mĂȘme couleur, avec les bas de soie et un simple col en point de Raguse. Les brocarts, les satins brochĂ©s, les toiles d’or et d’argent, les pierreries pourraient, par leur Ă©clat intempestif, distraire les regards qui se doivent porter uniquement sur la figure de monsieur, dont les charmes ne furent jamais plus irrĂ©sistibles ; le noir relĂšvera cette pĂąleur dĂ©licate qui lui reste de sa blessure et lui donne tant d’intĂ©rĂȘt. — Le drĂŽle a le goĂ»t bon, et sait flatter aussi bien qu’un courtisan, murmura intĂ©rieurement Vallombreuse ; oui, le noir m’ira bien ! Isabelle, d’ailleurs, n’est point femme Ă  s’éblouir devant des orfrois de brocarts et des bluettes de diamants. Picard, continua-t-il tout haut, passez-moi le pourpoint et les chausses de velours, et donnez-moi l’épĂ©e d’acier bruni. Maintenant, dites Ă  la RamĂ©e qu’il fasse mettre les chevaux au carrosse, les quatre bais, et promptement. Je veux sortir dans un quart d’heure. » Picard disparut aussitĂŽt pour faire exĂ©cuter les ordres de son maĂźtre. Vallombreuse, en attendant la voiture, se promenait de long en large Ă  travers la chambre, jetant, toutes les fois qu’il passait devant, un coup d’Ɠil interrogatif au miroir de Venise, lequel, contre l’ordinaire des miroirs, lui faisait Ă  chaque demande une rĂ©ponse flatteuse. Il faudrait que cette pĂ©ronnelle fĂ»t diantrement superbe, revĂȘche et dĂ©goĂ»tĂ©e, pour ne pas devenir subitement toute vive amoureuse folle de moi, malgrĂ© ses simagrĂ©es de vertu et ses langueurs platoniques avec le Sigognac. Oui, ma toute belle, vous figurerez bientĂŽt dans un de ces cadres ovales, peinte au naturel, en PhƓbĂ© forcĂ©e malgrĂ© sa froideur de venir baiser Endymion. Vous prendrez place parmi ces dĂ©itĂ©s qui furent d’abord non moins prudes, farouches et hyrcaniennes que vous ne l’ĂȘtes, et qui sont plus grandes dames assurĂ©ment que vous ne le serez jamais. Votre dĂ©faite ne manquera pas longtemps Ă  ma gloire ; car sachez, ma petite comĂ©dienne, que rien ne peut faire obstacle Ă  la volontĂ© d’un Vallombreuse. Frango nec frangor, telle est ma devise ! » Un laquais vint annoncer que le carrosse Ă©tait avancĂ©. La distance qui sĂ©pare la rue des Tournelles, oĂč demeurait le duc de Vallombreuse, de la rue Dauphine, fut bientĂŽt franchie au trot de quatre vigoureux mecklembourgeois touchĂ©s par un cocher de grande maison, qui n’eĂ»t pas cĂ©dĂ© le haut du pavĂ© Ă  un prince du sang, et qui coupait insolemment toutes les voitures. Quelque hardi et sĂ»r de lui-mĂȘme que fĂ»t le duc, pendant le trajet, il ne put se dĂ©fendre d’une certaine Ă©motion assez rare chez lui. L’incertitude de savoir comment il serait reçu de cette dĂ©daigneuse Isabelle lui faisait battre le cƓur un peu plus vite que de coutume. Les sentiments qu’il Ă©prouvait Ă©taient de nature fort opposĂ©e. Ils variaient de la haine Ă  l’amour, selon qu’il s’imaginait la jeune comĂ©dienne rebelle ou docile Ă  ses vƓux. Quand le beau carrosse dorĂ©, traĂźnĂ© par des chevaux de prix et surchargĂ© de laquais aux livrĂ©es de Vallombreuse, entra dans l’auberge de la rue Dauphine, dont les portes s’ouvrirent toutes grandes pour le recevoir, l’hĂŽtelier, le bonnet Ă  la main, se prĂ©cipita plutĂŽt qu’il ne descendit du haut du perron pour aller Ă  la rencontre de ce magnifique visiteur, et savoir ce qu’il dĂ©sirait. Si vite que l’hĂŽtelier eĂ»t couru, Vallombreuse, sautant du carrosse Ă  terre sans l’aide du marchepied, s’avançait dĂ©jĂ  vers l’escalier d’un pas rapide. Le front de l’aubergiste, prosternĂ© tout bas, lui heurta presque les genoux. Le jeune duc, de cette voix stridente et brĂšve qui lui Ă©tait familiĂšre lorsque quelque passion l’agitait, lui dit Mademoiselle Isabelle demeure en cette maison. Je la voudrais voir. Est-elle au logis Ă  cette heure ? Il n’est pas besoin de la prĂ©venir de ma visite. Donnez-moi seulement un laquais qui m’accompagne jusqu’à sa porte. » L’hĂŽtelier avait rĂ©pondu Ă  ces questions par des respectueuses inclinaisons de tĂȘte, et il ajouta Monseigneur, laissez-moi la gloire de vous conduire moi-mĂȘme ; un tel honneur n’est point fait pour un maraud de valet. À peine si le maĂźtre de cĂ©ans y suffit. — Comme vous voudrez, dit Vallombreuse avec une nonchalance hautaine, mais faites vite ; voici dĂ©jĂ  des tĂȘtes qui se mettent aux fenĂȘtres et se penchent pour me regarder comme si j’étais le Grand Turc ou l’Amorabaquin. — Je vais vous prĂ©cĂ©der pour vous montrer le chemin, » dit l’hĂŽtelier, tenant des deux mains son bonnet pressĂ© sur son cƓur. L’escalier franchi, le duc et son guide s’engagĂšrent dans un long corridor sur lequel s’ouvraient des portes comme dans un cloĂźtre de couvent. ArrivĂ© devant la chambre d’Isabelle, l’hĂŽte s’arrĂȘta et dit Qui aurai-je l’honneur d’annoncer ? — Vous pouvez vous retirer maintenant, rĂ©pondit Vallombreuse en mettant la main sur la clef, je m’annoncerai moi-mĂȘme. » Isabelle, assise prĂšs de la fenĂȘtre dans une chaise haute, en manteau du matin, les pieds nonchalamment allongĂ©s sur un tabouret de tapisserie, Ă©tait en train d’étudier le rĂŽle qu’elle devait remplir dans la piĂšce nouvelle. Les yeux fermĂ©s, afin de ne pas voir les paroles Ă©crites sur son cahier, elle rĂ©pĂ©tait Ă  voix basse, comme un Ă©colier sa leçon, les huit ou les dix vers qu’elle venait de lire plusieurs fois. La lumiĂšre de la croisĂ©e, dessinant le contour veloutĂ© de son profil, piquait des Ă©tincelles d’or aux petits cheveux follets qui se crespelaient sur sa nuque, et faisait luire la nacre transparente de ses dents dans sa bouche entr’ouverte. Un reflet tempĂ©rait par sa lueur argentĂ©e ce que l’ombre, baignant les chairs et le vĂȘtement, aurait eu de trop noir, et produisait cet effet magique si recherchĂ© des peintres, qu’ils appellent clair-obscur » en leur langage. Cette jeune femme ainsi posĂ©e formait un tableau charmant, qui n’eĂ»t eu besoin que d’ĂȘtre copiĂ© par un habile homme pour devenir l’honneur et la perle d’une galerie. Croyant que ce fĂ»t quelque fille de chambre qui entrĂąt pour les besoins du service, Isabelle n’avait pas relevĂ© ses longues paupiĂšres dont les cils, traversĂ©s du jour, ressemblaient Ă  des fils d’or, et continuait dans une somnolence rĂȘveuse Ă  dĂ©biter machinalement ses rimes comme on Ă©grĂšne un chapelet, presque sans y penser. Elle n’avait d’ailleurs aucune dĂ©fiance, en plein jour, dans cette auberge toute pleine de monde, tout prĂšs de ses camarades, et ne sachant pas que Vallombreuse fĂ»t Ă  Paris. Les tentatives contre Sigognac ne s’étaient pas renouvelĂ©es, et la jeune comĂ©dienne, quelque timide qu’elle fĂ»t, commençait Ă  reprendre un peu d’assurance. Sa froideur avait sans doute dĂ©couragĂ© le caprice du jeune duc, auquel en ce moment elle ne pensait non plus qu’au prĂȘtre Jean ou Ă  l’empereur de la Chine. Vallombreuse s’était avancĂ© jusqu’au milieu de la chambre, suspendant ses pas, retenant son haleine, pour ne pas dĂ©ranger ce gracieux tableau qu’il contemplait avec un ravissement bien concevable ; en attendant qu’Isabelle levĂąt les yeux et l’aperçût, il avait mis un genou en terre et tenait d’une main son feutre dont la plume balayait le plancher, tandis qu’il appuyait l’autre main sur son cƓur dans une pose qu’on n’eĂ»t pu dĂ©sirer plus respectueuse pour une reine. Si la jeune comĂ©dienne Ă©tait belle, Vallombreuse, il faut l’avouer, n’était pas moins beau ; la lumiĂšre donnait en plein sur sa figure d’une rĂ©gularitĂ© parfaite et semblable Ă  celle d’un jeune dieu grec qui se serait fait duc depuis la dĂ©chĂ©ance de l’Olympe. En ce moment, l’amour et l’admiration qui s’y peignaient en avaient fait disparaĂźtre cette expression impĂ©rieusement cruelle qu’on regrettait parfois d’y voir. Les yeux jetaient des flammes, la bouche semblait lumineuse ; Ă  ses joues pĂąles il montait du cƓur comme une sorte de clartĂ© rose. Des Ă©clairs bleuĂątres passaient sur ses cheveux bouclĂ©s et lustrĂ©s de parfums comme des frissons de jour sur du jayet poli. Son col, dĂ©licat et robuste Ă  la fois, prenait des blancheurs de marbre. IlluminĂ© par la passion, il rayonnait, il Ă©tincelait, et vraiment on comprenait qu’un duc fait de la sorte ne pĂ»t admettre l’idĂ©e que dĂ©esse, reine ou comĂ©dienne lui rĂ©sistĂąt. Enfin Isabelle tourna la tĂȘte et vit le duc de Vallombreuse agenouillĂ© Ă  six pas d’elle. PersĂ©e lui eĂ»t portĂ© au visage le masque de MĂ©duse, enchĂąssĂ© dans son bouclier et faisant la grimace de l’agonie au milieu d’un Ă©parpillement de serpenteaux, qu’elle n’eĂ»t pas Ă©prouvĂ© une stupeur pareille. Elle resta glacĂ©e, pĂ©trifiĂ©e, les yeux dilatĂ©s de terreur, la bouche entr’ouverte et le gosier aride, sans pouvoir faire un mouvement ni pousser un cri. Une pĂąleur de mort se rĂ©pandit sur ses traits, son dos s’emperla de sueur froide ; elle crut qu’elle allait s’évanouir ; mais, par un prodigieux effort de volontĂ©, elle rappela ses sens pour ne pas rester exposĂ©e aux entreprises de ce tĂ©mĂ©raire. Je vous inspire donc une bien insurmontable horreur, dit Vallombreuse sans quitter sa position et de la voix la plus douce, que ma vue seule vous produit un tel effet. Un monstre d’Afrique sortant de sa caverne, la gueule rouge, les dents aiguisĂ©es et les griffes en arrĂȘt vous eĂ»t, certes, moins effrayĂ©e. Mon entrĂ©e, j’en conviens, a Ă©tĂ© un peu inopinĂ©e et subite ; mais il ne faut pas en vouloir Ă  la passion des incivilitĂ©s qu’elle fait commettre. Pour vous voir, j’ai affrontĂ© votre courroux, et mon amour, au risque de vous dĂ©plaire, se met Ă  vos pieds suppliant et timide. — De grĂące, monsieur le duc, relevez-vous, dit la jeune comĂ©dienne, cette position ne vous convient point. Je ne suis qu’une pauvre actrice de province, et mes faibles charmes ne mĂ©ritent pas une telle conquĂȘte. Oubliez un caprice passager et portez ailleurs des vƓux que tant de femmes seraient heureuses de combler. Ne rendez point les reines, les duchesses et les marquises jalouses Ă  cause de moi. — Et que m’importent toutes ces femmes, fit impĂ©tueusement Vallombreuse en se relevant, si c’est votre fiertĂ© que j’adore, si vos rigueurs ont plus de charmes Ă  mes yeux que les faveurs des autres, si votre sagesse m’enivre, si votre modestie excite ma passion jusqu’au dĂ©lire, s’il faut que vous m’aimiez ou que je meure ! Ne craignez rien, ajouta-t-il en voyant qu’Isabelle ouvrait la fenĂȘtre comme pour se prĂ©cipiter s’il se portait Ă  quelque violence, je ne demande autre chose sinon que vous souffriez ma prĂ©sence, que vous me permettiez de vous faire ma cour et d’attendrir votre cƓur, comme font les amants les plus respectueux. — Épargnez-moi ces poursuites inutiles, rĂ©pondit Isabelle, et j’aurai pour vous, Ă  dĂ©faut d’amour, une reconnaissance sans bornes. — Vous n’avez ni pĂšre, ni mari, ni amant, dit Vallombreuse, qui se puisse opposer Ă  ce qu’un galant homme vous recherche et tĂąche de vous agrĂ©er. Mes hommages ne sont pas une insulte. Pourquoi me repousser ? Oh ! vous ne savez pas quelle vie splendide j’ouvrirais devant vous si vous consentiez Ă  m’accueillir. Les enchantements des fĂ©eries pĂąliraient Ă  cĂŽtĂ© des imaginations de mon amour pour vous plaire. Vous marcheriez comme une dĂ©esse sur les nuĂ©es. Vos pieds ne fouleraient que de l’azur et de la lumiĂšre. Toutes les cornes d’abondance rĂ©pandraient leurs trĂ©sors devant vos pas. Vos souhaits n’auraient pas le temps de naĂźtre, je les surprendrais dans vos yeux et je les devancerais. Le monde lointain s’effacerait comme un rĂȘve, et d’un mĂȘme vol, Ă  travers les rayons, nous monterions vers l’Olympe plus beaux, plus heureux, plus enivrĂ©s que PsychĂ© et l’Amour. Voyons, Isabelle, ne dĂ©tournez pas ainsi la tĂȘte, ne gardez pas ce silence de mort, ne poussez pas au dĂ©sespoir une passion qui peut tout, exceptĂ© renoncer Ă  elle-mĂȘme et Ă  vous. — Cette passion dont toute autre tirerait orgueil, rĂ©pondit modestement Isabelle, je ne saurais la partager. La vertu que je fais profession d’estimer plus que la vie ne s’y opposerait point, que je dĂ©clinerais encore ce dangereux honneur. — Regardez-moi d’un Ɠil favorable, continua Vallombreuse, je vous rendrai un objet d’envie pour les plus grandes et les plus haut situĂ©es. À une autre femme je dirais dans mes chĂąteaux, dans mes terres, dans mes hĂŽtels, prenez ce qui vous plaira, saccagez mes cabinets pleins de diamants et de perles, plongez vos bras jusqu’aux Ă©paules au fond de mes coffres, habillez votre livrĂ©e d’habits trop riches pour des princes, faites ferrer d’argent fin les chevaux de vos carrosses, menez le train d’une reine ; Ă©blouissez Paris, qui pourtant ne s’étonne guĂšre. Tous ces appĂąts sont trop grossiers pour une Ăąme de la trempe dont est la vĂŽtre. Mais cette gloire peut vous toucher d’avoir rĂ©duit et vaincu Vallombreuse, de le mener captif derriĂšre votre char de triomphe, de nommer votre serviteur et votre esclave celui qui n’a jamais obĂ©i, et que nuls fers n’ont pu retenir. — Ce prisonnier serait trop illustre pour mes chaĂźnes, dit la jeune actrice, et je ne voudrais pas contraindre une libertĂ© si prĂ©cieuse ! » Jusque-lĂ  le duc de Vallombreuse s’était contenu ; il forçait sa violence naturelle Ă  une douceur feinte, mais la rĂ©sistance respectueuse et ferme d’Isabelle commençait Ă  faire bouillonner sa colĂšre. Il sentait un amour derriĂšre cette vertu, et son courroux s’augmentait de sa jalousie. Il fit quelques pas vers la jeune fille, qui mit la main sur la ferrure de la fenĂȘtre. Ses traits Ă©taient contractĂ©s, il se mordait les lĂšvres et l’air de mĂ©chancetĂ© avait reparu sur son visage. Dites plutĂŽt, reprit-il d’une voix altĂ©rĂ©e, que vous ĂȘtes folle de Sigognac ! VoilĂ  la raison de cette vertu dont vous faites montre. Qu’a-t-il donc pour vous charmer de la sorte cet heureux mortel ? Ne suis-je pas plus beau, plus noble, plus riche, aussi jeune, aussi spirituel, aussi amoureux que lui ! — Il a du moins, rĂ©pondit Isabelle, une qualitĂ© qui vous manque celle de respecter ce qu’il aime. — C’est qu’il n’aime pas assez, » fit Vallombreuse en prenant dans ses bras Isabelle dont le corps penchait dĂ©jĂ  hors de la fenĂȘtre, et qui, sous l’étreinte de l’audacieux, poussa un faible cri. Au mĂȘme instant la porte s’ouvrit. Le Tyran, faisant des courbettes et des rĂ©vĂ©rences outrĂ©es, pĂ©nĂ©tra dans la chambre et s’avança vers Isabelle, qu’aussitĂŽt lĂącha Vallombreuse avec une rage profonde d’ĂȘtre ainsi interrompu en ses prouesses amoureuses. Pardon, mademoiselle, dit le Tyran en lançant au duc un regard de travers, je ne vous savais pas en si bonne compagnie ; mais l’heure de la rĂ©pĂ©tition a sonnĂ© Ă  toutes les horloges, et l’on n’attend plus que vous pour commencer. » En effet, par la porte entre-bĂąillĂ©e on voyait le PĂ©dant, Scapin, LĂ©andre et Zerbine, qui formaient un groupe rassurant pour la pudeur menacĂ©e d’Isabelle. Le duc eut un instant l’idĂ©e de fondre l’épĂ©e en main sur cette canaille et de la disperser, mais cela eĂ»t fait un esclandre inutile ; en tuant ou blessant deux ou trois de ces histrions il n’aurait pas arrangĂ© ses affaires d’ailleurs ce sang Ă©tait trop vil pour qu’il y trempĂąt ses nobles mains, il se contint donc, et saluant avec une politesse glaciale Isabelle, qui, toute tremblante, s’était rapprochĂ©e de ses amis, il sortit de la chambre, mais au seuil de la porte il se retourna, fit un signe de la main, et dit Au revoir, mademoiselle ! » une phrase bien simple assurĂ©ment, mais qui prenait du son de voix dont elle Ă©tait prononcĂ©e des signifiances menaçantes et terribles. La tĂȘte de Vallombreuse, si charmante tout Ă  l’heure, avait repris son expression de perversitĂ© diabolique ; Isabelle ne put s’empĂȘcher de frĂ©mir, bien que la prĂ©sence des comĂ©diens la mĂźt Ă  l’abri de toute tentative. Elle eut ce sentiment d’angoisse mortelle de la colombe au-dessus de laquelle le milan trace dans l’air des cercles de plus en plus rapprochĂ©s. Vallombreuse regagna son carrosse suivi par l’hĂŽtelier qui se confondait derriĂšre lui en politesses impatientantes et superflues, et bientĂŽt le grondement des roues indiqua que le dangereux visiteur Ă©tait enfin parti. Maintenant, voici comment s’explique le secours venu si Ă  propos pour Isabelle. L’arrivĂ©e du duc de Vallombreuse en carrosse dorĂ© Ă  l’hĂŽtel de la rue Dauphine avait produit une rumeur d’étonnement et d’admiration dans toute l’auberge, qui Ă©tait bientĂŽt parvenue aux oreilles du Tyran occupĂ©, comme Isabelle, Ă  Ă©tudier dans sa chambre. En l’absence de Sigognac, retenu au théùtre pour y essayer un costume nouveau, le brave HĂ©rode, connaissant les mauvaises intentions de Vallombreuse, s’était bien promis de veiller au grain, et l’oreille appliquĂ©e au trou de la serrure il Ă©coutait, par une indiscrĂ©tion louable, cet entretien hasardeux, sauf Ă  intervenir lorsque la scĂšne chaufferait trop. Sa prudence avait ainsi sauvĂ© la vertu d’Isabelle des entreprises de ce mĂ©chant duc outrageux et pervers. Cette journĂ©e devait ĂȘtre orageuse. Lampourde, on s’en souvient, avait reçu de MĂ©rindol la mission de dĂ©pĂȘcher le capitaine Fracasse ; aussi le bretteur, guettant l’occasion de l’attaquer, faisait-il pied de grue sur l’esplanade oĂč s’élĂšve le roi de bronze, car Sigognac, pour rentrer Ă  l’auberge, devait forcĂ©ment prendre le Pont-Neuf. Jacquemin Ă©tait lĂ  dĂ©jĂ  depuis plus d’une heure soufflant dans ses doigts pour ne pas les avoir gourds au moment de l’action, et battant la semelle afin de se rĂ©chauffer les pieds. Le temps Ă©tait froid et le soleil se couchait derriĂšre le pont Rouge, au delĂ  des Tuileries, dans des nuages sanguinolents. Le crĂ©puscule baissait rapidement, et dĂ©jĂ  les passants se faisaient rares. Enfin Sigognac parut marchant d’un pas hĂątĂ©, car une vague inquiĂ©tude l’agitait Ă  l’endroit d’Isabelle, et il se pressait de rentrer au logis. Dans cette prĂ©cipitation, il ne vit pas Lampourde qui, lui prenant le bord du manteau, le lui tira d’un mouvement si sec et si brusque que les cordons en rompirent. En un clin d’Ɠil Sigognac se trouva en simple pourpoint. Sans chercher Ă  disputer sa cape Ă  cet assaillant qu’il prit d’abord pour un vulgaire tire-laine, il mit, avec la promptitude de l’éclair, flamberge au vent et tomba en garde. De son cĂŽtĂ©, Lampourde n’avait pas Ă©tĂ© moins prompt Ă  dĂ©gaĂźner. Il fut content de cette garde et se dit Nous allons nous amuser un peu. » Les lames s’engagĂšrent. AprĂšs quelques tĂątonnements de part et d’autre, Lampourde essaya une botte qui fut aussitĂŽt dĂ©jouĂ©e. Bonne parade, continua-t-il ; ce jeune homme a des principes. » Sigognac lia avec son Ă©pĂ©e le fer du bretteur et lui poussa une flanconnade que celui-ci para avec une retraite de corps, tout en admirant le coup de son adversaire pour sa perfection et sa rĂ©gularitĂ© acadĂ©mique. À vous celle-ci, » s’écria-t-il, et son Ă©pĂ©e dĂ©crivit un cercle Ă©tincelant, mais elle rencontra celle de Sigognac dĂ©jĂ  revenu Ă  son poste. Épiant un jour pour y pĂ©nĂ©trer, les lames liĂ©es par les pointes tournaient l’une autour de l’autre, tantĂŽt lentes, tantĂŽt rapides, avec des malices et des prudences qui prouvaient la force des deux combattants. Savez-vous, monsieur, dit Lampourde, ne pouvant contenir plus longtemps son admiration pour ce jeu si sĂ»r, si serrĂ© et si correct, savez-vous que vous avez une mĂ©thode superbe ! — À votre service, » rĂ©pondit Sigognac, en allongeant une botte Ă  fond au bretteur qui la dĂ©tourna avec le pommeau de son Ă©pĂ©e par un coup de poignet aussi roide que la dĂ©tente d’un cranequin. Magnifique estocade, fit le bretteur de plus en plus enthousiasmĂ©, coup merveilleux ! Logiquement j’aurais dĂ» ĂȘtre tuĂ©. Je suis dans mon tort ; ma parade est une parade de raccroc, irrĂ©guliĂšre, sauvage, bonne tout au plus pour ne pas ĂȘtre embrochĂ© en un cas extrĂȘme. Je rougis presque de l’avoir employĂ©e avec un beau tireur comme vous. » Toutes ces phrases Ă©taient entremĂȘlĂ©es de froissements de fer, de quartes, de tierces, de demi-cercles, de coupĂ©s, de dĂ©gagĂ©s qui augmentaient l’estime de Lampourde pour Sigognac. Ce gladiateur ne prisait au monde que l’escrime, et il rĂ©glait le cas qu’il devait faire des gens d’aprĂšs leur force aux armes. Sigognac prenait Ă  ses yeux des proportions considĂ©rables. Serait-ce une indiscrĂ©tion, monsieur, que de vous demander le nom de votre maĂźtre ? Girolamo, Paraguantes et CĂŽte-d’Acier seraient fiers d’un tel Ă©lĂšve. — Je n’ai eu pour professeur qu’un vieux soldat nommĂ© Pierre, rĂ©pondit Sigognac, que ce babil Ă©trange amusait ; tenez, parez celle-lĂ  ; c’est une de ses bottes favorites. » Et le baron se fendit. Diable ! s’écria Lampourde en rompant d’une semelle, j’ai failli ĂȘtre touchĂ© ; la pointe a glissĂ© sous le bras. En plein jour vous m’auriez perforĂ©, mais vous n’avez pas encore l’habitude de ces combats crĂ©pusculaires et nocturnes qui exigent des yeux de chat. N’importe ! c’était bien passĂ©, bien allongĂ©, bien portĂ©. Maintenant, faites bien attention, je ne vous prends pas en traĂźtre. Je vais essayer sur vous ma botte secrĂšte, le rĂ©sultat de mes Ă©tudes, le nec plus ultra de ma science, l’élixir de ma vie. Jusqu’à prĂ©sent ce coup d’épĂ©e infaillible a toujours tuĂ© son homme. Si vous le parez, je vous l’apprends. C’est mon seul hĂ©ritage, et je vous le lĂ©guerai ; sans cela, j’emporterai cette botte sublime dans la tombe, car je n’ai encore rencontrĂ© personne capable de l’exĂ©cuter, si ce n’est vous, admirable jeune homme ! Mais voulez-vous vous reposer un peu et reprendre haleine ? » En disant ces mots, Jacquemin Lampourde baissait la pointe de son Ă©pĂ©e. Sigognac en fit autant, et au bout de quelques minutes le duel recommença. AprĂšs quelques passes, Sigognac, qui connaissait toutes les ruses de l’escrime, sentit, au travail particulier de Lampourde, dont l’épĂ©e se dĂ©robait avec une rapiditĂ© Ă©blouissante, que la fameuse botte allait fondre sur sa poitrine. En effet, le bretteur s’aplatit subitement comme s’il tombait sur le nez, et le Baron ne vit plus devant lui d’adversaire, mais un Ă©clair fouettĂ© dans un sifflement lui arriva si vite au corps, qu’il n’eut que le temps de le couper par un demi-cercle qui cassa net la lame de Lampourde. Si vous n’avez pas le reste de mon Ă©pĂ©e dans le ventre, dit Lampourde Ă  Sigognac en se redressant et en agitant le tronçon qui lui restait dans la main, vous ĂȘtes un grand homme, un hĂ©ros, un dieu ! — Non, rĂ©pondit Sigognac, je ne suis pas touchĂ©, et si je voulais je pourrais mĂȘme vous clouer contre un mur comme un hibou ; mais cela rĂ©pugne Ă  ma gĂ©nĂ©rositĂ© naturelle, et d’ailleurs vous m’avez amusĂ© par votre bizarrerie. — Baron, permettez-moi d’ĂȘtre dĂ©sormais votre admirateur, votre esclave, votre chien. On m’avait payĂ© pour vous tuer. J’ai mĂȘme reçu des avances que j’ai mangĂ©es. C’est Ă©gal ! Je volerai pour rendre l’argent. » Cela dit, il ramassa le manteau de Sigognac, le lui remit sur les Ă©paules en valet de chambre officieux, le salua profondĂ©ment et s’éloigna. Les deux attaques du duc de Vallombreuse avaient manquĂ©. XIVLES DÉLICATESSES DE LAMPOURDEOn peut aisĂ©ment s’imaginer la fureur de Vallombreuse aprĂšs l’échec que lui avait fait subir la vertu d’Isabelle secourue si Ă  propos par l’intervention des comĂ©diens. Quand il rentra Ă  l’hĂŽtel, l’aspect de son visage, blĂȘme d’une rage froide, donna Ă  ses domestiques des claquements de dents et des sueurs d’agonie ; car sa cruautĂ© naturelle se livrait, en ces exaspĂ©rations, Ă  des emportements nĂ©roniens, aux dĂ©pens du premier malheureux qui lui tombait sous la main. Ce n’était point un seigneur commode que le duc de Vallombreuse, mĂȘme quand il Ă©tait de joyeuse humeur ; mais quand il Ă©tait fĂąchĂ©, mieux eĂ»t valu se rencontrer nez Ă  nez, sur le pont d’un torrent, avec un tigre Ă  jeun. Il referma derriĂšre lui toutes les portes qui s’ouvraient Ă  son passage d’une telle violence, qu’elles faillirent sauter hors des gonds, et que la dorure des ornements se dĂ©tacha par Ă©cailles. ArrivĂ© Ă  sa chambre, il jeta son feutre Ă  terre si rudement que la forme en resta toute aplatie et que la plume Ă©bouriffĂ©e se brisa net. Pour donner un peu d’air Ă  sa furie, il se dĂ©gagea la poitrine sans prendre garde aux boutons de diamant de son pourpoint qui sautaient Ă  droite ou Ă  gauche sur le parquet, comme des pois gris sur un tambour. Les dentelles de sa chemise ne furent bientĂŽt plus, sous les crispations de ses doigts nerveux, qu’une charpie effiloquĂ©e, et d’un coup de pied il envoya rouler les quatre fers en l’air un fauteuil qu’il avait rencontrĂ© dans ses dĂ©ambulations colĂ©riques, car il s’en prenait mĂȘme aux objets inanimĂ©s. L’impudente crĂ©ature ! s’écriait-il tout en se promenant avec une agitation extrĂȘme, j’ai bien envie de la faire prendre par les sergents et jeter en un cul de basse fosse d’oĂč elle ne sortirait que rasĂ©e et fouettĂ©e pour aller Ă  l’hĂŽpital ou Ă  quelque couvent de filles repenties. Il ne me serait pas difficile d’obtenir l’ordre ; mais non, sa constance ne ferait que s’affermir de ces persĂ©cutions, et son amour pour Sigognac s’augmenterait de toute la haine qu’elle prendrait Ă  mon endroit. Cela ne vaut rien ; mais que faire ? » Et il continuait sa promenade forcenĂ©e d’un bout Ă  l’autre du cabinet comme une bĂȘte fauve en sa cage, sans fatiguer sa rage impuissante. Pendant qu’il se dĂ©menait ainsi, sans prendre garde Ă  la fuite des heures qui passent toujours d’un pied Ă©gal, que nous soyons contents ou furieux, la nuit Ă©tait venue, et Picard, bien qu’on ne l’eĂ»t pas appelĂ©, prit sur lui d’entrer et d’allumer les bougies, ne voulant pas laisser son maĂźtre se mĂ©lancolier dans l’ombre, mĂšre des humeurs noires. En effet, comme si les lumiĂšres des candĂ©labres lui eussent Ă©clairci l’intellect, Vallombreuse, que distrayait son amour pour Isabelle, se ressouvint de sa haine pour Sigognac. Mais comment se fait-il que ce gentillĂątre de malheur n’ait pas encore Ă©tĂ© dĂ©pĂȘchĂ©, dit-il en s’arrĂȘtant tout Ă  coup, j’avais cependant donnĂ© l’ordre formel Ă  MĂ©rindol de l’expĂ©dier lui-mĂȘme ou au moyen de quelque gladiateur plus habile et plus brave que lui s’il ne suffisait Ă  cette besogne ! Morte la bĂȘte, mort le venin, » quoi qu’en dise Vidalinc. Le Sigognac supprimĂ©, l’Isabelle reste Ă  ma merci, frĂ©missante de terreur et dĂ©liĂ©e d’une fidĂ©litĂ© dĂ©sormais sans objet. Sans doute elle mĂ©nage ce bĂ©lĂźtre dans l’idĂ©e de s’en faire Ă©pouser, et c’est pour cela qu’elle se livre Ă  ces simagrĂ©es de pudeur hyrcanienne et de vertu inexpugnable, repoussant l’amour des ducs les mieux faits comme s’ils fussent gueux de l’HostiĂšre. Seule, j’en aurai bientĂŽt raison, et, en tout cas, je serai vengĂ© d’un arrogant par trop outrageux, qui m’a navrĂ© au bras et que je trouve toujours comme un obstacle entre moi et mon dĂ©sir. Çà, faisons comparaĂźtre MĂ©rindol et sachons oĂč en sont les choses. » MĂ©rindol, appelĂ© par Picard, se prĂ©senta devant le duc, plus pĂąle qu’un voleur qu’on mĂšne pendre, les tempes emperlĂ©es de sueur, la gorge sĂšche et la langue empĂątĂ©e ; il lui eĂ»t Ă©tĂ© bon en ce moment d’angoisse d’avoir un caillou dans la bouche comme DĂ©mosthĂšnes, orateur athĂ©nien, haranguant la mer, pour se donner de la salive, faciliter la prononciation et dĂ©lier la faconde, d’autant que la face du jeune seigneur Ă©tait plus tempestueuse que celle d’aucune mer ou assemblĂ©e de peuple Ă  l’Agora. Le malheureux, faisant effort pour se tenir droit sur ses jarrets titubants comme s’il fĂ»t ivre, encore qu’il n’eĂ»t bu depuis le matin de quoi noyer une mouche, tournait son chapeau devant sa poitrine avec un dĂ©contenancement idiot ; il n’osait lever les yeux vers son maĂźtre dont il sentait le regard tomber sur lui comme une douche alternativement de feu et de glace. Eh bien ! animal, dit brusquement Vallombreuse, vas-tu rester longtemps ainsi plantĂ© lĂ  avec cette mine patibulaire, comme si tu avais dĂ©jĂ  au cou la cravate de chanvre que tu mĂ©rites encore plus pour ta lĂąchetĂ© et maladresse que pour tes mĂ©faits ? — J’attendais les ordres de monseigneur, fit MĂ©rindol en essayant de sourire. Monsieur le duc sait que je lui suis dĂ©vouĂ© jusqu’à la corde inclusivement je me permets cette plaisanterie Ă  cause de la gracieuse allusion que vient de faire
 — C’est bon, c’est bon, interrompit le duc, ne t’avais-je pas chargĂ© de nettoyer mon chemin de ce Sigognac maudit qui me gĂȘne et m’obstrue. Tu ne l’as pas fait, car j’ai bien vu Ă  la joie et sĂ©rĂ©nitĂ© d’Isabelle, que ce maraud respire encore, et que je n’ai point Ă©tĂ© obĂ©i. En vĂ©ritĂ©, c’est bien la peine d’avoir des bretteurs Ă  ses gages pour ĂȘtre servi de la sorte ? Ne devriez-vous pas, sans que j’ai besoin de parler, deviner mes sentiments Ă  l’éclair de mes yeux, aux palpitations de mes cils, et tuer silencieusement quiconque me dĂ©plaĂźt ? Mais vous n’ĂȘtes bons qu’à vous ruer en cuisine, et vous n’avez de cƓur que pour Ă©gorger des poulets. Si vous continuez ainsi, je vous rendrai tous au bourreau qui vous attend, abjectes canailles que vous ĂȘtes, scĂ©lĂ©rats timides, gauches assassins, rebut et honte du bagne ! — Monsieur le duc, je le vois avec peine, objecta MĂ©rindol d’un ton humble et pĂ©nĂ©trĂ©, mĂ©connaĂźt le zĂšle, et, j’oserai le dire, le talent de ses fidĂšles serviteur. Mais le Sigognac n’est point un de ces gibiers ordinaires qu’on traque et qu’on abat au bout de quelques minutes de chasse. À une premiĂšre rencontre, peu s’en est fallu qu’il ne me fendĂźt le moule du bonnet jusqu’au menton, et si, n’avait-il qu’une Ă©pĂ©e de théùtre, Ă©moussĂ©e et mornĂ©e, dont bien me prit. Une seconde embĂ»che le trouva sur ses gardes, et tellement prĂȘt Ă  bien faire que force me fut, ainsi qu’à mes camarades, de m’éclipser sans risquer un combat inutile oĂč il eĂ»t Ă©tĂ© secouru et qui eĂ»t fait une esclandre fĂącheuse. Maintenant il connaĂźt ma figure, et je ne saurais l’approcher qu’il ne mette incontinent la main Ă  la poignĂ©e de sa rapiĂšre. J’ai donc Ă©tĂ© obligĂ© d’aller chercher un spadassin de mes amis, la meilleure lame de la ville, qui le guette et le dĂ©pĂȘchera, sous prĂ©texte de lui tirer la laine, Ă  la premiĂšre occasion crĂ©pusculaire ou nocturne sans que le nom de M. le duc puisse ĂȘtre prononcĂ© en tout cela, comme il n’eĂ»t pas manquĂ© si le coup avait Ă©tĂ© fait par nous qui appartenons Ă  Sa Seigneurie. — Le plan n’est pas mauvais, rĂ©pondit nĂ©gligemment Vallombreuse radouci, et peut-ĂȘtre vaut-il mieux que les choses se passent de la sorte. Mais tu es sĂ»r du cƓur et du bras de ce gladiateur ? Il faut un brave pour dĂ©faire Sigognac, lequel, je l’avoue, bien que je le haĂŻsse, n’est point lĂąche, puisqu’il a bien osĂ© se mesurer contre moi-mĂȘme. — Oh ! rĂ©pliqua MĂ©rindol avec importance et certitude, Jacquemin Lampourde est un hĂ©ros
 qui a mal tournĂ©. Il passe en valeur les Achille de la fable et les Alexandre de l’histoire. Il n’est pas sans reproche, mais il est sans peur. » Picard, qui depuis quelques minutes rĂŽdait par la chambre, voyant l’humeur de Vallombreuse un peu rassĂ©rĂ©nĂ©e, ne feignit pas de lui dire qu’un homme d’assez bizarre tournure Ă©tait lĂ  qui demandait instamment Ă  lui parler pour chose d’importance. Fais entrer ce drĂŽle, rĂ©pondit le duc ; mais malheur Ă  lui s’il me dĂ©range pour des billevesĂ©es, je le ferai pelauder si rudement qu’il y laissera son cuir. » Le valet sortit afin d’introduire le nouveau visiteur, et MĂ©rindol allait se retirer discrĂštement, quand l’entrĂ©e d’un Ă©trange personnage lui cloua les pieds au plancher. Il y avait en effet de quoi rester stupide d’étonnement, car l’homme conduit prĂšs de Vallombreuse par Picard n’était autre que l’ami Jacquemin Lampourde, en personne naturelle. Sa prĂ©sence inattendue en un tel lieu devait faire supposer quelque Ă©vĂ©nement singulier et hors de toute prĂ©vision. Aussi MĂ©rindol Ă©tait-il fort inquiet en voyant paraĂźtre ainsi, sans intermĂ©diaire, devant le maĂźtre, cet agent de seconde main, cette machine subalterne dont la besogne devait s’accomplir dans l’ombre. Jacquemin Lampourde, du reste, ne semblait nullement dĂ©contenancĂ© ; dĂšs la porte il avait mĂȘme fait un petit clin d’Ɠil amical Ă  MĂ©rindol, et il se tenait Ă  quelques pas du duc recevant en plein sur la figure la lumiĂšre des bougies qui faisaient ressortir les dĂ©tails de son masque caractĂ©ristique. Son front, oĂč la pression habituelle du feutre avait tracĂ© une raie rougeĂątre transversale, pareille Ă  la cicatrice d’une blessure, montrait par des gouttes de sueur, qui n’étaient pas sĂ©chĂ©es encore, que le spadassin avait marchĂ© vite ou venait de se livrer Ă  un exercice violent ; ses yeux, d’un gris bleuĂątre mĂ©langĂ© de reflets mĂ©talliques, se fixaient sur ceux du jeune duc avec une impudence tranquille qui donnait le frisson Ă  MĂ©rindol. Quant Ă  son nez, dont l’ombre lui couvrait toute une joue, comme l’ombre de l’Etna couvre une grande partie de la Sicile, ce promontoire de chair dĂ©coupait grotesquement son profil Ă©trange et monstrueux, dorĂ© sur la crĂȘte par un vif rayon de clartĂ© qui le faisait reluire. Ses moustaches, poissĂ©es d’un cosmĂ©tique grossier, ressemblaient Ă  une brochette dont on lui eĂ»t traversĂ© la lĂšvre supĂ©rieure, et sa royale se retroussait comme une virgule mise Ă  l’envers. Tout cela lui composait une physionomie la plus hĂ©tĂ©roclite du monde, de celles que Jacques Callot aime Ă  croquer de sa pointe originale et vive. Son costume consistait en un pourpoint de buffle, des chausses grises et un manteau Ă©carlate dont les galons d’or paraissaient avoir Ă©tĂ© rĂ©cemment dĂ©cousus, comme l’indiquaient des raies de couleur plus fraĂźche, visibles sur le fond un peu fanĂ© de l’étoffe. Une Ă©pĂ©e Ă  lourde coquille Ă©tait suspendue Ă  un large ceinturon brodĂ© de cuivre, qui cerclait la taille efflanquĂ©e mais robuste du maraud. Un dĂ©tail inexplicable prĂ©occupait singuliĂšrement MĂ©rindol, c’est que le bras de Lampourde, sortant de dessous son manteau comme une torchĂšre Ă  supporter des bougies jaillissant d’une paroi de lambris, tenait au poing une bourse dont la panse rondelette annonçait une somme respectable. Ce geste d’offrir de l’argent au lieu d’en prendre Ă©tait tellement en dehors des habitudes physiques et morales de maĂźtre Jacquemin que le bretteur s’en acquittait avec une gaucherie emphatique, solennelle et roide, tout Ă  fait risible. Ensuite, cette idĂ©e que Jacquemin Lampourde abordait le duc de Vallombreuse comme s’il eĂ»t voulu le rĂ©munĂ©rer de quelque service Ă©tait si monstrueusement en dehors de la vraisemblance, que MĂ©rindol en Ă©carquillait les yeux et en ouvrait la bouche toute ronde, ce qui, au dire des peintres et physionomistes, est la propre expression de la surprise Ă  son comble. Eh bien, maroufle, dit le duc, lorsqu’il eut assez considĂ©rĂ© ce falot personnage, est-ce que tu veux me faire l’aumĂŽne par hasard que tu me mets cette bourse sous le nez, avec ton grand bras qu’on prendrait pour un bras d’enseigne ? — D’abord, monsieur le duc, dit le bretteur aprĂšs avoir imprimĂ© aux longues rides qui sabraient ses joues et les coins de sa bouche une sorte de trĂ©pidation nerveuse, n’en dĂ©plaise Ă  Votre Grandeur, je ne suis pas un maroufle. Je m’appelle Jacquemin Lampourde, homme d’épĂ©e. Mon Ă©tat est honorable ; aucun travail manuel, aucun commerce ou industrie ne m’ont jamais dĂ©gradĂ©. Je n’ai mĂȘme point, en mes plus dures infortunes, soufflĂ© le verre, occupation qui n’emporte pas la qualitĂ© de gentilhomme, car il y a pĂ©ril, et les manants n’affrontent pas volontiers la mort. Je tue pour vivre, au risque de ma peau et de mon col, car j’exerce toujours seul et j’avertis qui j’attaque, ayant horreur de la traĂźtrise et lĂąchetĂ©. Quoi de plus noble ? Retirez donc cette Ă©pithĂšte de maroufle que je ne saurais accepter qu’à titre de plaisanterie amicale ; elle outrage par trop sensiblement les dĂ©licatesses chatouilleuses de mon amour-propre. — Soit, maĂźtre Jacquemin Lampourde, puisque vous y tenez, rĂ©pondit le duc de Vallombreuse, que les bizarreries formalistes de cet escogriffe si campĂ© sur la hanche amusaient malgrĂ© lui, maintenant expliquez-moi ce que vous venez faire chez moi, une escarcelle au poing et secouant vos Ă©cus comme un fou sa marotte ou un ladre sa cliquette. » Jacquemin, satisfait de cette concession Ă  sa susceptibilitĂ©, inclina la tĂȘte tout en restant le corps droit, et fit exĂ©cuter Ă  son feutre plusieurs passes qui constituaient, Ă  son idĂ©e, un salut mĂȘlant Ă  la mĂąle libertĂ© du soldat la souplesse du courtisan. Voici la chose, monsieur le duc j’ai reçu de MĂ©rindol des avances pour expĂ©dier un certain Sigognac, dit le capitaine Fracasse. Par des circonstances indĂ©pendantes de ma volontĂ©, je n’ai pu satisfaire Ă  cette commande, et comme j’ai de la probitĂ© dans mon industrie, je rapporte Ă  qui de droit l’argent que je n’ai point gagnĂ©. » En disant ces mots il posa, avec un geste qui ne manquait pas de dignitĂ©, la bourse sur un coin de la belle table incrustĂ©e en pierres dures de Florence. VoilĂ  bien, dit Vallombreuse, ces bravaches bons Ă  figurer dans les comĂ©dies, ces enfonceurs de portes ouvertes, ces soldats d’HĂ©rode dont la valeur se dĂ©ploie Ă  l’encontre des enfants Ă  la mamelle, et qui s’enfuient quand la victime leur montre les dents, Ăąnes couverts d’une peau lĂ©onine dont le rugissement est un braire. Allons, avoue-le de bonne foi ; le Sigognac t’a fait peur. — Jacquemin Lampourde n’a jamais eu peur, reprit le spadassin d’un ton qui, malgrĂ© l’apparence grotesque du personnage, n’était pas dĂ©nuĂ© de noblesse, cela soit dit sans rodomontade et vantardise Ă  l’espagnole ou Ă  la gasconne ; dans aucun combat l’adversaire n’a vu la figure de mes Ă©paules ; je suis inconnu de dos, et je pourrais ĂȘtre, incognito, bossu comme Ésope. Ceux qui m’ont apprĂ©ciĂ© Ă  l’Ɠuvre savent que les besognes faciles me dĂ©goĂ»tent. Le pĂ©ril me plaĂźt et j’y nage comme le poisson dans l’eau. J’ai attaquĂ© le Sigognac secundum artem, avec une de mes meilleures lames de TolĂšde, un Alonzo de Sahagun le vieux. — Que s’est-il passĂ©, dit le jeune duc, dans ce combat singulier oĂč tu ne sembles pas avoir eu l’avantage puisque tu viens restituer les sommes ? — Tant en duels qu’en rencontres et assauts, contre un ou plusieurs, j’ai couchĂ© sur le carreau trente-sept hommes qui ne s’en sont pas relevĂ©s ; je nĂ©glige les estropiĂ©s ou navrĂ©s plus ou moins griĂšvement. Mais le Sigognac est enfermĂ© dans sa garde comme dans une tour d’airain. J’ai employĂ© contre lui toutes les ressources de l’escrime feintes, surprises, dĂ©gagements, retraites, coups inusitĂ©s, il a parade et riposte Ă  chaque attaque, et quelle fermetĂ© jointe Ă  quelle vitesse ! quelle audace tempĂ©rĂ©e de prudence ! quel beau sang-froid ! quelle imperturbable maĂźtrise ! Ce n’est pas un homme, c’est un dieu l’épĂ©e Ă  la main. Au risque de me faire embrocher je jouissais de ce jeu si fin, si correct, si supĂ©rieur. J’avais en face un partenaire digne de moi ; pourtant comme il fallait en finir, aprĂšs avoir prolongĂ© la lutte autant que possible pour me donner le temps d’admirer cette magnifique mĂ©thode, je pris mon temps et je risquai la botte secrĂšte du Napolitain, que je possĂšde seul au monde, puisque Girolamo est mort maintenant et me l’a lĂ©guĂ©e en hĂ©ritage. Personne autre que moi n’est, d’ailleurs, capable de l’exĂ©cuter en toute sa perfection, d’oĂč dĂ©pend le succĂšs. Je la portai si bien et si Ă  fond que Girolamo lui-mĂȘme n’eĂ»t pu mieux faire. Eh bien ! ce diable de capitaine Fracasse, ainsi qu’on le nomme, a parĂ© avec une vitesse Ă©blouissante et d’un revers si ferme qu’il ne m’a laissĂ© au poing qu’un tronçon d’épĂ©e dont je m’escrimais comme une vieille femme qui menace un gamin d’une cuiller Ă  pot. Tenez, voici ce qu’il a fait de mon Sahagun. » LĂ -dessus Jacquemin Lampourde tira piteusement du fourreau un bout de rapiĂšre portant pour marque un S couronnĂ©, et montra au duc la cassure nette et brillante de la lame. Ne voilĂ -t-il pas un coup prodigieux, continua le spadassin, qu’on pourrait attribuer Ă  la Durandal de Roland, Ă  la Tisona du Cid, ou Ă  la Hauteclaire d’Amadis de Gaule ? Tuer le capitaine Fracasse est au-dessus de mes talents, je l’avoue en toute modestie. La botte que je lui ai portĂ©e n’a eu jusqu’à prĂ©sent que cette parade, la pire de toutes, celle qui se fait avec le corps. Quiconque l’a essuyĂ©e a eu Ă  son pourpoint une boutonniĂšre de plus par oĂč l’ñme s’est enfuie. En outre, comme tous les vaillants, ce capitaine fut gĂ©nĂ©reux il me tenait au bout de son Ă©pĂ©e, assez estomaquĂ© et pantois de ma dĂ©convenue, et il me pouvait mettre Ă  la brochette, comme un becfigue, rien qu’en Ă©tendant le bras ; il ne l’a point fait, ce qui est trĂšs-dĂ©licat de la part d’un gentilhomme assailli Ă  la brune, en plein Pont-Neuf. Je lui dois la vie, et encore que ce ne soit pas grand’chose vu le cas que j’en fais, je lui suis liĂ© de reconnaissance ; je n’entreprendrai plus rien contre lui, et il m’est sacrĂ©. D’ailleurs, en eussĂ©-je les moyens, je me ferais scrupule de gĂąter ou dĂ©truire un si beau tireur, d’autant plus qu’ils se font rares par ce temps de ferrailleurs vulgaires oĂč l’on tient une Ă©pĂ©e comme un manche Ă  balai. C’est pourquoi je viens prĂ©venir M. le duc qu’il ne compte plus sur moi. J’aurais peut-ĂȘtre pu garder l’argent comme dĂ©dommagement de mes risques et pĂ©rils ; mais ma conscience y rĂ©pugne. — De par tous les diables, reprends ta somme au plus vite, dit Vallombreuse d’un ton qui n’admettait pas de rĂ©plique, ou je te fais jeter par les fenĂȘtres sans les ouvrir, toi et ta monnaie. Je ne vis jamais coquin si scrupuleux. Ce n’est pas toi, MĂ©rindol, qui serais capable de ce beau trait Ă  insĂ©rer dans les exemples de la jeunesse. » Comme il vit que le bretteur hĂ©sitait, il ajouta Je te donne ces pistoles pour boire Ă  ma santĂ©. — Cela, monsieur le duc, sera religieusement exĂ©cutĂ©, rĂ©pondit Lampourde ; cependant je pense que Sa Seigneurie ne serait pas dĂ©sobligĂ©e si j’en jouais quelques-unes. » En achevant ces mots, il fit un pas vers la table, Ă©tendit son bras osseux, saisit la bourse avec une dextĂ©ritĂ© d’escamoteur et la fit disparaĂźtre comme par enchantement dans la profondeur de sa poche oĂč elle heurta, en rendant un son mĂ©tallique, un cornet de dĂ©s et un jeu de cartes. Il Ă©tait aisĂ© de voir que ce geste lui Ă©tait beaucoup plus naturel que l’autre, tant il y mettait d’aisance. Je me retire de l’affaire en ce qui concerne Sigognac, dit Lampourde, mais elle sera reprise, s’il convient Ă  Votre Seigneurie, par mon alter ego, le chevalier Malartic, Ă  qui l’on peut confier les entreprises les plus hasardeuses, tant il est habile homme. Il a la tĂȘte qui conçoit et la main qui exĂ©cute. C’est d’ailleurs l’esprit le plus dĂ©gagĂ© de prĂ©jugĂ©s et de superstitions qui soit. J’avais Ă©bauchĂ©, pour l’enlĂšvement de la comĂ©dienne Ă  laquelle vous faites l’honneur de vous intĂ©resser, une sorte de plan qu’il achĂšvera avec ce fini et cette perfection de dĂ©tails qui caractĂ©risent sa maniĂšre. Oh ! plus d’un auteur de comĂ©die applaudi au théùtre en l’arrangement de ses piĂšces devrait consulter Malartic pour la subtilitĂ© de ses intrigues, l’invention de ses stratagĂšmes, le jeu de ses machines. MĂ©rindol, qui le connaĂźt, se portera garant de ses rares qualitĂ©s. Certes, monsieur le duc ne saurait mieux choisir, et c’est un vĂ©ritable cadeau que je lui fais. Mais je ne veux pas abuser plus longtemps de la patience de Sa Seigneurie. Quand elle sera dĂ©cidĂ©e, elle n’a qu’à faire tracer par un homme Ă  elle une croix Ă  la craie sur le pilier gauche du Radis couronnĂ©. Malartic comprendra et, dĂ»ment dĂ©guisĂ©, se rendra Ă  l’hĂŽtel Vallombreuse pour prendre les derniers ordres et recorder ses flĂ»tes. » Ce triomphant discours achevĂ©, maĂźtre Jacquemin Lampourde fit exĂ©cuter Ă  son feutre les mĂȘmes Ă©volutions qu’il avait dĂ©jĂ  dĂ©crites en saluant le duc au commencement de l’entretien, l’enfonça sur sa tĂȘte, rabattit le bord sur ses yeux et sortit de la chambre Ă  pas comptĂ©s et majestueux, satisfait de son Ă©loquence et de sa bonne tenue devant un si grand seigneur. Cette apparition bizarre, moins Ă©trange cependant en ce siĂšcle de raffinĂ©s et de bretteurs qu’elle ne l’eĂ»t Ă©tĂ© Ă  toute autre Ă©poque, avait amusĂ© et intĂ©ressĂ© le jeune duc de Vallombreuse. Le caractĂšre original de Jacquemin Lampourde, honnĂȘte Ă  sa façon, ne lui dĂ©plaisait point ; il lui pardonnait mĂȘme de n’avoir pas rĂ©ussi Ă  tuer Sigognac. Puisque le Baron avait rĂ©sistĂ© Ă  ce gladiateur de profession, c’est qu’il Ă©tait rĂ©ellement invincible, et la honte d’en avoir Ă©tĂ© blessĂ© lui Ă©tait moins cuisante Ă  l’amour-propre. Ensuite, quelque forcenĂ© que fĂ»t Vallombreuse, cette action de faire assassiner Sigognac lui paraissait un peu Ă©norme, non par aucune tendresse ou susceptibilitĂ© de conscience, mais parce que son ennemi Ă©tait gentilhomme ; car il ne se fĂ»t fait nul scrupule de meurtrir et trucider une demi-douzaine de bourgeois qui l’eussent gĂȘnĂ©, le sang de telles ribaudailles n’ayant de valeur Ă  ses yeux non plus que l’eau des fontaines. Il eĂ»t prĂ©fĂ©rĂ© dĂ©pĂȘcher son rival lui-mĂȘme, sans la supĂ©rioritĂ© de Sigognac Ă  l’escrime, supĂ©rioritĂ© dont son bras, cicatrisĂ© Ă  peine, avait gardĂ© le souvenir, et qui ne lui permettait pas de risquer, avec des chances favorables, un nouveau duel ou une attaque Ă  main armĂ©e. Ses pensĂ©es se tournĂšrent donc vers l’enlĂšvement d’Isabelle, qui lui souriait davantage par les perspectives amoureuses qu’il ouvrait Ă  son imagination. Il ne se doutait pas que la jeune comĂ©dienne, une fois sĂ©parĂ©e de Sigognac et de ses camarades, ne s’humanisĂąt et ne devĂźnt sensible aux charmes d’un duc si bien fait de sa personne, et dont raffolaient les plus hautes dames de la cour. La fatuitĂ© de Vallombreuse Ă©tait incorrigible, car jamais il n’en fut de mieux fondĂ©e. Elle justifiait toutes ses prĂ©tentions, et ses plus impertinentes vanteries n’étaient que vĂ©ritĂ©s. Aussi, malgrĂ© l’échec rĂ©cemment subi prĂšs d’Isabelle, semblait-il au jeune duc illogique, absurde, incroyable et outrageux de n’ĂȘtre point aimĂ©. Que je la tienne, se disait-il, quelques jours en une retraite d’oĂč elle ne puisse m’échapper, et je saurai bien la rĂ©duire. Je serai si galant, si passionnĂ©, si persuasif, qu’elle s’étonnera bientĂŽt elle-mĂȘme de m’avoir si longtemps tenu rigueur. Je la verrai se troubler, muer de couleur, baisser ses longues paupiĂšres Ă  mon aspect, et, quand je la tiendrai entre mes bras, pencher sa tĂȘte sur mon Ă©paule pour y cacher sa pudeur et sa confusion. Dans un baiser, elle me dira qu’elle m’a toujours aimĂ©, et que ses fuites n’étaient que pour m’enflammer mieux, ou bien encore apprĂ©hensions et timiditĂ©s de mortelle poursuivie par un dieu, ou autres telles charmantes mignardises que les femmes savent trouver en ces rencontres, mĂȘme les plus chastes. Mais quand j’aurai son Ăąme et son corps, ah ! c’est alors que je me vengerai de ses anciennes rebuffades. » XVMALARTIC À L’ƒUVRESi la colĂšre du duc en rentrant chez lui avait Ă©tĂ© vive, celle du Baron ne fut pas moindre en apprenant l’équipĂ©e de Vallombreuse Ă  l’encontre d’Isabelle. Il fallut que le Tyran et Blazius lui tinssent de longs raisonnements pour l’empĂȘcher de courir Ă  l’hĂŽtel de ce seigneur dans le but de le provoquer Ă  un combat qu’il eĂ»t certainement refusĂ©, car Sigognac n’étant ni le frĂšre, ni le mari, ni le galant avouĂ© de la comĂ©dienne, il n’avait aucun droit Ă  demander raison d’un acte qui d’ailleurs s’excusait de lui-mĂȘme. En France, il y a toujours eu libertĂ© de faire la cour aux jolies femmes. L’agression du spadassin sur le Pont-Neuf Ă©tait, Ă  coup sĂ»r, moins lĂ©gitime ; mais, bien qu’il fĂ»t probable que le coup vĂźnt de la part du duc, comment suivre les ramifications tĂ©nĂ©breuses qui reliaient cet homme de sac et de corde Ă  ce magnifique seigneur ? Et, en supposant mĂȘme qu’on les eĂ»t dĂ©couvertes, comment les prouver, et Ă  qui demander justice de ces lĂąches attaques ? Aux yeux du monde, Sigognac, cachant sa qualitĂ©, Ă©tait un vil histrion, un farceur de bas Ă©tage qu’un gentilhomme comme Vallombreuse pouvait, Ă  sa fantaisie, faire bĂątonner, emprisonner ou tuer, sans que personne y trouvĂąt Ă  redire, s’il le fĂąchait ou le gĂȘnait en quelque chose. Isabelle, pour sa rĂ©sistance honnĂȘte, eĂ»t paru une mijaurĂ©e et une bĂ©gueule ; la vertu des femmes de théùtre comptant beaucoup de Thomas incrĂ©dules et de Pyrrhons sceptiques. Il n’y avait donc pas moyen de s’en prendre ouvertement au duc, ce dont enrageait Sigognac, reconnaissant malgrĂ© lui la vĂ©ritĂ© des motifs qu’allĂ©guaient HĂ©rode et le PĂ©dant de faire les morts, mais l’Ɠil ouvert et l’oreille au guet ; car ce damnĂ© seigneur, beau comme un ange et mĂ©chant comme un diable, n’abandonnerait certes pas son entreprise, quoiqu’elle eĂ»t manquĂ© sur tous les points. Un doux regard d’Isabelle, qui prit entre ses blanches mains les mains frĂ©missantes de Sigognac, en l’engageant Ă  dompter son courage pour l’amour d’elle, pacifia tout Ă  fait le Baron, et les choses reprirent leur train habituel. Les dĂ©buts de la troupe avaient obtenu beaucoup de succĂšs. La grĂące pudique d’Isabelle, la verve Ă©tincelante de la Soubrette, la coquetterie Ă©lĂ©gante de SĂ©rafine, l’extravagance superbe du capitaine Fracasse, l’emphase majestueuse du Tyran, les dents blanches et les gencives roses de LĂ©andre, la bonhomie grotesque du PĂ©dant, l’esprit madrĂ© de Scapin, la perfection comique de la DuĂšgne produisaient le mĂȘme effet Ă  Paris qu’en province ; il ne leur manquait plus, ayant celle de la ville, que l’approbation de la cour, oĂč sont les plus gens de goĂ»t et les plus fins connaisseurs ; il Ă©tait question de les appeler mĂȘme Ă  Saint-Germain, car le roi, sur le bruit qui s’en faisait, les dĂ©sirait voir ; ce qui rĂ©jouissait fort HĂ©rode, chef et caissier de la compagnie. Souvent des personnes de qualitĂ© les demandaient pour donner la comĂ©die en leur hĂŽtel, Ă  l’occasion de quelque fĂȘte ou rĂ©gal, Ă  des dames curieuses de voir ces acteurs qui balançaient ceux de l’hĂŽtel de Bourgogne et de la troupe du Marais. Aussi HĂ©rode ne fut-il pas surpris, accoutumĂ© qu’il Ă©tait Ă  semblables requĂȘtes, lorsqu’un beau matin, Ă  l’auberge de la rue Dauphine, se prĂ©senta une sorte d’intendant ou majordome, d’aspect vĂ©nĂ©rable comme l’ont ces serviteurs vieillis dans la domesticitĂ© des grandes maisons, qui demandait Ă  lui parler de la part de son maĂźtre, le comte de Pommereuil, pour affaires de théùtre. Ce majordome, vĂȘtu de velours noir de la tĂȘte aux pieds, avait au cou une chaĂźne en or de ducats, des bas de soie et des souliers Ă  larges cocardes, carrĂ©s du bout, un peu amples, comme il convient Ă  un vieillard qui parfois a les gouttes. Un collet en forme de rabat Ă©talait sa blancheur sur le noir du pourpoint, et relevait le teint de la face basanĂ©e par le grand air de la campagne oĂč ressortaient, comme des touches de neige sur une antique sculpture, les sourcils, les moustaches et la barbiche. Ses longs cheveux tout chenus lui tombaient jusqu’aux Ă©paules et lui donnaient la physionomie la plus patriarcale et la plus honnĂȘte. Ce devait ĂȘtre un de ces intendants dont la race est perdue, qui soignent la fortune de leur maĂźtre plus Ăąprement que la leur propre, font des remontrances sur les dĂ©penses folles et, aux Ă©poques des revers, apportent leurs minces Ă©pargnes pour soutenir la famille qui les a nourris en ses prospĂ©ritĂ©s. HĂ©rode ne se pouvait lasser d’admirer la bonne mine et prud’homie de cet intendant, qui, l’ayant saluĂ©, lui dit avec paroles courtoises Vous ĂȘtes bien cet HĂ©rode qui gouverne, d’une main aussi ferme que celle d’Apollon, la troupe des Muses, cette excellente compagnie dont la renommĂ©e se rĂ©pand par la ville, et en a dĂ©jĂ  dĂ©passĂ© l’enceinte ; car elle est venue jusqu’au fond du domaine que mon maĂźtre habite. — C’est moi qui ai cet honneur, rĂ©pondit HĂ©rode en faisant le salut le plus gracieux que lui permĂźt sa mine rĂ©barbative et tragique. — Le comte de Pommereuil, reprit le vieillard, dĂ©sirerait fort, pour divertir des hĂŽtes d’importance, leur offrir la comĂ©die en son chĂąteau. Il a pensĂ© que nulle troupe mieux que la vĂŽtre ne remplirait ce but, et il m’envoie vous demander s’il vous serait possible d’aller donner une reprĂ©sentation Ă  sa terre, qui n’est distante d’ici que de quelques lieues. Le comte, mon maĂźtre, est un seigneur magnifique qui ne regarde pas Ă  la dĂ©pense, et Ă  qui rien ne coĂ»tera pour possĂ©der votre illustre compagnie. — Je ferai tout pour contenter un si galant homme, rĂ©pondit le Tyran, encore qu’il nous soit difficile de quitter Paris, fĂ»t-ce pour quelques jours, au moment le plus vif de notre vogue. — Trois journĂ©es suffiront bien, dit le majordome une pour le voyage, l’autre pour la reprĂ©sentation, et la derniĂšre pour le retour. Il y a au chĂąteau un théùtre tout machinĂ© oĂč vous n’aurez qu’à poser vos dĂ©corations ; de plus, voici cent pistoles que le comte de Pommereuil m’a chargĂ© de remettre entre vos mains pour les menus frais de dĂ©placement ; vous en recevrez autant aprĂšs la comĂ©die, et les actrices auront sans doute quelque prĂ©sent, bagues, Ă©pingles ou bracelets, Ă  quoi est toujours sensible la coquetterie fĂ©minine. » Joignant l’action aux paroles, l’intendant du comte de Pommereuil tira de sa poche une longue et pesante bourse, hydropique de monnaie, la pencha et en fit couler sur la table cent beaux Ă©cus neufs de l’éclat le plus engageant. Le Tyran regardait ces piĂšces couchĂ©es les unes sur les autres, d’un air de satisfaction, en caressant sa large barbe noire. Quand il les eut assez contemplĂ©es, il les releva, les mit en pile, puis les jeta dans son gousset avec un geste d’acquiescement. Ainsi donc, dit l’intendant, vous acceptez, et je puis dire Ă  mon maĂźtre que vous vous rendrez Ă  son appel. — Je suis Ă  la disposition de Sa Seigneurie avec tous mes camarades, rĂ©pondit HĂ©rode ; maintenant dĂ©signez-moi le jour oĂč doit avoir lieu la reprĂ©sentation et la piĂšce que M. le comte dĂ©sire, afin que nous emportions les costumes et les accessoires nĂ©cessaires. — Il serait bon, rĂ©pondit l’intendant, que ce fĂ»t jeudi, car l’impatience de mon maĂźtre est grande ; quant Ă  la piĂšce, il en laisse le choix Ă  votre goĂ»t et commoditĂ©. — L’Illusion comique, dit HĂ©rode, d’un jeune auteur normand qui promet beaucoup, est ce qu’il y a de plus nouveau et de plus couru en ce moment. — Va pour l’Illusion comique les vers n’en sont point mĂ©chants et il y a un rĂŽle de Matamore superbe. — À prĂ©sent, il ne reste plus qu’à nous indiquer, d’une façon prĂ©cise Ă  ce que nous ne puissions errer, les site et plantation du chĂąteau avec le chemin Ă  suivre pour y parvenir. » L’intendant du comte de Pommereuil donna des renseignements si exacts et si dĂ©taillĂ©s qu’ils eussent suffi Ă  un aveugle tĂątant la terre de son bĂąton ; mais craignant sans doute que le comĂ©dien une fois en route ne se rappelĂąt plus bien nettement ces allez devant vous, puis tournez Ă  droite et ensuite prenez Ă  gauche, il ajouta Ne chargez pas votre mĂ©moire, obstruĂ©e des plus beaux vers de nos meilleurs poĂ«tes, de si vulgaires et prosaĂŻques notions ; j’enverrai un laquais, lequel vous servira de guide. » L’affaire ainsi conclue, le vieillard se retira avec force salutations qu’HĂ©rode lui rendait, et qu’aprĂšs la courbette du comĂ©dien il rĂ©itĂ©rait en s’inclinant plus bas. Ils avaient l’air de deux parenthĂšses prises de la danse de Saint-Guy, et se trĂ©moussant l’une vis-Ă -vis l’autre. Ne voulant pas ĂȘtre vaincu en ce combat de politesse, le Tyran descendit l’escalier, traversa la cour et ne s’arrĂȘta que sur le seuil, d’oĂč il adressa au bonhomme un salut suprĂȘme le dos convexe, la poitrine concave autant que son bedon le lui permettait, les bras ballants et la tĂȘte touchant presque la terre. Si HĂ©rode eĂ»t suivi du regard l’intendant du comte de Pommereuil jusqu’au bout de la rue, peut-ĂȘtre eĂ»t-il remarquĂ©, chose contraire aux lois de la perspective, que sa taille grandissait en raison inverse de l’éloignement. Son dos voĂ»tĂ© s’était redressĂ©, le tremblement sĂ©nile de ses mains avait disparu, et Ă  la vivacitĂ© de son allure il ne semblait du tout si goutteux ; mais HĂ©rode Ă©tait dĂ©jĂ  rentrĂ© dans la maison et ne vit rien de tout cela. Le mercredi au matin, comme des garçons d’auberge chargeaient les dĂ©corations et paquets sur une charrette attelĂ©e de deux forts chevaux et louĂ©e par le Tyran pour le transport de la troupe, un grand maraud de laquais en livrĂ©e fort propre et chevauchant un bidet percheron, se prĂ©senta faisant claquer son fouet Ă  la porte de l’auberge, afin de hĂąter le dĂ©part des comĂ©diens et de leur servir de courrier. Les femmes, qui sont toujours paresseuses au lit et longues Ă  s’attifer, mĂȘme les comĂ©diennes ayant l’habitude de s’habiller et de se dĂ©shabiller en un clin d’Ɠil pour les changements de costumes qu’exige le théùtre, descendirent enfin et s’arrangĂšrent le plus commodĂ©ment qu’elles purent sur les planches rembourrĂ©es de paille qu’on avait suspendues aux ridelles de la charrette. Le marmouset de la Samaritaine martelait huit heures sur son timbre quand la lourde machine s’ébranla et se mit en marche. On eut en moins d’une demi-heure dĂ©passĂ© la porte Saint-Antoine et la Bastille, mirant ses faisceaux de tours dans l’eau noire de ses douves. L’on franchit ensuite le faubourg et ses vagues cultures semĂ©es de maisonnettes, et l’on chemina Ă  travers la campagne dans la direction de Vincennes, qui montrait au loin son donjon derriĂšre une lĂ©gĂšre gaze de vapeur bleuĂątre, reste de l’humiditĂ© nocturne se dissipant aux rayons du soleil, comme une fumĂ©e d’artillerie que le vent disperse. BientĂŽt, car les chevaux Ă©taient frais et marchaient d’un bon pas, l’on atteignit la vieille forteresse dont les dĂ©fenses gothiques avaient encore bonne apparence, quoiqu’elles ne fussent plus capables de rĂ©sister aux canons et aux bombardes. Les croissants dorĂ©s qui surmontaient les minarets de la chapelle bĂątie par Pierre de Montereau, brillaient joyeusement au-dessus des remparts comme s’ils eussent Ă©tĂ© fiers de se trouver Ă  cĂŽtĂ© de la croix, signe de rĂ©demption. Ensuite, aprĂšs avoir admirĂ© quelques minutes ce monument de l’ancienne splendeur de nos rois, on entra dans le bois, oĂč, parmi les halliers et les baliveaux, s’élevaient majestueusement quelques vieux chĂȘnes, contemporains sans doute de celui sous lequel saint Louis rendait la justice, occupation bien sĂ©ante Ă  un monarque. Comme la route n’était guĂšre frĂ©quentĂ©e, quelquefois des lapins s’ébattant et se passant la patte sur les moustaches Ă©taient surpris par l’arrivĂ©e de la charrette qu’ils n’avaient point entendue, car elle roulait Ă  petit bruit, la terre Ă©tant molle et souvent tapissĂ©e d’herbe. Ils dĂ©talaient grand’erre et comme s’ils eussent eu les chiens aux trousses ; ce qui divertissait les comĂ©diens. Plus loin, un chevreuil traversait la route tout effarĂ©, et l’on pouvait suivre quelque temps de l’Ɠil sa fuite Ă  travers les arbres dĂ©nuĂ©s de feuillage. Sigognac surtout s’intĂ©ressait Ă  ces choses, ayant Ă©tĂ© Ă©levĂ© et nourri en la campagne. Cela le rĂ©jouissait de voir des champs, des buissons, des bois, des animaux en libertĂ©, spectacle dont il Ă©tait privĂ© depuis qu’il habitait la ville, oĂč l’on ne voit que maisons, rues boueuses, cheminĂ©es qui fument, l’Ɠuvre des hommes, et non l’Ɠuvre de Dieu. Il s’y serait fort ennuyĂ© s’il n’avait eu la compagnie de cette douce femme, dont les yeux contenaient assez d’azur pour remplacer le ciel. Au sortir du bois une petite cĂŽte Ă  monter se prĂ©senta. Sigognac dit Ă  Isabelle. ChĂšre Ăąme, pendant que le coche gravira lentement cette pente, ne vous conviendrait-il point de descendre et de mettre votre bras sur le mien pour faire quelques pas ? Cela vous rĂ©chauffera les pieds et dĂ©gourdira les jambes. La route est unie, et il fait un joli temps d’hiver clair, frais et piquant, mais non trop froid. » La jeune comĂ©dienne accepta l’offre de Sigognac, et, posant le bout de ses doigts sur la main qu’il lui prĂ©sentait, elle sauta lĂ©gĂšrement Ă  terre. C’était un moyen d’accorder Ă  son amant un innocent tĂȘte-Ă -tĂȘte que sa pudeur lui eĂ»t refusĂ© dans la solitude d’une chambre fermĂ©e. Ils marchaient tantĂŽt presque soulevĂ©s par leur amour, et rasant le sol comme des oiseaux, tantĂŽt s’arrĂȘtant Ă  chaque pas pour se contempler et jouir d’ĂȘtre ensemble, cĂŽte Ă  cĂŽte, les bras enlacĂ©s et les regards plongĂ©s dans les yeux l’un de l’autre. Sigognac disait Ă  Isabelle combien il l’aimait ; cette phrase, qu’il avait dite plus de vingt fois, paraissait Ă  la jeune femme nouvelle, comme dut l’ĂȘtre le premier mot d’Adam essayant le Verbe le lendemain de la crĂ©ation. Comme c’était la personne du monde la plus dĂ©licate et la plus dĂ©sintĂ©ressĂ©e en fait de sentiments, elle tĂąchait par des fĂącheries et des nĂ©gations caressantes de contenir dans les limites de l’amitiĂ© un amour qu’elle ne voulait pas couronner, le jugeant nuisible Ă  l’avenir du Baron. Mais ces jolis dĂ©bats et contestations ne faisaient qu’aviver l’amour de Sigognac, qui ne songeait, en ce moment, Ă  la dĂ©daigneuse Yolande de Foix, non plus que si elle n’eĂ»t jamais existĂ©. Quoi que vous fassiez, mignonne, disait-il Ă  son aimĂ©e, vous ne parviendrez pas Ă  lasser ma constance. S’il le faut, j’attendrai que vos scrupules se soient dissipĂ©s d’eux-mĂȘmes jusqu’à ce que vos beaux cheveux d’or se soient muĂ©s en cheveux d’argent. — Oh ! fit Isabelle, alors je serai un vrai remĂšde d’amour et laide Ă  Ă©pouvanter le plus fier courage ; j’aurais peur, en la rĂ©compensant, de punir votre fidĂ©litĂ©. — MĂȘme Ă  soixante ans vous garderez vos charmes comme la belle vieille de Maynard, rĂ©pondit galamment Sigognac, car votre beautĂ© vient de l’ñme, qui est immortelle. — C’est Ă©gal, reprit la jeune femme, vous seriez bien attrapĂ© si je vous prenais au mot, et vous promettais ma main pour l’époque oĂč je compterai seulement dix lustres d’ñge. Mais, continua-t-elle en reprenant son sĂ©rieux, cessons ces badineries ; vous savez ma rĂ©solution, contentez-vous d’ĂȘtre aimĂ© plus que ne le fut jamais aucun mortel, depuis que des cƓurs palpitent sur la terre. — Un si charmant aveu me devrait satisfaire, j’en conviens ; mais, comme mon amour est infini, il ne saurait souffrir la moindre barriĂšre. Dieu peut bien dire Ă  la mer Tu n’iras pas plus loin, et en ĂȘtre obĂ©i. Une passion telle que la mienne ne connaĂźt pas de rivage et elle monte toujours, encore que de votre voix cĂ©leste vous lui disiez ArrĂȘte-toi lĂ . » — Sigognac, vous me fĂąchez par ces discours, » dit Isabelle en faisant au Baron une petite moue plus gracieuse que le plus charmant sourire ; car, malgrĂ© elle, son Ăąme Ă©tait inondĂ©e de joie Ă  ces protestations d’un amour qu’aucune froideur ne rebutait. Ils firent quelques pas sans se parler ; Sigognac, en insistant davantage, craignait de dĂ©plaire Ă  celle qu’il aimait plus que sa vie. Tout Ă  coup Isabelle lui quitta brusquement la main et courut vers le bord de la route avec un cri d’enfant et une lĂ©gĂšretĂ© de biche. Elle venait, sur le revers d’un fossĂ©, au pied d’un chĂȘne, parmi les feuilles sĂšches entassĂ©es par l’hiver, d’apercevoir une violette, la premiĂšre de l’annĂ©e Ă  coup sĂ»r, car on n’était encore qu’au mois de fĂ©vrier ; elle s’agenouilla, Ă©carta dĂ©licatement les feuilles mortes et les brins d’herbe, coupa de son ongle la frĂȘle tige et revint avec la fleurette plus contente que si elle eĂ»t trouvĂ© une agrafe de pierreries oubliĂ©e dans la mousse par une princesse. Voyez, comme elle est mignonne, dit-elle, en la montrant Ă  Sigognac, avec ses feuilles Ă  peine dĂ©pliĂ©es Ă  ce premier rayon de soleil. — Car ce n’est pas le soleil, rĂ©pondit Sigognac, c’est votre regard qui l’a fait Ă©clore. Sa fleur a prĂ©cisĂ©ment la nuance de vos prunelles. — Son parfum ne se rĂ©pand pas, parce qu’elle a froid, » reprit Isabelle, en mettant dans sa gorgerette la fleur frileuse. Au bout de quelques minutes elle la reprit, la respira longuement, et la tendit Ă  Sigognac, aprĂšs y avoir mis furtivement un baiser. Comme elle fleure bon, maintenant ! la chaleur de mon sein lui fait exhaler sa petite Ăąme de fleur timide et modeste. — Vous l’avez parfumĂ©e, rĂ©pondit Sigognac, portant la violette Ă  ses lĂšvres pour y prendre le baiser d’Isabelle ; cette dĂ©licate et suave odeur n’a rien de terrestre. — Ah ! le mĂ©chant, fit Isabelle, je lui donne Ă  la bonne franquette une fleur Ă  sentir, et le voilĂ  qui aiguise des concetti en style marinesque, comme si au lieu d’ĂȘtre sur un grand chemin il coquetait dans la ruelle de quelque illustre prĂ©cieuse. Il n’y a pas moyen d’y tenir ; Ă  toute parole, mĂȘme la plus simple du monde, il rĂ©pond par un madrigal ! » Cependant, en dĂ©pit de cette bouderie apparente, la jeune comĂ©dienne n’en voulait sans doute pas beaucoup Ă  Sigognac, car elle lui reprit le bras, et peut-ĂȘtre mĂȘme s’y appuya-t-elle un peu plus que ne l’exigeaient sa dĂ©marche, ordinairement si lĂ©gĂšre, et le chemin, uni en cet endroit comme une allĂ©e de jardin. Ce qui prouve que la vertu la plus pure n’est pas insensible Ă  la louange et que la modestie mĂȘme sait rĂ©compenser une flatterie. La charrette gravissait avec lenteur sur une pente assez roide, au bas de laquelle quelques chaumines s’étaient accroupies, comme pour s’éviter la peine de la monter. Les manants qui les habitaient Ă©taient allĂ©s aux champs pour quelques travaux de culture, et l’on ne voyait au bord du chemin qu’un aveugle accompagnĂ© d’un jeune garçon, restĂ© lĂ , sans doute, pour implorer la charitĂ© des voyageurs. Cet aveugle, qui semblait accablĂ© par l’ñge, psalmodiait d’un ton nasillard une espĂšce de complainte, oĂč il dĂ©plorait sa cĂ©citĂ© et implorait la charitĂ© des passants, leur promettant ses priĂšres et leur garantissant le paradis en retour de leur aumĂŽne. Depuis longtemps dĂ©jĂ  sa voix lamentable parvenait aux oreilles d’Isabelle et de Sigognac, comme un bourdonnement importun et fĂącheux Ă  travers leurs douces causeries d’amour, et mĂȘme le Baron s’en impatientait ; car, lorsque le rossignol chante prĂšs de vous, il est ennuyeux d’entendre au loin croasser le corbeau. Quand ils arrivĂšrent prĂšs du vieux pauvre, celui-ci, averti par son guide, redoubla de gĂ©missements et de supplications. Pour exciter leur pitiĂ© aux largesses, d’un mouvement saccadĂ© il secouait une sĂ©bile de bois oĂč tintaient quelques liards, deniers, blancs et autres piĂšces de menue monnaie. Une guenille trouĂ©e lui entourait la tĂȘte, et sur son dos courbĂ© comme une arche de pont Ă©tait jetĂ©e une grosse couverture de laine brune fort rude et fort pesante, plutĂŽt faite pour une bĂȘte de somme que pour un chrĂ©tien, et qu’il avait sans doute hĂ©ritĂ©e de quelque mulet mort du farcin ou de la rogne. Ses yeux retournĂ©s ne montraient que le blanc et, sur cette face brune et ridĂ©e, produisaient un effet hideux ; le bas du visage s’ensevelissait dans une longue barbe grise, digne d’un frĂšre capucin ou d’un ermite, qui lui tombait jusqu’au nombril, comme un antipode de chevelure. De tout son corps on ne voyait que les mains qui sortaient tremblotantes par l’ouverture du manteau pour agiter l’écuelle Ă©lĂ©mosinaire. En signe de piĂ©tĂ© et de soumission aux dĂ©crets de la Providence, l’aveugle Ă©tait agenouillĂ© sur quelques brins de paille plus triturĂ©s et pourris que l’antique fumier de Job. La commisĂ©ration, devant ce haillon humain, devait frissonner de dĂ©goĂ»t, et l’aumĂŽne lui jetait son obole en dĂ©tournant la tĂȘte. L’enfant, debout Ă  cĂŽtĂ© de l’aveugle, avait une mine hagarde et farouche. Son visage Ă©tait Ă  moitiĂ© voilĂ© par les longues mĂšches de cheveux noirs qui lui pleuvaient le long des joues. Un vieux chapeau dĂ©foncĂ© beaucoup trop grand pour lui, et ramassĂ© au coin de quelque borne, lui baignait d’ombre le haut du masque, ne laissant en lumiĂšre que le menton et la bouche, dont les dents brillaient d’une blancheur sinistre. Une espĂšce de sayon en grosse toile rapiĂ©cĂ©e formait tout son vĂȘtement et dessinait un corps maigre et nerveux, non sans Ă©lĂ©gance malgrĂ© toute cette misĂšre. Les pieds dĂ©licats et purs rougissaient sans bas ni chaussures sur la terre froide. Isabelle se sentit touchĂ©e Ă  l’aspect de ce groupe pitoyable oĂč se rĂ©unissaient les infortunes de la vieillesse et de l’enfance, et elle s’arrĂȘta devant l’aveugle, qui dĂ©bitait ses patenĂŽtres avec une volubilitĂ© toujours croissante accompagnĂ© par la voix aiguĂ« de son guide, cherchant dans sa pochette une piĂšce de monnaie blanche pour la donner au mendiant. Mais elle ne trouva pas sa bourse, et, se retournant vers Sigognac, le pria de lui prĂȘter un teston ou deux, ce Ă  quoi s’accorda bien volontiers le Baron, quoique cet aveugle, avec ses jĂ©rĂ©miades, ne lui plĂ»t guĂšre. En galant homme, pour Ă©viter Ă  Isabelle d’approcher cette vermine, il s’avança lui-mĂȘme et mit la piĂšce en la sĂ©bile. Alors, au lieu de remercier Sigognac de cette aumĂŽne, le mendiant si courbĂ© tout Ă  l’heure se redressa, au grand effroi d’Isabelle, et ouvrant les bras, comme un vautour qui, pour prendre l’essor, palpite des ailes, dĂ©ploya ce grand manteau brun sous lequel il semblait accablĂ©, le ramassa sur son Ă©paule et le lança avec un mouvement pareil Ă  celui des pĂȘcheurs qui jettent l’épervier dans un Ă©tang ou une riviĂšre. La lourde Ă©toffe s’étala comme un nuage par-dessus la tĂȘte de Sigognac, le coiffa, et retomba pesamment le long de son corps, car les bords en Ă©taient plombĂ©s comme ceux d’un filet, lui ĂŽtant du mĂȘme coup la vue, la respiration, l’usage des mains et des pieds. La jeune actrice, pĂ©trifiĂ©e d’épouvante, voulut crier, fuir, appeler au secours, mais avant qu’elle eĂ»t pu tirer un son de sa gorge, elle se sentit enlevĂ©e de terre avec une prestesse extrĂȘme. Le vieil aveugle devenu, en une minute, jeune et clairvoyant par un miracle plus infernal que cĂ©leste, l’avait saisie sous les bras, tandis que le jeune garçon lui soutenait les jambes. Tous deux gardaient le silence et l’emportaient hors du chemin. Ils s’arrĂȘtĂšrent derriĂšre la masure oĂč attendait un homme masquĂ© montĂ© sur un cheval vigoureux. Deux autres hommes, Ă©galement Ă  cheval, masquĂ©s, armĂ©s jusqu’aux dents, se tenaient derriĂšre un mur qui empĂȘchait qu’on ne les vĂźt de la route prĂȘts Ă  venir en aide au premier, en cas de besoin. Isabelle, plus qu’à demi morte de frayeur, fut assise sur l’arçon de la selle, recouvert d’un manteau pliĂ© en plusieurs doubles, de façon Ă  former une espĂšce de coussin. Le cavalier lui entoura la taille d’une courroie en cuir assez lĂąche pour l’environner lui-mĂȘme Ă  la hauteur des reins et, les choses ainsi arrangĂ©es avec une dextĂ©ritĂ© rapide prouvant une grande pratique de ces enlĂšvements hasardeux, il donna de l’éperon Ă  son cheval qui s’écrasa sous ses jarrets et partit d’un train Ă  prouver que cette double charge ne lui pesait guĂšre il est vrai que la jeune comĂ©dienne n’était pas bien lourde. Tout ceci se passa dans un temps moins long que celui nĂ©cessaire pour l’écrire. Sigognac se dĂ©menait sous le lourd manteau du faux aveugle, comme un rĂ©tiaire entortillĂ© par le filet de son adversaire. Il enrageait, pensant Ă  quelque trahison de Vallombreuse, Ă  l’endroit d’Isabelle, et s’épuisait en efforts. Heureusement cette idĂ©e lui vint de tirer sa dague et de fendre l’épaisse Ă©toffe qui le chargeait comme ces chapes de plomb que portent les damnĂ©s du Dante. En deux ou trois coups de dague, il ouvrit sa prison, et, comme un faucon dĂ©sencapuchonnĂ©, parcourant la campagne d’un regard perçant et rapide, il vit les ravisseurs d’Isabelle qui coupaient Ă  travers champs, et semblaient s’efforcer de gagner un petit bouquet de bois non loin de lĂ . Quant Ă  l’aveugle et Ă  l’enfant, ils avaient disparu, s’étant cachĂ©s en quelque fossĂ© ou sous quelque broussaille. Mais ce n’était point Ă  ce vil gibier qu’en voulait Sigognac. Jetant son manteau, qui l’eĂ»t gĂȘnĂ©, il se lança Ă  la poursuite de ces coquins avec une furie dĂ©sespĂ©rĂ©e. Le Baron Ă©tait alerte, bien dĂ©couplĂ©, taillĂ© pour la course, et, en sa jeunesse, il avait souvent luttĂ© de vitesse contre les plus agiles enfants du village. Les ravisseurs, en se retournant sur leur selle, voyaient diminuer la distance qui les sĂ©parait du Baron, et l’un d’eux lui lĂącha mĂȘme un coup de pistolet pour l’arrĂȘter en sa poursuite. Mais il le manqua, car Sigognac, tout en courant, sautait Ă  droite et Ă  gauche afin de ne pouvoir ĂȘtre ajustĂ© sĂ»rement. Le cavalier qui portait Isabelle essayait de prendre les devants, laissant Ă  son arriĂšre-garde le soin de se dĂ©brouiller avec Sigognac, mais la jeune femme placĂ©e sur l’arçon ne lui permettait pas de conduire sa monture comme il l’eĂ»t voulu, car elle se dĂ©battait et s’agitait, tĂąchant de glisser Ă  terre. Sigognac se rapprochait de plus en plus, le terrain n’étant plus favorable aux chevaux. Il avait dĂ©gainĂ©, sans ralentir sa course, son Ă©pĂ©e qu’il portait haute ; mais il Ă©tait Ă  pied, seul, contre trois hommes bien montĂ©s, et le vent commençait Ă  lui manquer ; il fit un effort prodigieux, et en deux ou trois bonds joignit les cavaliers qui protĂ©geaient la fuite du ravisseur. Pour ne pas perdre de temps Ă  lutter contre eux, il piqua, Ă  deux ou trois reprises, avec la pointe de sa rapiĂšre, la croupe de leurs bĂȘtes, comptant qu’aiguillonnĂ©es de la sorte, elles s’emporteraient. En effet, les chevaux, affolĂ©s de douleur, se cabrĂšrent, lancĂšrent des ruades et, prenant le mors aux dents, quelques efforts que leurs cavaliers fissent pour les contenir, ils gagnĂšrent Ă  la main et se mirent Ă  galoper comme si le diable les emportait, sans souci des fossĂ©s ni des obstacles, si bien qu’en un moment ils furent hors de vue. Haletant, la figure baignĂ©e de sueur, la bouche aride, croyant Ă  chaque minute que son cƓur allait Ă©clater dans sa poitrine, Sigognac atteignit enfin l’homme masquĂ© qui tenait Isabelle en travers sur le garrot de sa monture. La jeune femme criait À moi, Sigognac, Ă  moi ! » — Me voici, » rĂąla le Baron d’une voix entrecoupĂ©e et sifflante, et de la main gauche il se suspendit Ă  la courroie qui reliait Isabelle au brigand. Il s’efforçait de le tirer Ă  bas, courant Ă  cĂŽtĂ© du cheval comme ces Ă©cuyers que les Latins nommaient desultores. Mais le cavalier serrait les genoux, et il eĂ»t Ă©tĂ© aussi facile de dĂ©visser le torse d’un centaure que de l’arracher de sa selle ; en mĂȘme temps il cherchait des talons le ventre de sa bĂȘte pour l’enlever, et tĂąchait de secouer Sigognac qu’il ne pouvait charger, car il avait les mains occupĂ©es Ă  tenir la bride et Ă  contraindre Isabelle. La course du cheval ainsi tiraillĂ© et empĂȘchĂ© perdait de sa vitesse, ce qui permit Ă  Sigognac de reprendre un peu haleine ; mĂȘme il profita de ce lĂ©ger temps d’arrĂȘt pour chercher Ă  percer son adversaire ; mais la crainte de blesser Isabelle en ses mouvements tumultueux fit qu’il assura mal son coup. Le cavalier, lĂąchant un instant les rĂȘnes, prit dans sa veste un couteau dont il trancha la courroie Ă  laquelle Sigognac s’accrochait dĂ©sespĂ©rĂ©ment ; puis il enfonça, Ă  en faire jaillir le sang, les molettes Ă©toilĂ©es de ses Ă©perons dans les flancs du pauvre animal, qui se porta en avant avec une impĂ©tuositĂ© irrĂ©sistible. La laniĂšre de cuir resta au poing de Sigognac, qui n’ayant plus d’appui et ne s’attendant pas Ă  cette feinte, tomba fort rudement sur le dos ; quelque agilitĂ© qu’il mĂźt Ă  se relever et Ă  ramasser son Ă©pĂ©e roulĂ©e Ă  quatre pas de lui, ce court intervalle avait suffi au cavalier pour prendre une avance que le Baron ne devait pas espĂ©rer faire disparaĂźtre, fatiguĂ© comme il l’était par cette lutte inĂ©gale et cette course furibonde. Cependant, aux cris de plus en plus faibles d’Isabelle, il se lança de nouveau Ă  la poursuite du ravisseur ; inutile effort d’un grand cƓur qui se voit enlever ce qu’il aime ! Mais il perdait sensiblement du terrain, et dĂ©jĂ  le cavalier avait gagnĂ© le bois dont la masse, bien que dĂ©nuĂ©e de feuilles, suffisait par l’enchevĂȘtrement de ses troncs et de ses branches Ă  masquer la direction qu’avait prise le bandit. Quoique forcenĂ© de rage et outrĂ© de douleur, il fallut bien que Sigognac s’arrĂȘtĂąt, laissant son Isabelle si chĂšre aux griffes de ce dĂ©mon ; car il ne la pouvait secourir mĂȘme avec l’aide d’HĂ©rode et de Scapin qui, au bruit de la pistolade, Ă©taient sautĂ©s Ă  bas de la charrette, bien que le maraud de laquais tĂąchĂąt Ă  les retenir, se doutant de quelque algarade, mĂ©saventure ou guet-apens. En quelques mots brefs et saccadĂ©s, Sigognac les mit au courant de l’enlĂšvement d’Isabelle et de tout ce qui s’était passĂ©. Il y a du Vallombreuse lĂ -dessous, dit HĂ©rode ; a-t-il eu vent de notre voyage au chĂąteau de Pommereuil et nous a-t-il dressĂ© cette embuscade ? ou bien cette comĂ©die pour laquelle j’ai reçu des sommes n’était-elle qu’un stratagĂšme destinĂ© Ă  nous attirer hors de la ville oĂč de semblables coups sont difficiles et dangereux Ă  faire ? En ce cas, le sacripant qui a jouĂ© le majordome vĂ©nĂ©rable est le plus grand acteur que j’aie jamais vu. J’aurais jurĂ© que ce drĂŽle Ă©tait un naĂŻf intendant de bonne maison tout pĂ©tri de vertus et qualitĂ©s. Mais maintenant que nous voilĂ  trois, fouillons en tous sens ce bocage pour trouver au moins quelque indice de cette bonne Isabelle que j’aime, tout tyran que je suis, plus que ma fressure et mes petits boyaux. HĂ©las ! j’ai bien peur que cette innocente abeille soit prise en la toile d’une araignĂ©e monstrueuse qui ne la tue avant que nous ne puissions la dĂ©pĂȘtrer de ses rĂ©seaux trop bien ourdis. — Je l’écraserai, dit Sigognac en frappant la terre du talon comme s’il tenait l’araignĂ©e sous sa botte, je l’écraserai, la bĂȘte venimeuse ! » L’expression terrible de sa physionomie ordinairement si calme et si douce montrait que ce n’était point lĂ  une vaine fanfaronnade et qu’il le ferait comme il le disait. Çà, dit HĂ©rode, sans perdre plus de temps en paroles, entrons dans le bois et battons-le. Le gibier ne peut pas ĂȘtre encore bien loin. » En effet, de l’autre cĂŽtĂ© de la futaie que Sigognac et les comĂ©diens traversĂšrent, en dĂ©pit des broussailles qui leur entravaient les jambes et des gaulis qui leur fouettaient la figure, un carrosse Ă  rideaux fermĂ©s dĂ©talait de toute la vitesse que pouvait donner Ă  quatre chevaux de poste une mousquetade de coups de fouet. Les deux cavaliers dont Sigognac avait piquĂ© les montures, ayant rĂ©ussi Ă  les calmer, galopaient prĂšs des portiĂšres, et l’un d’eux tenait en laisse le cheval de l’homme masquĂ© ; car le compagnon Ă©tait entrĂ© dans la voiture sans doute afin d’empĂȘcher qu’Isabelle ne soulevĂąt les mantelets pour appeler au secours, ou mĂȘme n’essayĂąt de sauter Ă  terre au pĂ©ril de sa vie. À moins d’avoir les bottes de sept lieues que le Petit-Poucet ravit si subtilement Ă  l’Ogre, il Ă©tait insensĂ© de courir pĂ©destrement aprĂšs un carrosse menĂ© de ce train et si bien accompagnĂ©. Tout ce que purent faire Sigognac et ses camarades, ce fut d’observer la direction que prenait le cortĂšge, bien faible indice pour retrouver Isabelle. Le Baron essaya de suivre les traces des roues, mais le temps Ă©tait sec et leurs bandes n’avaient laissĂ© que de lĂ©gĂšres marques sur la terre dure ; encore les marques s’embrouillaient-elles bientĂŽt avec les sillons d’autres carrosses et charrettes passĂ©s sur la route les jours prĂ©cĂ©dents. ArrivĂ© Ă  un carrefour oĂč le chemin se divisait en plusieurs branches, le Baron perdit tout Ă  fait la piste et demeura plus embarrassĂ© qu’Hercule entre la VoluptĂ© et la Vertu. Force lui fut de retourner sur ses pas, un faux jugement pouvant l’éloigner davantage de son but. La petite troupe revint donc piteusement vers le chariot, oĂč les autres comĂ©diens attendaient avec assez d’inquiĂ©tude et d’anxiĂ©tĂ© l’éclaircissement de tout ce mystĂšre. DĂšs l’engagement de l’affaire, le laquais conducteur avait pressĂ© la marche de la charrette pour ĂŽter Ă  Sigognac le secours des comĂ©diens, bien qu’ils lui criassent d’arrĂȘter ; et lorsque le Tyran et Scapin, au bruit du pistolet, Ă©taient descendus malgrĂ© lui, il avait piquĂ© des deux et, franchissant le fossĂ©, gagnĂ© au large pour rejoindre ses complices, se souciant peu, dĂ©sormais, que la troupe comique atteignĂźt ou non le chĂąteau de Pommereuil, si toutefois ce chĂąteau existait question au moins douteuse, aprĂšs ce qui venait de se passer. HĂ©rode s’enquit d’une vieille qui cheminait par lĂ , un fagot de bourrĂ©e sur sa bosse, si l’on Ă©tait bien loin encore de Pommereuil Ă  qui la vieille rĂ©pondit qu’elle ne connaissait aucune terre, bourg ou chĂąteau de ce nom, Ă  plusieurs lieues Ă  la ronde, quoiqu’elle eĂ»t, en son Ăąge de soixante-dix ans, battu depuis son enfance tout le pays d’alentour, son industrie Ă©tant de quĂ©mander et chercher sa misĂ©rable vie par voies et par chemins. Il devenait de toute Ă©vidence que cette histoire de comĂ©die Ă©tait un coup montĂ© par des coquins subtils et tĂ©nĂ©breux, au profit de quelque grand, qui ne pouvait ĂȘtre que Vallombreuse, amoureux d’Isabelle, car il avait fallu beaucoup de monde et d’argent pour faire jouer cette machination compliquĂ©e. Le chariot retourna vers Paris ; mais Sigognac, HĂ©rode et Scapin restĂšrent Ă  l’endroit mĂȘme, ayant intention de louer, Ă  quelque prochain village, des chevaux qui leur permissent de se mettre plus efficacement Ă  la recherche et poursuite des ravisseurs. Isabelle, aprĂšs la chute du Baron, avait Ă©tĂ© portĂ©e dans une clairiĂšre du bois, descendue de cheval et mise en carrosse, bien qu’elle se dĂ©battĂźt de son mieux, en moins de trois ou quatre minutes ; puis la voiture s’était Ă©loignĂ©e dans un tonnerre de roues, comme le char de CapanĂ©e sur le pont d’airain. En face d’elle Ă©tait respectueusement assis l’homme masquĂ© qui l’avait emportĂ©e sur sa selle. À un mouvement qu’elle fit pour mettre la tĂȘte Ă  la portiĂšre, l’homme avança le bras et la retint. Il n’y avait pas moyen de lutter contre cette main de fer. Isabelle se rassit et se mit Ă  crier, espĂ©rant ĂȘtre entendue de quelque passant. Mademoiselle, calmez-vous, de grĂące, dit le ravisseur mystĂ©rieux avec toutes les formes de la plus exquise politesse. Ne me forcez point Ă  employer la contrainte matĂ©rielle avec une si charmante et si adorable personne. On ne vous veut aucun mal, peut-ĂȘtre mĂȘme vous veut-on beaucoup de bien. Ne vous obstinez pas Ă  des rĂ©voltes inutiles si vous ĂȘtes sage, j’aurai pour vous les plus grands Ă©gards, et une reine captive ne serait pas mieux traitĂ©e ; mais si vous faites le diable, si vous vous dĂ©menez et criez pour appeler un secours qui ne vous viendra point, j’ai de quoi vous rĂ©duire. Ceci vous rendra muette et cela vous fera rester tranquille. » Et l’homme tirait de sa poche un bĂąillon fort artistement fabriquĂ© et une longue cordelette de soie roulĂ©e sur elle-mĂȘme. Ce serait une barbarie, continua-t-il, d’adapter cette espĂšce de museliĂšre ou caveçon Ă  une bouche si fraĂźche, si rose et si melliflue ; des cercles de corde iraient trĂšs-mal aussi, convenez-en, Ă  des poignets mignons et dĂ©licats faits pour porter des bracelets d’or constellĂ©s de diamants. » La jeune comĂ©dienne, quelque courroucĂ©e et dĂ©solĂ©e qu’elle fĂ»t, se rendit Ă  ces raisons qui, en effet, Ă©taient bonnes. La rĂ©sistance physique ne pouvait servir Ă  rien. Isabelle se rĂ©fugia donc dans l’angle du carrosse et demeura silencieuse. Mais des soupirs gonflaient sa poitrine et, de ses beaux yeux, des larmes roulaient sur ses joues pĂąles, comme des gouttes de pluie sur une rose blanche. Elle pensait aux risques que courait sa vertu et au dĂ©sespoir de Sigognac. À la crise nerveuse, pensa l’homme masquĂ©, succĂšde la crise humide ; les choses suivent leur cours rĂ©gulier. Tant mieux, cela m’eĂ»t ennuyĂ© d’agir brutalement avec cette aimable fille. » Tapie dans son coin, Isabelle jetait de temps en temps un regard craintif vers son gardien qui s’en aperçut et lui dit d’une voix qu’il s’efforçait de rendre douce, quoiqu’elle fĂ»t naturellement rauque Vous n’avez rien Ă  redouter de moi, mademoiselle, je suis galant homme et n’entreprendrai rien qui vous dĂ©plaise. Si la fortune m’avait plus favorisĂ© de ses biens, certes, honnĂȘte, belle et pleine de talent comme vous l’ĂȘtes, je ne vous eusse point enlevĂ©e au profit d’un autre ; mais les rigueurs du sort obligent parfois la dĂ©licatesse Ă  des actions un peu bizarres. — Vous convenez donc, dit Isabelle, qu’on vous a soudoyĂ© pour me ravir, chose infĂąme, abusive et cruelle ! — AprĂšs ce que j’ai fait, rĂ©pondit l’homme au masque du ton le plus tranquille, il serait tout Ă  fait oiseux de le nier. Nous sommes ainsi, sur le pavĂ© de Paris, un certain nombre de philosophes sans passions, qui nous intĂ©ressons pour de l’argent Ă  celles des autres et les mettons Ă  mĂȘme de les satisfaire en leur prĂȘtant notre esprit et notre courage, notre cervelle et notre bras ; mais pour changer d’entretien, que vous Ă©tiez charmante dans la derniĂšre comĂ©die ! Vous avez dit la scĂšne de l’aveu avec une grĂące Ă  nulle autre seconde. Je vous ai applaudie Ă  tout rompre. Cette paire de mains qui sonnaient comme battoirs de lavandiĂšres, c’était moi ! — Je vous dirai Ă  mon tour laissons lĂ  ces propos et compliments dĂ©placĂ©s. OĂč me menez-vous ainsi, malgrĂ© ma volontĂ©, et en dĂ©pit de toute loi et convenance ? — Je ne saurais vous le dire, et cela d’ailleurs vous serait parfaitement inutile ; nous sommes obligĂ©s au secret comme les confesseurs et les mĂ©decins ; la discrĂ©tion la plus absolue est indispensable en ces affaires occultes, pĂ©rilleuses et fantasques, qui sont conduites par des ombres anonymes et masquĂ©es. Souvent, pour plus de sĂ»retĂ©, nous ne connaissons pas celui qui nous fait agir et il ne nous connaĂźt pas. — Ainsi, vous ne savez pas la main qui vous pousse Ă  cet acte outrageant et coupable d’enlever sur une grande route une jeune fille Ă  ses compagnons ? — Que je le sache ou que je l’ignore, la chose revient au mĂȘme puisque la conscience de mes devoirs me clĂŽt le bec. Cherchez parmi vos amoureux le plus ardent et le plus maltraitĂ©. Ce sera sans doute celui-lĂ . » Voyant qu’elle n’en tirerait rien de plus, Isabelle n’adressa plus la parole Ă  son gardien. D’ailleurs, elle ne doutait pas que ce ne fĂ»t Vallombreuse l’auteur du coup. La façon menaçante dont il lui avait jetĂ©, du seuil de la porte, ces mots Au revoir, mademoiselle, » lors de la visite Ă  la rue Dauphine, lui Ă©tait restĂ©e en mĂ©moire et avec un homme de cette trempe, si furieux en ses dĂ©sirs, si Ăąpre en ses volontĂ©s, cette simple phrase ne prĂ©sageait rien de bon. Cette conviction redoublait les transes de la pauvre comĂ©dienne, qui pĂąlissait, en songeant aux assauts qu’allait avoir Ă  subir sa pudicitĂ©, de la part de ce seigneur altier, plus blessĂ© d’orgueil encore que d’amour. Elle espĂ©rait que le courage de Sigognac lui viendrait en aide. Mais cet ami fidĂšle et vaillant parviendrait-il Ă  la dĂ©couvrir opportunĂ©ment en la retraite absconse oĂč ses ravisseurs la conduisaient ? En tout cas, se dit-elle, si ce mĂ©chant duc me veut affronter, j’ai dans ma gorge le couteau de Chiquita, et je sacrifierai ma vie Ă  mon honneur. » Cette rĂ©solution prise lui rendit un peu de tranquillitĂ©. Le carrosse roulait du mĂȘme train depuis deux heures, sans autre arrĂȘt que quelques minutes pour changer de chevaux Ă  un relais disposĂ© d’avance. Comme les rideaux baissĂ©s empĂȘchaient la vue, Isabelle ne pouvait deviner dans quel sens on l’entraĂźnait ainsi. Bien qu’elle ne connĂ»t pas cette campagne, si elle eĂ»t eu la facultĂ© de regarder au dehors, elle se fĂ»t orientĂ©e quelque peu d’aprĂšs le soleil ; mais elle Ă©tait emportĂ©e obscurĂ©ment vers l’inconnu. En sonnant sur les poutres ferrĂ©es d’un pont-levis, les roues du carrosse avertirent Isabelle qu’on Ă©tait arrivĂ© au terme de la course. En effet, la voiture s’arrĂȘta, la portiĂšre s’ouvrit et l’homme masquĂ© offrit la main Ă  la jeune comĂ©dienne pour descendre. Elle jeta un coup d’Ɠil autour d’elle et vit une grande cour carrĂ©e formĂ©e par quatre corps de logis en briques, dont le temps avait changĂ© la couleur vermeille en une teinte sombre assez lugubre. Des fenĂȘtres Ă©troites et longues perçaient les façades intĂ©rieures, et derriĂšre leurs carreaux verdĂątres on apercevait des volets clos, indiquant que les chambres auxquelles elles donnaient du jour Ă©taient inhabitĂ©es depuis longtemps. Un cadre de mousse sertissait chaque pavĂ© de la cour, et vers le pied des murailles quelques herbes avaient poussĂ©. Au bas du perron deux sphinx Ă  l’égyptiaque allongeaient sur un socle leurs griffes Ă©moussĂ©es, et des plaques de cette lĂšpre jaune et grise qui s’attache Ă  la vieille pierre tigraient leurs croupes arrondies. Bien que frappĂ© de cette tristesse qu’imprime aux habitations l’absence du maĂźtre, le chĂąteau inconnu avait encore fort bon air et sentait sa seigneurie. Il Ă©tait dĂ©sert, mais non abandonnĂ© et nul symptĂŽme de ruine ne s’y faisait remarquer. Le corps Ă©tait intact, l’ñme seule y manquait. L’homme masquĂ© remit Isabelle aux mains d’une sorte de laquais en livrĂ©e grise. Ce laquais la conduisit, par un vaste escalier dont la rampe trĂšs-ouvragĂ©e se tordait en ces enroulements et arabesques de serrurerie de mode sous l’autre rĂšgne, Ă  un appartement qui avait dĂ» jadis sembler le nec plus ultra du luxe, et dont la richesse fanĂ©e valait bien les Ă©lĂ©gances modernes. Des boiseries de vieux chĂȘne recouvraient les murailles de la premiĂšre chambre, figurant des architectures avec des pilastres, des corniches et des cadres en feuillages sculptĂ©s remplis par des verdures de Flandre. Dans la seconde, Ă©galement boisĂ©e de chĂȘne, mais d’une ornementation plus recherchĂ©e et rehaussĂ©e de quelque dorure, des peintures remplaçaient les tapisseries et reprĂ©sentaient des allĂ©gories dont le sens eĂ»t Ă©tĂ© assez difficile Ă  dĂ©couvrir sous les fumĂ©es du temps et les couches de vernis jaune ; les noirs avaient repoussĂ©, et seules les portions claires se distinguaient encore. Ces figures de divinitĂ©s, de nymphes et de hĂ©ros, se dĂ©gageant Ă  demi de l’ombre et n’étant saisissables que par leur cĂŽtĂ© lumineux, produisaient un effet singulier et qui, le soir, aux clartĂ©s douteuses d’une lampe, pouvait devenir effrayant. Le lit occupait une alcĂŽve profonde et se drapait d’un couvre-pied en tapisserie au petit point, rayĂ© de bandes de velours ; le tout fort magnifique, mais amorti de ton. Quelques fils d’or et d’argent brillaient parmi les soies et les laines passĂ©es, et des Ă©crasements bleuĂątres miroitaient la nuance autrefois rouge de l’étoffe. Une toilette admirablement sculptĂ©e inclinait un miroir de Venise qui fit voir Ă  Isabelle la pĂąleur et l’altĂ©ration de ses traits. Un grand feu, montrant que la jeune comĂ©dienne Ă©tait attendue, brĂ»lait dans la cheminĂ©e, vaste monument supportĂ© par des HermĂšs Ă  gaines et tout chargĂ© de volutes, consoles, guirlandes et ornements d’une richesse un peu lourde, au milieu desquels Ă©tait enchĂąssĂ© un portrait d’homme dont l’expression frappa beaucoup Isabelle. Cette figure ne lui Ă©tait pas inconnue ; il lui semblait se la rappeler comme au rĂ©veil une de ces formes aperçues en rĂȘve et qui, ne s’évanouissant pas avec le songe, vous suivent longtemps dans la vie. C’était une tĂȘte pĂąle aux yeux noirs, aux lĂšvres vermeilles, aux cheveux bruns, accusant une quarantaine d’annĂ©es et d’une fiertĂ© pleine de noblesse. Une cuirasse d’acier bruni, rayĂ©e de rubans d’or niellĂ©s et traversĂ©e d’une Ă©charpe blanche, recouvrait la poitrine. MalgrĂ© les prĂ©occupations et les terreurs bien lĂ©gitimes que lui inspirait sa situation, Isabelle ne pouvait s’empĂȘcher de regarder ce portrait et d’y reporter ses yeux comme fascinĂ©e. Il y avait dans cette figure quelque ressemblance avec celle de Vallombreuse ; mais l’expression en Ă©tait si diffĂ©rente que ce rapport disparaissait bientĂŽt. Elle Ă©tait dans cette rĂȘverie quand le laquais en livrĂ©e grise qui s’était Ă©loignĂ© quelques instants revint avec deux valets portant une petite table Ă  un couvert, et dit Ă  la captive Mademoiselle est servie. » Un des valets avança silencieusement un fauteuil, l’autre dĂ©couvrit une soupiĂšre en vieille argenterie massive, et il s’en Ă©leva un tourbillon de fumĂ©e odorante annonçant un bouillon plein de succulence. Isabelle, en dĂ©pit du chagrin que lui causait son aventure, se sentait une faim qu’elle se reprochait, comme si jamais la nature perdait ses droits ; mais l’idĂ©e que ces mets renfermaient peut-ĂȘtre quelque narcotique qui la livrerait sans dĂ©fense aux entreprises l’arrĂȘta, et elle repoussa l’assiette oĂč dĂ©jĂ  elle avait plongĂ© sa cuiller. Le laquais en livrĂ©e grise parut deviner cette apprĂ©hension, et il fit devant Isabelle l’essai du vin, de l’eau et de tous les mets placĂ©s sur la table. La prisonniĂšre, un peu rassurĂ©e, but une gorgĂ©e de bouillon, mangea une bouchĂ©e de pain, suça l’aile d’un poulet et, ce lĂ©ger repas achevĂ©, comme les Ă©motions de la journĂ©e lui avaient donnĂ© un mouvement de fiĂšvre, elle approcha son fauteuil du feu et resta ainsi quelque temps, le coude sur le bras de son siĂšge, le menton dans la main, et l’esprit perdu en une vague et douloureuse rĂȘverie. Elle se leva ensuite et s’approcha de la fenĂȘtre pour voir quel horizon l’on en dĂ©couvrait. Il n’y avait aucune grille ou barreau, ni rien qui rappelĂąt une prison. Mais en se penchant elle vit, au pied de la muraille, l’eau stagnante et verdie d’un fossĂ© profond qui entourait le chĂąteau. Le pont-levis sur lequel avait passĂ© le carrosse Ă©tait ramenĂ©, et Ă  moins de franchir le fossĂ© Ă  la nage, tout moyen de communication avec l’extĂ©rieur Ă©tait impossible. Encore eĂ»t-il Ă©tĂ© bien difficile de remonter Ă  pic le revĂȘtement en pierre de la douve. Quant Ă  l’horizon, une sorte de boulevard, formĂ© d’arbres sĂ©culaires plantĂ©s autour du manoir, l’interceptait complĂštement. Des fenĂȘtres on n’apercevait que leurs branches entrelacĂ©es qui, mĂȘme dĂ©pouillĂ©es de feuilles, obstruaient la perspective. Il fallait renoncer Ă  tout espoir de fuite ou de dĂ©livrance, et attendre l’évĂ©nement avec cette inquiĂ©tude nerveuse pire peut-ĂȘtre que la catastrophe la plus terrible. Aussi la pauvre Isabelle tressaillait-elle au plus lĂ©ger bruit. Le murmure de l’eau, un soupir du vent, un craquement de la boiserie, une crĂ©pitation du feu lui faisaient perler dans le dos des sueurs froides. À chaque instant elle s’attendait Ă  ce qu’une porte s’ouvrĂźt, Ă  ce qu’un panneau se dĂ©plaçùt, trahissant un corridor secret, et que de ce cadre sombre il sortĂźt quelqu’un, homme ou fantĂŽme. Peut-ĂȘtre mĂȘme le spectre l’eĂ»t-il moins effrayĂ©e. Avec le crĂ©puscule qui allait s’assombrissant ses terreurs augmentaient ; un grand laquais entra apportant un flambeau chargĂ© de bougies, elle faillit s’évanouir. Tandis qu’Isabelle tremblait de frayeur dans son appartement solitaire, ses ravisseurs, en une salle basse, faisaient carousse et chĂšre lie, car ils devaient rester au chĂąteau comme une sorte de garnison, en cas d’attaque de la part de Sigognac. Ils buvaient tous comme des Ă©ponges, mais un d’eux surtout dĂ©ployait une remarquable puissance d’ingurgitation. C’était l’homme qui avait emportĂ© Isabelle en travers de son cheval, et comme il avait dĂ©posĂ© son masque, il Ă©tait loisible Ă  chacun de contempler sa face blĂȘme comme un fromage oĂč flambait un nez chauffĂ© au rouge. À ce nez couleur de guigne, on a reconnu Malartic, l’ami de Lampourde. XVIVALLOMBREUSEIsabelle, restĂ©e seule dans cette chambre inconnue oĂč le pĂ©ril pouvait surgir d’un moment Ă  l’autre sous une forme mystĂ©rieuse, se sentait le cƓur oppressĂ© d’une inexprimable angoisse, quoique sa vie errante l’eĂ»t rendue plus courageuse que ne le sont ordinairement les femmes. Le lieu n’avait pourtant rien de sinistre dans son luxe ancien mais bien conservĂ©. Les flammes dansaient joyeusement sur les Ă©normes bĂ»ches du foyer ; les bougies jetaient une clartĂ© vive qui, pĂ©nĂ©trant jusqu’aux moindres recoins, en chassait avec l’ombre les chimĂšres de la peur. Une douce chaleur y rĂ©gnait, et tout y conviait aux nonchalances du bien-ĂȘtre. Les peintures des panneaux recevaient trop de lumiĂšre pour prendre des aspects fantastiques, et, dans son cadre d’ornementations au-dessus de la cheminĂ©e, le portrait d’homme remarquĂ© par Isabelle n’avait pas ce regard fixe et qui cependant semble vous suivre, si effrayant chez certains portraits. Il paraissait plutĂŽt sourire avec une bontĂ© tranquille et protectrice, comme une image de saint qu’on peut invoquer Ă  l’heure du danger. Tout cet ensemble de choses calmes, rassurantes, hospitaliĂšres ne dĂ©tendait point les nerfs d’Isabelle, frĂ©missants comme les cordes d’une guitare qu’on vient de pincer ; ses yeux erraient autour d’elle, inquiets et furtifs, voulant voir et craignant de voir, et ses sens surexcitĂ©s dĂ©mĂȘlaient avec terreur, au milieu du profond repos de la nuit, ces bruits imperceptibles qui sont la voix du silence. Dieu sait les significations formidables qu’elle leur attribuait ! BientĂŽt son malaise devint si fort qu’elle se rĂ©solut Ă  quitter cette chambre si Ă©clairĂ©e, si chaude et si commode, pour s’aventurer par les corridors du chĂąteau, au risque de quelque rencontre fantasmatique, Ă  la recherche de quelque issue oubliĂ©e ou de quelque lieu de refuge. AprĂšs s’ĂȘtre assurĂ©e que les portes de sa chambre n’étaient point fermĂ©es Ă  double tour, elle prit sur le guĂ©ridon la lampe que le laquais y avait laissĂ©e pour la nuit, et l’abritant de sa main elle se mit en marche. D’abord elle rencontra l’escalier Ă  la rampe de serrurerie compliquĂ©e qu’elle avait montĂ© sous l’escorte du domestique ; elle le descendit, pensant avec raison qu’aucune sortie favorable Ă  son Ă©vasion ne se pouvait trouver au premier Ă©tage. Au bas de l’escalier, sous le vestibule, elle aperçut une grande porte Ă  deux battants dont elle tourna le bouton, et qui s’ouvrit devant elle avec un craquement de bois et un grincement de gonds dont le bruit lui parut Ă©gal Ă  celui du tonnerre, encore qu’il fĂ»t impossible de l’entendre Ă  trois pas. La faible clartĂ© de la lampe grĂ©sillant dans l’air humide d’un appartement longtemps fermĂ© dĂ©couvrit ou plutĂŽt fit entrevoir Ă  la jeune comĂ©dienne une vaste piĂšce, non pas dĂ©labrĂ©e, mais ayant ce caractĂšre mort des lieux qu’on n’habite plus ; de grands bancs de chĂȘne s’adossaient aux murailles revĂȘtues de tapisseries Ă  personnages ; des trophĂ©es d’armes, gantelets, Ă©pĂ©es et boucliers, rĂ©vĂ©lĂ©s par de brusques Ă©clairs, y Ă©taient suspendus. Une lourde table Ă  pieds massifs, contre laquelle la jeune femme faillit se heurter, occupait le milieu de la piĂšce ; elle la contourna, mais quelle ne fut pas sa terreur quand, en approchant de la porte qui faisait face Ă  la porte d’entrĂ©e et donnait accĂšs dans la salle suivante, elle aperçut deux figures armĂ©es de pied en cap, qui se tenaient immobiles en sentinelle de chaque cĂŽtĂ© du chambranle, les gantelets croisĂ©s sur la garde de grandes Ă©pĂ©es ayant la pointe fichĂ©e en terre les cribles de leurs casques reprĂ©sentaient des faces d’oiseaux hideux, dont les trous simulaient les prunelles, et le nasal le bec ; sur les cimiers se hĂ©rissaient comme des ailes irritĂ©es et palpitantes, des lamelles de fer ciselĂ©es en pennes ; le ventre du plastron frappĂ© d’une paillette lumineuse se bombait d’une façon Ă©trange, comme soulevĂ© par une respiration profonde ; des genouillĂšres et des cubitiĂšres jaillissait une pointe d’acier recourbĂ© en façon de serre d’aigle, et le bout des pĂ©dieux s’allongeait en griffe. Aux clartĂ©s vacillantes de la lampe qui tremblait Ă  la main d’Isabelle, ces deux fantĂŽmes de fer prenaient une apparence vraiment effrayante et bien faite pour alarmer les plus fiers courages. Aussi le cƓur de la pauvre Isabelle palpitait-il si fort qu’elle en entendait les battements et en sentait les trĂ©pidations jusque dans sa gorge. Croyez qu’elle regrettait alors d’avoir quittĂ© sa chambre pour cette aventureuse promenade nocturne. Cependant, comme les guerriers ne bougeaient pas quoiqu’ils eussent dĂ» remarquer sa prĂ©sence, et qu’ils ne faisaient pas mine de brandir leurs Ă©pĂ©es pour lui barrer le passage, elle s’approcha de l’un d’eux et lui mit la lumiĂšre sous le nez. L’homme d’armes ne s’en Ă©mut nullement et conserva sa pose avec une insensibilitĂ© parfaite. Isabelle enhardie et se doutant de la vĂ©ritĂ©, lui leva sa visiĂšre qui, ouverte, ne laissa voir qu’un vide plein d’ombre comme les timbres dont on dĂ©core les blasons. Les deux sentinelles n’étaient que des panoplies, des armures allemandes curieuses, disposĂ©es lĂ  sur le squelette d’un mannequin. Mais l’illusion Ă©tait bien permise Ă  une pauvre captive errant la nuit dans un chĂąteau solitaire, tant ces carapaces mĂ©talliques, moulĂ©es sur le corps humain comme des statues de la guerre, en rappellent la forme mĂȘme lorsqu’elles sont vides, et la rendent plus formidable par les rigueurs de leurs angles et les nodositĂ©s de leurs articulations. Isabelle, malgrĂ© sa tristesse, ne put s’empĂȘcher de sourire en reconnaissant son erreur, et pareille aux hĂ©ros des romans de chevalerie, lorsqu’au moyen d’un talisman ils ont rompu le charme qui dĂ©fendait un palais enchantĂ©, elle entra bravement dans la seconde salle sans plus se soucier dĂ©sormais des deux gardiens rĂ©duits Ă  l’impuissance. C’était une vaste salle Ă  manger comme en tĂ©moignaient de hauts dressoirs en chĂȘne sculptĂ©, oĂč luisaient vaguement des blocs d’orfĂšvrerie aiguiĂšres, saliĂšres, boĂźtes Ă  Ă©pices, hanaps, vases Ă  panses renflĂ©es, grands plats d’argent ou de vermeil, semblables Ă  des boucliers ou Ă  des roues de char, et des verreries de BohĂȘme et de Venise, aux formes grĂȘles et capricieuses, qui jetaient, surprises par la lumiĂšre, des feux verts, rouges et bleus. Des chaises Ă  dossier carrĂ© rangĂ©es autour de la table paraissaient attendre des convives qui ne devaient pas venir, et, la nuit, pouvaient servir Ă  faire asseoir un festin d’ombres. Un vieux cuir de Cordoue gaufrĂ© d’or et ramagĂ© de fleurs, tendu au-dessus d’un revĂȘtement de chĂȘne Ă  mi-hauteur, s’illuminait par places d’un reflet fauve au passage de la lampe, et donnait Ă  l’obscuritĂ© une richesse chaude et sombre. Isabelle, d’un coup d’Ɠil, entrevit ces vieilles magnificences et se hĂąta de franchir la troisiĂšme porte. Cette salle, qui semblait le salon d’honneur, Ă©tait plus grande que les autres dĂ©jĂ  fort spacieuses. La petite lumiĂšre de la lampe n’en Ă©clairait pas les profondeurs et son faible rayonnement s’éteignait, Ă  quelques pas d’Isabelle, en filaments jaunĂątres comme les rais d’une Ă©toile parmi le brouillard. Si pĂąle qu’elle fĂ»t, cette clartĂ© suffisait pour rendre l’ombre visible et donner aux tĂ©nĂšbres des figurations effrayantes et difformes, vagues Ă©bauches que la peur achevait. Des fantĂŽmes se drapaient avec les plis des rideaux ; les bras des fauteuils semblaient envelopper des spectres, et des larves monstrueuses s’accroupissaient dans les coins obscurs, hideusement repliĂ©es sur elles-mĂȘmes ou accrochĂ©es par des ongles de chauve-souris. Domptant ces terreurs chimĂ©riques, Isabelle continua son chemin et vit au fond de la salle un dais seigneurial coiffĂ© de plumes, historiĂ© d’armoiries dont il eĂ»t Ă©tĂ© difficile de dĂ©chiffrer le blason, et surmontant un fauteuil en forme de trĂŽne posĂ© sur une estrade recouverte d’un tapis oĂč l’on accĂ©dait par trois marches. Tout cela Ă©teint, confus, baignĂ© d’ombre et trahi seulement par quelque reflet, prenait du mystĂšre une grandeur farouche et colossale. On eĂ»t dit une chaire Ă  prĂ©sider un sanhĂ©drin d’esprits, et il n’eĂ»t pas fallu un grand effort d’imagination pour y voir un ange sombre assis entre ses longues ailes noires. Isabelle pressa le pas, et, quelque lĂ©gĂšre que fĂ»t sa dĂ©marche, les craquements de ses chaussures acquĂ©raient Ă  travers ce silence des sonoritĂ©s terribles. La quatriĂšme salle Ă©tait une chambre Ă  coucher occupĂ©e en partie par un lit Ă©norme dont les rideaux, en damas des Indes, rouge sombre, retombaient pesamment autour de la couchette. Dans la ruelle un prie-Dieu d’ébĂšne faisait miroiter le crucifix d’argent qui le surmontait. Un lit fermĂ© a, mĂȘme le jour, quelque chose d’inquiĂ©tant. On se demande ce qu’il y a derriĂšre ces voiles rabattus ; mais la nuit, dans une chambre abandonnĂ©e, un lit hermĂ©tiquement clos est effrayant. Il peut cacher un dormeur comme un cadavre ou mĂȘme encore un vivant qui guette. Isabelle crut entendre derriĂšre les rideaux le rhythme intermittent et profond d’une respiration endormie ; Ă©tait-ce une illusion ou une rĂ©alitĂ© ? Elle n’osa pas s’en assurer en Ă©cartant les plis de l’étoffe rouge et en faisant tomber sur le lit le rayon de sa lampe. La bibliothĂšque suivait la chambre Ă  coucher ; dans les armoires, surmontĂ©es par des bustes de poĂ«tes, de philosophes et d’historiens qui regardaient Isabelle de leurs grands yeux blancs, de nombreux volumes assez en dĂ©sordre montraient leurs dos Ă©tiquetĂ©s de chiffres et de titres, dont l’or se ravivait au passage de la lumiĂšre. LĂ , le bĂątiment faisait un retour d’équerre et l’on dĂ©bouchait dans une longue galerie occupant une autre façade de la cour. C’était la galerie oĂč, par ordre chronologique, se succĂ©daient les portraits de famille. Une rangĂ©e de fenĂȘtres correspondait Ă  la paroi oĂč ils Ă©taient accrochĂ©s dans des cadres de vieil or rougi. Des volets percĂ©s dans le haut d’un trou ovale fermaient ces fenĂȘtres, et cette disposition produisait en ce moment un effet singulier. La lune s’était levĂ©e, et par la dĂ©coupure de ces trous envoyait un rayon qui en reportait l’image sur la muraille opposĂ©e ; il arrivait parfois que la tache de lumiĂšre bleuĂątre tombĂąt sur le visage d’un portrait et s’y adaptĂąt comme un masque blafard. Sous cette lueur magique, la peinture prenait une vie alarmante d’autant plus que, le corps restant dans l’ombre, ces tĂȘtes aux pĂąleurs argentĂ©es avec leur relief subit, paraissaient jaillir en ronde-bosse de leur cadre comme pour voir passer Isabelle. D’autres, que le reflet seul de la lampe atteignait, conservaient sous le jaune vernis leur attitude solennellement morte, mais il semblait que par leurs noires prunelles l’ñme des aĂŻeux vĂźnt regarder dans le monde comme Ă  travers des ouvertures mĂ©nagĂ©es exprĂšs, et ce n’était pas les moins sinistres effigies de la collection. Ce fut pour le courage d’Isabelle une action aussi brave de traverser cette galerie bordĂ©e de figures fantastiques, que pour un soldat de marcher au pas devant un feu de peloton. Une froide sueur d’angoisse mouillait sa chemisette entre les Ă©paules, et elle s’imaginait que derriĂšre elle ces fantĂŽmes Ă  cuirasses et Ă  pourpoints ornĂ©s d’ordres de chevalerie, ces douairiĂšres Ă  hautes fraises et Ă  vertugadins dĂ©mesurĂ©s descendaient de leurs bordures et se mettaient Ă  la suivre en procession funĂšbre. Elle croyait mĂȘme entendre leurs pas d’ombres frĂŽler imperceptiblement le parquet sur ses talons. Enfin elle atteignit l’extrĂ©mitĂ© de ce large couloir et rencontra une porte vitrĂ©e qui donnait sur la cour ; elle l’ouvrit non sans se meurtrir les doigts sur la vieille clef rouillĂ©e qui eut peine Ă  tourner dans la serrure, et aprĂšs avoir eu soin d’abriter sa lampe pour la retrouver en revenant sur ses pas, elle sortit de la galerie, sĂ©jour de terreurs et d’illusions nocturnes. À l’aspect du ciel libre oĂč quelques Ă©toiles, que n’éteignait pas tout Ă  fait la lueur blanche de la lune, brillaient avec une scintillation d’argent, Isabelle se sentit une joie dĂ©licieuse et profonde comme si elle revenait de la mort Ă  la vie ; il lui semblait que Dieu la voyait maintenant de son firmament, tandis qu’il eĂ»t bien pu l’oublier lorsqu’elle Ă©tait perdue dans ces tĂ©nĂšbres intenses, sous ces plafonds opaques, Ă  travers ce dĂ©dale de chambres et de couloirs. Quoique sa situation ne fĂ»t en rien amĂ©liorĂ©e, un poids immense Ă©tait enlevĂ© de dessus sa poitrine. Elle continua ses explorations, mais la cour Ă©tait exactement fermĂ©e partout comme l’enceinte d’une forteresse, Ă  l’exception d’une poterne ou arcade de brique donnant probablement sur le fossĂ©, car Isabelle, en s’y penchant avec prĂ©caution, sentit la fraĂźcheur humide de l’eau profonde lui monter Ă  la figure comme une bouffĂ©e de vent, et elle entendit le faible murmure d’une petite vague se brisant au pied de la douve. C’était probablement par lĂ  qu’on approvisionnait les cuisines du chĂąteau ; mais pour y arriver ou s’en Ă©loigner, il fallait une petite barque rangĂ©e, sans doute, au bas du rempart, en quelque remise d’eau hors de la portĂ©e d’Isabelle. L’évasion Ă©tait donc impossible de ce cĂŽtĂ© comme des autres. C’est ce qui expliquait la libertĂ© relative laissĂ©e Ă  la prisonniĂšre. Elle avait sa cage ouverte comme ces oiseaux exotiques qu’on transporte sur des navires et qu’on sait bien ĂȘtre forcĂ©s de revenir se percher sur la mĂąture aprĂšs quelque courte excursion, car la terre la plus prochaine est si Ă©loignĂ©e encore que l’aile s’userait avant d’y arriver. Le fossĂ© autour du chĂąteau faisait l’office de l’OcĂ©an autour du navire. Dans un coin de la cour, une lueur rougeĂątre filtrait Ă  travers les volets d’une salle basse, et, dans le silence de la nuit, une certaine rumeur se dĂ©gageait de cet angle baignĂ© d’ombre. La jeune fille se dirigea vers cette lumiĂšre et ce bruit, mue d’une curiositĂ© facile Ă  concevoir ; elle appliqua son Ɠil Ă  la fente d’un volet moins hermĂ©tiquement clos que les autres, et elle put aisĂ©ment dĂ©couvrir ce que se passait Ă  l’intĂ©rieur de la salle. Autour d’une table qu’éclairait une lampe Ă  trois becs, suspendue au plafond par une chaĂźne de cuivre, banquetaient des gaillards de mine farouche et truculente, dans lesquels Isabelle, bien qu’elle ne les eĂ»t vus que masquĂ©s, reconnut sans peine les hommes qui avaient concouru Ă  son enlĂšvement. C’étaient Piedgris, Tordgueule, La RĂąpĂ©e et Bringuenarilles, dont le physique rĂ©pondait Ă  ces noms charmants. La lumiĂšre tombant du haut faisait luire leur front, plongeait leurs yeux dans l’ombre, dessinait l’arĂȘte de leur nez et se raccrochait Ă  leurs moustaches extravagantes, de maniĂšre Ă  exagĂ©rer encore la sauvagerie de ces tĂȘtes qui n’avaient pas besoin de cela pour paraĂźtre effrayantes. Un peu plus loin, au bout de la table, Ă©tait assis, comme brigand de province ne pouvant aller de pair avec des spadassins de Paris, Agostin, dĂ©barrassĂ© de la perruque et de la fausse barbe qui lui avaient servi Ă  jouer l’aveugle. À la place d’honneur siĂ©geait Malartic, Ă©lu roi du festin Ă  l’unanimitĂ©. Sa face Ă©tait plus blĂȘme et son nez plus rouge qu’à l’ordinaire ; phĂ©nomĂšne qui pouvait s’expliquer par le nombre de bouteilles vides rangĂ©es sur le buffet comme des corps emportĂ©s de la bataille, et par le nombre de bouteilles pleines que le sommelier plantait devant lui avec une prestesse infatigable. De la conversation confuse des buveurs, Isabelle ne dĂ©mĂȘlait que quelque mots dont le sens lui Ă©chappait le plus souvent ; car c’étaient des vocables de tripot, de cabaret et de salle d’armes, quelquefois mĂȘme de hideux termes d’argot empruntĂ©s au dictionnaire de la cour des Miracles, oĂč se parlent les langues d’Égypte et de BohĂȘme ; elle n’y trouvait rien qui l’éclairĂąt sur le sort qu’on lui rĂ©servait, et un peu saisie par le froid, elle allait se retirer lorsque Malartic donna sur la table, pour obtenir le silence, un Ă©pouvantable coup de poing qui fit chanceler les bouteilles comme si elles eussent Ă©tĂ© ivres, et cliqueter les verres les uns contre les autres avec une sonnerie cristalline donnant en musique ut, mi, sol, si. Les buveurs, quelque abrutis qu’ils fussent, en sautĂšrent d’un demi-pied en l’air sur leur banc, et toutes les trognes se tournĂšrent instantanĂ©ment vers Malartic. Profitant de cette trĂȘve dans le vacarme de l’orgie, Malartic se leva et dit, en Ă©levant son verre dont il fit briller le vin Ă  la lumiĂšre comme un chaton de bague Amis, Ă©coutez cette chanson que j’ai faite, car je m’aide de la lyre aussi bien que de l’épĂ©e, une chanson bachique comme il convient Ă  un bon ivrogne. Les poissons, qui boivent de l’eau, sont muets ; s’ils buvaient du vin, ils chanteraient. Donc, montrons que nous sommes des humains par une beuverie mĂ©lodieuse. — La chanson ! la chanson ! criĂšrent Bringuenarilles, La RĂąpĂ©e, Tordgueule et Piedgris, » incapables de suivre cette dialectique subtile. Malartic se nettoya le gosier par quelques vigoureux hum ! hum ! et, avec toutes les maniĂšres d’un chanteur appelĂ© dans la chambre du roi, il entonna d’une voix qui, bien qu’un peu rauque, ne manquait pas de justesse, les couplets suivants À Bacchus, biberon insigne, Crions Masse ! » et chantons en chƓur Vive le pur sang de la vigne Qui sort des grappes qu’on trĂ©pigne ! Vive ce rubis en liqueur ! Nous autres prĂȘtres de la treille, Du vin nous portons les couleurs. Notre fard est dans la bouteille Qui nous fait la trogne vermeille Et sur le nez nous met des fleurs. Honte Ă  qui d’eau claire se mouille Au lieu de boire du vin frais. Devant les brocs qu’il s’agenouille ! Ou soit muĂ© d’homme en grenouille Et barbotte dans les marais ! La chanson fut accueillie par des cris de joie, et Tordgueule, qui se piquait de poĂ©sie, ne craignit point de proclamer Malartic l’émule de Saint-Amand, avis qui prouvait combien l’ivresse faussait la judiciaire du compagnon. On dĂ©crĂ©ta un rouge-bord en l’honneur du chansonnier, et quand les verres furent vidĂ©s, chacun fit rubis sur l’ongle pour montrer qu’il avait bu consciencieusement sa rasade. Ce coup acheva les plus faibles de la bande ; La RĂąpĂ©e glissa sous la table, oĂč il fit matelas Ă  Bringuenarilles. Piedgris et Tordgueule, plus robustes, laissĂšrent seulement choir leurs tĂȘtes en avant et s’endormirent ayant pour oreiller leurs bras croisĂ©s. Quant Ă  Malartic, il se tenait droit dans sa chaise le gobelet au poing, les yeux Ă©carquillĂ©s et le nez enluminĂ© d’un rouge si vif qu’il semblait jeter des Ă©tincelles comme un fer tirĂ© de la forge ; il rĂ©pĂ©tait machinalement avec l’hĂ©bĂ©tude solennelle de l’ivresse contenue, sans que personne fĂźt chorus À Bacchus, biberon insigne, Crions Masse ! » et chantons en chƓur 
 DĂ©goĂ»tĂ©e de ce spectacle, Isabelle quitta la fente du volet et poursuivit ses investigations, qui l’amenĂšrent bientĂŽt sous la voĂ»te oĂč pendaient avec leur contrepoids les chaĂźnes du pont-levis ramenĂ© vers le chĂąteau. Il n’y avait aucun espoir de mettre en branle cette lourde machine, et, comme il fallait abattre le pont pour sortir, la place n’ayant pas d’autre issue, la captive dut renoncer Ă  tout projet d’évasion. Elle alla reprendre sa lampe oĂč elle l’avait laissĂ©e dans la galerie des portraits, qu’elle parcourut cette fois avec moins de terreur, car elle savait maintenant l’objet de son Ă©pouvante, et la peur est faite d’inconnu. Elle traversa rapidement la bibliothĂšque, la salle d’honneur et toutes les piĂšces qu’elle avait explorĂ©es avec une prĂ©caution anxieuse. Les armures dont elle s’était si fort effrayĂ©e lui parurent presque risibles, et d’un pas dĂ©libĂ©rĂ© elle monta l’escalier descendu tout Ă  l’heure en retenant son souffle et sur la pointe du pied, de peur d’éveiller le moindre Ă©cho assoupi dans la cage sonore. Mais quel ne fut pas son effroi lorsque du seuil de sa chambre elle aperçut une figure Ă©trange assise au coin de sa cheminĂ©e. Ce n’était pas un fantĂŽme assurĂ©ment, car la lumiĂšre des bougies et le reflet du foyer l’éclairaient d’une façon trop nette pour qu’on pĂ»t s’y mĂ©prendre ; c’était bien un corps grĂȘle et dĂ©licat, il est vrai, mais trĂšs-vivant ainsi que l’attestaient deux grands yeux noirs d’un Ă©clat sauvage, et n’ayant nullement le regard atone des spectres, qui se fixaient sur Isabelle, encadrĂ©e dans le chambranle de la porte, avec une tranquillitĂ© fascinante. De grands cheveux bruns rejetĂ©s en arriĂšre permettaient de voir en tous ses dĂ©tails une figure d’une teinte olivĂątre, aux traits finement sculptĂ©s par une maigreur juvĂ©nile et vivace, et dont la bouche entr’ouverte dĂ©couvrait une denture d’une blancheur Ă©clatante. Les mains tannĂ©es au grand air, mais de forme mignonne, se croisaient sur la poitrine montrant des ongles plus pĂąles que les doigts. Les pieds nus n’atteignaient pas la terre, les jambes Ă©tant trop courtes pour arriver du fauteuil au parquet. Par l’interstice d’une grossiĂšre chemise de toile brillaient vaguement quelques grains d’un collier en perles. À ce dĂ©tail du collier, on a sans doute reconnu Chiquita. C’était elle en effet, non pas sous son costume de fille, mais encore travestie en garçon, dĂ©guisement qu’elle avait pris pour jouer le conducteur du faux aveugle. Cet habit, composĂ© d’une chemise et de larges braies, ne lui seyait point mal ; car elle avait cet Ăąge oĂč le sexe est douteux entre la fillette et le jouvenceau. DĂšs qu’elle eut reconnu la bizarre crĂ©ature, Isabelle se remit de l’émotion que lui avait fait Ă©prouver cette apparition inattendue. Chiquita n’était pas par elle-mĂȘme bien redoutable, et d’ailleurs elle semblait professer, Ă  l’endroit de la jeune comĂ©dienne, une sorte de reconnaissance dĂ©sordonnĂ©e et fantasque qu’elle avait prouvĂ©e Ă  sa maniĂšre dans une premiĂšre rencontre. Chiquita, tout en regardant Isabelle, murmurait Ă  demi-voix cette espĂšce de chanson en prose qu’elle avait fredonnĂ©e avec un accent de folie, le corps engagĂ© dans l’Ɠil-de-bƓuf, lors de la premiĂšre tentative d’enlĂšvement aux Armes de France Chiquita danse sur la pointe des grilles, Chiquita passe par le trou des serrures. » As-tu toujours le couteau, dit cette singuliĂšre crĂ©ature Ă  Isabelle lorsqu’elle se fut approchĂ©e de la cheminĂ©e, le couteau Ă  trois raies rouges ? — Oui, Chiquita, rĂ©pondit la jeune femme, je le porte lĂ , entre ma chemisette et mon corsage. Mais pourquoi cette question ; ma vie est-elle donc en pĂ©ril ? — Un couteau, dit la petite dont les yeux brillĂšrent d’un Ă©clat fĂ©roce, un couteau est un ami fidĂšle ; il ne trahit pas son maĂźtre, si son maĂźtre le fait boire ; car le couteau a soif. — Tu me fais peur, mauvaise enfant, reprit Isabelle que troublaient ces paroles sinistrement extravagantes, mais qui, dans la position oĂč elle se trouvait pouvaient renfermer un avertissement profitable. — Aiguise la pointe au marbre de la cheminĂ©e, continua Chiquita, repasse la lame sur le cuir de ta chaussure. — Pourquoi me dis-tu tout cela, fit la comĂ©dienne toute pĂąle ? — Pour rien ; qui veut se dĂ©fendre prĂ©pare ses armes, voilĂ  tout. » Ces phrases bizarres et farouches inquiĂ©taient Isabelle, et cependant, d’un autre cĂŽtĂ©, la prĂ©sence de Chiquita dans sa chambre la rassurait. La petite semblait lui porter une sorte d’affection qui, pour ĂȘtre basĂ©e sur un motif futile, n’en Ă©tait pas moins rĂ©elle. Je ne te couperai jamais le col, » avait dit Chiquita ; et, dans ses idĂ©es sauvages, c’était une solennelle promesse, un pacte d’alliance auquel elle ne devait pas manquer. Isabelle Ă©tait la seule crĂ©ature humaine qui, aprĂšs Agostin, lui eĂ»t tĂ©moignĂ© de la sympathie. Elle tenait d’elle le premier bijou dont se fĂ»t parĂ©e sa coquetterie enfantine, et, trop jeune encore pour ĂȘtre jalouse, elle admirait naĂŻvement la beautĂ© de la jeune comĂ©dienne. Ce doux visage exerçait une sĂ©duction sur elle, qui n’avait vu jusqu’alors que des mines hagardes et fĂ©roces exprimant des pensĂ©es de rapine, de rĂ©volte et de meurtre. Comment se fait-il que tu sois ici, lui dit Isabelle aprĂšs un moment de silence ? As-tu pour charge de me garder ? — Non, rĂ©pondit Chiquita ; je suis venue toute seule oĂč la lumiĂšre et le feu m’ont guidĂ©e. Cela m’ennuyait de rester dans un coin pendant que ces hommes buvaient bouteille sur bouteille. Je suis si petite, si jeune et si maigre, qu’on ne fait pas plus attention Ă  moi qu’à un chat qui dort sous la table. Au plus fort du tapage, je me suis esquivĂ©e. L’odeur du vin et des viandes me rĂ©pugne, habituĂ©e que je suis au parfum des bruyĂšres et Ă  la senteur rĂ©sineuse des pins. — Et tu n’as pas eu peur Ă  errer sans chandelle, Ă  travers ces longs couloirs obscurs, ces grandes chambres pleines de tĂ©nĂšbres ? — Chiquita ne connaĂźt pas la peur ; ses yeux voient dans l’ombre, ses pieds y marchent sans trĂ©bucher. Si elle rencontre une chouette, la chouette ferme ses prunelles ; la chauve-souris ploie ses membranes quand elle approche. Le fantĂŽme se range pour la laisser passer ou retourne en arriĂšre. La Nuit est sa camarade et ne lui cache aucun de ses mystĂšres. Chiquita sait le nid du hibou, la cachette du voleur, la fosse de l’assassinĂ©, l’endroit que hante le spectre ; mais elle ne l’a jamais dit au Jour. » En prononçant ces paroles Ă©tranges, les yeux de Chiquita brillaient d’un Ă©clat surnaturel. On devinait que son esprit, exaltĂ© par la solitude, se croyait une espĂšce de pouvoir magique. Les scĂšnes de brigandage et de meurtre auxquelles son enfance s’était mĂȘlĂ©e avaient dĂ» agir fortement sur son imagination ardente, inculte et fĂ©brile. Sa conviction agissait sur Isabelle, qui la regardait avec une apprĂ©hension superstitieuse. J’aime mieux, continua la petite, rester lĂ , prĂšs du feu, Ă  cĂŽtĂ© de toi. Tu es belle, et cela me plaĂźt de te voir ; tu ressembles Ă  la bonne Vierge que j’ai vue briller sur l’autel ; mais de loin seulement, car on me chassait de l’église avec les chiens, sous prĂ©texte que j’étais mal peignĂ©e et que mon jupon jaune-serin aurait fait rire les fidĂšles. Comme ta main est blanche ! la mienne posĂ©e dessus a l’air d’une patte de singe. Tes cheveux sont fins comme de la soie ; ma tignasse se hĂ©risse comme une broussaille. Oh ! je suis bien laide, n’est-ce pas ? — Non, chĂšre petite, rĂ©pondit Isabelle que cette admiration naĂŻve touchait malgrĂ© elle, tu as ta beautĂ© aussi ; il ne te manque que d’ĂȘtre un peu accommodĂ©e pour valoir les plus jolies filles. — Tu crois pour ĂȘtre brave, je volerai de beaux habits, et alors Agostin m’aimera. » Cette idĂ©e illumina d’une lueur rose le visage fauve de l’enfant, et, pendant quelques minutes, elle demeura comme perdue dans une rĂȘverie dĂ©licieuse et profonde. Sais-tu oĂč nous sommes, reprit Isabelle, lorsque Chiquita releva ses paupiĂšres frangĂ©es de longs cils noirs qu’elle avait tenues un instant abaissĂ©es. — Dans un chĂąteau appartenant au seigneur qui a tant d’argent, et qui voulait dĂ©jĂ  te faire enlever Ă  Poitiers. Je n’avais qu’à tirer le verrou, c’était fait. Mais tu m’avais donnĂ© le collier de perles, et je ne voulais pas te causer de la peine. — Pourtant, cette fois, tu as aidĂ© Ă  m’emporter, dit Isabelle ; tu ne m’aimes donc plus, que tu me livres Ă  mes ennemis ? — Agostin avait commandĂ© ; il fallait obĂ©ir. D’ailleurs un autre aurait fait le conducteur de l’aveugle, et je ne serais pas entrĂ©e au chĂąteau avec toi. Ici, je puis te servir peut-ĂȘtre Ă  quelque chose. Je suis courageuse, agile et forte, quoique petite, et je ne veux pas qu’on te fasse mal. — Est-ce bien loin de Paris, ce chĂąteau oĂč l’on me tient prisonniĂšre, dit la jeune femme en attirant Chiquita entre ses genoux ; en as-tu entendu prononcer le nom par quelqu’un de ces hommes ? — Oui, Tordgueule a dit que l’endroit se nommait
 comment donc dĂ©jĂ  ? fit la petite, en se grattant la tĂȘte d’un air d’embarras. — TĂąche de t’en souvenir, mon enfant, dit Isabelle en flattant de la main les joues brunes de Chiquita, qui rougit de plaisir Ă  cette caresse, car jamais personne n’avait eu pareille attention pour elle. — Je crois que c’est Vallombreuse, rĂ©pondit Chiquita, syllabe par syllabe comme si elle Ă©coutait un Ă©cho intĂ©rieur. Oui, Vallombreuse, j’en suis sĂ»re maintenant ; le nom mĂȘme du seigneur que ton ami le capitaine Fracasse a blessĂ© en duel. Il aurait mieux fait de le tuer. Ce duc est trĂšs-mĂ©chant, quoiqu’il jette l’or Ă  poignĂ©es comme un semeur le grain. Tu le hais, n’est-ce pas ? et tu serais bien contente si tu parvenais Ă  lui Ă©chapper. — Oh ! oui ; mais c’est impossible, dit la jeune comĂ©dienne ; un fossĂ© profond entoure le chĂąteau ; le pont-levis est ramenĂ©. Toute Ă©vasion est impraticable. — Chiquita se rit des grilles, des serrures, des murailles et des douves ; Chiquita peut sortir Ă  son grĂ© de la prison la mieux close et s’envoler dans la lune aux yeux du geĂŽlier Ă©bahi. Si elle veut, avant que le soleil se lĂšve, le Capitaine saura oĂč est cachĂ©e celle qu’il cherche. » Isabelle craignait, en entendant ces phrases incohĂ©rentes, que la folie n’eĂ»t troublĂ© le faible cerveau de Chiquita ; mais la physionomie de l’enfant Ă©tait si parfaitement calme, ses yeux avaient un regard si lucide, et le son de sa voix un tel accent de conviction, que cette supposition n’était pas admissible ; cette Ă©trange crĂ©ature possĂ©dait certainement une partie du pouvoir presque magique qu’elle s’attribuait. Comme pour convaincre Isabelle qu’elle ne se vantait point, elle lui dit Je vais sortir d’ici tout Ă  l’heure ; laisse-moi rĂ©flĂ©chir un instant pour trouver le moyen ; ne parle pas, retiens ta respiration ; le moindre bruit me distrait ; il faut que j’entende l’Esprit. » Chiquita pencha la tĂȘte, mit la main sur ses yeux afin de s’isoler, resta quelques minutes dans une immobilitĂ© morte, puis elle releva le front, ouvrit la fenĂȘtre, monta sur l’appui et plongea dans l’obscuritĂ© un regard d’une intensitĂ© profonde. Au bas de la muraille clapotait l’eau sombre du fossĂ© poussĂ©e par la bise nocturne. Va-t-elle, en effet, prendre son vol comme une chauve-souris, » se disait la jeune actrice, qui suivait d’un Ɠil attentif tous les mouvements de Chiquita. En face de la fenĂȘtre, de l’autre cĂŽtĂ© de la douve, se dressait un grand arbre plusieurs fois centenaire, dont les maĂźtresses branches s’étendaient presque horizontalement moitiĂ© sur la terre, moitiĂ© sur l’eau du fossĂ© ; mais il s’en fallait de huit ou dix pieds que l’extrĂ©mitĂ© du plus long branchage atteignĂźt la muraille. C’était sur cet arbre qu’était basĂ© le projet d’évasion de Chiquita. Elle rentra dans la chambre, elle tira d’une de ses poches une cordelette de crin, trĂšs-fine, trĂšs-serrĂ©e, mesurant de sept Ă  huit brasses, la dĂ©roula mĂ©thodiquement sur le parquet ; tira de son autre poche une sorte d’hameçon de fer qu’elle accrocha Ă  la corde ; puis elle s’approcha de la fenĂȘtre et lança le crochet dans les branches de l’arbre. La premiĂšre fois l’ongle de fer ne mordit pas et retomba avec la corde en sonnant sur les pierres du mur. À la seconde tentative, la griffe de l’hameçon piqua l’écorce et Chiquita tira la corde Ă  elle, en priant Isabelle de s’y suspendre de tout son poids. La branche accrochĂ©e cĂ©da autant que la flexibilitĂ© du tronc le permettait, et se rapprocha de la croisĂ©e de cinq ou six pieds. Alors Chiquita fixa la cordelette aprĂšs la serrurerie du balcon par un nƓud qui ne pouvait glisser et, soulevant son corps frĂȘle avec une agilitĂ© singuliĂšre, elle se pendit des mains au cordage, et par des dĂ©placements de poignets eut bientĂŽt gagnĂ© la branche qu’elle enfourcha dĂšs qu’elle la sentit solide. DĂ©fais maintenant le nƓud de la corde que je la retire Ă  moi, dit-elle Ă  la prisonniĂšre d’une voix basse mais distincte, Ă  moins que tu n’aies envie de me suivre, mais la peur te serrerait le col, et le vertige te tirerait par les pieds pour te faire tomber dans l’eau. Adieu ! je vais Ă  Paris et je serai bientĂŽt de retour. On marche vite au clair de lune. » Isabelle obĂ©it, et l’arbre n’étant plus maintenu, reprit sa position ordinaire, reportant Chiquita Ă  l’autre bord du fossĂ©. En moins d’une minute, s’aidant des genoux et des mains, elle se trouva au bas du tronc, sur la terre ferme, et bientĂŽt la captive la vit s’éloigner d’un pas rapide et se perdre dans les ombres bleuĂątres de la nuit. Tout ce qui venait de se passer semblait un rĂȘve Ă  Isabelle. En proie Ă  une sorte de stupeur, elle n’avait pas encore refermĂ© la fenĂȘtre, et elle regardait l’arbre immobile qui dessinait en face d’elle les linĂ©aments noirs de son squelette sur le gris laiteux d’un nuage pĂ©nĂ©trĂ© d’une lumiĂšre diffuse par le disque de l’astre qu’il cachait Ă  demi. Elle frĂ©missait en voyant combien Ă©tait frĂȘle Ă  son extrĂ©mitĂ© la branche Ă  laquelle n’avait pas craint de se confier la courageuse et lĂ©gĂšre Chiquita. Elle s’attendrissait Ă  l’idĂ©e de l’attachement que lui montrait ce pauvre ĂȘtre misĂ©rable et sauvage dont les yeux Ă©taient si beaux, si lumineux et si passionnĂ©s, yeux de femme dans un visage d’enfant, et qui montrait tant de reconnaissance pour un chĂ©tif cadeau. Comme la fraĂźcheur la saisissait et faisait s’entre-choquer avec une crĂ©pitation fĂ©brile ses petites dents de perles, elle referma la croisĂ©e, rabattit les rideaux et s’arrangea dans un fauteuil, au coin du feu, les pieds sur les boules de cuivre des chenets. Elle Ă©tait Ă  peine assise que le majordome entra suivi des deux mĂȘmes valets qui portaient une petite table couverte d’une riche nappe Ă  frange ouvragĂ©e, oĂč Ă©tait servi un souper non moins fin et dĂ©licat que le dĂźner. Quelques minutes plus tĂŽt, l’entrĂ©e de ces laquais eĂ»t dĂ©jouĂ© l’évasion de Chiquita. Isabelle, tout agitĂ©e encore de cette scĂšne Ă©mouvante, ne toucha point aux mets placĂ©s devant elle, et fit signe qu’on les remportĂąt. Mais le majordome fit placer prĂšs du lit un en-cas de blancs-mangers et de massepains ; il fit aussi dĂ©ployer sur un fauteuil une robe, des coiffes et un manteau de nuit tout garni de dentelles et de la bonne faiseuse. D’énormes bĂ»ches furent jetĂ©es sur les braises croulantes et l’on renouvela les bougies. Cela fait, le majordome dit Ă  Isabelle que si elle avait besoin d’une femme de chambre qui l’accommodĂąt, on allait lui en envoyer une. La jeune comĂ©dienne ayant fait un geste de dĂ©nĂ©gation, le majordome s’en alla, sur un salut le plus respectueux du monde. Lorsque le majordome et les laquais furent retirĂ©s, Isabelle, ayant jetĂ© le manteau de nuit sur ses Ă©paules, se coucha tout habillĂ©e sans se mettre entre les draps, pour ĂȘtre promptement debout en cas d’alerte. Elle sortit de son corsage le couteau de Chiquita, l’ouvrit, en tourna la virole et le plaça prĂšs d’elle Ă  portĂ©e de sa main. Ces prĂ©cautions prises, elle abaissa ses longues paupiĂšres avec la volontĂ© de dormir, mais le sommeil se faisait prier. Les Ă©vĂ©nements de la journĂ©e avaient agitĂ© les nerfs d’Isabelle, et les apprĂ©hensions de la nuit n’étaient guĂšre faites pour les calmer. D’ailleurs, ces chĂąteaux anciens qu’on n’habite plus ont, pendant les heures sombres, des physionomies singuliĂšres ; il semble qu’on y dĂ©range quelqu’un, et qu’un hĂŽte invisible se retire Ă  votre approche par quelque couloir secret cachĂ© dans les murs. Toutes sortes de petits bruits inexplicables s’y produisent inopinĂ©ment. Un meuble craque, l’horloge de la mort frappe ses coups secs contre la boiserie, un rat passe derriĂšre la tenture, une bĂ»che piquĂ©e des vers Ă©clate dans le feu comme un marron d’artifice et vous rĂ©veille avec transes au moment mĂȘme oĂč vous alliez vous assoupir. C’est ce qui arrivait Ă  la jeune prisonniĂšre ; elle se dressait, ouvrait des yeux effarĂ©s, promenait ses regards autour de la chambre, et, n’y voyant rien que d’ordinaire, elle reposait sa tĂȘte sur l’oreiller. Le somme finit cependant par l’envahir, de maniĂšre Ă  la sĂ©parer du monde rĂ©el dont les rumeurs ne lui parvenaient plus. Vallombreuse, s’il eĂ»t Ă©tĂ© lĂ , aurait eu beau jeu pour ses entreprises tĂ©mĂ©raires et galantes ; car la fatigue avait vaincu la pudeur. Heureusement pour Isabelle, le jeune duc n’était point encore arrivĂ© au chĂąteau. Ne se souciait-il dĂ©jĂ  plus de sa proie la tenant dĂ©sormais dans son aire, et la possibilitĂ© de satisfaire son caprice l’avait-il Ă©teint ? Nullement ; la volontĂ© Ă©tait plus tenace chez ce beau et mĂ©chant duc, surtout la volontĂ© de mal faire ; car il Ă©prouvait, en dehors de la voluptĂ©, un certain plaisir pervers Ă  se jouer de toute loi divine et humaine ; mais, pour dĂ©tourner les soupçons, le jour mĂȘme de l’enlĂšvement, il s’était montrĂ© Ă  Saint-Germain, avait fait sa cour au roi, suivi la chasse, et, sans affectation, parlĂ© Ă  plusieurs personnes. Le soir, il avait jouĂ© et perdu ostensiblement des sommes qui eussent Ă©tĂ© importantes pour quelqu’un de moins riche. Il avait paru de charmante humeur, surtout depuis qu’un affidĂ© venu Ă  franc Ă©trier s’était inclinĂ© en lui remettant un pli. Ce besoin d’établir, en cas de recherches, un incontestable alibi, avait sauvegardĂ© cette nuit-lĂ  la pudicitĂ© d’Isabelle. AprĂšs un sommeil traversĂ© de rĂȘves bizarres oĂč tantĂŽt elle voyait Chiquita courir en agitant ses bras comme des ailes devant le capitaine Fracasse Ă  cheval, tantĂŽt le duc de Vallombreuse avec des yeux flamboyants pleins de haine et d’amour, Isabelle s’éveilla et fut surprise du temps qu’elle avait dormi. Les bougies avaient brĂ»lĂ© jusqu’aux bobĂšches, les bĂ»ches s’étaient consumĂ©es, et un gai rayon de soleil pĂ©nĂ©trant par l’interstice des rideaux s’émancipait jusqu’à jouer sur son lit encore qu’il n’eĂ»t pas Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©. Ce fut pour la jeune femme un grand soulagement que le retour de la lumiĂšre. Sa position, sans doute, n’en valait guĂšre mieux ; mais le danger n’était plus grossi de ces terreurs fantastiques que la nuit et l’inconnu apportent aux esprits les plus fermes. Pourtant sa joie ne fut pas de longue durĂ©e, car un grincement de chaĂźnes se fit entendre ; le pont-levis s’abaissa le roulement d’un carrosse menĂ© d’un grand train retentit sur le plateau du tablier, gronda sous la voĂ»te comme un tonnerre sourd et s’éteignit dans la cour intĂ©rieure. Qui pouvait entrer de cette façon altiĂšre et magistrale si ce n’est le seigneur du lieu, le duc de Vallombreuse lui-mĂȘme ? Isabelle sentit Ă  ce mouvement qui avertit la colombe de la prĂ©sence du vautour, bien qu’elle ne le voie pas encore, que c’était bien l’ennemi et non un autre. Ses belles joues en devinrent pĂąles comme cire vierge, et son pauvre petit cƓur se mit Ă  battre la chamade dans la forteresse de son corsage quoiqu’il n’eĂ»t aucune envie de se rendre. Mais bientĂŽt faisant effort sur elle-mĂȘme, cette courageuse fille rappela ses esprits et se prĂ©para pour la dĂ©fense. Pourvu, se disait-elle, que Chiquita arrive Ă  temps et m’amĂšne du secours ! » et ses yeux involontairement se tournaient vers le mĂ©daillon placĂ© au-dessus de la cheminĂ©e Ô toi, qui as l’air si noble et si bon, protĂšge-moi contre l’insolence et la perversitĂ© de ta race. Ne permets pas que ces lieux oĂč rayonne ton image soient tĂ©moins de mon dĂ©shonneur ! » Au bout d’une heure, que le jeune duc employa Ă  rĂ©parer le dĂ©sordre qu’apporte toujours dans une toilette un voyage rapide, le majordome entra cĂ©rĂ©monieusement chez Isabelle et lui demanda si elle pouvait recevoir monsieur le duc de Vallombreuse. Je suis prisonniĂšre, rĂ©pondit la jeune femme avec beaucoup de dignitĂ© ; ma rĂ©ponse n’est pas plus libre que ma personne, et cette demande, qui serait polie en situation ordinaire, n’est que dĂ©risoire en l’état oĂč je suis. Je n’ai aucun moyen d’empĂȘcher monsieur le duc d’entrer dans cette chambre d’oĂč je ne puis sortir. Sa visite, je ne l’accepte point ; je la subis. C’est un cas de force majeure. Qu’il vienne s’il lui plaĂźt de venir, Ă  cette heure ou Ă  une autre ce m’est tout un. Allez lui redire mes paroles. » Le majordome s’inclina, se retira Ă  reculons vers la porte, car les plus grands Ă©gards lui avaient Ă©tĂ© recommandĂ©s Ă  l’endroit d’Isabelle, et disparut pour aller dire Ă  son maĂźtre que mademoiselle » consentait Ă  le recevoir. Au bout de quelques instants le majordome reparut, annonçant le duc de Vallombreuse. Isabelle s’était levĂ©e Ă  demi de son fauteuil, oĂč l’émotion la fit retomber couverte d’une mortelle pĂąleur. Vallombreuse s’avança vers elle, chapeau bas, dans l’attitude du plus profond respect. Comme il la vit tressaillir Ă  son approche, il s’arrĂȘta au milieu de la chambre, salua la jeune comĂ©dienne, et lui dit de cette voix qu’il savait rendre si douce pour sĂ©duire Si ma prĂ©sence est trop odieuse maintenant Ă  la charmante Isabelle, et qu’elle ait besoin de quelque temps pour s’habituer Ă  l’idĂ©e de me voir, je me retirerai. Elle est ma prisonniĂšre, mais je n’en suis pas moins son esclave. — Cette courtoisie vient tard, rĂ©pondit Isabelle, aprĂšs la violence que vous avez exercĂ©e contre moi. — VoilĂ  ce que c’est, reprit le duc, que de pousser les gens Ă  bout par une vertu trop farouche. N’ayant plus d’espoir, ils se portent aux derniĂšres extrĂ©mitĂ©s, sachant qu’ils ne peuvent empirer leur situation. Si vous aviez bien voulu souffrir que je vous fisse ma cour, et montrer quelque complaisance Ă  ma flamme, je serais restĂ© parmi les rangs de vos adorateurs, essayant, Ă  force de galanteries dĂ©licates, de magnificences amoureuses, de dĂ©vouements chevaleresques, de passion ardente et contenue, d’attendrir lentement ce cƓur rebelle. Je vous aurais inspirĂ© sinon de l’amour, du moins cette pitiĂ© tendre qui parfois le prĂ©cĂšde et l’amĂšne. À la longue, peut-ĂȘtre, votre froideur se serait trouvĂ©e injuste, car rien ne m’eĂ»t coĂ»tĂ© pour la mettre dans son tort. — Si vous aviez employĂ© ces moyens si honnĂȘtes, dit Isabelle, j’aurais plaint un amour que je n’aurais pu partager, puisque mon cƓur ne se donnera jamais, et, du moins, je n’eusse pas Ă©tĂ© contrainte de vous haĂŻr, sentiment qui n’est point fait pour mon Ăąme, et qu’il lui est douloureux d’éprouver. — Vous me dĂ©testez donc bien ? fit le duc de Vallombreuse avec un tremblement de dĂ©pit dans la voix. Je ne le mĂ©rite pas, cependant. Mes torts envers vous, si j’en ai, viennent de ma passion mĂȘme ; et quelle femme, pour chaste et vertueuse qu’elle soit, en veut sĂ©rieusement Ă  un galant homme de l’effet que ses charmes ont produit sur lui malgrĂ© elle ? — Certes, ce n’est point un motif d’aversion lorsque l’amant se tient dans les limites du respect et soupire avec une timiditĂ© discrĂšte. La plus prude le peut supporter ; mais quand son impatience insolente se livre tout d’abord aux derniers excĂšs et procĂšde par le guet-apens, le rapt et la sĂ©questration, comme vous n’avez pas craint de le faire, il n’est pas d’autre sentiment possible qu’une invincible rĂ©pugnance. Toute Ăąme un peu haute et fiĂšre se rĂ©volte quand on la prĂ©tend forcer. L’amour, qui est chose divine, ne se commande ni ne s’extorque. Il souffle oĂč il veut. — Ainsi, une rĂ©pugnance invincible, voilĂ  tout ce que je puis attendre de vous, rĂ©pondit Vallombreuse dont les joues Ă©taient devenues pĂąles et qui s’était mordu plus d’une fois les lĂšvres pendant qu’Isabelle lui parlait avec cette fermetĂ© douce qui Ă©tait le ton naturel de cette jeune personne aussi sage qu’aimable. — Vous auriez un moyen de reconquĂ©rir mon estime et de gagner mon amitiĂ©. Rendez-moi noblement la libertĂ© que vous m’avez prise. Faites-moi reconduire par un carrosse Ă  mes compagnons inquiets qui ne savent ce que je suis devenue et me cherchent Ă©perdument, avec transes mortelles. Laissez-moi reprendre mon humble vie de comĂ©dienne avant que cette aventure, dont mon honneur pourrait souffrir, ne s’ébruite parmi le public Ă©tonnĂ© de mon absence. — Quel malheur, s’écria le duc, que vous me demandiez la seule chose que je ne saurais vous accorder sans me trahir moi-mĂȘme. Que ne dĂ©sirez-vous un empire, un trĂŽne, je vous le donnerais ; une Ă©toile, j’irais vous la chercher en escaladant le ciel. Mais vous voulez que je vous ouvre la porte de cette cage oĂč vous ne rentreriez jamais une fois sortie. C’est impossible ! Je sais que vous m’aimez si peu que je n’ai d’autre ressource pour vous voir que de vous enfermer. Quoi qu’il en coĂ»te Ă  mon orgueil, je l’emploie ; car je ne peux pas plus me passer de votre prĂ©sence qu’une plante de la lumiĂšre. Ma pensĂ©e se tourne vers vous comme vers son soleil, et il fait nuit pour moi oĂč vous n’ĂȘtes point. Si ce que j’ai hasardĂ© est un crime, il faut au moins que j’en profite, car vous ne me le pardonneriez pas, quoique vous le disiez. Ici, du moins, je vous tiens, je vous entoure, j’enveloppe votre haine de mon amour, je souffle sur les glaçons de votre froideur la chaude haleine de ma passion. Vos prunelles sont forcĂ©es de reflĂ©ter mon image, vos oreilles d’entendre le son de ma voix. Quelque chose de moi s’insinue malgrĂ© vous dans votre Ăąme ; j’agis sur vous, ne fĂ»t-ce que par l’effroi que je vous cause, et le bruit de mon pas dans l’antichambre vous fait tressaillir. Et puis, cette captivitĂ© vous sĂ©pare de celui que vous regrettez et que j’abhorre pour avoir dĂ©tournĂ© ce cƓur qui eĂ»t Ă©tĂ© mien. Ma jalousie satisfaite se rĂ©sout Ă  ce mince bonheur et ne veut point le jouer en vous rendant cette libertĂ© dont vous feriez usage contre moi. — Et jusques Ă  quand, dit la jeune femme, avez-vous la prĂ©tention de me tenir en chartre privĂ©e, non pas comme seigneur chrĂ©tien, mais comme corsaire barbaresque ? — Jusqu’à ce que vous m’aimiez ou que vous me le disiez, ce qui revient au mĂȘme, » rĂ©pondit le jeune duc avec un sĂ©rieux parfait et de l’air le plus convaincu du monde. Puis il fit Ă  Isabelle le salut le plus gracieux et opĂ©ra une sortie pleine d’aisance, comme un vĂ©ritable homme de cour qu’aucune situation n’embarrasse. Une demi-heure aprĂšs, un laquais apportait un bouquet, assemblage des fleurs les plus rares, mĂȘlant leurs couleurs et leurs parfums ; d’ailleurs, toutes Ă©taient rares Ă  cette Ă©poque de l’annĂ©e, et il avait fallu tout le talent des jardiniers et l’étĂ© factice des serres pour dĂ©terminer ces charmantes filles de Flore Ă  s’épanouir si prĂ©cocement. La queue du bouquet Ă©tait serrĂ©e d’un bracelet magnifique et digne d’une reine. Parmi les fleurs un papier blanc pliĂ© en deux attirait l’Ɠil. Isabelle le prit, car, dans sa situation, ces menus dĂ©tails de galanterie n’avaient plus la signifiance qu’ils auraient eue si elle eĂ»t Ă©tĂ© libre. Ce papier Ă©tait un billet de Vallombreuse conçu en ces termes et tracĂ© d’une Ă©criture hardie congruant au caractĂšre du personnage. La prisonniĂšre y reconnut la main qui avait Ă©crit pour Isabelle » sur la cassette Ă  bijoux laissĂ©e dans sa chambre Ă  Poitiers ChĂšre Isabelle, Je vous envoie ces fleurs quoique je sois certain qu’elles seront mal accueillies. Venant de moi, leur fraĂźcheur et nouveautĂ© ne trouveront pas grĂące devant vos rigueurs non pareilles. Mais, quel que soit leur sort, et ne vous occupiez-vous d’elles que pour les jeter par la fenĂȘtre en signe de grand dĂ©dain, elles obligeront, par la colĂšre mĂȘme, votre pensĂ©e Ă  s’arrĂȘter un instant, ne fĂ»t-ce que pour le maudire, sur celui qui se dĂ©clare, en dĂ©pit de tout, votre opiniĂątre adorateur. Vallombreuse. » Ce billet, d’une galanterie prĂ©cieuse, mais qui rĂ©vĂ©lait chez celui qui l’avait Ă©crit une tenacitĂ© formidable, et que rien ne saurait rebuter, produisit en partie l’effet que le duc s’en Ă©tait promis. Isabelle le tenait Ă  la main d’un air morne, et la figure de Vallombreuse se prĂ©sentait Ă  son esprit sous une apparence diabolique. Les parfums des fleurs, la plupart Ă©trangĂšres, posĂ©es prĂšs d’elle, sur le guĂ©ridon, oĂč le laquais les avait mises, se dĂ©veloppaient Ă  la chaleur de la chambre, et leurs aromes exotiques s’épandaient puissants et vertigineux. Isabelle les prit et les jeta dans l’antichambre, sans retirer le bracelet de diamants qui entourait les queues, craignant qu’elles ne fussent imprĂ©gnĂ©es de quelque philtre subtil, narcotique ou aphrodisiaque, propre Ă  troubler la raison. Jamais plus belles fleurs ne furent plus maltraitĂ©es, et cependant Isabelle les aimait fort ; mais elle eĂ»t craint, si elle les eĂ»t conservĂ©es, que la fatuitĂ© du duc n’en prĂźt avantage ; et d’ailleurs ces plantes aux formes bizarres, aux couleurs Ă©tranges, aux parfums inconnus n’avaient pas le charme modeste des fleurs ordinaires ; leur beautĂ© orgueilleuse rappelait celle de Vallombreuse et lui ressemblait trop. Elle avait Ă  peine dĂ©posĂ© le bouquet proscrit sur une crĂ©dence de la piĂšce voisine, et s’était remise sur son fauteuil, qu’une fille de chambre se prĂ©senta pour l’accommoder. Cette fille, assez jolie, trĂšs-pĂąle, l’air triste et doux, avait dans son empressement quelque chose d’inerte, et semblait brisĂ©e par une terreur secrĂšte ou un ascendant terrible. Elle offrit ses services Ă  Isabelle, sans presque la regarder, et d’une voix atone comme si elle eĂ»t craint d’ĂȘtre entendue par l’oreille des murailles. Sur un signe affirmatif de la jeune femme, elle lui peigna ses cheveux blonds tout en dĂ©sordre, Ă  la suite des scĂšnes violentes de la veille et des inquiĂ©tudes nerveuses de la nuit, en noua les boucles soyeuses avec des nƓuds de velours et s’acquitta de sa besogne en coiffeuse qui sait son mĂ©tier. Elle tira ensuite d’une armoire pratiquĂ©e dans le mur plusieurs robes d’une richesse et d’une Ă©lĂ©gance rares, qui semblaient coupĂ©es Ă  la taille d’Isabelle, mais dont la jeune actrice ne voulut point, encore que la sienne fĂ»t dĂ©fraĂźchie et fripĂ©e, car elle eĂ»t paru porter ainsi la livrĂ©e du duc, et son intention bien formelle Ă©tait de ne rien accepter qui vĂźnt de lui, dĂ»t sa captivitĂ© se prolonger plus qu’elle ne pensait. La fille de chambre n’insista point et respecta ce caprice, de mĂȘme qu’on laisse faire aux personnes condamnĂ©es ce qu’elles veulent, dans l’enceinte de leur prison. On eĂ»t dit aussi qu’elle Ă©vitait de se lier avec sa maĂźtresse temporaire, de peur d’y prendre un intĂ©rĂȘt inutile. Elle se rĂ©duisait autant que possible Ă  l’état d’automate. Isabelle, qui pensait en tirer quelque lumiĂšre, comprit qu’il Ă©tait superflu de l’interroger, et s’abandonna Ă  ses soins muets non sans une espĂšce de terreur. Quand la fille de chambre se fut retirĂ©e, on apporta le dĂźner, et, malgrĂ© la tristesse de sa situation, Isabelle y fit honneur ; la nature rĂ©clame impĂ©rieusement ses droits mĂȘme chez les personnes les plus dĂ©licates. Cette rĂ©fection lui donna les forces dont elle avait grand besoin, les siennes Ă©tant Ă©puisĂ©es par ces Ă©motions et assauts divers. L’esprit un peu plus tranquille, la prisonniĂšre se mit Ă  songer au courage de Sigognac, qui s’était si vaillamment conduit, et l’eĂ»t arrachĂ©e aux ravisseurs, quoique seul, s’il n’eĂ»t perdu quelques minutes Ă  se dĂ©sencapuchonner du manteau jetĂ© par le traĂźtre aveugle. Il devait ĂȘtre prĂ©venu maintenant, et nul doute qu’il n’accourĂ»t Ă  la dĂ©fense de celle qu’il aimait plus que sa vie. À l’idĂ©e des dangers auxquels il allait s’exposer en cette entreprise pĂ©rilleuse, car le duc n’était pas homme Ă  lĂącher sa proie sans rĂ©sistance, le sein d’Isabelle se gonfla d’un soupir et une larme monta de son cƓur Ă  ses yeux ; elle s’en voulait d’ĂȘtre la cause de ces conflits, et maudissait presque sa beautĂ©, origine de tout le mal. Cependant elle Ă©tait modeste, et par coquetterie n’avait point cherchĂ© Ă  exciter les passions autour d’elle, comme font beaucoup de comĂ©diennes et mĂȘme de grandes dames ou bourgeoises. Elle en Ă©tait lĂ  de sa rĂȘverie, lorsqu’un petit coup sec vint Ă  sonner contre la fenĂȘtre dont un carreau s’étoila, comme s’il eĂ»t Ă©tĂ© frappĂ© d’un grĂȘlon. Isabelle s’approcha de la croisĂ©e, et vit dans l’arbre en face Chiquita, qui lui faisait mystĂ©rieusement signe d’ouvrir la fenĂȘtre, et balançait la cordelette munie, Ă  son extrĂ©mitĂ©, d’une griffe de fer. La comĂ©dienne prisonniĂšre comprit l’intention de l’enfant, obĂ©it Ă  son geste, et le crampon, lancĂ© d’une main sĂ»re, vint mordre l’appui du balcon. Chiquita noua l’autre bout de la corde Ă  la branche, et s’y suspendit comme la veille mais elle n’était pas Ă  moitiĂ© chemin, que le nƓud se dĂ©fit, Ă  la grande frayeur d’Isabelle, et se dĂ©tacha de l’arbre. Au lieu de tomber dans l’eau verte du fossĂ©, comme on pouvait le craindre, Chiquita dont cet accident, si c’en Ă©tait un, n’avait pas troublĂ© la prĂ©sence d’esprit, vint donner avec la corde retenue au balcon par le crampon de fer contre la muraille du chĂąteau, au-dessous de la fenĂȘtre, qu’elle eut bientĂŽt gagnĂ©e, en s’aidant des mains et des pieds qu’elle appuyait contre la paroi. Puis elle enjamba le balcon et sauta lĂ©gĂšrement dans la chambre ; et, voyant Isabelle toute pĂąle, et presque Ă©vanouie, elle lui dit avec un sourire Tu as eu peur et tu as cru que Chiquita allait rejoindre les grenouilles du fossĂ©. Je n’avais fait Ă  la branche qu’un nƓud coulant pour pouvoir ramener la corde Ă  moi. Au bout de cette ligne noire je devais avoir l’air, maigre et brune comme je suis, d’une araignĂ©e qui remonte aprĂšs son fil. — ChĂšre petite, dit Isabelle en baisant Chiquita au front, tu es une brave et courageuse enfant. — J’ai vu tes amis, ils t’avaient bien cherchĂ©e ; mais sans Chiquita, ils n’auraient jamais dĂ©couvert ta retraite. Le Capitaine allait et venait comme un lion ; sa tĂȘte fumait, ses yeux lançaient des Ă©clairs. Il m’a posĂ©e sur l’arçon de sa selle, et il est cachĂ© dans un petit bois non loin du chĂąteau avec ses camarades. Il ne faut pas qu’on les voie. Ce soir, dĂšs que l’ombre sera tombĂ©e, ils tenteront ta dĂ©livrance ; il y aura des coups d’épĂ©e et de pistolet. Ce sera superbe. Rien n’est beau comme des hommes qui se battent ; mais ne va pas t’effrayer et pousser des cris. Les cris des femmes dĂ©rangent les courages. Si tu veux, je me tiendrai prĂšs de toi pour te rassurer. — Sois tranquille, Chiquita, je ne gĂȘnerai pas par de sottes frayeurs les braves amis qui exposeront leur vie pour me sauver. — C’est bien, reprit la petite, dĂ©fends-toi jusqu’à ce soir avec le couteau que je t’ai donnĂ©. Le coup doit se porter de bas en haut, ne l’oublie pas. Pour moi, comme il ne faut pas qu’on nous voie ensemble, je vais chercher quelque coin oĂč je puisse dormir. Surtout, ne regarde point par la fenĂȘtre, cela inspirerait des soupçons et montrerait peut-ĂȘtre que tu attends du secours de ce cĂŽtĂ©. Alors on ferait une battue autour du chĂąteau et l’on dĂ©couvrirait tes amis. Le coup serait manquĂ© et tu resterais au pouvoir de ce Vallombreuse que tu dĂ©testes. — Je n’approcherai pas de la croisĂ©e, rĂ©pondit Isabelle, je te le promets, quelque curiositĂ© qui me pousse. » RassurĂ©e sur ce point important, Chiquita disparut et alla rejoindre dans la salle basse les spadassins qui, noyĂ©s de boisson, appesantis par un sommeil bestial, ne s’étaient mĂȘme pas aperçus de son absence. Elle s’adossa contre le mur, joignit les mains sur sa poitrine, ce qui Ă©tait sa position favorite, ferma les yeux et ne tarda pas Ă  s’endormir ; car ses petits pieds de biche avaient fait plus de huit lieues la nuit prĂ©cĂ©dente, entre Vallombreuse et Paris. Le retour Ă  cheval, allure qui ne lui Ă©tait pas habituelle, l’avait peut-ĂȘtre fatiguĂ©e davantage. Quoique son frĂȘle corps eĂ»t la vigueur de l’acier, elle Ă©tait rompue, et son sommeil Ă©tait si profond qu’elle semblait morte. Comme cela dort, ces enfants ! dit Malartic qui s’était enfin Ă©veillĂ© ; malgrĂ© notre bacchanal, elle n’a fait qu’un somme ! HolĂ  ! vous autres, aimables brutes, tĂąchez de vous dresser sur vos pattes de derriĂšre, et allez dans la cour vous rĂ©pandre un seau d’eau froide sur la tĂȘte. La CircĂ© de l’ivresse a fait de vous des pourceaux ; redevenez hommes par ce baptĂȘme, et ensuite nous irons faire une ronde pour voir s’il ne se trame rien en faveur de la beautĂ© dont le seigneur Vallombreuse nous a confiĂ© la garde et la dĂ©fense. » Les bretteurs se soulevĂšrent pesamment et sortirent non sans dessiner quelques crochets de la table Ă  la porte, pour obtempĂ©rer aux prescriptions si sages de leur chef. Quand ils furent Ă  peu prĂšs rentrĂ©s en leur sang-froid, Malartic prit avec lui Tordgueule, Piedgris et La RĂąpĂ©e, se dirigea vers la poterne, ouvrit le cadenas qui fermait la chaĂźne de la barque amarrĂ©e Ă  la porte d’eau de la cuisine, et le batelet, poussĂ© par une perche et dĂ©chirant le manteau glauque des lentilles aquatiques, aborda bientĂŽt Ă  un Ă©troit escalier pratiquĂ© dans le revĂȘtement de la douve. Toi, dit Malartic Ă  La RĂąpĂ©e, quand ses hommes eurent montĂ© sur le revers du talus, tu vas rester lĂ  et garder la barque, en cas oĂč l’ennemi voudrait s’en emparer pour pĂ©nĂ©trer dans la place. Aussi bien, tu ne parais pas fort solide sur ton socle. Nous autres, nous allons faire la patrouille et battre un peu les buissons, afin d’en faire envoler les oiseaux. » Malartic, suivi de ses deux acolytes, se promena autour du chĂąteau pendant plus d’une heure, sans rien rencontrer de suspect ; et quand il revint Ă  son point de dĂ©part, il trouva La RĂąpĂ©e qui dormait debout adossĂ© Ă  un arbre. Si nous Ă©tions une troupe rĂ©guliĂšre, lui dit-il en l’éveillant d’un coup de poing, je te ferais passer par les armes pour avoir tapĂ© de l’Ɠil en faction, chose contraire Ă  toute bonne discipline martiale ; mais puisque je ne puis te faire arquebuser, je te pardonne et te condamne seulement Ă  boire une pinte d’eau. — J’aimerais mieux, rĂ©pondit l’ivrogne, deux balles dans la tĂȘte, qu’une pinte d’eau sur l’estomac. — Cette rĂ©ponse est belle, fit Malartic, et digne d’un hĂ©ros de Plutarque. Ta faute t’est remise sans punition, mais ne pĂšche plus. » La patrouille rentra, et la barque fut soigneusement rattachĂ©e et cadenassĂ©e avec les prĂ©cautions dont on use dans une place forte. Satisfait de son inspection, Malartic se dit Ă  lui-mĂȘme Si la charmante Isabelle sort d’ici, ou si le valeureux capitaine Fracasse y entre, car il faut prĂ©voir les deux cas, que mon nez devienne blanc ou que ma face rougisse. » RestĂ©e seule, Isabelle ouvrit un volume de l’AstrĂ©e, par le sieur HonorĂ© d’UrfĂ©, qui traĂźnait oubliĂ© sur une console. Elle essaya d’attacher sa pensĂ©e Ă  cette lecture. Mais ses yeux seuls suivaient machinalement les lignes. L’esprit s’envolait loin des pages, et ne s’associait pas un instant Ă  ces bergerades dĂ©jĂ  surannĂ©es. D’ennui, elle jeta le volume et se croisa les bras dans l’attente des Ă©vĂ©nements. À force de faire des conjectures, elle s’en Ă©tait lassĂ©e, et sans chercher Ă  deviner comment Sigognac la dĂ©livrerait, elle comptait sur l’absolu dĂ©vouement de ce galant homme. Le soir Ă©tait venu. Les laquais allumĂšrent les bougies, et bientĂŽt le majordome parut annonçant la visite du duc de Vallombreuse. Il entra sur les pas du valet et salua sa captive avec la plus parfaite courtoisie. Il Ă©tait vraiment d’une beautĂ© et d’une Ă©lĂ©gance suprĂȘmes. Son visage charmant devait inspirer l’amour Ă  tout cƓur non prĂ©venu. Une veste de satin gris de perle, un haut-de-chausses de velours incarnadin, des bottes Ă  entonnoir en cuir blanc remplies de dentelles, une Ă©charpe de brocart d’argent soutenant une Ă©pĂ©e Ă  pommeau de pierreries, faisaient merveilleusement ressortir les avantages de sa personne, et il fallait toute la vertu et constance d’Isabelle pour ne point en ĂȘtre touchĂ©. Je viens voir, adorable Isabelle, dit-il en s’asseyant dans un fauteuil prĂšs de la jeune femme, si je serai mieux reçu que mon bouquet ; je n’ai pas la fatuitĂ© de le croire, mais je veux vous habituer Ă  moi. Demain, nouveau bouquet et nouvelle visite. — Bouquets et visites seront inutiles, rĂ©pondit Isabelle, il en coĂ»te Ă  ma politesse de le dire, mais ma sincĂ©ritĂ© ne doit vous laisser aucun espoir. — Eh bien, fit le duc avec un geste d’insouciance hautaine, je me passerai de l’espoir et me contenterai de la rĂ©alitĂ©. Vous ne savez donc pas, pauvre enfant, ce que c’est que Vallombreuse, vous qui essayez de lui rĂ©sister. Jamais dĂ©sir inassouvi n’est rentrĂ© dans son Ăąme ; il marche Ă  ce qu’il veut sans que rien le puisse flĂ©chir ou dĂ©tourner ni larmes, ni supplications, ni cris, ni cadavres jetĂ©s en travers, ni ruines fumantes ; l’écroulement de l’univers ne l’étonnerait pas, et sur les dĂ©bris du monde il accomplirait son caprice. N’augmentez pas sa passion par l’attrait de l’impossible, imprudente qui faites flairer l’agneau au tigre et le retirez. » Isabelle fut effrayĂ©e du changement de physionomie opĂ©rĂ© sur le visage de Vallombreuse pendant qu’il prononçait ces paroles. L’expression gracieuse en avait disparu. On n’y lisait plus qu’une mĂ©chancetĂ© froide et une rĂ©solution implacable. Par un mouvement instinctif, Isabelle recula son fauteuil et porta la main Ă  son corsage pour y sentir le couteau de Chiquita. Vallombreuse rapprocha son siĂšge sans affectation. MaĂźtrisant sa colĂšre, il avait dĂ©jĂ  fait reprendre Ă  sa figure cet air charmant, enjouĂ© et tendre, qui jusque-lĂ  avait Ă©tĂ© irrĂ©sistible. Faites un effort sur vous-mĂȘme ; ne vous retournez pas vers une vie qui doit ĂȘtre dĂ©sormais comme un songe oubliĂ©. Abandonnez ces obstinations de fidĂ©litĂ© chimĂ©rique Ă  un languissant amour indigne de vous, et songez qu’aux yeux du monde vous m’appartenez dĂšs Ă  prĂ©sent. Songez surtout que je vous adore avec un emportement, une frĂ©nĂ©sie, un dĂ©lire qu’aucune femme ne m’a jamais inspirĂ©s. N’essayez pas d’échapper Ă  cette flamme qui vous enveloppe, Ă  cette volontĂ© inĂ©luctable que rien ne peut faire dĂ©vier. Comme un mĂ©tal froid jetĂ© dans un creuset oĂč bout dĂ©jĂ  du mĂ©tal en fusion, votre indiffĂ©rence jetĂ©e dans ma passion y fondra en s’amalgamant avec elle. Quoi que vous fassiez, vous m’aimerez de grĂ© ou de force, parce que je le veux, parce que vous ĂȘtes jeune et belle, et que je suis jeune et beau. Vous avez beau vous roidir et vous dĂ©battre, vous n’ouvrirez pas les bras fermĂ©s sur vous. Donc toute rĂ©sistance aurait mauvaise grĂące, puisqu’elle serait inutile. RĂ©signez-vous en souriant ; est-ce donc un si grand malheur, aprĂšs tout, que d’ĂȘtre Ă©perdument aimĂ©e du duc de Vallombreuse ! Ce malheur ferait la fĂ©licitĂ© de plus d’une. » Pendant qu’il parlait avec cet entraĂźnement chaleureux qui enivre la raison des femmes et fait cĂ©der leurs pudeurs, mais qui n’avait cette fois aucune action, Isabelle, attentive Ă  la moindre rumeur du dehors d’oĂč lui devait venir la dĂ©livrance, croyait entendre un petit bruit presque imperceptible arrivant de l’autre bord du fossĂ©. Il Ă©tait sourd et rhythmique comme le froissement d’un travail rĂ©gulier dirigĂ© avec prĂ©caution contre quelque obstacle. Craignant que Vallombreuse ne le remarquĂąt, la jeune femme rĂ©pondit de maniĂšre Ă  blesser la fatuitĂ© orgueilleuse du jeune duc. Elle l’aimait mieux irritĂ© qu’amoureux, et prĂ©fĂ©rait ses Ă©clats Ă  ses tendresses. Elle espĂ©rait d’ailleurs, en le querellant, l’empĂȘcher d’entendre. Cette fĂ©licitĂ© serait une honte Ă  laquelle j’échapperais par la mort si je n’avais pas d’autre moyen. Vous n’aurez jamais de moi que mon cadavre. Vous m’étiez indiffĂ©rent ; je vous hais pour votre conduite outrageuse, infĂąme et violente. Oui, j’aime Sigognac que vous avez essayĂ© Ă  plusieurs reprises de faire assassiner. » Le petit bruit continuait toujours, et Isabelle, ne mĂ©nageant plus rien, haussait la voix pour le couvrir. À ces mots audacieux, Vallombreuse pĂąlit de rage, ses yeux lancĂšrent des regards vipĂ©rins ; une lĂ©gĂšre Ă©cume moussa aux coins de ses lĂšvres ; il porta convulsivement la main Ă  la garde de son Ă©pĂ©e. L’idĂ©e de tuer Isabelle lui avait traversĂ© le cerveau comme un Ă©clair ; mais, par un prodigieux effort de volontĂ©, il se contint et se mit Ă  rire d’un rire strident et nerveux en s’avançant vers la jeune comĂ©dienne. De par tous les diables, s’écria-t-il, tu me plais ainsi ; quand tu m’injuries, tes yeux prennent un lumineux particulier, ton teint un Ă©clat surnaturel ; tu redoubles de beautĂ©. Tu as bien fait de parler franc. Ces contraintes m’ennuyaient. Ah ! tu aimes Sigognac ! tant mieux ! il ne m’en sera que plus doux de te possĂ©der. Quel plaisir de baiser ces lĂšvres qui vous disent Je t’abhorre ! » Cela a plus de ragoĂ»t que cet Ă©ternel et fade Je t’aime, » dont les femmes vous Ă©cƓurent. » EffrayĂ©e de la rĂ©solution de Vallombreuse, Isabelle s’était levĂ©e et avait retirĂ© de son corset le couteau de Chiquita. Bon ! fit le duc en voyant la jeune femme armĂ©e, dĂ©jĂ  le poignard au vent ! Si vous n’aviez oubliĂ© l’histoire romaine, vous sauriez, ma toute belle, que madame LucrĂšce ne se servit de sa dague qu’aprĂšs l’attentat de Sextus, fils de Tarquin le Superbe. Cet exemple de l’antiquitĂ© est bon Ă  suivre. » Et, sans plus se soucier du couteau que d’un aiguillon d’abeille, il s’avança vers Isabelle qu’il saisit entre ses bras avant qu’elle eĂ»t le temps de lever sa lame. Au mĂȘme instant, un craquement se fit entendre, suivi bientĂŽt d’un fracas horrible ; la fenĂȘtre, comme si elle eĂ»t reçu par dehors le coup de genou d’un gĂ©ant, tomba avec un tintamarre de carreaux pulvĂ©risĂ©s dans la chambre, oĂč pĂ©nĂ©trĂšrent des masses de branches formant une sorte de catapulte chevelu et de pont volant. C’était la cime de l’arbre qui avait favorisĂ© la sortie et la rentrĂ©e de Chiquita. Le tronc, sciĂ© par Sigognac et ses camarades, cĂ©dait aux lois de la pesanteur. Sa chute avait Ă©tĂ© dirigĂ©e de maniĂšre Ă  jeter un trait d’union au-dessus de l’eau de la berge Ă  la fenĂȘtre d’Isabelle. Vallombreuse, surpris de l’irruption soudaine de cet arbre se mĂȘlant Ă  une scĂšne d’amour, lĂącha la jeune actrice et mit l’épĂ©e Ă  la main, prĂȘt Ă  recevoir le premier qui se prĂ©senterait Ă  l’assaut. Chiquita, qui Ă©tait entrĂ©e sur la pointe du pied, lĂ©gĂšre comme une ombre, tira Isabelle par la manche, et lui dit Abrite-toi derriĂšre ce meuble, la danse va commencer. » La petite disait vrai, deux ou trois coups de feu retentirent dans le silence de la nuit. La garnison avait Ă©ventĂ© l’attaque. XVIILA BAGUE D’AMÉTHYSTEMontant les degrĂ©s quatre Ă  quatre, Malartic, Bringuenarilles, Piedgris et Tordgueule accoururent dans la chambre d’Isabelle pour soutenir l’assaut et porter aide Ă  Vallombreuse, tandis que La RĂąpĂ©e, MĂ©rindol et les bretteurs ordinaires du duc, qu’il avait amenĂ©s avec lui, traversaient le fossĂ© dans la barque afin d’opĂ©rer une sortie et de prendre l’ennemi en queue. StratĂ©gie savante et digne d’un bon gĂ©nĂ©ral d’armĂ©e ! La cime de l’arbre obstruait la fenĂȘtre, d’ailleurs assez Ă©troite, et ses branches s’étendaient presque jusqu’au milieu de la chambre ; on ne pouvait donc prĂ©senter aux assaillants un assez large front de bataille. Malartic se rangea avec Piedgris d’un cĂŽtĂ© contre la muraille, et fit mettre de l’autre cĂŽtĂ© Tordgueule et Bringuenarilles pour qu’ils n’eussent pas Ă  supporter la premiĂšre furie de l’attaque et fussent plus Ă  leur avantage. Avant d’entrer dans la place, il fallait franchir cette haie de gaillards farouches qui attendaient l’épĂ©e d’une main et le pistolet de l’autre. Tous avaient repris leurs masques, car nul de ces honnĂȘtes gens ne se souciait d’ĂȘtre reconnu au cas oĂč l’affaire tournerait mal, et c’était un spectacle assez effrayant que ces quatre hommes au visage noir, immobiles et silencieux comme des spectres. Retirez-vous ou masquez-vous, dit Malartic d’une voix basse Ă  Vallombreuse, il est inutile qu’on vous voie en cette rencontre. — Que m’importe, rĂ©pondit le jeune duc, je ne crains personne au monde, et ceux qui m’auront vu n’iront pas le dire, ajouta-t-il en agitant son Ă©pĂ©e d’une façon menaçante. — Emmenez au moins dans une autre piĂšce Isabelle, l’HĂ©lĂšne de cette autre guerre de Troie, qu’une pistolade Ă©garĂ©e pourrait gĂąter d’aventure, ce qui serait dommage. » Le duc, trouvant le conseil judicieux, s’avança vers Isabelle qui se tenait abritĂ©e avec Chiquita derriĂšre un bahut de chĂȘne, et la prit dans ses bras quoiqu’elle s’accrochĂąt de ses doigts crispĂ©s aux saillies des sculptures et fĂźt aux efforts de Vallombreuse la rĂ©sistance la plus vive ; cette vertueuse fille, surmontant les timiditĂ©s de son sexe, prĂ©fĂ©rait rester sur le champ de bataille, exposĂ©e Ă  des balles et pointes d’épĂ©e qui n’eussent tuĂ© que sa vie, Ă  demeurer seule avec Vallombreuse abritĂ©e du combat, mais exposĂ©e Ă  des entreprises qui eussent tuĂ© son honneur. Non, non, laissez-moi, » s’écriait-elle en se dĂ©battant et en se rattrapant d’un effort dĂ©sespĂ©rĂ© au chambranle de la porte, car elle sentait que Sigognac ne pouvait ĂȘtre loin. Enfin le duc parvint Ă  entr’ouvrir le battant, et il allait entraĂźner Isabelle dans l’autre piĂšce, lorsque la jeune femme se dĂ©gagea de ses mains et courut vers la fenĂȘtre ; mais Vallombreuse la reprit, lui fit quitter la terre et l’emporta vers le fond de l’appartement. Sauvez-moi, cria-t-elle d’une voix faible, se sentant Ă  bout de force, sauvez-moi, Sigognac ! » Un bruit de branches froissĂ©es se fit entendre, et une forte voix qui semblait venir du ciel jeta dans la chambre ces mots Me voici ! » et avec la vitesse de l’éclair, une ombre noire passa entre les quatre bretteurs, poussĂ©e d’un tel Ă©lan qu’elle Ă©tait dĂ©jĂ  au milieu de la piĂšce lorsque quatre dĂ©tonations de pistolets Ă©clatĂšrent presque simultanĂ©ment. Des nuages de fumĂ©e se rĂ©pandirent en Ă©pais flocons qui cachĂšrent quelques secondes le rĂ©sultat de ce feu quadruple ; quand ils furent un peu dissipĂ©s, les bretteurs virent Sigognac, ou pour mieux dire le capitaine Fracasse, car ils ne le connaissaient que sous ce nom, debout, l’épĂ©e au poing et sans autre blessure que la plume de son feutre coupĂ©e, les batteries Ă  rouet des pistolets n’ayant pu partir assez vite pour que les balles l’atteignissent en ce passage aussi inattendu que rapide. Mais Isabelle et Vallombreuse n’étaient plus lĂ . Le duc avait profitĂ© du tumulte pour emporter sa proie Ă  moitiĂ© Ă©vanouie. Une porte solide, un verrou poussĂ© s’interposaient entre la pauvre comĂ©dienne et son gĂ©nĂ©reux dĂ©fenseur, dĂ©jĂ  bien empĂȘchĂ© par cette bande qu’il avait sur les bras. Heureusement, vive et souple comme une couleuvre, Chiquita, dans l’espĂ©rance d’ĂȘtre utile Ă  Isabelle, s’était glissĂ©e par l’entre-bĂąillement de la porte sur les pas du duc, qui, en ce dĂ©sordre d’une action violente, au milieu de ces bruits d’armes Ă  feu, ne prit pas garde Ă  elle, d’autant plus qu’elle se dissimula bien vite dans un angle obscur de cette vaste salle, assez faiblement Ă©clairĂ©e par une lampe posĂ©e sur une crĂ©dence. MisĂ©rables, oĂč est Isabelle ? cria Sigognac en voyant que la jeune comĂ©dienne n’était pas lĂ  ; j’ai tout Ă  l’heure ouĂŻ sa voix. — Vous ne nous l’avez pas donnĂ©e Ă  garder, rĂ©pondit Malartic avec le plus beau sang-froid du monde, et nous sommes d’ailleurs d’assez mauvaises duĂšgnes. » Et, en disant ces mots, il fondait l’épĂ©e haute sur le Baron, qui le reçut de la belle maniĂšre. Ce n’était pas un adversaire Ă  dĂ©daigner que Malartic ; il passait, aprĂšs Lampourde, pour le gladiateur le plus adroit de Paris, mais il n’était pas de force Ă  lutter longtemps contre Sigognac. Veillez Ă  la fenĂȘtre tandis que je m’occupe avec ce compagnon », dit-il tout en ferraillant, Ă  Piedgris, Tordgueule et Bringuenarilles, qui rechargeaient leurs pistolets en toute hĂąte. Au mĂȘme instant un nouvel assiĂ©geant dĂ©busqua dans la chambre en faisant le saut pĂ©rilleux. C’était Scapin Ă  qui son ancien mĂ©tier de bateleur et de soldat donnait des facilitĂ©s singuliĂšres pour ces sortes d’ascensions obsidionales. D’un coup d’Ɠil rapide, il vit que les mains des bretteurs Ă©taient occupĂ©es Ă  verser de la poudre et des balles dans leurs armes, et qu’ils avaient dĂ©posĂ© leurs Ă©pĂ©es Ă  cĂŽtĂ© d’eux ; aussi prompt que l’éclair, il profita d’un moment d’incertitude chez l’ennemi Ă©tonnĂ© de son entrĂ©e bizarre, ramassa les rapiĂšres et les jeta par la fenĂȘtre ; puis il courut sur Bringuenarilles, le saisit Ă  bras-le-corps et se fit de son ennemi un bouclier, le poussant devant lui et le tournant de maniĂšre Ă  le prĂ©senter aux gueules des pistolets braquĂ©s sur lui. De par tous les diables, ne tirez pas, hurlait Bringuenarilles Ă  demi suffoquĂ© par les bras nerveux de Scapin, ne tirez pas. Vous me casseriez les reins ou la tĂȘte, et cela me serait particuliĂšrement dur d’ĂȘtre meurtri par des camarades. » Pour ne pas donner Ă  Tordgueule et Ă  Piedgris la facilitĂ© de le viser par derriĂšre, Scapin s’était prudemment adossĂ© Ă  la muraille, leur opposant Bringuenarilles comme rempart ; et, dans le but de changer le point de mire, il secouait çà et lĂ  le bretteur, qui, encore que ses pieds touchassent parfois la terre, ne reprenait pas de nouvelles forces comme AntĂ©e. Ce manĂšge Ă©tait fort judicieux ; car Piedgris, qui n’aimait pas beaucoup Bringuenarilles et se souciait de la vie d’un homme autant que d’un fĂ©tu, cet homme fĂ»t-il son compagnon, ajusta la tĂȘte de Scapin dont la taille dĂ©passait un peu celle du spadassin ; le coup partit, mais le comĂ©dien s’était baissĂ© haussant Bringuenarilles pour se garantir, et la balle alla trouer la boiserie, emportant l’oreille du pauvre diable qui se prit Ă  hurler Je suis mort ! je suis mort ! » avec une vigueur qui prouvait qu’il Ă©tait bien vivant. Scapin, qui n’était pas d’humeur Ă  attendre un second coup de pistolet, sachant bien que le plomb passerait pour l’atteindre Ă  travers le corps de Bringuenarilles, sacrifiĂ© par des amis peu dĂ©licats, et le pourrait encore navrer griĂšvement, se servit du blessĂ© comme d’un projectile et le lança si rudement contre Tordgueule, qui s’avançait abaissant le canon de son arme, que le pistolet lui Ă©chappa de la main et que le bretteur roula pĂȘle-mĂȘle sur le plancher avec son camarade, dont le sang lui jaillissait au visage et l’aveuglait. La chute avait Ă©tĂ© si roide qu’il en resta quelques minutes Ă©tourdi et froissĂ©, ce qui donna le temps Ă  Scapin de repousser du pied le pistolet sous un meuble et de mettre sa dague au vent pour recevoir Piedgris qui le chargeait avec furie, un poignard au poing, enragĂ© d’avoir manquĂ© son coup. Scapin se baissa, et de sa main gauche saisit au poignet le bras dont Piedgris tenait le poignard et le força Ă  rester en l’air, tandis que de l’autre main armĂ©e d’une dague il portait Ă  son ennemi un coup qui certainement l’eĂ»t tuĂ© sans l’épaisseur de son gilet en buffle. La lame traversa pourtant le cuir, ouvrit les chairs, mais glissa sur une cĂŽte. Quoiqu’elle ne fĂ»t ni mortelle ni mĂȘme bien dangereuse, la blessure Ă©tonna Piedgris et le fit chanceler ; en sorte que le comĂ©dien, imprimant au bras qu’il n’avait pas lĂąchĂ© une brusque saccade, n’eut pas de peine Ă  renverser son ennemi affaissĂ© dĂ©jĂ  sur un genou. Par surcroĂźt de prĂ©caution, il lui martela quelque peu la tĂȘte avec le talon pour le faire tenir tout Ă  fait tranquille. Pendant que ceci se passait, Sigognac s’escrimait contre Malartic avec la furie froide d’un homme qui peut mettre une profonde science au service d’un grand courage. Il parait toutes les bottes du spadassin, et dĂ©jĂ  il lui avait effleurĂ© le bras, comme le tĂ©moignait une rougeur subite Ă  la manche de Malartic. Celui-ci, sentant que si le combat se prolongeait il Ă©tait perdu, rĂ©solut de tenter un suprĂȘme effort, et il se fendit Ă  fond pour allonger un coup droit Ă  Sigognac. Les deux fers se froissĂšrent d’un mouvement si rapide et si sec, que le choc en fit jaillir des Ă©tincelles ; mais l’épĂ©e du Baron, vissĂ©e Ă  un poing de bronze, reconduisit en dehors l’épĂ©e gauchie du bretteur. La pointe passa sous l’aisselle du capitaine Fracasse, lui Ă©gratignant l’étoffe du pourpoint sans en entamer le moule. Malartic se releva ; mais, avant qu’il se fĂ»t remis sur la dĂ©fensive, Sigognac lui fit sauter la rapiĂšre de la main, posa le pied dessus, et lui portant la lame Ă  la gorge, lui cria Rendez-vous, ou vous ĂȘtes mort ! » À ce moment critique, un grand corps, brisant les menues branches, fit son entrĂ©e au milieu de la bataille, et le nouveau venu, avisant la situation perplexe de Malartic, lui dit d’un ton d’autoritĂ© Tu peux te soumettre, sans dĂ©shonneur, Ă  ce vaillant ; il a ta vie au bout de son Ă©pĂ©e. Tu as loyalement fait ton devoir ; considĂšre-toi comme prisonnier de guerre. » Puis se tournant vers Sigognac Fiez-vous Ă  sa parole, dit-il, c’est un galant homme Ă  sa maniĂšre, et il n’entreprendra rien sur vous dĂ©sormais. » Malartic fit un signe d’acquiescement, et le Baron abaissa la pointe de sa formidable rapiĂšre. Quant au bretteur, il ramassa son arme d’un air assez piteux ; la remit au fourreau, et alla s’asseoir silencieusement sur un fauteuil oĂč il serra de son mouchoir son bras dont la tache rouge s’élargissait. Pour ces drĂŽles plus ou moins blessĂ©s ou morts, dit Jacquemin Lampourde car c’était lui, il est bon de s’en assurer, et nous allons, s’il vous plaĂźt, leur ficeler les pattes comme Ă  des volailles qu’on porte au marchĂ© la tĂȘte en bas. Ils pourraient se relever et mordre, ne fĂ»t-ce qu’au talon. Ce sont de pures canailles capables de feindre d’ĂȘtre hors de combat, afin de mĂ©nager leur peau, qui pourtant ne vaut pas grand’chose. » Et se penchant vers les corps gisants sur le plancher, il tira de son haut-de-chausses des bouts de fine corde dont il lia avec une dextĂ©ritĂ© merveilleuse les pieds et les mains de Tordgueule, qui fit mine de rĂ©sister, de Bringuenarilles, qui se mit Ă  pousser des cris de geai plumĂ© vif, et mĂȘme de Piedgris, quoiqu’il ne bougeĂąt non plus qu’un cadavre dont il avait la pĂąleur livide. Si l’on s’étonne de voir Lampourde au nombre des assiĂ©geants, nous rĂ©pondrons que le bretteur s’était pris d’une admiration fanatique Ă  l’endroit de Sigognac, dont la belle mĂ©thode l’avait tant charmĂ© dans sa rencontre avec lui sur le Pont-Neuf, et qu’il avait mis ses services Ă  la disposition du Capitaine ; services qui n’étaient pas Ă  dĂ©daigner en ces circonstances difficiles et pĂ©rilleuses. Il arrivait d’ailleurs souvent que dans ces entreprises hasardeuses, des camarades soldĂ©s par des intĂ©rĂȘts divers se rencontrassent la flamberge ou la dague au vent, mais cela ne faisait point scrupule. On n’a pas oubliĂ© que La RĂąpĂ©e, Agostin, MĂ©rindol, Azolan et Labriche, franchissant le fossĂ© dans la barque dĂšs le commencement de l’attaque, Ă©taient sortis du chĂąteau pour opĂ©rer une diversion et tomber sur les derriĂšres de l’ennemi. Ils avaient en silence contournĂ© le fossĂ© et Ă©taient arrivĂ©s Ă  l’endroit oĂč, dĂ©tachĂ© de son tronc, le grand arbre tombĂ© en travers de l’eau servait Ă  la fois de pont volant et d’échelle aux libĂ©rateurs de la jeune comĂ©dienne. Le brave HĂ©rode, comme on le pense bien, n’avait pas manquĂ© d’offrir son bras et son courage Ă  Sigognac, qu’il prisait fort et qu’il eĂ»t suivi jusque dans la propre gueule de l’enfer, quand bien mĂȘme il ne se fĂ»t point agi de la chĂšre Isabelle aimĂ©e de toute la troupe et de lui particuliĂšrement. Si on ne l’a pas encore vu figurer au plus fort de la bataille, cela ne tient nullement Ă  sa couardise ; car il avait du cƓur, bien qu’histrion, autant qu’un capitaine. Il s’était engagĂ© sur l’arbre Ă  califourchon, comme les autres, se soulevant des mains et avançant par secousses aux dĂ©pens de sa culotte dont le fond s’éraillait aux rugositĂ©s de l’écorce. Devant lui chevauchait tant bien que mal le portier de la comĂ©die, dĂ©terminĂ© gaillard habituĂ© Ă  jouer des poings et Ă  se dĂ©battre contre les assauts de la foule. Le portier, arrivĂ© Ă  l’endroit oĂč les rameaux se bifurquaient, empoigna une grosse branche et continua son ascension ; mais, parvenu au bout du tronc, HĂ©rode, douĂ© d’une corpulence de Goliath, trĂšs-bonne aux rĂŽles de tyran, mal propre aux escalades, sentit le branchage plier sous lui et craquer d’une façon inquiĂ©tante. Il regarda en bas et entrevit dans l’ombre, Ă  une trentaine de pieds de profondeur, l’eau noire du fossĂ©. Cette perspective le fit rĂ©flĂ©chir et prendre son assiette sur une portion de bois plus solide, capable de porter son corps. Humph ! dit-il mentalement, il serait aussi sage Ă  un Ă©lĂ©phant de danser sur un fil d’araignĂ©e qu’à moi de me risquer sur ces brindilles que ferait courber un moineau. Cela est bon Ă  des amoureux, Ă  des Scapins et autres gens agiles forcĂ©s d’ĂȘtre maigres par leur emploi. Roi et tyran de comĂ©die plus adonnĂ© Ă  la table qu’aux femmes, je n’ai pas de ces lĂ©gĂšretĂ©s acrobatiques et funambulesques. Si je fais un pas de plus pour aller au secours du Capitaine, qui doit en avoir besoin, car je comprends aux dĂ©tonations des pistolets et au martĂšlement des Ă©pĂ©es que l’affaire doit ĂȘtre chaude, je tombe dans cette eau stygienne Ă©paisse et noire comme encre, verdie de plantes visqueuses, fourmillante de grenouilles et de crapauds et je m’y enfonce en la vase jusque par-dessus la tĂȘte, mort inglorieuse, tombeau fĂ©tide, fin du tout misĂ©rable et sans profit aucun, car je n’aurai navrĂ© nul ennemi. Il n’y a point de vergogne Ă  retourner. Le courage ici ne peut rien. FussĂ©-je Achille, Roland ou le Cid, je ne saurais m’empĂȘcher de peser deux cent quarante livres et quelques onces sur une branche grosse comme le petit doigt. Ce n’est plus affaire d’hĂ©roĂŻsme mais de statique. Donc, volte-face ; je trouverai bien quelque moyen subreptice de pĂ©nĂ©trer en la forteresse et d’ĂȘtre utile Ă  ce brave Baron, qui doit prĂ©sentement douter de mon amitiĂ©, s’il a le temps de penser Ă  quelqu’un ou Ă  quelque chose. » Ce monologue achevĂ©, avec la rapiditĂ© de la parole intĂ©rieure plus prompte cent fois que l’autre, Ă  laquelle cependant le bon HomĂ©rus donne l’épithĂšte d’ailĂ©e, HĂ©rode fit un brusque tĂȘte-Ă -queue sur son cheval de bois, c’est-Ă -dire sur le tronc de l’arbre, et commença prudemment sa descente. Tout Ă  coup il s’arrĂȘta. Un lĂ©ger bruit comme d’un frottement de genoux contre l’écorce, et d’une haleine d’homme s’efforçant pour gravir parvenait Ă  son oreille, et quoique la nuit fĂ»t obscure et rendue plus opaque encore que l’ombre du chĂąteau, il lui semblait dĂ©mĂȘler une vague forme faisant une gibbositĂ© Ă  la ligne droite de l’arbre. Pour n’ĂȘtre point aperçu il se pencha, s’aplatit autant que lui permettait son bedon majestueux, et laissa venir, immobile et retenant son haleine. Il releva un peu la tĂȘte au bout de deux minutes, et voyant l’adversaire tout prĂšs de lui, il se redressa soudainement prĂ©sentant sa large face au traĂźtre qui le pensait surprendre et frapper dans le dos. Pour ne se point gĂȘner les mains occupĂ©es Ă  l’escalade, MĂ©rindol, le chef d’attaque, portait son couteau entre les dents, ce qui Ă  travers l’ombre lui donnait l’air d’avoir de prodigieuses moustaches. HĂ©rode avec sa forte main lui saisit le col, et lui serra la gorge de telle sorte, que MĂ©rindol, Ă©tranglĂ© comme s’il eĂ»t eu la tĂȘte passĂ©e dans le nƓud de la hart, ouvrit le bec afin de reprendre son vent et laissa choir son couteau qui tomba au fossĂ©. Comme la pression Ă  la gorge continuait, ses genoux se desserrĂšrent, ses bras flottants firent quelques mouvements convulsifs ; et bientĂŽt le bruit d’une lourde chute rĂ©sonna dans l’ombre, et l’eau du fossĂ© rejaillit en gouttes jusque sous les pieds d’HĂ©rode. Et d’un, se dit le Tyran ; s’il n’est pas Ă©touffĂ©, il sera noyĂ©. Cette alternative m’est douce. Mais poursuivons cette descente pĂ©rilleuse. » Il avança encore de quelques pieds. Une petite Ă©tincelle bleuĂątre tremblotait Ă  une petite distance de lui, trahissant une mĂšche de pistolet ; le dĂ©clic du rouet joua avec un bruit sec, une lueur traversa l’obscuritĂ©, une dĂ©tonation se fit entendre et une balle passa Ă  deux ou trois pouces au-dessus d’HĂ©rode, qui s’était baissĂ© dĂšs qu’il avait vu le point brillant et avait rentrĂ© la tĂȘte en ses Ă©paules comme une tortue en sa carapace, dont bien lui prit. Triple corne de cocu ! grogna une voix rauque, qui n’était autre que celle de La RĂąpĂ©e, j’ai manquĂ© mon coup. — Un peu, mon petit, rĂ©pondit HĂ©rode, je suis pourtant assez gros ; il faut que tu sois diantrement maladroit ; mais toi, pare celle-lĂ . » Et le Tyran leva un gourdin attachĂ© Ă  son poignet par un cordon de cuir, arme peu noble, mais qu’il maniait avec une dextĂ©ritĂ© admirable, ayant longtemps, en ses tournĂ©es, pratiquĂ© les bĂątonnistes de Rouen. Le gourdin rencontra l’épĂ©e que le spadassin avait tirĂ©e de son fourreau, aprĂšs avoir remis le pistolet inutile dans sa ceinture, et la fit voler en Ă©clats comme verre, de sorte qu’il n’en demeura que le tronçon au poing de La RĂąpĂ©e. Le bout du gourdin lui atteignit mĂȘme l’épaule et lui fit une contusion assez lĂ©gĂšre Ă  la vĂ©ritĂ©, la force du coup ayant Ă©tĂ© rompue. Les deux ennemis se trouvant face Ă  face, car l’un descendait toujours et l’autre s’efforçait de monter, s’empoignĂšrent Ă  bras-le-corps et tĂąchĂšrent de se prĂ©cipiter dans le gouffre du fossĂ© noir et bĂ©ant sous eux. Quoique La RĂąpĂ©e fĂ»t un maraud plein de vigueur et d’adresse, une masse comme celle du Tyran n’était pas facile Ă  Ă©branler. Autant eĂ»t valu essayer de dĂ©raciner une tour. HĂ©rode avait entrelacĂ© ses pieds sous le tronc de l’arbre, et il y tenait comme avec des crampons rivĂ©s. La RĂąpĂ©e, serrĂ© entre ses bras non moins musculeux que ceux d’Hercule, suait et soufflait d’ahan. Presque aplati sur le large buste du Tyran, il lui appuyait les mains sur les Ă©paules, pour tĂącher de se soustraire Ă  cette formidable Ă©treinte. Par une feinte habile, HĂ©rode desserra un peu l’étau et le spadassin se haussa aspirant une large et profonde gorgĂ©e d’air, puis HĂ©rode, le lĂąchant tout Ă  coup, le reprit plus bas au dĂ©faut des flancs, et, l’élevant en l’air, lui fit quitter son point d’appui. Maintenant il suffisait au Tyran d’ouvrir les mains pour envoyer La RĂąpĂ©e faire un trou aux lentilles d’eau du fossĂ©. Il ouvrit les mains toutes grandes et le bretteur tomba ; mais c’était un gaillard leste et robuste, comme nous l’avons dit, et de ses doigts crispĂ©s, il se retint Ă  l’arbre, faisant osciller son corps suspendu sur l’abĂźme, pour tĂącher de rattraper le tronc avec les pieds ou les jambes. Il n’y rĂ©ussit pas et resta allongĂ© comme un I majuscule, le bras horriblement tenaillĂ© par le poids du reste. Les doigts, ne voulant pas lĂącher prise, s’enfonçaient dans l’écorce comme des griffes de fer, et les nerfs se tendaient sur la main prĂšs de se rompre, ainsi que les cordes d’un violon dont on tourne trop les chevilles. S’il eĂ»t fait clair, on eĂ»t pu voir le sang jaillir des ongles bleuis. La position n’était pas gaie. AccrochĂ© par un seul bras qu’étirait affreusement le poids de son corps, La RĂąpĂ©e, outre la souffrance physique, Ă©prouvait la vertigineuse horreur de la chute mĂȘlĂ©e d’attirance qu’inspire la suspension au-dessus d’un gouffre. Ses yeux dilatĂ©s regardaient fixement la profondeur sombre ; ses oreilles bourdonnaient ; des sifflements traversaient ses tempes comme des flĂšches ; il avait des envies de se prĂ©cipiter que rĂ©frĂ©nait l’instinct toujours vivace de la conservation il ne savait pas nager, et pour lui, ce fossĂ© c’était le tombeau. MalgrĂ© son air farouche et ses sourcils charbonnĂ©s, au fond HĂ©rode Ă©tait assez bonasse. Il eut pitiĂ© de ce pauvre diable qui pendillait dans le vide depuis quelques minutes longues comme l’éternitĂ©, et dont l’agonie se prolongeait avec des angoisses atroces. Se penchant sur le tronc d’arbre, il dit Ă  La RĂąpĂ©e Coquin, si tu me promets sur ta vie en l’autre monde, car en celui-ci elle m’appartient, de rester neutre dans le combat, je vais te dĂ©clouer du gibet d’oĂč tu pends comme le mauvais larron. — Je le jure, rĂąla d’une voix sourde La RĂąpĂ©e Ă  bout de forces ; mais faites vite, par pitiĂ©, je tombe. » De sa poigne herculĂ©enne, HĂ©rode saisit le bras du maraud et remonta, grĂące Ă  sa vigueur prodigieuse, le corps jusque sur l’arbre oĂč il le mit Ă  cheval en face de lui, le maniant avec autant d’aisance qu’une poupĂ©e de chiffon. Quoique La RĂąpĂ©e ne fĂ»t pas une petite maĂźtresse sujette aux pĂąmoisons, il Ă©tait presque Ă©vanoui lorsque le brave comĂ©dien le retira de l’abĂźme, oĂč, sans la large main qui le soutenait, il serait retombĂ© comme une masse inerte. Je n’ai pas de sels Ă  te faire respirer ni de plumes Ă  te brĂ»ler sous le nez, lui dit le Tyran, en fouillant Ă  sa poche ; mais voici un cordial qui te remettra, c’est de la pure eau-de-vie d’Hendayes, de la quintessence solaire. » Et il appliqua le goulot de la bouteille aux lĂšvres du bretteur dĂ©faillant. Allons, tĂšte-moi ce petit-lait ; deux ou trois gorgĂ©es encore, et tu seras vif comme un Ă©merillon qu’on dĂ©capuchonne. » Le gĂ©nĂ©reux breuvage agit bientĂŽt sur le spadassin, qui remercia HĂ©rode de la main et agita son bras engourdi pour lui faire reprendre sa souplesse. Maintenant, dit HĂ©rode, sans plus nous amuser Ă  la moutarde, descendons de ce perchoir oĂč je n’ai pas toute mes aises, sur le sacro-saint plancher des vaches qui sied mieux Ă  ma corpulence. Va devant, » ajouta-t-il, en retournant La RĂąpĂ©e et le mettant Ă  califourchon dans l’autre sens. La RĂąpĂ©e se laissa glisser et le Tyran le suivit. ArrivĂ© au bas de l’arbre, ayant HĂ©rode derriĂšre lui, le spadassin discerna sur le bord du fossĂ© un groupe en sentinelle composĂ© d’Agostin, d’Azolan et de Basque. Ami, » leur cria-t-il Ă  haute voix, et tournant la tĂȘte, il dit Ă  voix basse au comĂ©dien Ne sonnez mot et marchez sur mes talons. » Quand ils eurent pris pied, La RĂąpĂ©e s’approcha d’Azolan et lui souffla le mot d’ordre Ă  l’oreille. Puis il ajouta Ce compagnon et moi nous sommes blessĂ©s et nous allons nous retirer un peu Ă  l’écart pour laver nos plaies et les bander. » Azolan fit un signe d’acquiescement. Rien n’était plus naturel que cette fable. La RĂąpĂ©e et le Tyran s’éloignĂšrent. Quand ils furent engagĂ©s sous le couvert des arbres qui, bien que dĂ©nuĂ©s de feuilles, suffisaient Ă  les cacher, la nuit aidant, le spadassin dit Ă  HĂ©rode Vous m’avez gĂ©nĂ©reusement octroyĂ© la vie. Je viens de vous sauver de la mort, car ces trois gaillards vous eussent assommĂ©. J’ai payĂ© ma dette, mais je ne me regarde point comme quitte ; si vous avez jamais besoin de moi, vous me trouverez. Maintenant allez Ă  vos affaires. Je tourne par ici, tournez par lĂ . » HĂ©rode, restĂ© seul, continua Ă  suivre l’allĂ©e, regardant, Ă  travers les arbres, le maudit chĂąteau oĂč il n’avait pu pĂ©nĂ©trer Ă  son grand regret. Aucune lumiĂšre ne brillait aux fenĂȘtres, exceptĂ© du cĂŽtĂ© de l’attaque, et le reste du manoir Ă©tait enseveli dans l’ombre et le silence. Cependant, sur la façade en retour, la lune qui se levait commençait Ă  rĂ©pandre ses molles lueurs et glaçait d’argent les ardoises violettes du toit. Sa clartĂ© naissante permettait de voir un homme en faction promenant son ombre sur une petite esplanade au bord du fossĂ©. C’était Labriche, qui gardait la barque au moyen de laquelle MĂ©rindol, La RĂąpĂ©e, Azolan et Agostin avaient traversĂ© le fossĂ©. Cette vue fit rĂ©flĂ©chir HĂ©rode. Que diable peut faire cet homme tout seul Ă  cet endroit dĂ©sert pendant que ses camarades jouent des couteaux ? Sans doute de peur de surprise ou pour assurer la retraite, il garde quelque passage secret, quelque poterne masquĂ©e par oĂč, peut-ĂȘtre, en l’étourdissant d’un coup de gourdin sur la tĂȘte, je parviendrai Ă  m’introduire en ce damnĂ© manoir et montrer Ă  Sigognac que je ne l’oublie pas. » En ratiocinant de la sorte, HĂ©rode, suspendant ses pas et ne faisant non plus de bruit que si ses semelles eussent Ă©tĂ© doublĂ©es de feutre, s’approchait de la sentinelle avec cette lenteur moelleuse et fĂ©line dont sont douĂ©s les gros hommes. Quand il fut Ă  portĂ©e, il lui assena sur le crĂąne un coup suffisant pour mettre hors de combat, mais non pour tuer celui qui le recevait. Comme on l’a pu voir, HĂ©rode n’était point autrement cruel et ne dĂ©sirait point la mort du pĂ©cheur. Aussi surpris que si la foudre fĂ»t tombĂ©e sur sa tĂȘte par un temps serein, Labriche roula les quatre fers en l’air et ne bougea plus ; car la force du choc l’avait Ă©tourdi et fait se pĂąmer. HĂ©rode s’avança jusqu’au parapet du fossĂ© et vit qu’à une Ă©troite coupure du garde-fou aboutissait un escalier diagonal taillĂ© dans le revĂȘtement de la douve, et qui menait au fond du fossĂ© ou du moins jusqu’au niveau de l’eau clapotant sur ses derniĂšres marches. Le Tyran descendit les degrĂ©s avec prĂ©caution et se sentant le pied mouillĂ© s’arrĂȘta, tĂąchant de percer l’obscuritĂ© du regard. Il dĂ©mĂȘla bientĂŽt la forme de la barque, rangĂ©e Ă  l’ombre du mur, et l’attira par la chaĂźne qui l’amarrait au bas de l’escalier. Rompre la chaĂźne ne fut qu’un jeu pour le robuste tragĂ©dien, et il entra dans le bateau que son poids pensa faire tourner. Quand les oscillations se furent apaisĂ©es et que l’équilibre se fut rĂ©tabli, HĂ©rode fit jouer doucement l’aviron unique placĂ© en la poupe pour servir Ă  la fois de rame et de gouvernail. La barque, cĂ©dant Ă  l’impulsion, sortit bientĂŽt de la tranche d’ombre pour entrer dans la tranche de lumiĂšre, oĂč sur l’eau huileuse tremblotaient comme des Ă©cailles d’ablette les paillons de la lune. La clartĂ© pĂąle de l’astre dĂ©couvrit Ă  HĂ©rode, dans le soubassement du chĂąteau, un petit escalier pratiquĂ© sous une arcade de brique. Il y aborda, et suivant la voĂ»te, il parvint sans encombre Ă  la cour intĂ©rieure, complĂštement dĂ©serte en ce moment. Me voici donc au cƓur de la place, se dit HĂ©rode en se frottant les mains ; mon courage a meilleure assiette sur les larges dalles bien cimentĂ©es que sur ce bĂąton Ă  perroquet d’oĂč je descends. Çà, orientons-nous et allons rejoindre les compagnons. » Il avisa le perron gardĂ© par les deux sphinx de pierre et jugea fort sainement que cette entrĂ©e architecturale conduisait aux plus riches salles du logis, oĂč sans doute Vallombreuse avait mis la jeune comĂ©dienne et oĂč devait s’agiter la bataille en l’honneur de cette HĂ©lĂšne sans MĂ©nĂ©las et vertueuse surtout pour PĂąris. Les sphinx ne firent pas mine de lever la griffe pour l’arrĂȘter au passage. La victoire semblait restĂ©e aux assaillants. Bringuenarilles, Tordgueule et Piedgris gisaient sur le plancher comme veaux sur la paille. Malartic, le chef de la bande, avait Ă©tĂ© dĂ©sarmĂ©. Mais en rĂ©alitĂ© les vainqueurs Ă©taient captifs. La porte de la chambre, fermĂ©e en dehors, s’interposait entre eux et l’objet de leur recherche, et cette porte, d’un chĂȘne Ă©pais, historiĂ©e d’élĂ©gantes ferrures en acier poli, pouvait devenir un obstacle infranchissable Ă  des gens qui ne possĂ©daient ni haches ni pinces pour l’enfoncer. Sigognac, Lampourde et Scapin appuyant l’épaule contre les battants s’efforçaient de la faire cĂ©der, mais elle tenait bon et leurs vigueurs rĂ©unies y mollissaient. Si nous y mettions le feu, dit Sigognac, qui se dĂ©sespĂ©rait, il y a des bĂ»ches enflammĂ©es dans l’ñtre. — Ce serait bien long, rĂ©pondit Lampourde ; le cƓur de chĂȘne brĂ»le malaisĂ©ment ; prenons plutĂŽt ce bahut et nous en faisons une sorte de catapulte ou bĂ©lier propre Ă  effondrer cette barriĂšre trop importune. » Ce qui fut dit fut fait, et le curieux meuble ouvragĂ© de dĂ©licates sculptures, empoignĂ© brutalement et lancĂ© avec force, alla heurter les solides parois, sans autre succĂšs que d’en rayer le poli et d’y perdre une jolie tĂȘte d’ange ou d’amour mignonnement taillĂ©e qui formait un de ses angles. Le Baron enrageait, car il savait que Vallombreuse avait quittĂ© la chambre emportant Isabelle, malgrĂ© la rĂ©sistance dĂ©sespĂ©rĂ©e de la jeune fille. Tout Ă  coup un grand bruit se fit entendre. Les branchages qui obstruaient la fenĂȘtre avaient disparu et l’arbre tombait dans l’eau du fossĂ© avec un fracas auquel se mĂȘlaient des cris humains, ceux du portier de comĂ©die qui s’était arrĂȘtĂ© dans son ascension, la branche Ă©tant devenue trop faible pour le supporter. Azolan, Agostin et Basque avaient eu cette triomphante idĂ©e de pousser l’arbre Ă  l’eau afin de couper la retraite aux assiĂ©geants. Si nous ne jetons bas cette porte, dit Lampourde, nous sommes pris comme rats au piĂšge. Au diable soient les ouvriers du temps jadis qui travaillaient de façon si durable ! Je vais essayer de dĂ©couper le bois autour de la serrure avec mon poignard pour la faire sauter, puisqu’elle tient si fort. Il faut sortir d’ici Ă  tout prix ; nous n’avons plus la ressource de nous accrocher Ă  notre arbre comme les ours Ă  leur tronc dans les fossĂ©s de Berne en Suisse. » Lampourde allait se mettre Ă  l’Ɠuvre, quand un lĂ©ger grincement pareil Ă  celui d’une clef qui tourne, rĂ©sonna dans la serrure, et la porte inutilement attaquĂ©e s’ouvrit d’elle-mĂȘme. Quel est le bon ange, s’écria Sigognac, qui vient de la sorte Ă  notre secours ! et par quel miracle cette porte cĂšde-t-elle toute seule aprĂšs avoir tant rĂ©sistĂ© ? — Il n’y a ni ange ni miracle, rĂ©pondit Chiquita en sortant de derriĂšre la porte et fixant sur le Baron son regard mystĂ©rieux et tranquille. — OĂč est Isabelle ? » cria Sigognac, parcourant de l’Ɠil la salle faiblement Ă©clairĂ©e par la lueur vacillante d’une petite lampe. Il ne l’aperçut point d’abord. Le duc de Vallombreuse, surpris par la brusque ouverture des battants, s’était acculĂ© dans un angle, plaçant derriĂšre lui la jeune comĂ©dienne Ă  demi pĂąmĂ©e d’épouvante et de fatigue ; elle s’était affaissĂ©e sur ses genoux, la tĂȘte appuyĂ©e Ă  la muraille, les cheveux dĂ©nouĂ©s et flottants, les vĂȘtements en dĂ©sordre, les ferrets de son corsage brisĂ©s tant elle s’était dĂ©sespĂ©rĂ©ment tordue entre les bras de son ravisseur, qui, sentant sa proie lui Ă©chapper, avait essayĂ© vainement de lui dĂ©rober quelques baisers lascifs, comme un faune poursuivi entraĂźnant une jeune vierge au fond des bois. Elle est ici, dit Chiquita, dans ce coin, derriĂšre le seigneur Vallombreuse ; mais pour avoir la femme, il faut tuer l’homme. — Qu’à cela ne tienne, je le tuerai, fit Sigognac en s’avançant l’épĂ©e droite vers le jeune duc dĂ©jĂ  tombĂ© en garde. — C’est ce que nous verrons, monsieur le capitaine Fracasse, chevalier de bohĂ©miennes, » rĂ©pondit le jeune duc d’un air de parfait dĂ©dain. Les fers Ă©taient engagĂ©s et se suivaient en tournant autour l’un et l’autre avec cette lenteur prudente qu’apportent aux luttes qui doivent ĂȘtre mortelles les habiles de l’escrime. Vallombreuse n’était pas d’une force Ă©gale Ă  celle de Sigognac ; mais il avait, comme il convenait Ă  un homme de sa qualitĂ©, frĂ©quentĂ© longtemps les acadĂ©mies, mouillĂ© plus d’une chemise aux salles d’armes, et travaillĂ© sous les meilleurs maĂźtres. Il ne tenait donc pas son Ă©pĂ©e comme un balai, suivant la dĂ©daigneuse expression de Lampourde Ă  l’adresse des ferrailleurs maladroits qui, selon lui, dĂ©shonoraient le mĂ©tier. Sachant combien son adversaire Ă©tait redoutable, le jeune duc se renfermait dans la dĂ©fensive, parait les coups et n’en portait point. Il espĂ©rait lasser Sigognac dĂ©jĂ  fatiguĂ© par l’attaque du chĂąteau et son duel avec Malartic, car il avait entendu le bruit des Ă©pĂ©es Ă  travers la porte. Cependant, tout en dĂ©jouant le fer du Baron, de sa main gauche il cherchait sur sa poitrine un petit sifflet d’argent suspendu Ă  une chaĂźnette. Quand il l’eut trouvĂ©, il le porta Ă  ses lĂšvres et en tira un son aigu et prolongĂ©. Ce mouvement pensa lui coĂ»ter cher ; l’épĂ©e du Baron faillit lui clouer la main sur la bouche ; mais la pointe, relevĂ©e par une riposte un peu tardive, ne fit que lui Ă©gratigner le pouce. Vallombreuse reprit sa garde. Ses yeux lançaient des regards fauves pareils Ă  ceux des jettatores et des basilics, qui ont la vertu de tuer ; un sourire d’une mĂ©chancetĂ© diabolique crispait les coins de sa bouche, il rayonnait de fĂ©rocitĂ© satisfaite, et sans se dĂ©couvrir il avançait sur Sigognac, lui poussant des bottes toujours parĂ©es. Malartic, Lampourde et Scapin regardaient avec admiration cette lutte d’un intĂ©rĂȘt si vif d’oĂč dĂ©pendait le sort de la bataille, les chefs des deux partis opposĂ©s Ă©tant en prĂ©sence et combattant corps Ă  corps. MĂȘme Scapin avait apportĂ© les flambeaux de l’autre chambre pour que les rivaux y vissent plus clair. Attention touchante ! Le petit duc ne va pas mal, dit Lampourde apprĂ©ciateur impartial du mĂ©rite, je ne l’aurais pas cru capable d’une telle dĂ©fense ; mais s’il se fend, il est perdu. Le capitaine Fracasse a le bras plus long que lui. Ah ! diable, cette parade de demi-cercle est trop large. Qu’est-ce que je vous disais ? voilĂ  l’épĂ©e de l’adversaire qui passe par l’ouverture. Vallombreuse est touchĂ© ; non, il a fait une retraite fort Ă  propos. » Au mĂȘme instant un bruit tumultueux de pas qui approchaient se fit entendre. Un panneau de la boiserie s’ouvrit avec fracas, et cinq ou six laquais armĂ©s se prĂ©cipitĂšrent impĂ©tueusement dans la salle. Emportez cette femme, leur cria Vallombreuse, et chargez-moi ces drĂŽles. Je fais mon affaire du Capitaine ; » et il courut sur lui l’épĂ©e haute. L’irruption de ces marauds surprit Sigognac. Il serra un peu moins sa garde ; car il suivait des yeux Isabelle tout Ă  fait Ă©vanouie que deux laquais, protĂ©gĂ©s par le duc, entraĂźnaient vers l’escalier, et l’épĂ©e de Vallombreuse lui effleura le poignet. RappelĂ© au sentiment de la situation par cette Ă©raflure, il porta au duc une botte Ă  fond qui l’atteignit au-dessus de la clavicule et le fit chanceler. Cependant Lampourde et Scapin recevaient les laquais de la belle maniĂšre ; Lampourde les lardait de sa longue rapiĂšre comme des rats, et Scapin leur martelait la tĂȘte avec la crosse d’un pistolet qu’il avait ramassĂ©. Voyant leur maĂźtre blessĂ© qui s’adossait au mur et s’appuyait sur la garde de son Ă©pĂ©e, la figure couverte d’une pĂąleur blafarde, ces misĂ©rables canailles, lĂąches d’ñme et de courage, abandonnĂšrent la partie et gagnĂšrent au pied. Il est vrai que Vallombreuse n’était point aimĂ© de ses domestiques, qu’il traitait en tyran plutĂŽt qu’en maĂźtre, et brutalisait avec une fĂ©rocitĂ© fantasque. À moi, coquins ! Ă  moi, soupira-t-il, d’une voix faible. Laisserez-vous ainsi votre duc sans aide et sans secours ? » Pendant que ces incidents se passaient, comme nous l’avons dit, HĂ©rode montait d’un pas aussi leste que sa corpulence le permettait, le grand escalier, Ă©clairĂ©, depuis l’arrivĂ©e de Vallombreuse au chĂąteau, d’une grande lanterne fort ouvragĂ©e et suspendue Ă  un cĂąble de soie. Il arriva au palier du premier Ă©tage, au moment mĂȘme oĂč Isabelle Ă©chevelĂ©e, pĂąle, sans mouvement, Ă©tait emportĂ©e comme une morte par les laquais. Il crut que pour sa rĂ©sistance vertueuse le jeune duc l’avait tuĂ©e ou fait tuer, et, sa furie s’exaspĂ©rant Ă  cette idĂ©e, il tomba Ă  grands coups d’épĂ©e sur les marauds, qui, surpris de cette agression subite dont ils ne pouvaient se dĂ©fendre, ayant les mains empĂȘchĂ©es, lĂąchĂšrent leur proie et dĂ©talĂšrent comme s’ils eussent eu le diable Ă  leurs trousses. HĂ©rode, se penchant, releva Isabelle, lui appuya la tĂȘte sur son genou, lui posa la main sur le cƓur et s’assura qu’il battait encore. Il vit qu’elle ne paraissait avoir aucune blessure et commençait Ă  soupirer faiblement comme une personne Ă  qui revient peu Ă  peu le sentiment de l’existence. En cette posture, il fut bientĂŽt rejoint par Sigognac, qui s’était dĂ©barrassĂ© de Vallombreuse, en lui allongeant ce furieux coup de pointe fort admirĂ© de Lampourde. Le baron s’agenouilla prĂšs de son amie, lui prit les mains et d’une voix qu’Isabelle entendait vaguement comme du fond d’un rĂȘve, il lui dit Revenez Ă  vous, chĂšre Ăąme, et n’ayez plus de crainte. Vous ĂȘtes entre les bras de vos amis, et personne maintenant, ne vous saurait nuire. » Quoiqu’elle n’eĂ»t point encore ouvert les yeux, un languissant sourire se dessina sur les lĂšvres dĂ©colorĂ©es d’Isabelle, et ses doigts pĂąles, moites des froides sueurs de la pĂąmoison, serrĂšrent imperceptiblement la main de Sigognac. Lampourde considĂ©rait d’un air attendri ce groupe touchant, car les galanteries l’intĂ©ressaient, et il prĂ©tendait se connaĂźtre mieux que pas un aux choses du cƓur. Tout Ă  coup, une impĂ©rieuse sonnerie de cor Ă©clata dans le silence qui avait succĂ©dĂ© au tumulte de la bataille. Au bout de quelques minutes elle se rĂ©pĂ©ta avec une fureur stridente et prolongĂ©e. C’était un appel de maĂźtre auquel il fallait obĂ©ir. Des froissements de chaĂźnes se firent entendre. Un bruit sourd indiqua l’abaissement du pont-levis ; un tourbillonnement de roues tonna sous la voĂ»te, et aux fenĂȘtres de l’escalier flamboyĂšrent subitement les lueurs rouges de torches dissĂ©minĂ©es dans la cour. La porte du vestibule retomba bruyamment sur elle-mĂȘme, et des pas hĂątifs retentirent dans la cage sonore de l’escalier. BientĂŽt parurent quatre laquais Ă  grande livrĂ©e, portant des cires allumĂ©es avec cet air impassible et cet empressement muet qu’ont les valets de noble maison. DerriĂšre eux, montait un homme de haute mine, vĂȘtu de la tĂȘte aux pieds d’un velours noir passementĂ© de jayet. Un ordre, de ceux que se rĂ©servent les rois et les princes, ou qu’ils n’accordent qu’aux plus illustres personnages, brillait Ă  sa poitrine sur le fond sombre de l’étoffe. ArrivĂ©s au palier, les laquais se rangĂšrent contre le mur, comme des statues portant au poing des torches, sans qu’aucune palpitation de paupiĂšre, sans qu’un tressaillement de muscles indiquĂąt en aucune façon qu’ils aperçussent le spectacle assez singulier pourtant qu’ils avaient sous les yeux. Le maĂźtre n’ayant point encore parlĂ©, ils ne devaient pas avoir d’opinion. Le seigneur vĂȘtu de noir s’arrĂȘta sur le palier. Bien que l’ñge eĂ»t mis des rides Ă  son front et Ă  ses joues, jauni son teint et blanchi son poil, on pouvait encore reconnaĂźtre en lui l’original du portrait qui avait attirĂ© les regards d’Isabelle en sa dĂ©tresse, et qu’elle avait implorĂ© comme une figure amie. C’était le prince pĂšre de Vallombreuse. Le fils portait le nom d’un duchĂ©, en attendant que l’ordre naturel des successions le rendĂźt Ă  son tour chef de famille. À l’aspect d’Isabelle, que soutenaient HĂ©rode et Sigognac, et Ă  qui sa pĂąleur exsangue donnait l’air d’une morte, le prince leva les bras au ciel en poussant un soupir. Je suis arrivĂ© trop tard, dit-il, quelque diligence que j’aie faite, » et il se baissa vers la jeune comĂ©dienne, dont il prit la main inerte. À cette main blanche comme si elle eĂ»t Ă©tĂ© sculptĂ©e dans l’albĂątre, brillait au doigt annulaire une bague dont une amĂ©thyste assez grosse formait le chaton. Le vieux seigneur parut Ă©trangement troublĂ© Ă  la vue de cette bague. Il la tira du doigt d’Isabelle avec un tremblement convulsif, fit signe Ă  un des laquais porteurs de torche de s’approcher, et Ă  la lueur plus vive de la cire dĂ©chiffra le blason gravĂ© sur la pierre, mettant l’anneau tout prĂšs de la clartĂ© et l’éloignant ensuite pour en mieux saisir les dĂ©tails avec sa vue de vieillard. Sigognac, HĂ©rode et Lampourde suivaient anxieusement les gestes Ă©garĂ©s du prince, et ses changements de physionomie Ă  la vue de ce bijou qu’il paraissait bien connaĂźtre, et qu’il tournait et retournait entre ses mains, comme ne pouvant se dĂ©cider Ă  admettre une idĂ©e pĂ©nible. OĂč est Vallombreuse, s’écria-t-il enfin d’une voix tonnante, oĂč est ce monstre indigne de ma race ? » Il avait reconnu, Ă  n’en pouvoir douter, dans cette bague, l’anneau ornĂ© d’un blason de fantaisie avec lequel il scellait jadis les billets qu’il Ă©crivait Ă  CornĂ©lia mĂšre d’Isabelle. Comment cet anneau se trouvait-il au doigt de cette jeune actrice enlevĂ©e par Vallombreuse et de qui le tenait-elle ? Serait-elle la fille de CornĂ©lia, se disait le prince, et la mienne ? Cette profession de comĂ©dienne qu’elle exerce, son Ăąge, sa figure oĂč se retrouvent quelques traits adoucis de sa mĂšre, tout concorde Ă  me le faire croire. Alors, c’est sa sƓur que poursuivait ce damnĂ© libertin ; cet amour est un inceste ; oh ! je suis cruellement puni d’une faute ancienne. » Isabelle ouvrit enfin les yeux, et son premier regard rencontra le prince tenant la bague qu’il lui avait ĂŽtĂ©e du doigt. Il lui sembla avoir dĂ©jĂ  vu cette figure, mais jeune encore, sans cheveux blancs ni barbe grise. On eĂ»t dit la copie vieillie du portrait placĂ© au-dessus de la cheminĂ©e. Un sentiment de vĂ©nĂ©ration profonde envahit Ă  son aspect le cƓur d’Isabelle. Elle vit aussi prĂšs d’elle le brave Sigognac et le bon HĂ©rode, tous deux sains et saufs, et aux transes de la lutte succĂ©da la sĂ©curitĂ© de la dĂ©livrance. Elle n’avait plus rien Ă  craindre ni pour ses amis, ni pour elle. Se soulevant Ă  demi, elle inclina la tĂȘte devant le prince, qui la contemplait avec une attention passionnĂ©e, et paraissait chercher dans les traits de la jeune fille une ressemblance Ă  un type autrefois chĂ©ri. De qui, mademoiselle, tenez-vous cet anneau qui me rappelle certains souvenirs ; l’avez-vous depuis longtemps en votre possession ? dit le vieux seigneur d’une voix Ă©mue. — Je le possĂšde depuis mon enfance, et c’est l’unique hĂ©ritage que j’aie recueilli de ma mĂšre, rĂ©pondit Isabelle. — Et qui Ă©tait votre mĂšre, que faisait-elle ? dit le prince avec un redoublement d’intĂ©rĂȘt. — Elle s’appelait CornĂ©lia, repartit modestement Isabelle, et c’était une pauvre comĂ©dienne de province qui jouait les reines et les princesses tragiques dans la troupe dont je fais partie encore. — CornĂ©lia ! Plus de doute, fit le prince troublĂ©, oui, c’est bien elle ; mais, dominant son Ă©motion, il reprit un air majestueux et calme, et dit Ă  Isabelle Permettez-moi de garder cet anneau. Je vous le remettrai quand il faudra. — Il est bien entre les mains de Votre Seigneurie, rĂ©pondit la jeune comĂ©dienne, en qui, Ă  travers les brumeux souvenirs de l’enfance, s’ébauchait le souvenir d’une figure que, toute petite, elle avait vue se pencher vers son berceau. — Messieurs, dit le prince, fixant son regard ferme et clair sur Sigognac et ses compagnons, en toute autre circonstance je pourrais trouver Ă©trange votre prĂ©sence armĂ©e dans mon chĂąteau ; mais je sais le motif qui vous a fait envahir cette demeure jusqu’à prĂ©sent sacrĂ©e. La violence appelle la violence, et la justifie. Je fermerai les yeux sur ce qui vient d’arriver. Mais oĂč est le duc de Vallombreuse, ce fils dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© qui dĂ©shonore ma vieillesse ? » Comme s’il eĂ»t rĂ©pondu Ă  l’appel de son pĂšre, Vallombreuse, au mĂȘme instant, parut sur le seuil de la salle, soutenu par Malartic ; il Ă©tait affreusement pĂąle, et sa main crispĂ©e serrait un mouchoir contre sa poitrine. Il marchait cependant, mais comme marchent les spectres, sans soulever les pieds. Une volontĂ© terrible, dont l’effort donnait Ă  ses traits l’immobilitĂ© d’un masque en marbre, le tenait seule debout. Il avait entendu la voix de son pĂšre, que, tout dĂ©pravĂ© qu’il fĂ»t, il redoutait encore, et il espĂ©rait lui cacher sa blessure. Il mordait ses lĂšvres pour ne pas crier, et ravalait l’écume sanglante qui lui montait aux coins de la bouche ; il ĂŽta mĂȘme son chapeau, malgrĂ© la douleur atroce que lui causait le mouvement de lever le bras, et resta ainsi dĂ©couvert et silencieux. Monsieur, dit le prince, vos Ă©quipĂ©es dĂ©passent les bornes, et vos dĂ©portements sont tels, que je serai forcĂ© d’implorer du roi, pour vous, la faveur d’un cachot ou d’un exil perpĂ©tuels. Le rapt, la sĂ©questration, le viol ne sont plus de la galanterie, et si je peux passer quelque chose aux Ă©garements d’une jeunesse licencieuse, je n’excuserai jamais le crime froidement mĂ©ditĂ©. Savez-vous, monstre, continua-t-il en s’approchant de Vallombreuse et lui parlant Ă  l’oreille de façon Ă  n’ĂȘtre entendu de personne, savez-vous quelle est cette jeune fille, cette Isabelle que vous avez enlevĂ©e en dĂ©pit de sa vertueuse rĂ©sistance ? — votre sƓur ! — Puisse-t-elle remplacer le fils que vous allez perdre, rĂ©pondit Vallombreuse, pris d’une dĂ©faillance qui fit apparaĂźtre sur son visage livide les sueurs de l’agonie ; mais je ne suis pas coupable comme vous le pensez. Isabelle est pure, je l’atteste sur le Dieu devant qui je vais paraĂźtre. La mort n’a pas l’habitude de mentir, et l’on peut croire Ă  la parole d’un gentilhomme expirant. » Cette phrase fut prononcĂ©e d’une voix assez haute pour ĂȘtre entendue de tous. Isabelle tourna ses beaux yeux humides de larmes vers Sigognac, et vit sur la figure de ce parfait amant qu’il n’avait pas attendu, pour croire Ă  la vertu de celle qu’il aimait, l’attestation in extremis de Vallombreuse. Mais qu’avez-vous donc, dit le prince en Ă©tendant la main vers le jeune duc qui chancelait malgrĂ© le soutien de Malartic. — Rien, mon pĂšre, rĂ©pondit Vallombreuse d’une voix Ă  peine articulĂ©e
, rien
 Je meurs ; et il tomba tout d’une piĂšce sur les dalles du palier sans que Malartic pĂ»t le retenir. — Il n’est pas tombĂ© sur le nez, dit sentencieusement Jacquemin Lampourde, ce n’est qu’une pĂąmoison ; il en peut rĂ©chapper encore. Nous connaissons ces choses-lĂ , nous autres hommes d’épĂ©e, mieux que les hommes de lancette et les apothicaires. — Un mĂ©decin ! un mĂ©decin ! s’écria le prince, oubliant son ressentiment Ă  ce spectacle ; peut-ĂȘtre y a-t-il encore quelque espoir. Une fortune Ă  qui sauvera mon fils, le dernier rejeton d’une noble race ! Mais allez donc ! que faites-vous lĂ  ? courez, prĂ©cipitez-vous ! » Deux des laquais impassibles qui avaient Ă©clairĂ© cette scĂšne de leurs torches sans faire mĂȘme un clignement d’Ɠil se dĂ©tachĂšrent de la muraille et se hĂątĂšrent pour exĂ©cuter les ordres de leur maĂźtre. D’autres domestiques, avec toutes les prĂ©cautions imaginables, soulevĂšrent le corps de Vallombreuse, et, sur l’ordre de son pĂšre, le transportĂšrent Ă  son appartement, oĂč ils le dĂ©posĂšrent sur son lit. Le vieux seigneur suivit d’un regard oĂč la douleur Ă©teignait dĂ©jĂ  la colĂšre ce cortĂšge lamentable. Il voyait sa race finie avec ce fils aimĂ© et dĂ©testĂ© Ă  la fois, mais dont il oubliait en ce moment les vices pour ne se souvenir que de ses qualitĂ©s brillantes. Une mĂ©lancolie profonde l’envahissait, et il resta quelques minutes plongĂ© dans un silence que tout le monde respecta. Isabelle, tout Ă  fait remise de son Ă©vanouissement, se tenait debout, les yeux baissĂ©s, prĂšs de Sigognac et d’HĂ©rode, rajustant d’une main pudique le dĂ©sordre de ses habits. Lampourde et Scapin, un peu en arriĂšre, s’effaçaient comme des figures de second plan, et dans le cadre de la porte on entrevoyait les tĂȘtes curieuses des bretteurs qui avaient pris part Ă  la lutte et n’étaient pas sans inquiĂ©tude sur leur sort, craignant qu’on ne les envoyĂąt aux galĂšres ou au gibet pour avoir aidĂ© Vallombreuse en ses mĂ©chantes entreprises. Enfin le prince rompit ce silence embarrassant et dit Quittez ce chĂąteau Ă  l’instant, vous tous qui avez mis vos Ă©pĂ©es au service des mauvaises passions de mon fils. Je suis trop gentilhomme pour faire l’office des archers et du bourreau ; fuyez, disparaissez, rentrez dans vos repaires. La justice saura bien vous y retrouver. » Le compliment n’était pas fort gracieux ; mais il eĂ»t Ă©tĂ© hors de propos de montrer une susceptibilitĂ© trop farouche. Les bretteurs, que Lampourde avait dĂ©liĂ©s dĂšs le commencement de cette scĂšne, s’éloignĂšrent sans demander leur reste, avec Malartic leur chef. Quand ils se furent retirĂ©s, le pĂšre de Vallombreuse prit Isabelle par la main, et la dĂ©tachant du groupe oĂč elle se trouvait, la fit ranger prĂšs de lui et lui dit Restez lĂ , mademoiselle ; votre place est dĂ©sormais Ă  mes cĂŽtĂ©s. C’est bien le moins que vous me rendiez une fille puisque vous m’îtez un fils. » Et il essuya une larme qui, malgrĂ© lui, dĂ©bordait de sa paupiĂšre. Puis se retournant vers Sigognac avec un geste d’une incomparable noblesse Monsieur, vous pouvez vous en aller avec vos compagnons. Isabelle n’a rien Ă  redouter prĂšs de son pĂšre, et ce chĂąteau sera dĂšs Ă  prĂ©sent sa demeure. Maintenant que sa naissance est connue, il ne convient pas que ma fille retourne Ă  Paris. Je la paye assez cher pour la garder. Je vous remercie, quoiqu’il m’en coĂ»te l’espoir d’une race perpĂ©tuĂ©e, d’avoir Ă©pargnĂ© Ă  mon fils une action honteuse, que dis-je, un crime abominable ! Sur mon blason je prĂ©fĂšre une tache de sang Ă  une tache de boue. Puisque Vallombreuse Ă©tait infĂąme, vous avez bien fait de le tuer ; vous avez agi en vrai gentilhomme, et l’on m’assure que vous l’ĂȘtes, en protĂ©geant la faiblesse, l’innocence et la vertu. C’était votre droit. L’honneur de ma fille sauvĂ© rachĂšte la mort de son frĂšre. VoilĂ  ce que la raison me dit ; mais mon cƓur paternel en murmure et d’injustes idĂ©es de vengeance pourraient me prendre dont je ne serais pas maĂźtre. Disparaissez, je ne ferai aucune poursuite, et je tĂącherai d’oublier qu’une nĂ©cessitĂ© rigoureuse a dirigĂ© votre fer sur le sein de mon fils ! — Monseigneur, rĂ©pondit Sigognac sur le ton du plus profond respect, je fais Ă  la douleur d’un pĂšre une part si grande, que j’eusse sans sonner mot acceptĂ© les injures les plus sanglantes et les plus amĂšres, bien qu’en ce dĂ©sastreux conflit ma loyautĂ© ne me fasse aucun reproche. Je ne voudrais rien dire, pour me justifier Ă  vos yeux, qui accusĂąt cet infortunĂ© duc de Vallombreuse ; mais croyez que je ne l’ai point cherchĂ©, qu’il s’est jetĂ© de lui-mĂȘme sur ma route et que j’ai tout fait, en plus d’une rencontre, pour l’épargner. Ici mĂȘme, c’est sa fureur aveugle qui l’a prĂ©cipitĂ© sur mon Ă©pĂ©e. Je laisse en vos mains Isabelle, qui m’est plus chĂšre que la vie, et me retire Ă  jamais dĂ©solĂ© de cette triste victoire pour moi vĂ©ritable dĂ©faite, puisqu’elle dĂ©truit mon bonheur. Ah ! que mieux eĂ»t valu que je fusse tuĂ© et victime au lieu de meurtrier ! » LĂ -dessus, Sigognac fit au prince un salut, et lançant Ă  Isabelle un long regard chargĂ© d’amour et de regret, descendit les marches de l’escalier, suivi de Scapin et de Lampourde, non sans retourner plus d’une fois la tĂȘte, ce qui lui permit de voir la jeune fille appuyĂ©e contre la rampe de peur de dĂ©faillir, et portant son mouchoir Ă  ses yeux pleins de larmes. Était-ce la mort de son frĂšre ou le dĂ©part de Sigognac qu’elle pleurait ? Nous pensons que c’était le dĂ©part de Sigognac, l’aversion que lui inspirait Vallombreuse n’ayant point encore eu le temps de se changer chez elle en tendresse Ă  cette rĂ©vĂ©lation de parentĂ© subite. Du moins le Baron, quelque modeste qu’il fĂ»t, en jugea ainsi, et, chose Ă©trange que le cƓur humain, s’éloigna consolĂ© par les larmes de celle qu’il aimait. Sigognac et sa troupe sortirent par le pont-levis, et tout en longeant le fossĂ© pour aller reprendre leurs chevaux dans le petit bois oĂč ils les avaient laissĂ©s, ils entendirent une voix plaintive s’élever du fossĂ© Ă  l’endroit mĂȘme que comblait l’arbre renversĂ©. C’était le portier de la comĂ©die, qui n’avait pu se dĂ©gager de l’enchevĂȘtrement des branches, et criait piteusement Ă  l’aide, n’ayant que la tĂȘte hors de l’eau, et risquant d’avaler ce fade liquide qu’il haĂŻssait plus que mĂ©decine noire, toutes les fois qu’il ouvrait le bec pour appeler au secours. Scapin, qui Ă©tait fort agile et dĂ©liĂ© de son corps, se risqua sur l’arbre et eut bientĂŽt repĂȘchĂ© le portier tout ruisselant d’eau et d’herbes aquatiques. Les chevaux n’avaient point bougĂ© de leur couvert, et bientĂŽt enfourchĂ©s par leurs cavaliers, ils reprirent allĂ©grement la route de Paris. Que vous semble, monsieur le Baron, de tous ces Ă©vĂ©nements ? disait HĂ©rode Ă  Sigognac, qui cheminait botte Ă  botte avec lui. Cela s’arrange comme une fin de tragi-comĂ©die. Qui se fĂ»t attendu au milieu de l’algarade, Ă  l’entrĂ©e seigneuriale de ce pĂšre prĂ©cĂ©dĂ© de flambeaux, et venant mettre le holĂ  aux fredaines un peu trop fortes de monsieur son fils ? Et cette reconnaissance d’Isabelle au moyen d’une bague Ă  cachet blasonnĂ© ? ne l’a-t-on pas dĂ©jĂ  vue au théùtre ? AprĂšs tout, puisque le théùtre est l’image de la vie, la vie lui doit ressembler comme un original Ă  son portrait. J’avais toujours entendu dire dans la troupe qu’Isabelle Ă©tait de noble naissance. Blazius et LĂ©onarde se souvenaient mĂȘme d’avoir vu le prince, qui n’était encore que duc, lorsqu’il faisait sa cour Ă  CornĂ©lia. LĂ©onarde plus d’une fois avait engagĂ© la jeune fille Ă  rechercher son pĂšre ; mais celle-ci, douce et modeste de nature, n’en avait rien fait, ne voulant pas s’imposer Ă  une famille qui l’eĂ»t rejetĂ©e peut-ĂȘtre, et s’était contentĂ©e de son modeste sort. — Oui, je savais cela, rĂ©pondit Sigognac ; sans attacher autrement d’importance Ă  cette illustre origine, Isabelle m’avait contĂ© l’histoire de sa mĂšre et parlĂ© de la bague. On voyait bien d’ailleurs Ă  la dĂ©licatesse de sentiment que professait cette aimable fille qu’il y avait du sang illustre dans ses veines. Je l’aurais devinĂ© quand mĂȘme elle ne me l’eĂ»t pas dit. Sa beautĂ© chaste, fine et pure, rĂ©vĂ©lait sa race. Aussi mon amour pour elle a-t-il toujours Ă©tĂ© mĂȘlĂ© de timiditĂ© et de respect, quoique volontiers la galanterie s’émancipe avec les comĂ©diennes. Mais quelle fatalitĂ© que ce damnĂ© Vallombreuse se trouve prĂ©cisĂ©ment son frĂšre ! Il y a maintenant un cadavre entre nous deux ; un ruisseau de sang nous sĂ©pare, et pourtant je ne pouvais sauver son honneur que par cette mort. Malheureux que je suis ! j’ai moi-mĂȘme créé l’obstacle oĂč doit se briser mon amour, et tuĂ© mon espĂ©rance avec l’épĂ©e qui dĂ©fendait mon bien. Pour garder ce que j’aime, je me l’îte Ă  jamais. De quel front irai-je me prĂ©senter les mains rouges de sang, Ă  Isabelle en deuil ? HĂ©las, ce sang, je l’ai versĂ© pour sa propre dĂ©fense, mais c’était le sang fraternel ! Quand bien mĂȘme elle me pardonnerait et me verrait sans horreur, le prince, qui maintenant a sur elle des droits de pĂšre, repoussera, en le maudissant, le meurtrier de son fils. Oh ! je suis nĂ© sous une Ă©toile enragĂ©e. — Tout cela sans doute est fort lamentable, rĂ©pondit HĂ©rode, mais les affaires du Cid et de ChimĂšne Ă©taient encore bien autrement embrouillĂ©es comme on le voit en la piĂšce de M. Pierre de Corneille, et cependant, aprĂšs bien des combats entre l’amour et le devoir, elles finirent par s’arranger Ă  l’amiable, non sans quelques antithĂšses et agudezzas un peu forcĂ©es dans le goĂ»t espagnol, mais d’un bon effet au théùtre. Vallombreuse n’est que d’un cĂŽtĂ© frĂšre d’Isabelle. Ils n’ont point puisĂ© le jour au mĂȘme sein, et ne se sont connus comme parents que pendant quelques minutes, ce qui diminue fort le ressentiment. Et d’ailleurs notre jeune amie haĂŻssait comme peste ce forcenĂ© gentilhomme, qui la poursuivait de ses galanteries violentes et scandaleuses. Le prince lui-mĂȘme n’était guĂšre content de son fils, lequel Ă©tait fĂ©roce comme NĂ©ron, dissolu comme HĂ©liogabale, pervers comme Satan, et qui eĂ»t Ă©tĂ© dĂ©jĂ  vingt fois pendu, n’était sa qualitĂ© de duc. Ne vous dĂ©sespĂ©rez donc point ainsi. Les choses prendront peut-ĂȘtre une meilleure tournure que vous ne pensez. — Dieu le veuille, mon bon HĂ©rode, rĂ©pondit Sigognac, mais naturellement je n’ai point de bonheur. Le guignon et les mĂ©chantes fĂ©es bossues prĂ©sidĂšrent Ă  ma nativitĂ©. Il eĂ»t Ă©tĂ© vraiment plus heureux pour moi d’ĂȘtre tuĂ©, puisque, par l’arrivĂ©e de son pĂšre, la vertu d’Isabelle Ă©tait sauve sans la mort de Vallombreuse, et puis, il faut tout vous dire, je ne sais quelle horreur secrĂšte a pĂ©nĂ©trĂ© avec un froid de glace jusqu’à la moelle de mes os, lorsque j’ai vu ce beau jeune homme si plein de vie, de feu et de passion, tomber tout d’une piĂšce, roide, froid et pĂąle devant mes pieds. HĂ©rode, c’est une chose grave que la mort d’un homme, et quoique je n’aie point de remords n’ayant pas commis de crime, je vois lĂ  Vallombreuse Ă©tendu, les cheveux Ă©pars sur le marbre de l’escalier et une tache rouge Ă  la poitrine. — ChimĂšres que tout cela, dit HĂ©rode, vous l’avez tuĂ© dans les rĂšgles. Votre conscience peut ĂȘtre tranquille. Un temps de galop dissipera ces scrupules qui viennent d’un mouvement fiĂ©vreux et du frisson de la nuit. Ce Ă  quoi il faut aviser promptement, c’est Ă  quitter Paris et Ă  gagner quelque retraite oĂč l’on vous oublie. La mort de Vallombreuse fera du bruit Ă  la cour et Ă  la ville, quelque soin qu’on prenne de la celer. Et, encore qu’il ne soit guĂšre aimĂ©, on pourrait vous chercher noise. Or çà, sans plus discourir, donnons de l’éperon Ă  nos montures et dĂ©vorons ce ruban de queue qui s’étend devant nous, ennuyeux et grisĂątre, entre deux rangĂ©es de manches Ă  balai, sous la lueur froide de la lune. » Les chevaux, sollicitĂ©s du talon, prirent une allure plus vive ; mais pendant qu’ils cheminent, retournons au chĂąteau, aussi calme maintenant qu’il Ă©tait bruyant tout Ă  l’heure, et entrons dans la chambre oĂč les domestiques ont dĂ©posĂ© Vallombreuse. Un chandelier Ă  plusieurs branches, posĂ© sur un guĂ©ridon, l’éclairait d’une lumiĂšre dont les rayons tombaient sur le lit du jeune duc, immobile comme un cadavre, et qui semblait encore plus pĂąle sur le fond cramoisi des rideaux et aux reflets rouges de la soie. Une boiserie d’ébĂšne, incrustĂ©e de filets en cuivre, montait Ă  hauteur d’homme et servait de soubassement Ă  une tapisserie de haute lice reprĂ©sentant l’histoire de MĂ©dĂ©e et de Jason, toute remplie de meurtres et de magies sinistres. Ici, l’on voyait MĂ©dĂ©e couper en morceaux PĂ©lias, sous prĂ©texte de le rajeunir comme Éson. LĂ , femme jalouse et mĂšre dĂ©naturĂ©e, elle Ă©gorgeait ses enfants. Sur un autre panneau, elle s’enfuyait, ivre de vengeance, dans son char traĂźnĂ© par des dragons vomissant le feu. Certes, la tenture Ă©tait belle et de prix, et de main d’ouvrier ; mais ces mythologies fĂ©roces avaient je ne sais quoi de lugubre et de cruel qui trahissait un naturel farouche chez celui qui les avait choisies. Dans le fond du lit, les rideaux relevĂ©s laissaient voir Jason combattant les monstrueux taureaux d’airain, dĂ©fenseurs de la Toison-d’or, et on eĂ»t dit que Vallombreuse, gisant inanimĂ© au-dessous d’eux, fĂ»t une de leurs victimes. Des habits de la plus somptueuse Ă©lĂ©gance, essayĂ©s et dĂ©daignĂ©s ensuite, Ă©taient jetĂ©s çà et lĂ  sur les chaises, et dans un grand cornet du Japon, chamarrĂ© de dessins bleus et rouges, posĂ© sur une table en Ă©bĂšne comme tous les meubles de la chambre, trempait un magnifique bouquet formĂ© des fleurs les plus rares et destinĂ© Ă  remplacer celui qu’avait refusĂ© Isabelle, mais qui n’était pas arrivĂ© Ă  destination Ă  cause de l’attaque inopinĂ©e du chĂąteau. Ces fleurs Ă©panouies et superbes, tĂ©moignage encore frais d’une prĂ©occupation galante, faisaient un contraste Ă©trange avec ce corps Ă©tendu sans mouvement, et un moraliste aurait trouvĂ© lĂ  de quoi philosopher tout le saoul. Le prince, assis dans un fauteuil auprĂšs du lit, regardait d’un Ɠil morne ce visage aussi blanc que l’oreiller de dentelles qui ballonnait autour de lui. Cette pĂąleur mĂȘme en rendait encore les traits plus dĂ©licats et plus purs. Tout ce que la vie peut imprimer de vulgaire Ă  une figure humaine y disparaissait dans une sĂ©rĂ©nitĂ© de marbre, et jamais Vallombreuse n’avait Ă©tĂ© plus beau. Aucun souffle ne semblait sortir de ses lĂšvres entr’ouvertes, dont les grenades avaient fait place aux violettes de la mort. En contemplant cette forme charmante qui bientĂŽt allait se dissoudre, le prince oubliait que l’ñme d’un dĂ©mon venait d’en sortir, et il songeait tristement Ă  ce grand nom que les siĂšcles passĂ©s s’étaient respectueusement lĂ©guĂ© et qui n’arriverait pas aux siĂšcles futurs. C’était plus que la mort de son fils qu’il dĂ©plorait, c’était la mort de sa maison une douleur inconnue aux bourgeois et aux manants. Il tenait la main glacĂ©e de Vallombreuse entre les siennes, et y sentant un peu de chaleur, il ne rĂ©flĂ©chissait pas qu’elle venait de lui et se laissait aller Ă  un espoir chimĂ©rique. Isabelle Ă©tait debout au pied du lit, les mains jointes et priant Dieu avec toute la ferveur de son Ăąme pour ce frĂšre dont elle causait innocemment la mort, et qui payait de sa vie le crime d’avoir trop aimĂ©, crime que les femmes pardonnent volontiers, surtout lorsqu’elles en sont l’objet. Et ce mĂ©decin qui ne vient pas ! fit le prince avec impatience, il y a peut-ĂȘtre encore quelque remĂšde. » Comme il disait ces mots, la porte s’ouvrit et le chirurgien parut, accompagnĂ© d’un Ă©lĂšve qui lui portait sa trousse d’instruments. AprĂšs un lĂ©ger salut, sans dire une parole, il alla droit Ă  la couche oĂč gisait le jeune duc, lui tĂąta le pouls, lui mit la main sur le cƓur et fit un signe dĂ©couragĂ©. Cependant, pour donner Ă  son arrĂȘt une certitude scientifique, il tira de sa poche un petit miroir d’acier poli et l’approcha des lĂšvres de Vallombreuse, puis il examina attentivement le miroir ; un lĂ©ger nuage s’était formĂ© Ă  la surface du mĂ©tal et le ternissait. Le mĂ©decin Ă©tonnĂ© rĂ©itĂ©ra son expĂ©rience. Un nouveau brouillard couvrit l’acier. Isabelle et le prince suivaient anxieusement les gestes du chirurgien, dont le visage s’était un peu dĂ©ridĂ©. La vie n’est pas complĂštement Ă©teinte, dit-il enfin en se tournant vers le prince et en essuyant son miroir ; le blessĂ© respire encore, et tant que la mort n’a pas mis son doigt sur un malade, il y a de l’espĂ©rance. Mais, pourtant, ne vous livrez pas Ă  une joie prĂ©maturĂ©e qui rendrait ensuite votre douleur plus amĂšre j’ai dit que M. le duc de Vallombreuse n’avait point exhalĂ© le dernier soupir ; voilĂ  tout. De lĂ  Ă  le ramener en santĂ©, il y a loin. Maintenant je vais examiner sa blessure, laquelle peut-ĂȘtre n’est point mortelle puisqu’elle ne l’a point tuĂ© sur-le-champ. — Ne restez pas lĂ , Isabelle, fit le pĂšre de Vallombreuse, de tels spectacles sont trop tragiques et navrants pour une jeune fille. On vous informera de la sentence que portera le docteur quand il aura terminĂ© son examen. » La jeune fille se retira, conduite par un laquais qui la mena Ă  un autre appartement, celui qu’elle occupait Ă©tant encore tout en dĂ©sordre et saccagĂ© par la lutte qui s’y Ă©tait passĂ©e. AidĂ© de son Ă©lĂšve, le chirurgien dĂ©fit le pourpoint de Vallombreuse, dĂ©chira la chemise et dĂ©couvrit une poitrine aussi blanche que l’ivoire oĂč se dessinait une plaie Ă©troite et triangulaire, emperlĂ©e de quelques gouttelettes de sang. La plaie avait peu saignĂ©. L’épanchement s’était fait en dedans ; le suppĂŽt d’Esculape dĂ©brida les lĂšvres de la blessure et la sonda. Un lĂ©ger tressaillement contracta la face du patient dont les yeux restaient toujours fermĂ©s, et qui ne bougeait non plus qu’une statue sur un tombeau, dans une chapelle de famille. Bon cela, fit le chirurgien en observant cette contraction douloureuse ; il souffre, donc il vit. Cette sensibilitĂ© est de favorable augure. — N’est-ce pas qu’il vivra, fit le prince ; si vous le sauvez, je vous ferai riche, je rĂ©aliserai tous vos souhaits ; ce que vous demanderez, vous l’obtiendrez. — Oh ! n’allons pas si vite, dit le mĂ©decin, je ne rĂ©ponds de rien encore ; l’épĂ©e a traversĂ© le haut du poumon droit. Le cas est grave, trĂšs-grave. Cependant, comme le sujet est jeune, sain, vigoureux, bĂąti, sans cette maudite blessure, pour vivre cent ans, il se peut qu’il en rĂ©chappe, Ă  moins de complications imprĂ©vues il y a pour de tels cas des exemples de guĂ©rison. La nature chez les jeunes gens a tant de ressources ! La sĂšve de la vie encore ascendante rĂ©pare si vite les pertes et rajuste si bien les dĂ©gĂąts ! Avec des ventouses et des scarifications, je vais tĂącher de dĂ©gager la poitrine du sang qui s’est rĂ©pandu Ă  l’intĂ©rieur et finirait par Ă©touffer M. le duc, s’il n’était heureusement tombĂ© entre les mains d’un homme de science, cas rare en ces villages et chĂąteaux loin de Paris. Allons, bĂ©lĂźtre, continua-t-il en s’adressant Ă  son Ă©lĂšve, au lieu de me regarder comme un cadran d’horloge avec tes grands yeux ronds, roule les bandes et ploie les compresses, que je pose le premier appareil. » L’opĂ©ration terminĂ©e, le chirurgien dit au prince Ordonnez, s’il vous plaĂźt, monseigneur, qu’on nous tende un lit de camp dans un coin de cette chambre et qu’on nous serve une lĂ©gĂšre collation, car moi et mon Ă©lĂšve, nous veillerons tour Ă  tour M. le duc de Vallombreuse. Il importe que je sois lĂ , Ă©piant chaque symptĂŽme, le combattant s’il est dĂ©favorable, l’aidant s’il est heureux. Ayez confiance en moi, monseigneur, et croyez que tout ce que la science humaine peut risquer pour sauver une vie, sera fait avec audace et prudence. Rentrez dans vos appartements, je vous rĂ©ponds de la vie de M. votre fils
 jusqu’à demain. » Un peu calmĂ© par cette assurance, le pĂšre de Vallombreuse se retira chez lui, oĂč toutes les heures un laquais lui venait apporter des bulletins de l’état du jeune duc. Isabelle trouva dans le nouveau logis qu’on lui avait assignĂ© cette mĂȘme femme de chambre, morne et farouche, qui l’attendait pour la dĂ©faire ; seulement l’expression de sa physionomie Ă©tait totalement changĂ©e. Ses yeux brillaient d’un Ă©clat singulier, et le rayonnement de la haine satisfaite illuminait sa figure pĂąle. La vengeance arrivĂ©e enfin d’un outrage inconnu et dĂ©vorĂ© silencieusement dans la rage froide de l’impuissance, faisait du spectre muet une femme vivante. Elle arrangeait les beaux cheveux d’Isabelle avec une allĂ©gresse mal dissimulĂ©e, lui passait complaisamment les bras dans les manches de sa robe de nuit, s’agenouillait pour la dĂ©chausser, et paraissait aussi caressante qu’elle s’était montrĂ©e revĂȘche. Ses lĂšvres, si bien scellĂ©es naguĂšre, petillaient d’interrogations. Mais Isabelle, prĂ©occupĂ©e des tumultueux Ă©vĂ©nements de la soirĂ©e, n’y prit pas garde autrement, et ne remarqua pas non plus la contraction de sourcils et l’air irritĂ© de cette fille lorsqu’un domestique vint dire que tout espoir n’était pas perdu pour M. le duc. À cette nouvelle, la joie disparut de son masque sombre, Ă©clairĂ© un instant, et elle reprit son attitude morne jusqu’au moment oĂč sa maĂźtresse la congĂ©dia d’un geste bienveillant. CouchĂ©e dans un lit moelleux, bien fait pour servir d’autel Ă  MorphĂ©e, et que pourtant le sommeil ne se hĂątait pas de visiter, Isabelle cherchait Ă  se rendre compte des sentiments que lui inspirait ce revirement subit de destinĂ©e. Hier encore elle n’était qu’une pauvre comĂ©dienne, sans autre nom que le nom de guerre par lequel la dĂ©signait l’affiche aux coins des carrefours. Aujourd’hui, un grand la reconnaissait pour sa fille ; elle se greffait, humble fleur, sur un des rameaux de ce puissant arbre gĂ©nĂ©alogique dont les racines plongeaient si avant dans le passĂ©, et qui portait Ă  chaque branche un illustre, un hĂ©ros ! Ce prince si vĂ©nĂ©rable, et qui n’avait de supĂ©rieur que les tĂȘtes couronnĂ©es, Ă©tait son pĂšre. Ce terrible duc de Vallombreuse, si beau malgrĂ© sa perversitĂ©, se changeait d’amant en frĂšre, et s’il survivait, sa passion, sans doute, s’éteindrait en une amitiĂ© pure et calme. Ce chĂąteau, naguĂšre sa prison, Ă©tait devenu sa demeure ; elle y Ă©tait chez elle, et les domestiques lui obĂ©issaient avec un respect qui n’avait plus rien de contraint ni de simulĂ©. Tous les rĂȘves qu’eĂ»t pu faire l’ambition la plus dĂ©sordonnĂ©e, le sort s’était chargĂ© de les accomplir pour elle et sans sa participation. De ce qui semblait devoir ĂȘtre sa perte, sa fortune avait surgi radieuse, invraisemblable, au-dessus de toute attente. Si comblĂ©e de bonheurs, Isabelle s’étonnait de ne pas Ă©prouver une plus grande joie ; son Ăąme avait besoin de s’accoutumer Ă  cet ordre d’idĂ©es si nouveau. Peut-ĂȘtre mĂȘme, sans bien s’en rendre compte, regrettait-elle sa vie de théùtre ; mais ce qui dominait tout, c’était l’idĂ©e de Sigognac. Ce changement dans sa position l’éloignait-il ou la rapprochait-il de cet amant si parfait, si dĂ©vouĂ©, si courageux ? Pauvre, elle l’avait refusĂ© pour Ă©poux de peur d’entraver sa fortune ; riche, c’était pour elle un devoir bien cher de lui offrir sa main. La fille reconnue d’un prince pouvait bien devenir la baronne de Sigognac. Mais le Baron Ă©tait le meurtrier de Vallombreuse. Leurs mains ne sauraient se rejoindre par-dessus une tombe. Si le jeune duc ne succombait pas, peut-ĂȘtre garderait-il de sa blessure et de sa dĂ©faite surtout, car il avait l’orgueil plus sensible que la chair, un trop durable ressentiment. Le prince, de son cĂŽtĂ©, Ă©tait capable, quelque bon et gĂ©nĂ©reux qu’il fĂ»t, de ne pas voir de bon Ɠil celui qui avait failli le priver d’un fils ; il pouvait aussi dĂ©sirer pour Isabelle une autre alliance ; mais, intĂ©rieurement, la jeune fille se promit d’ĂȘtre fidĂšle Ă  ses amours de comĂ©dienne et d’entrer plutĂŽt en religion, que d’accepter un duc, un marquis, un comte, le prĂ©tendant fĂ»t-il beau comme le jour et douĂ© comme un prince des contes de fĂ©es. Satisfaite de cette rĂ©solution, elle allait s’endormir, lorsqu’un bruit lĂ©ger lui fit rouvrir les yeux, et elle aperçut Chiquita, debout au pied de son lit, qui la regardait en silence et d’un air mĂ©ditatif. Que veux-tu, ma chĂšre enfant ? lui dit Isabelle de sa voix la plus douce, tu n’es donc pas partie avec les autres ; si tu dĂ©sires rester prĂšs de moi, je te garderai, car tu m’as rendu bien des services. — Je t’aime beaucoup, rĂ©pondit Chiquita ; mais je ne puis rester avec toi tant qu’Agostin vivra. Les lames d’AlbacĂšte disent Soy de un dueño, » ce qui signifie Je n’ai qu’un maĂźtre, » une belle parole digne de l’acier fidĂšle. Pourtant j’ai un dĂ©sir. Si tu trouves que j’aie payĂ© le collier de perles, embrasse-moi. Je n’ai jamais Ă©tĂ© embrassĂ©e. Cela doit ĂȘtre si bon ! — Oh ! de tout mon cƓur ! fit Isabelle en prenant la tĂȘte de l’enfant et en baisant ses joues brunes, qui se couvrirent de rougeur tant son Ă©motion Ă©tait forte. — Maintenant, adieu ! » dit Chiquita, qui avait repris son calme habituel. Elle allait se retirer comme elle Ă©tait venue, lorsqu’elle avisa sur la table le couteau dont elle avait enseignĂ© le maniement Ă  la jeune comĂ©dienne pour se dĂ©fendre contre les entreprises de Vallombreuse, et elle dit Ă  Isabelle Rends-moi mon couteau, tu n’en as plus besoin. » Et elle disparut. XVIIIEN FAMILLELe chirurgien avait rĂ©pondu jusqu’au lendemain de la vie de Vallombreuse. Sa promesse s’était rĂ©alisĂ©e. Le jour, en pĂ©nĂ©trant dans la chambre en dĂ©sordre, oĂč traĂźnaient sur les tables des linges ensanglantĂ©s, avait retrouvĂ© le jeune malade respirant encore. Ses paupiĂšres mĂȘme s’entr’ouvraient, laissant errer un regard atone et vitreux chargĂ© des vagues Ă©pouvantes de l’anĂ©antissement. À travers le brouillard des pĂąmoisons, le masque dĂ©charnĂ© de la mort lui Ă©tait apparu, et par instant, ses yeux, s’arrĂȘtant sur un point fixe, semblaient discerner un objet effrayant invisible pour d’autres. Pour Ă©chapper Ă  cette hallucination, il abaissait ses longs cils dont les franges noires faisaient ressortir la pĂąleur de ses joues envahies par des tons de cire, et il les tenait obstinĂ©ment fermĂ©s ; puis la vision s’évanouissait. Son visage reprenait alors une expression moins alarmĂ©e, et sa vue de nouveau se mettait Ă  flotter autour de lui. Lentement son Ăąme revenait des limbes, et son cƓur, Ă  petit bruit, sous l’oreille appliquĂ©e du mĂ©decin, recommençait Ă  battre faibles pulsations, tĂ©moignages sourds de la vie, que la science seule pouvait entendre. Les lĂšvres entr’ouvertes dĂ©couvraient la blancheur des dents, et simulaient un languissant sourire, plus triste que les contractions de la souffrance ; car c’était celui que dessine sur les bouches humaines l’approche du repos Ă©ternel cependant quelques lĂ©gĂšres nuances vermeilles se mĂȘlaient aux teintes violettes et montraient que le sang reprenait peu Ă  peu son cours. Debout au chevet du blessĂ©, maĂźtre Laurent le chirurgien observait ces symptĂŽmes, si malaisĂ©ment apprĂ©ciables, avec une attention profonde et perspicace. C’était un homme instruit que maĂźtre Laurent, et Ă  qui, pour ĂȘtre connu comme il mĂ©ritait de l’ĂȘtre, il n’avait manquĂ© jusque-lĂ  que des occasions illustres. Son talent ne s’était exercĂ© encore que in animĂą vili, et il avait guĂ©ri obscurĂ©ment des manants, de petits bourgeois, des soldats, des greffiers, des procureurs et autres bas officiers de justice, dont la vie ou la mort ne signifiait rien. Il attachait donc Ă  la cure du jeune duc une importance Ă©norme. Son amour-propre et son ambition Ă©taient en jeu Ă©galement dans ce duel qu’il soutenait contre la Mort. Pour se garder entiĂšre la gloire du triomphe, il avait dit au prince, qui voulait faire venir de Paris les plus cĂ©lĂšbres mĂ©decins, que lui seul suffirait Ă  cette besogne, et que rien n’était plus grave qu’un changement de mĂ©thode dans le traitement d’une telle blessure. Non, il ne mourra point, se disait-il, tout en examinant le jeune duc ; il n’a pas la face hippocratique, ses membres gardent de la souplesse, et il a bien supportĂ© cette angoisse du matin qui redouble les maladies et dĂ©termine les crises funestes. D’ailleurs, il faut qu’il vive, son salut est ma fortune ; je l’arracherai des pattes osseuses de la camarde, ce beau jeune homme hĂ©ritier d’une noble race ! Les sculpteurs attendront encore longtemps pour tailler son marbre. C’est lui qui me tirera de ce village oĂč je vĂ©gĂšte. TĂąchons d’abord, au risque de dĂ©terminer la fiĂšvre, de lui rendre un peu de force par quelque cordial Ă©nergique. » Ouvrant lui-mĂȘme sa boĂźte de mĂ©dicaments, car son famulus, qui avait veillĂ© une partie de la nuit, dormait sur le lit de camp improvisĂ©, il en tira plusieurs petits flacons contenant des essences teintes diversement, les unes rouges comme le rubis, les autres vertes comme l’émeraude, celles-ci d’un jaune d’or, celles-lĂ  d’une transparence diamantĂ©e. Des Ă©tiquettes latines abrĂ©viĂ©es et semblables, pour l’ignorant, Ă  des formules cabalistiques, Ă©taient collĂ©es sur le cristal des flacons. MaĂźtre Laurent, bien qu’il fĂ»t sĂ»r de lui-mĂȘme, lut Ă  plusieurs reprises le titre des fioles qu’il avait mises Ă  part, en mira le contenu Ă  la lumiĂšre, profitant d’un rayon du soleil levant qui filtrait Ă  travers les rideaux, pesa les quantitĂ©s qu’il empruntait Ă  chaque bouteille dans une Ă©prouvette d’argent dont il connaissait le poids, et composa du tout une potion d’aprĂšs une recette dont il faisait mystĂšre. Le mĂ©lange prĂ©parĂ©, il rĂ©veilla son famulus et lui ordonna de hausser un peu la tĂȘte de Vallombreuse, puis il desserra, au moyen d’une mince spatule, les dents du blessĂ©, et parvint Ă  introduire entre leur double rangĂ©e de perles le mince goulot du flacon. Quelques gouttes du liquide pĂ©nĂ©trĂšrent dans le palais du jeune duc, et leur saveur Ăącre et puissante fit se contracter lĂ©gĂšrement ses traits immobiles. Une gorgĂ©e descendit dans la poitrine, bientĂŽt suivie d’une autre, et la dose entiĂšre, au grand contentement du mĂ©decin, fut absorbĂ©e sans trop de peine. À mesure que Vallombreuse buvait, une imperceptible rougeur montait Ă  ses pommettes ; une lueur chaude brillantait ses yeux, et sa main inerte, allongĂ©e sur le drap, cherchait Ă  se dĂ©placer. Il poussa un soupir et promena autour de lui, comme quelqu’un qui se rĂ©veille d’un rĂȘve, un regard oĂč revenait l’intelligence. Je jouais gros jeu, fit maĂźtre Laurent en lui-mĂȘme, ce mĂ©dicament est un philtre. Il peut tuer ou ressusciter. Il a ressuscitĂ© ! Esculape, Hygie et Hippocrate soient bĂ©nis ! » En ce moment, une main Ă©carta avec prĂ©caution la tapisserie de la portiĂšre, et sous le pli relevĂ© apparut la tĂȘte vĂ©nĂ©rable du prince, fatiguĂ©e et plus vieillie par l’angoisse de cette nuit terrible, que par dix annĂ©es. Eh bien ! maĂźtre Laurent ? » murmura-t-il d’une voix anxieuse. Le chirurgien posa son doigt sur sa bouche, et de l’autre main lui montra Vallombreuse, un peu soulevĂ© sur l’oreiller, et n’ayant plus l’aspect cadavĂ©rique ; car la potion le brĂ»lait et le ranimait par sa flamme. MaĂźtre Laurent, de ce pas lĂ©ger habituel aux personnes qui soignent les malades, vint trouver le prince sur le seuil de la porte et, le tirant un peu Ă  part, il lui dit Vous voyez, monseigneur, que l’état de monsieur votre fils, loin d’avoir empirĂ©, s’amĂ©liore sensiblement. Sans doute, il n’est point sauvĂ© encore ; mais, Ă  moins d’une complication imprĂ©vue que je fais tous mes efforts pour prĂ©venir, je pense qu’il s’en tirera et pourra continuer ses destinĂ©es glorieuses comme s’il n’eĂ»t point Ă©tĂ© blessĂ©. » Un vif sentiment de joie paternelle illumina la figure du prince ; et comme il s’avançait vers la chambre pour embrasser son fils, maĂźtre Laurent lui posa respectueusement la main sur la manche et l’arrĂȘta Permettez-moi, prince, de m’opposer Ă  l’accomplissement de ce dĂ©sir si naturel ; les docteurs sont fĂącheux souvent, et la mĂ©decine a des rigueurs Ă  nulle autre pareilles. De grĂące, n’entrez pas chez le duc. Votre prĂ©sence chĂ©rie et redoutĂ©e pourrait, en l’affaiblissement oĂč il se trouve, provoquer une crise dangereuse. Toute Ă©motion lui serait fatale, et capable de briser le fil bien frĂȘle dont je l’ai rattachĂ© Ă  la vie. Dans quelques jours, sa plaie Ă©tant en voie de cicatrisation, et ses forces revenues peu Ă  peu, vous aurez tout Ă  votre aise et sans pĂ©ril cette douceur de le voir. » Le prince, rassurĂ©, et se rendant aux justes raisons du chirurgien, se retira dans son appartement, oĂč il s’occupa de lectures pieuses jusqu’au coup de midi, heure Ă  laquelle le majordome le vint avertir que le dĂźner de monseigneur Ă©tait servi sur table. » Qu’on prĂ©vienne la comtesse Isabelle de Lineuil ma fille, — tel est le titre qu’elle portera dĂ©sormais, — de vouloir bien descendre dĂźner, » dit le prince au majordome, qui s’empressa d’obĂ©ir Ă  cet ordre. Isabelle traversa cette antichambre aux armures, cause de ses terreurs nocturnes, et ne la trouva du tout si lugubre aux vives clartĂ©s du jour. Une lumiĂšre pure tombait des hautes fenĂȘtres que n’aveuglaient plus les volets fermĂ©s. L’air avait Ă©tĂ© renouvelĂ©. Des fagots de genĂ©vrier et de bois odorant, brĂ»lĂ©s Ă  grande flamme dans les cheminĂ©es, avaient chassĂ© l’odeur de relent et de moisissure. Par la prĂ©sence du maĂźtre, la vie Ă©tait revenue Ă  ce logis mort. La salle Ă  manger ne se ressemblait plus, et cette table, qui la veille paraissait dressĂ©e pour un festin de spectres, recouverte d’une riche nappe oĂč la cassure des plis dessinait des carrĂ©s symĂ©triques, prenait tout Ă  fait bon air avec sa vieille vaisselle plate chargĂ©e de ciselures et blasonnĂ©e d’armoiries, ses flacons en cristal de BohĂȘme mouchetĂ©s d’or, ses verres de Venise aux pieds en spirale, ses drageoirs Ă  Ă©pices et ses mets d’oĂč montaient des fumĂ©es odorantes. D’énormes bĂ»ches jetĂ©es sur des chenets formĂ©s de grosses boules de mĂ©tal poli superposĂ©es, envoyaient le long d’une plaque au blason du prince de larges tourbillons de flamme mĂȘlĂ©s de joyeuses crĂ©pitations d’étincelles, et rĂ©pandaient une douce chaleur dans la vaste piĂšce. Les orfĂšvreries des dressoirs, les vernis d’or et d’argent de la tenture en cuir de Cordoue prenaient Ă  ce foyer, malgrĂ© la clartĂ© du jour, des reflets et des paillettes rouges. Quand Isabelle entra, le prince Ă©tait dĂ©jĂ  en sa chaise dont le haut dossier figurait une sorte de dais. DerriĂšre lui se tenaient deux laquais en grande livrĂ©e. La jeune fille adressa Ă  son pĂšre une rĂ©vĂ©rence modeste qui ne sentait pas son théùtre, et que toute grande dame eĂ»t approuvĂ©e. Un domestique lui avança un siĂšge, et, sans trop d’embarras, elle prit place en face du prince Ă  l’endroit qu’il lui dĂ©signait de la main. Les potages servis, l’écuyer-tranchant dĂ©coupa sur une crĂ©dence les viandes que lui portait de la table un officier de bouche, et que les valets y reportaient dissĂ©quĂ©es. Un laquais versait Ă  boire Ă  Isabelle, qui n’usait de vin que fort trempĂ©, en personne rĂ©servĂ©e et sobre qu’elle Ă©tait. Tout Ă©mue des Ă©vĂ©nements de la journĂ©e et de la nuit prĂ©cĂ©dentes, tout Ă©blouie et troublĂ©e par le brusque changement de sa fortune, inquiĂšte de son frĂšre si griĂšvement navrĂ©, perplexe sur le sort de son bien-aimĂ© Sigognac, elle ne touchait non plus aux mets placĂ©s devant elle que du bout des dents. Vous ne mangez ni ne buvez, comtesse, lui dit le prince ; acceptez donc cette aile de perdrix. » À ce titre de comtesse prononcĂ© d’une voix amicale et pourtant sĂ©rieuse, Isabelle tourna vers le prince ses beaux yeux bleus Ă©tonnĂ©s avec un regard timidement interrogatif. Oui, comtesse de Lineuil ; c’est le titre d’une terre que je vous donne, car ce nom d’Isabelle, tout charmant qu’il soit, ne saurait convenir Ă  ma fille, sans ĂȘtre quelque peu accompagnĂ©. » Isabelle, cĂ©dant Ă  un impĂ©tueux mouvement de cƓur, se leva, passa de l’autre cĂŽtĂ© de la table, et s’agenouillant prĂšs du prince, lui prit la main et la baisa en reconnaissance de cette dĂ©licatesse. Relevez-vous, ma fille, reprit le prince d’un air attendri, et reprenez votre place. Ce que je fais est juste. La destinĂ©e seule m’empĂȘcha de le faire plus tĂŽt, et cette terrible rencontre qui nous a tous rĂ©unis a quelque chose oĂč je vois le doigt du ciel. Votre vertu a empĂȘchĂ© qu’un grand crime fĂ»t commis, et je vous aime pour cette honnĂȘtetĂ©, dĂ»t-elle me coĂ»ter la vie de mon fils. Mais Dieu le sauvera, pour qu’il se repente d’avoir outragĂ© la plus pure innocence. MaĂźtre Laurent m’a donnĂ© bon espoir, et du seuil d’oĂč je le contemplais en son lit, Vallombreuse ne m’a point paru avoir sur le front ce cachet de la mort que nous autres gens de guerre savons bien reconnaĂźtre. » On donna Ă  laver dans une magnifique aiguiĂšre de vermeil, et le prince, jetant sa serviette, se dirigea vers le salon, oĂč, sur un signe, Isabelle le suivit. Le vieux seigneur s’assit prĂšs de la cheminĂ©e, monument sculptural qui s’élevait jusqu’au plafond, et sa fille prit place Ă  cĂŽtĂ© de lui sur un pliant. Comme les laquais s’étaient retirĂ©s, le prince prit tendrement la main d’Isabelle entre les siennes, et contempla quelque temps en silence cette fille si Ă©trangement retrouvĂ©e. Ses yeux exprimaient une joie mĂȘlĂ©e de tristesse. Car, malgrĂ© les assurances du mĂ©decin, la vie de Vallombreuse pendait encore Ă  un fil. Heureux d’une part, il Ă©tait malheureux de l’autre ; mais le charmant visage d’Isabelle dissipa bientĂŽt cette impression pĂ©nible, et le prince tint ce discours Ă  la nouvelle comtesse Sans doute, ma chĂšre fille, en cet Ă©vĂ©nement qui nous rĂ©unit d’une façon bizarre, romanesque et surnaturelle, la pensĂ©e doit vous ĂȘtre venue que, pendant tout ce temps Ă©coulĂ© depuis votre enfance jusqu’à ce jour, je ne vous ai point cherchĂ©e, et que le hasard seul a remis l’enfant perdu au pĂšre oublieux. Ce serait mal connaĂźtre mes sentiments, et vous avez l’ñme si bonne que cette idĂ©e a dĂ» ĂȘtre bientĂŽt abandonnĂ©e par vous. Votre mĂšre CornĂ©lia, vous ne l’ignorez pas, Ă©tait d’humeur arrogante et fiĂšre ; elle prenait tout avec une violence extraordinaire, et, lorsque de hautes convenances, je dirais presque des raisons d’État, me forcĂšrent Ă  me sĂ©parer d’elle, bien malgrĂ© moi, pour un mariage ordonnĂ© par un de ces dĂ©sirs suprĂȘmes qui sont des ordres auxquels nul ne rĂ©siste, outrĂ©e de dĂ©pit et de colĂšre, elle refusa obstinĂ©ment tout ce qui pouvait adoucir sa situation et assurer la vĂŽtre Ă  l’avenir. Terres, chĂąteaux, contrats de rente, argent, bijoux, elle me renvoya tout avec un outrageux dĂ©dain. Ce dĂ©sintĂ©ressement que j’admirais ne me trouva pas moins entĂȘtĂ©, et je laissai chez une personne de confiance les sommes et les titres renvoyĂ©s pour qu’elle les pĂ»t reprendre
 au cas oĂč son caprice changerait. Mais elle persista dans ses refus et, changeant de nom, passa Ă  une autre troupe avec laquelle elle se mit Ă  courir en province, Ă©vitant Paris et les endroits oĂč je me trouvais. Je perdis bientĂŽt sa trace, d’autant plus que le roi mon maĂźtre me chargea d’ambassades et missions dĂ©licates qui me tinrent longtemps Ă  l’étranger. Quand je revins, par des affidĂ©s aussi sĂ»rs qu’intelligents, lesquels avaient questionnĂ© et fait jaser des comĂ©diens de divers théùtres, j’appris que CornĂ©lia Ă©tait morte depuis quelques mois dĂ©jĂ . Quant Ă  l’enfant, on n’en avait point entendu parler, et l’on ne savait pas ce qu’il Ă©tait devenu. Le voyage perpĂ©tuel de ces compagnies comiques, les noms de guerre qu’adoptent les acteurs qui les composent, et dont ils changent souvent par nĂ©cessitĂ© ou caprice, rendent fort difficiles ces recherches Ă  qui ne peut les faire lui-mĂȘme. Le frĂȘle indice qui guiderait l’intĂ©ressĂ© ne suffit pas Ă  l’agent qu’anime seulement un motif cupide. On me signala bien quelques petites filles parmi ces troupes ; mais le dĂ©tail de leur naissance ne se rapportait point Ă  la vĂŽtre. MĂȘme quelquefois des suppositions furent hasardĂ©es par des mĂšres peu soucieuses de conserver leur fruit, et je dus me tenir en garde contre ces ruses. On n’avait point touchĂ© aux sommes dĂ©posĂ©es. Évidemment la rancuniĂšre CornĂ©lia avait voulu me dĂ©rober sa fille et se venger ainsi. Je dus croire Ă  votre mort, et cependant un instinct secret me disait que vous existiez. Je me rappelais combien vous Ă©tiez gentille et mignonne en votre berceau, et comme de vos petits doigts roses vous tiriez ma moustache, noire alors, quand je me penchais pour vous baiser. La naissance de mon fils avait ravivĂ© ce souvenir au lieu de l’éteindre. Je pensais, en le voyant grandir au sein du luxe, couvert de rubans et de dentelles comme un enfant royal, ayant pour hochets des joyaux qui eussent Ă©tĂ© la fortune d’honnĂȘtes familles, que peut-ĂȘtre, en ce moment, vĂȘtue Ă  peine de quelque oripeau fanĂ© de théùtre, vous souffriez du froid et de la faim sur une charrette ou dans une grange ouverte Ă  tous les vents. Si elle vit, me disais-je, quelque directeur de troupe la malmĂšne et la bat. Suspendue Ă  un fil d’archal, elle fait, Ă  demi morte de peur, les amours et les petits gĂ©nies dans les vols des piĂšces Ă  machines. Ses larmes mal contenues coulent sillonnant le fard grossier dont on a barbouillĂ© ses joues pĂąles, ou bien, tremblante d’émotion, elle balbutie Ă  la fumĂ©e des chandelles un petit bout de rĂŽle enfantin qui lui a valu dĂ©jĂ  bien des soufflets. Et je me repentais de n’avoir pas, dĂšs le jour de sa naissance, enlevĂ© l’enfant Ă  sa mĂšre ; mais alors je croyais ces amours Ă©ternelles. Plus tard, ce furent d’autres tourments. En cette vie errante et dissolue, belle comme elle promettait de l’ĂȘtre, que d’attaques sa pudicitĂ© n’a-t-elle point Ă  souffrir de la part de ces libertins qui volent aux comĂ©diennes comme papillons aux lumiĂšres, et le rouge me montait Ă  la figure Ă  l’idĂ©e que mon sang qui coule dans vos veines subissait ces outrages. Bien des fois, affectant plus de goĂ»t que je n’en avais pour la comĂ©die, je me rendais aux théùtres, cherchant Ă  dĂ©couvrir parmi les ingĂ©nues quelque jeune personne de l’ñge que vous eussiez dĂ» avoir et de la beautĂ© que je vous supposais. Mais je ne vis que mines affĂ©tĂ©es et fardĂ©es, et qu’effronterie de courtisane sous des grimaces d’innocente. Aucune de ces pĂ©ronnelles ne pouvait ĂȘtre vous. J’avais donc tristement renoncĂ© Ă  l’espoir de retrouver cette fille dont la prĂ©sence eĂ»t Ă©gayĂ© ma vieillesse ; la princesse ma femme, morte aprĂšs trois ans d’union, ne m’avait donnĂ© d’autre enfant que Vallombreuse, qui, par son caractĂšre effrĂ©nĂ©, me causait bien des peines. Il y a quelques jours, Ă©tant Ă  Saint-Germain auprĂšs du roi, pour devoirs de ma charge, j’entendis des courtisans parler avec faveur de la troupe d’HĂ©rode, et ce qu’ils en dirent me fit naĂźtre l’envie d’assister Ă  une reprĂ©sentation de ces comĂ©diens, les meilleurs qui fussent venus depuis longtemps de province Ă  Paris. On louait surtout une certaine Isabelle pour son jeu correct, dĂ©cent, naturel et tout plein d’une grĂące naĂŻve. Ce rĂŽle d’ingĂ©nue qu’elle rendait si bien au théùtre, elle le soutenait, assurait-on, Ă  la ville, et les plus mĂ©chantes langues se taisaient devant sa vertu. AgitĂ© d’un secret pressentiment, je me rendis Ă  la salle oĂč rĂ©citaient ces acteurs, et je vous vis jouer Ă  l’applaudissement gĂ©nĂ©ral. Votre air de jeune personne honnĂȘte, vos façons timides et modestes, le son de votre voix si frais et si argentin, tout cela me troublait l’ñme d’étrange sorte. Il est impossible mĂȘme Ă  l’Ɠil d’un pĂšre de reconnaĂźtre dans la belle fille de vingt ans l’enfant qu’il n’a pas vue depuis le berceau, et surtout Ă  la lueur des chandelles, Ă  travers l’éblouissement du théùtre ; mais il me semblait que si un caprice de la fortune poussait sur les planches une fille de qualitĂ©, elle aurait cette mine rĂ©servĂ©e et discrĂšte tenant Ă  distance les autres comĂ©diens, cette distinction qui fait dire Ă  tout le monde Comment se trouve-t-elle lĂ  ? » Dans la mĂȘme piĂšce figurait un pĂ©dant dont la trogne avinĂ©e ne m’était point inconnue. Les annĂ©es n’avaient en rien altĂ©rĂ© sa laideur grotesque, et je me souvins que dĂ©jĂ  il faisait les Pantalons et les vieillards ridicules dans la compagnie oĂč jouait CornĂ©lia. Je ne sais pourquoi mon imagination Ă©tablissait un rapport entre vous et ce pĂ©dant jadis camarade de votre mĂšre. La raison avait beau allĂ©guer que cet acteur pouvait bien avoir pris de l’emploi en cette troupe, sans que pour cela vous y fussiez ; il me semblait qu’il tenait entre ses mains le bout du fil mystĂ©rieux Ă  l’aide duquel je me guiderais dans ce dĂ©dale d’évĂ©nements obscurs. Aussi formai-je la rĂ©solution de l’interroger, et l’aurais-je fait si, quand j’envoyai Ă  l’auberge de la rue Dauphine, on ne m’eĂ»t dit que les comĂ©diens d’HĂ©rode Ă©taient partis pour donner une reprĂ©sentation dans un chĂąteau aux environs de Paris. Je me serais tenu tranquille jusqu’au retour des acteurs, si un brave serviteur ne me fĂ»t venu prĂ©venir, craignant quelque rencontre fĂącheuse, que le duc de Vallombreuse, amoureux Ă  la folie d’une comĂ©dienne nommĂ©e Isabelle qui lui rĂ©sistait avec la plus ferme vertu, avait fait le projet de l’enlever pendant cette expĂ©dition supposĂ©e, au moyen d’une escouade de spadassins Ă  gages, action par trop Ă©norme et violente, capable de mal tourner, la jeune fille Ă©tant accompagnĂ©e d’amis qui n’allaient pas sans armes. Le soupçon que j’avais de votre naissance me jeta, Ă  cet avertissement, dans une perturbation d’ñme Ă©trange Ă  concevoir. Je frĂ©mis Ă  l’idĂ©e de cet amour criminel qui se changeait en amour monstrueux, si mes pressentiments ne me trompaient point, puisque vous Ă©tiez, aux cas qu’ils fussent vrais, la propre sƓur de Vallombreuse. J’appris que les ravisseurs devaient vous transporter en ce chĂąteau, et je m’y rendis en toute diligence. Vous Ă©tiez dĂ©jĂ  dĂ©livrĂ©e sans que votre honneur eĂ»t souffert, et la bague d’amĂ©thyste a confirmĂ© ce que me disait Ă  votre vue la voix du sang. — Croyez, monseigneur et pĂšre, rĂ©pondit Isabelle, que je ne vous ai jamais accusĂ©. HabituĂ©e d’enfance Ă  cette vie ambulante de comĂ©dienne, j’avais facilement acceptĂ© mon sort, n’en connaissant et n’en rĂȘvant pas d’autre. Le peu que je savais du monde me faisait comprendre que j’aurais mauvaise grĂące Ă  vouloir entrer dans une famille illustre, que des raisons puissantes forçaient sans doute Ă  me laisser dans l’obscuritĂ© et l’oubli. Le souvenir confus de ma naissance m’inspirait parfois de l’orgueil, et je me disais, en voyant l’air dĂ©daigneux que prennent les grandes dames Ă  l’endroit des comĂ©diennes Moi aussi je suis de noble race ! » Mais ces lĂ©gĂšres fumĂ©es se dissipaient bientĂŽt, et je ne gardais que l’invincible respect de moi-mĂȘme. Pour rien au monde je n’aurais souillĂ© le pur sang qui coulait dans mes veines. Les licences des coulisses, et les poursuites dont sont l’objet les actrices, mĂȘme lorsqu’elles manquent de beautĂ©, ne m’inspiraient que du dĂ©goĂ»t. J’ai vĂ©cu au théùtre presque comme en un couvent, car on peut ĂȘtre sage partout, quand on le veut. Le PĂ©dant Ă©tait pour moi comme un pĂšre, et certes HĂ©rode eĂ»t brisĂ© les os Ă  quiconque eĂ»t osĂ© me toucher du doigt, ou seulement me dire une parole libre. Quoique comĂ©diens, ce sont de trĂšs-braves gens, et je vous les recommande s’ils se trouvent jamais en quelque nĂ©cessitĂ©. Je leur dois en grande partie de pouvoir prĂ©senter sans rougir mon front Ă  vos lĂšvres, et me dire hautement votre fille. Mon seul regret est d’avoir Ă©tĂ© la cause bien innocente du malheur arrivĂ© Ă  M. le duc votre fils, et j’aurais souhaitĂ© entrer dans votre famille sous de meilleurs auspices. — Vous n’avez rien Ă  vous reprocher, ma chĂšre fille, vous ne pouviez deviner ces mystĂšres qui ont Ă©clatĂ© tout Ă  coup par un concours de circonstances qu’on trouverait romanesques si on les rencontrait en un livre, et ma joie de vous revoir aussi digne de moi que si vous n’eussiez pas vĂ©cu Ă  travers les hasards d’une vie errante, et d’une profession peu rigoureuse d’ordinaire, efface bien la douleur oĂč m’a jetĂ© la fĂącheuse blessure de mon fils. Qu’il survive ou succombe, je ne saurais vous en vouloir. En tout cas, votre vertu l’a sauvĂ© d’un crime. Ainsi, ne parlons plus de cela. Mais, parmi vos libĂ©rateurs, quel Ă©tait ce jeune homme qui semblait diriger l’attaque, et qui a blessĂ© Vallombreuse ? Un comĂ©dien, sans doute, quoiqu’il m’ait paru de bien grand air et de hardi courage. — Oui, mon pĂšre, rĂ©pondit Isabelle dont les joues se couvrirent d’une faible et pudique rougeur, un comĂ©dien. Mais s’il m’est permis de trahir un secret, qui n’en est plus un dĂ©jĂ  pour monsieur le duc, je vous dirai que ce prĂ©tendu capitaine Fracasse tel est son emploi dans la troupe cache sous son masque un noble visage, et sous son nom de théùtre un nom de race illustre. — En effet, rĂ©pondit le prince, je crois avoir entendu parler de cela. Il eĂ»t Ă©tĂ© Ă©tonnant qu’un comĂ©dien se risquĂąt Ă  cet acte tĂ©mĂ©raire de contrecarrer un duc de Vallombreuse, et d’entrer en lutte avec lui. Il faut un sang gĂ©nĂ©reux pour de telles audaces. Un gentilhomme seul peut vaincre un gentilhomme, de mĂȘme qu’un diamant n’est rayĂ© que par un autre diamant. » L’orgueil nobiliaire du prince Ă©prouvait quelque consolation Ă  penser que son fils n’avait point Ă©tĂ© navrĂ© par quelqu’un de bas lieu. Les choses reprenaient ainsi une situation rĂ©guliĂšre. Ce combat devenait une sorte de duel entre gens de condition Ă©gale, et le motif en Ă©tait avouable ; l’élĂ©gance n’avait rien Ă  souffrir de cette rencontre. Et comment se nomme ce valeureux champion, reprit le prince, ce preux chevalier dĂ©fenseur de l’innocence ? — Le baron de Sigognac, rĂ©pondit Isabelle d’une voix lĂ©gĂšrement tremblante, je livre son nom sans crainte Ă  votre gĂ©nĂ©rositĂ©. Vous ĂȘtes trop juste pour poursuivre en lui le malheur d’une victoire qu’il dĂ©plore. — Sigognac, dit le prince, je pensais cette race Ă©teinte. N’est-ce pas une famille de Gascogne ? — Oui, mon pĂšre, son castel se trouve aux environs de Dax. — C’est bien cela. Les Sigognac ont des armes parlantes ; ils portent d’azur Ă  trois cigognes d’or, deux et une. Leur noblesse est fort ancienne. PalamĂšde de Sigognac figurait glorieusement Ă  la premiĂšre croisade. Un Raimbaud de Sigognac, le pĂšre de celui-ci, sans doute, Ă©tait fort ami et compagnon de Henri IV en sa jeunesse, mais il ne le suivit point Ă  la cour ; car ses affaires, dit-on, Ă©taient fort dĂ©rangĂ©es, et l’on ne gagnait guĂšre que des coups sur les talons du BĂ©arnais. — Si dĂ©rangĂ©es, que notre troupe, forcĂ©e par une nuit pluvieuse Ă  chercher un asile, trouva le fils dans une tourelle Ă  hiboux tout en ruines, oĂč se consumait sa jeunesse, et que nous l’arrachĂąmes Ă  ce chĂąteau de la misĂšre, craignant qu’il n’y mourĂ»t de faim par fiertĂ© et mĂ©lancolie ; je n’ai jamais vu infortune plus vaillamment supportĂ©e. — PauvretĂ© n’est pas forfaiture, dit le prince, et toute noble maison qui n’a point failli Ă  l’honneur peut se relever. Pourquoi, en son dĂ©sastre, le baron de Sigognac ne s’est-il pas adressĂ© Ă  quelqu’un des anciens compagnons d’armes de son pĂšre, ou mĂȘme au roi, le protecteur nĂ© de tous les gentilshommes ? — Le malheur rend timide, quelque brave qu’on soit, rĂ©pondit Isabelle, et l’amour-propre retient le courage. En venant avec nous, le Baron comptait rencontrer Ă  Paris une occasion favorable qui ne s’est point prĂ©sentĂ©e ; pour n’ĂȘtre point Ă  notre charge, il a voulu remplacer un de nos camarades mort en route, et comme cet emploi se joue sous le masque, il n’y pensait pas compromettre sa dignitĂ©. — Sous ce dĂ©guisement comique, sans ĂȘtre sorcier, je devine bien un petit brin d’amourette, dit le prince en souriant avec une maligne bontĂ© ; mais ce ne sont point lĂ  mes affaires ; je connais assez votre vertu, et je ne m’alarme point de quelques soupirs discrets poussĂ©s Ă  votre intention. Il n’y a pas assez longtemps d’ailleurs que je suis votre pĂšre, pour me permettre de vous sermonner. » Pendant qu’il s’exprimait ainsi, Isabelle fixait sur le prince ses grands yeux bleus, oĂč brillaient la plus pure innocence et la plus parfaite loyautĂ©. La nuance rose dont le nom de Sigognac avait colorĂ© son beau visage s’était dissipĂ©e ; sa physionomie n’offrait aucun signe de honte ou d’embarras. Dans son cƓur le regard d’un pĂšre, le regard de Dieu mĂȘme, n’eĂ»t rien trouvĂ© de rĂ©prĂ©hensible. L’entretien en Ă©tait lĂ  quand l’élĂšve de maĂźtre Laurent se fit annoncer ; il apportait un bulletin favorable de la santĂ© de Vallombreuse. L’état du blessĂ© Ă©tait aussi satisfaisant que possible ; aprĂšs la potion, une crise heureuse avait eu lieu, et le mĂ©decin rĂ©pondait dĂ©sormais de la vie du jeune duc. Sa guĂ©rison n’était plus qu’une affaire de temps. À quelques jours de lĂ , Vallombreuse, soutenu par deux ou trois oreillers, parĂ© d’une chemise Ă  collet en point de Venise, les cheveux sĂ©parĂ©s et remis en ordre, recevait dans son lit la visite de son fidĂšle ami le chevalier de Vidalinc, qu’on ne lui avait pas encore permis de voir. Le prince Ă©tait assis dans la ruelle, regardant avec une profonde joie paternelle le visage pĂąle et amaigri de son fils, mais qui n’offrait plus aucun symptĂŽme alarmant. La couleur Ă©tait revenue aux lĂšvres, et l’étincelle de la vie brillait dans les yeux. Isabelle Ă©tait debout prĂšs du chevet. Le jeune duc lui tenait la main entre ses doigts fluets, et d’un blanc bleuĂątre comme ceux des malades abritĂ©s du grand air et du soleil depuis quelque temps. Comme il lui Ă©tait dĂ©fendu de parler encore autrement que par monosyllabes, il tĂ©moignait ainsi sa sympathie Ă  celle qui Ă©tait la cause involontaire de sa blessure, et lui faisait comprendre combien il lui pardonnait de grand cƓur. Le frĂšre avait chez lui remplacĂ© l’amant, et la maladie, en calmant sa fougue, n’avait pas peu contribuĂ© Ă  cette transition difficile. Isabelle Ă©tait bien rĂ©ellement pour lui la comtesse de Lineuil, et non plus la comĂ©dienne de la troupe d’HĂ©rode. Il fit un signe de tĂȘte amical Ă  Vidalinc, et dĂ©gagea un moment sa main de celle de sa sƓur pour la lui tendre. C’était tout ce que le mĂ©decin autorisait pour cette fois. Au bout de deux ou trois semaines, Vallombreuse, fortifiĂ© par de lĂ©gers aliments, put passer quelques heures sur une chaise longue et supporter l’air d’une fenĂȘtre ouverte, par oĂč entraient les souffles balsamiques du printemps. Isabelle souvent lui tenait compagnie et lui faisait la lecture, fonction Ă  laquelle son ancien mĂ©tier de comĂ©dienne la rendait merveilleusement propre, par l’habitude de soutenir la voix et de varier Ă  propos les intonations. Un jour qu’ayant achevĂ© un chapitre, elle allait en recommencer un autre dont elle avait dĂ©jĂ  lu l’argument, le duc de Vallombreuse lui fit signe de poser le livre, et lui dit ChĂšre sƓur, ces aventures sont les plus divertissantes du monde, et l’auteur peut se compter parmi les plus gens d’esprit de la cour et de la ville ; il n’est bruit que de son livre dans les ruelles, mais j’avoue que je prĂ©fĂšre Ă  cette lecture votre conversation charmante. Je n’aurais pas cru tant gagner en perdant tout espoir. Le frĂšre est auprĂšs de vous en meilleure posture que l’amant ; autant vous Ă©tiez rigoureuse Ă  l’un, autant vous ĂȘtes douce Ă  l’autre. Je trouve Ă  ce sentiment paisible des charmes dont je ne me doutais point. Vous me rĂ©vĂ©lez tout un cĂŽtĂ© inconnu de la femme. EmportĂ© par des passions ardentes, poursuivant le plaisir que me promettait la beautĂ©, m’exaltant et m’irritant aux obstacles, j’étais comme ce fĂ©roce chasseur de la lĂ©gende que rien n’arrĂȘte ; je ne voyais qu’une proie dans l’objet aimĂ©. L’idĂ©e d’une rĂ©sistance me semblait impossible. Le mot de vertu me faisait hausser les Ă©paules, et je puis dire sans fatuitĂ© Ă  la seule qui ne m’ait point cĂ©dĂ©, que j’avais bien des raisons de n’y pas croire. Ma mĂšre Ă©tait morte quand je ne comptais encore que trois ans ; vous n’étiez pas retrouvĂ©e, et j’ignorais tout ce qu’il y a de pur, de tendre, de dĂ©licat dans l’ñme fĂ©minine. Je vous vis ; une irrĂ©sistible sympathie, oĂč la voix secrĂšte du sang Ă©tait sans doute pour quelque chose, m’entraĂźna vers vous, et pour la premiĂšre fois un sentiment d’estime se mĂȘla dans mon cƓur Ă  l’amour. Votre caractĂšre, tout en me dĂ©sespĂ©rant, me plaisait. J’approuvais cette fermetĂ© modeste et polie avec laquelle vous repoussiez mes hommages. Plus vous me rejetiez, plus je vous trouvais digne de moi. La colĂšre et l’admiration se succĂ©daient en moi, et quelquefois y rĂ©gnaient ensemble. MĂȘme en mes plus violentes fureurs, je vous ai toujours respectĂ©e. Je pressentais l’ange Ă  travers la femme, et je subissais l’ascendant d’une puretĂ© cĂ©leste. Maintenant je suis heureux, car j’ai de vous prĂ©cisĂ©ment ce que je dĂ©sirais de vous sans le savoir, cette affection dĂ©gagĂ©e de tout alliage terrestre, inaltĂ©rable, Ă©ternelle ; je possĂšde enfin une Ăąme. — Oui, cher frĂšre, rĂ©pondit Isabelle, vous la possĂ©dez, et ce m’est un bien grand bonheur que de pouvoir vous le dire. Vous avez en moi une sƓur dĂ©vouĂ©e qui vous aimera double pour le temps perdu, surtout si, comme vous l’avez promis, vous modĂ©rez ces fougues dont s’alarme notre pĂšre, et ne laissez paraĂźtre que ce qu’il y a d’excellent en vous. — Voyez la jolie prĂȘcheuse, dit Vallombreuse en souriant ; il est vrai que je suis un bien grand monstre, mais je m’amenderai sinon par amour de la vertu, du moins pour ne pas voir ma grande sƓur prendre son air sĂ©vĂšre Ă  quelque nouvelle escapade. Pourtant je crains d’ĂȘtre toujours la folie, comme vous serez toujours la raison. — Si vous me complimentez ainsi, fit Isabelle avec un petit air de menace, je vais reprendre mon livre, et il vous faudra ouĂŻr tout au long l’histoire qu’allait raconter, dans la cabine de sa galĂšre, le corsaire barbaresque Ă  l’incomparable princesse AmĂ©naĂŻde, sa captive, assise sur des carreaux de brocart d’or. — Je n’ai pas mĂ©ritĂ© une si dure punition. DussĂ©-je paraĂźtre bavard, j’ai envie de parler. Ce damnĂ© mĂ©decin m’a posĂ© si longtemps sur les lĂšvres le cachet du silence et fait ressembler Ă  une statue d’Harpocrate ! — Mais ne craignez-vous pas de vous fatiguer ? Votre blessure est cicatrisĂ©e Ă  peine. MaĂźtre Laurent m’a tant recommandĂ© de vous faire la lecture, afin qu’en Ă©coutant vous mĂ©nagiez votre poitrine. — MaĂźtre Laurent ne sait ce qu’il dit, et veut prolonger son importance. Mes poumons aspirent et rendent l’air avec la mĂȘme facilitĂ© qu’auparavant. Je me sens tout Ă  fait bien, et j’ai des envies de monter Ă  cheval pour faire une promenade dans la forĂȘt. — Il vaut mieux encore faire la conversation ; le danger, certes, sera moindre. — D’ici Ă  peu je serai remis sur pied, ma sƓur, et je vous prĂ©senterai dans le monde oĂč votre rang vous appelle, et oĂč votre beautĂ© si parfaite ne manquera pas d’amener Ă  vos pieds nombre d’adorateurs, parmi lesquels la comtesse de Lineuil pourra se choisir un Ă©poux. — Je n’ai aucune envie de me marier, et croyez que ce ne sont point lĂ  propos de jeune fille qui serait bien fĂąchĂ©e d’ĂȘtre prise au mot. J’ai assez donnĂ© ma main Ă  la fin des piĂšces oĂč je jouais pour n’ĂȘtre pas si pressĂ©e de le faire dans la vie rĂ©elle. Je ne rĂȘve pas d’existence plus douce que de rester prĂšs du prince et de vous. — Un pĂšre et un frĂšre ne suffisent pas toujours, mĂȘme Ă  la personne la plus dĂ©tachĂ©e du monde. Ces tendresses-lĂ  ne remplissent pas tout le cƓur. — Elles rempliront tout le mien, cependant, et si elles me manquaient un jour, j’entrerais en religion. — Ce serait vraiment pousser l’austĂ©ritĂ© trop loin. Est-ce que le chevalier de Vidalinc ne vous paraĂźt pas avoir tout ce qu’il faut pour faire un mari parfait ? — Sans doute. La femme qu’il Ă©pousera pourra se dire heureuse ; mais, quelque charmant que soit votre ami, mon cher Vallombreuse, je ne serai jamais cette femme. — Le chevalier de Vidalinc est un peu rousseau, et peut-ĂȘtre ĂȘtes-vous comme notre roi Louis XIII, qui n’aime pas cette couleur, fort prisĂ©e des peintres cependant. Mais ne parlons plus de Vidalinc. Que vous semble du marquis de l’Estang, qui vint l’autre jour savoir de mes nouvelles et ne vous quitta pas des yeux tant que dura sa visite ? Il Ă©tait si Ă©merveillĂ© de votre grĂące, si Ă©bloui de votre beautĂ© non pareille qu’il s’empĂȘtrait en ses compliments et ne faisait que balbutier. Cette timiditĂ© Ă  part, qui doit trouver excuse Ă  vos yeux puisque vous en Ă©tiez cause, c’est un cavalier accompli. Il est beau, jeune, d’une grande naissance et d’une grande fortune. Il vous conviendrait fort. — Depuis que j’ai l’honneur d’appartenir Ă  votre illustre famille, rĂ©pondit Isabelle un peu impatientĂ©e de ce badinage, trop d’humilitĂ© ne me siĂ©rait pas. Je ne dirai donc point que je me regarde comme indigne d’une pareille union ; mais le marquis de l’Estang demanderait ma main Ă  mon pĂšre, que je refuserais. Je vous l’ai dĂ©jĂ  dit, mon frĂšre, je ne veux point me marier, et vous le savez bien, vous qui me tourmentez de la sorte. — Oh ! quelle humeur virginale et farouche vous avez, ma sƓur ! Diane n’est pas plus sauvage en ses forĂȘts et vallĂ©es de l’HĂ©mus. Encore, s’il faut en croire les mauvaises langues mythologiques, le seigneur Endymion trouva-t-il grĂące Ă  ses yeux. Vous vous fĂąchez parce que je vous propose, en causant, quelques partis sortables ; si ceux-lĂ  vous dĂ©plaisent, nous vous en dĂ©couvrirons d’autres. — Je ne me fĂąche pas, mon frĂšre ; mais dĂ©cidĂ©ment vous parlez trop pour un malade, et je vous ferai gronder par maĂźtre Laurent. Vous n’aurez pas, Ă  souper, votre aile de poulet. — S’il en est ainsi, je me tais, fit Vallombreuse avec un air de soumission, mais croyez que vous ne serez mariĂ©e que de ma main. » Pour se venger de la moquerie opiniĂątre de son frĂšre, Isabelle commença l’histoire du corsaire barbaresque d’une voix haute et vibrante qui couvrait celle de Vallombreuse. Mon pĂšre, le duc de Fossombrone, se promenait avec ma mĂšre, l’une des plus belles femmes, sinon la plus belle du duchĂ© de GĂȘnes, sur le rivage de la MĂ©diterranĂ©e oĂč descendait l’escalier d’une superbe villa qu’il habitait l’étĂ©, quand les pirates d’Alger, cachĂ©s derriĂšre des roches, s’élancĂšrent sur lui, triomphĂšrent par le nombre de sa rĂ©sistance dĂ©sespĂ©rĂ©e, le laissĂšrent pour mort sur la place et emportĂšrent la duchesse, alors enceinte de moi, malgrĂ© ses cris, jusqu’à leur barque, qui s’éloigna rapidement en faisant force de rames, et rejoignit la galĂšre capitane abritĂ©e dans une crique. PrĂ©sentĂ©e au dey, ma mĂšre lui plut et devint sa favorite
 » Vallombreuse, pour dĂ©jouer la malice d’Isabelle, ferma les yeux et sur ce passage plein d’intĂ©rĂȘt feignit de s’endormir. Le sommeil que Vallombreuse avait d’abord feint devint bientĂŽt vĂ©ritable, et la jeune fille, voyant son frĂšre endormi, se retira sur la pointe du pied. Cette conversation, oĂč le duc semblait avoir voulu mettre une intention malicieuse, troublait Isabelle quoi qu’elle en eĂ»t. Vallombreuse, conservant une rancune secrĂšte Ă  l’endroit de Sigognac, bien qu’il n’en eĂ»t pas encore prononcĂ© le nom depuis l’attaque du chĂąteau, cherchait-il Ă  Ă©lever par un mariage un obstacle insurmontable entre le Baron et sa sƓur ? ou dĂ©sirait-il simplement savoir si la comĂ©dienne transformĂ©e en comtesse n’avait pas changĂ© de sentiment comme de fortune ? Isabelle ne pouvait rĂ©pondre Ă  ces deux points d’interrogation que se posait alternativement sa rĂȘverie. Puisqu’elle Ă©tait la sƓur de Vallombreuse, la rivalitĂ© de Sigognac et du jeune duc tombait d’elle-mĂȘme ; mais, d’un autre cĂŽtĂ©, il Ă©tait difficile de supposer qu’un caractĂšre si altier, si orgueilleux et si vindicatif, eĂ»t oubliĂ© la honte d’une premiĂšre dĂ©faite, et surtout celle d’une seconde. Quoique les positions fussent changĂ©es, Vallombreuse, en son cƓur, devait toujours haĂŻr Sigognac. EĂ»t-il assez de grandeur d’ñme pour lui pardonner, la gĂ©nĂ©rositĂ© n’exigeait pas qu’il l’aimĂąt et l’admĂźt dans sa famille. Il fallait renoncer Ă  l’espoir d’une rĂ©conciliation. Le prince, d’ailleurs, ne verrait jamais avec plaisir celui qui avait mis en pĂ©ril les jours de son fils. Ces rĂ©flexions jetaient Isabelle en une mĂ©lancolie qu’elle essayait vainement de secouer. Tant qu’elle s’était considĂ©rĂ©e dans son Ă©tat de comĂ©dienne comme un obstacle Ă  la fortune de Sigognac, elle avait repoussĂ© toute idĂ©e d’union avec lui ; mais maintenant qu’un coup inopinĂ© du sort la comblait de tous les biens qu’on souhaite, elle eĂ»t aimĂ© Ă  rĂ©compenser par le don de sa main celui qui la lui avait demandĂ©e quand elle Ă©tait mĂ©prisĂ©e et pauvre. Elle trouvait une sorte de bassesse Ă  ne point faire partager sa prospĂ©ritĂ© au compagnon de sa misĂšre. Mais tout ce qu’elle pouvait faire, c’était de lui garder une inaltĂ©rable fidĂ©litĂ©, car elle n’osait parler en sa faveur ni au prince ni Ă  Vallombreuse. BientĂŽt le jeune duc fut assez bien pour pouvoir dĂźner Ă  table avec son pĂšre et sa sƓur ; il dĂ©ployait Ă  ces repas une dĂ©fĂ©rence respectueuse envers le prince, une tendresse ingĂ©nieuse et dĂ©licate Ă  l’endroit d’Isabelle, et montrait qu’il avait, malgrĂ© sa frivolitĂ© apparente, l’esprit ornĂ© plus qu’on n’eĂ»t pu le supposer chez un jeune homme adonnĂ© aux femmes, aux duels et Ă  toutes sortes de dissipations. Isabelle se mĂȘlait modestement Ă  ces conversations, et le peu qu’elle disait Ă©tait si juste, si fin et si Ă  propos, que le prince en Ă©tait Ă©merveillĂ©, d’autant plus que la jeune fille, avec un tact parfait, Ă©vitait prĂ©ciositĂ© et pĂ©danterie. Vallombreuse tout Ă  fait rĂ©tabli proposa Ă  sa sƓur une promenade Ă  cheval dans le parc, et les deux jeunes gens suivirent au pas une longue allĂ©e, dont les arbres centenaires se rejoignaient en voĂ»te et formaient un couvert impĂ©nĂ©trable aux rayons du soleil ; le duc avait repris toute sa beautĂ©, Isabelle Ă©tait charmante, et jamais couple plus gracieux ne chevaucha cĂŽte Ă  cĂŽte. Seulement la physionomie du jeune homme exprimait la gaietĂ© et celle de la jeune fille la mĂ©lancolie. Parfois les saillies de Vallombreuse lui arrachaient un vague et faible sourire, puis elle retombait dans sa languissante rĂȘverie ; mais son frĂšre ne paraissait pas s’apercevoir de cette tristesse, et il redoublait de verve. Oh ! la bonne chose que de vivre, disait-il ; on ne se doute pas du plaisir qu’il y a dans cet acte si simple respirer ! Jamais les arbres ne m’ont semblĂ© si verts, le ciel si bleu, les fleurs si parfumĂ©es ! C’est comme si j’étais nĂ© d’hier et que je visse la crĂ©ation pour la premiĂšre fois. Quand je songe que je pourrais ĂȘtre allongĂ© sous un marbre et que je me promĂšne avec ma chĂšre sƓur, je ne me sens pas d’aise ! ma blessure ne me fait plus souffrir du tout, et je crois que nous pouvons risquer un petit temps de galop pour retourner au chĂąteau oĂč le prince s’ennuie Ă  nous attendre. » MalgrĂ© les observations d’Isabelle toujours craintive, Vallombreuse chercha les flancs de sa monture, et les deux chevaux partirent d’un train assez vif. Au bas du perron, en enlevant sa sƓur de dessus la selle, le jeune duc lui dit Maintenant me voilĂ  un grand garçon, et j’obtiendrai la permission de sortir seul. — Eh quoi ! vous voulez donc nous quitter Ă  peine guĂ©ri, mĂ©chant que vous ĂȘtes ? — Oui, j’ai besoin de faire un voyage de quelques jours, rĂ©pondit nĂ©gligemment Vallombreuse. » En effet, le lendemain il partit aprĂšs avoir pris congĂ© du prince, qui ne s’opposa point Ă  son dĂ©part, et dit Ă  Isabelle d’un ton Ă©nigmatique et bizarre Au revoir, petite sƓur, vous serez contente de moi ! » XIXORTIES ET TOILES D’ARAIGNÉELe conseil d’HĂ©rode Ă©tait sage, et Sigognac se rĂ©solut Ă  le suivre ; aucun attrait d’ailleurs, Isabelle devenue de comĂ©dienne grande dame, ne le rattachait plus Ă  la troupe. Il fallait disparaĂźtre quelque temps, se plonger dans l’oubli, jusqu’à ce que le ressentiment causĂ© par la mort probable de Vallombreuse se fĂ»t apaisĂ©. Aussi aprĂšs avoir fait, non sans Ă©motion, ses adieux Ă  ces braves acteurs qui s’étaient montrĂ©s si bons camarades pour lui, Sigognac s’éloigna de Paris, montĂ© sur un vigoureux bidet, les poches assez convenablement garnies de pistoles, produit de sa part sur les recettes. À petites journĂ©es, il se dirigeait vers sa gentilhommiĂšre dĂ©labrĂ©e ; car, aprĂšs l’orage, l’oiseau retourne toujours Ă  son nid, ne fĂ»t-il que de bĂ»chettes et de vieille paille. C’était le seul gĂźte oĂč il pĂ»t se rĂ©fugier, et dans ses dĂ©sespĂ©rances il Ă©prouvait une sorte de plaisir Ă  retourner au pauvre manoir de ses pĂšres, qu’il eĂ»t peut-ĂȘtre mieux fait de ne pas quitter. En effet, sa fortune ne s’était guĂšre amĂ©liorĂ©e, et cette derniĂšre aventure ne pouvait que lui nuire. Allons, se disait-il tout en cheminant, j’étais prĂ©destinĂ© Ă  mourir de faim et d’ennui entre ces murailles lĂ©zardĂ©es, sous ce toit qui laisse passer la pluie comme un crible. Nul n’évite son sort et j’accomplirai le mien je serai le dernier des Sigognac. » Il est inutile de dĂ©crire tout au long ce voyage qui dura une vingtaine de jours et ne fut Ă©gayĂ© d’aucune rencontre curieuse. Il suffira de dire qu’un beau soir Sigognac aperçut de loin les deux tourelles de son chĂąteau, illuminĂ©es par le couchant et se dĂ©tachant en clair du fond violet de l’horizon. Un caprice de la lumiĂšre les faisait paraĂźtre plus rapprochĂ©es qu’elles ne l’étaient rĂ©ellement, et dans un des rares carreaux de la façade, le soleil encadrait une scintillation rouge du plus vif Ă©clat. On eĂ»t dit une monstrueuse escarboucle. Cette vue causa au Baron un attendrissement bizarre ; certes, il avait bien souffert dans ce castel en ruine, et cependant il Ă©prouvait Ă  le retrouver l’émotion que procure au retour un ancien ami dont l’absence a fait oublier les dĂ©fauts. Sa vie s’était Ă©coulĂ©e lĂ  pauvre, obscure, solitaire, mais non sans quelques secrĂštes douceurs ; car la jeunesse ne peut ĂȘtre tout Ă  fait malheureuse. La plus dĂ©couragĂ©e a encore ses rĂȘves et ses espĂ©rances. L’habitude d’une peine finit par avoir son charme, et l’on regrette certaines tristesses plus que certaines joies. Sigognac donna de l’éperon Ă  son cheval pour lui faire hĂąter l’allure et arriver avant la nuit. Le soleil ayant baissĂ© et ne laissant plus voir au-dessus de la ligne brune tracĂ©e par la lande sur le ciel qu’un mince segment de son disque Ă©chancrĂ©, la lueur rouge de la vitre s’était Ă©teinte, et le manoir ne formait plus qu’une tache grise se confondant presque avec l’ombre ; mais Sigognac connaissait bien la route, et bientĂŽt il s’engagea dans le chemin frĂ©quentĂ© jadis, dĂ©sert maintenant, qui conduisait au chĂąteau. Les branches gourmandes de la haie lui fouettaient les bottes, et devant les pas de son cheval, les rainettes peureuses sautelaient Ă  travers l’herbe humide de rosĂ©e ; un faible et lointain aboi de chien, quĂȘtant tout seul comme pour se dĂ©sennuyer, se faisait entendre dans le silence profond de la campagne. Sigognac arrĂȘta sa monture pour mieux Ă©couter. Il avait cru reconnaĂźtre la voix enrouĂ©e de Miraut. BientĂŽt l’aboi se rapprocha et se changea en un jappement rĂ©itĂ©rĂ© et joyeux, entrecoupĂ© par une course haletante ; Miraut avait Ă©ventĂ© son maĂźtre, et il accourait de toute la vitesse de ses vieilles pattes. Le baron siffla d’une certaine façon, et au bout de quelques minutes, le bon et brave chien dĂ©boucha impĂ©tueusement par une brĂšche de la haie, hurlant, sanglotant, poussant des cris presque humains. Quoique essoufflĂ© et pantelant, il sautait au nez du cheval, tĂąchait d’escalader la selle pour parvenir jusqu’à son maĂźtre, et donnait les plus extravagants tĂ©moignages de joie canine que jamais animal de son espĂšce ait manifestĂ©s. Argus lui-mĂȘme reconnaissant Ulysse chez EumĂ©e n’était pas si content que Miraut. Sigognac se baissa et lui flatta la tĂȘte de la main pour calmer cette furie sympathique. Satisfait de cet accueil, et voulant porter la bonne nouvelle aux habitants du chĂąteau, c’est-Ă -dire Ă  Pierre, Ă  Bayard et Ă  BĂ©elzĂ©buth, Miraut partit comme un trait et se mit Ă  aboyer de telle sorte devant le vieux serviteur assis dans la cuisine, que celui-ci comprit qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. Est-ce que le jeune maĂźtre reviendrait ? » se dit Pierre en se levant et en marchant Ă  la suite de Miraut, qui le tirait par le pan de son sayon. Comme la nuit s’était faite, Pierre avait allumĂ© au foyer oĂč cuisait son frugal souper un Ă©clat de bois rĂ©sineux, dont, Ă  l’entrĂ©e du chemin, la fumĂ©e rougeĂątre illumina tout Ă  coup Sigognac et son cheval. C’est vous, monsieur le baron, s’écria joyeusement le brave Pierre Ă  la vue de son maĂźtre ; Miraut me l’avait dĂ©jĂ  dit en son honnĂȘte langage de chien ; car nous sommes si seuls ici que, bĂȘtes et gens ne parlant qu’entre eux, finissent par se comprendre. Cependant n’ayant point Ă©tĂ© averti de votre retour, je craignais de me tromper. Attendu ou non, soyez le bienvenu dans votre domaine ; on tĂąchera de vous fĂȘter le mieux possible. — Oui, c’est bien moi, mon bon Pierre, Miraut ne t’a pas menti ; moi, sinon plus riche, du moins sain et sauf ; allons, marche devant avec ta torche et rentrons au logis. » Pierre, non sans effort, ouvrit les battants de la vieille porte, et le baron de Sigognac passa sous le portail Ă©clairĂ© d’une maniĂšre fantastique par les reflets de la torche. À cette lueur les trois cigognes sculptĂ©es sur le blason Ă  la voĂ»te parurent s’animer et palpiter des ailes comme si elles eussent voulu saluer le retour du dernier rejeton de la famille qu’elles avaient symbolisĂ©e pendant tant de siĂšcles. Un hennissement prolongĂ© semblable Ă  un clairon se fit entendre. C’était Bayard qui du fond de son Ă©curie sentait son maĂźtre et tirait de ses vieux poumons asthmatiques cette fanfare Ă©clatante ! Bien, bien, je t’entends, mon pauvre Bayard, dit Sigognac en descendant de cheval et en jetant les rĂȘnes Ă  Pierre ; je vais t’aller dire bonjour. » Et il se dirigeait du cĂŽtĂ© de l’écurie lorsqu’il faillit choir une masse noirĂątre s’enchevĂȘtrait dans ses jambes miaulant, ronronnant, faisant le gros dos. C’était BĂ©elzĂ©buth qui exprimait sa joie avec tous les moyens que la nature a donnĂ©s Ă  la race fĂ©line ; Sigognac le prit entre ses bras et l’éleva Ă  la hauteur de son visage. Le matou Ă©tait au comble du bonheur ; ses yeux ronds s’illuminaient de lueurs phosphoriques ; des frĂ©missements nerveux lui faisaient ouvrir et fermer ses pattes aux ongles rĂ©tractiles. Il s’étranglait Ă  force de filer vite son rouet et poussait avec une passion Ă©perdue son nez, noir et grenu comme une truffe, contre la moustache de Sigognac. AprĂšs l’avoir bien caressĂ©, car il ne dĂ©daignait pas ces tĂ©moignages d’affection d’humbles amis, le Baron remit dĂ©licatement BĂ©elzĂ©buth Ă  terre, et ce fut le tour de Bayard qu’il flatta, Ă  plusieurs reprises, en lui frappant du plat de la main le col et la croupe. Le bon animal mettait sa tĂȘte sur l’épaule de son maĂźtre, grattait le sol de son pied et de l’arriĂšre-train essayait une courbette fringante. Il accueillit poliment le bidet qu’on installa prĂšs de lui, se sentant sĂ»r de l’affection de Sigognac et peut-ĂȘtre satisfait d’entrer en relation avec un animal de son espĂšce, ce qui ne lui Ă©tait pas arrivĂ© depuis longtemps. Maintenant que j’ai rĂ©pondu aux civilitĂ©s de mes bĂȘtes, dit Sigognac Ă  Pierre, il ne serait peut-ĂȘtre pas mal Ă  propos d’aller voir Ă  la cuisine ce que contient ton garde-manger ; j’ai mal dĂ©jeunĂ© ce matin, mais je n’ai pas dĂźnĂ© du tout, car je voulais arriver au but de mon voyage devant qu’il fĂźt nuit. À Paris, j’ai un peu perdu mes habitudes de sobriĂ©tĂ©, et je ne serai pas fĂąchĂ© de souper, ne fĂ»t-ce que d’un rogaton. — MaĂźtre, il y a un reste de miasson, un peu de lard et du fromage de chĂšvre. Ce sont des mets sauvages et rustiques que vous ne trouverez peut-ĂȘtre plus mangeables depuis que vous avez tĂątĂ© de la grande cuisine. S’ils ne flattent pas le palais, ils empĂȘchent du moins de mourir de faim. — C’est tout ce qu’un homme peut demander Ă  la nourriture, rĂ©pondit Sigognac, et je ne suis point ingrat, comme tu sembles le penser, envers les aliments simples qui ont soutenu ma jeunesse et m’ont fait sain, alerte et vigoureux ; sers ton miasson, ton lard et ton fromage avec la fiertĂ© d’un maĂźtre d’hĂŽtel qui apporterait sur un plat d’or un paon faisant la roue. » RassurĂ© sur sa cuisine, Pierre couvrit en hĂąte la table oĂč d’habitude Sigognac prenait son maigre repas, d’une nappe bise mais propre ; il plaça d’un cĂŽtĂ© le gobelet, de l’autre le pot de grĂšs plein d’une piquette acide pour faire symĂ©trie au bloc de miasson et se tint debout derriĂšre son maĂźtre comme un majordome servant un prince. Selon l’antique cĂ©rĂ©monial, Miraut, assis Ă  sa droite sur son derriĂšre, et BĂ©elzĂ©buth, accroupi Ă  gauche, regardaient avec extase le baron de Sigognac et suivaient les voyages que sa main faisait du plat Ă  sa bouche et de sa bouche au plat dans l’attente de quelque morceau qu’il leur jetait impartialement. Ce tableau bizarre Ă©tait Ă©clairĂ© par l’éclat de bois rĂ©sineux que Pierre avait plantĂ© sur une fiche en fer, Ă  l’intĂ©rieur de la cheminĂ©e, pour que la fumĂ©e ne se rĂ©pandĂźt pas dans la chambre. Il rĂ©pĂ©tait si exactement la scĂšne dĂ©crite au commencement de cette histoire, que le Baron, frappĂ© de cette ressemblance, s’imaginait avoir fait un rĂȘve et n’ĂȘtre jamais sorti de son chĂąteau. Le temps, qui, Ă  Paris, avait coulĂ© si vite et si chargĂ© d’évĂ©nements, semblait s’ĂȘtre arrĂȘtĂ© au chĂąteau de Sigognac. Les heures endormies ne s’étaient pas donnĂ© la peine de retourner leur sablier plein de poussiĂšre. Tout Ă©tait Ă  la mĂȘme place. Les araignĂ©es sommeillaient toujours aux encoignures dans leur hamac grisĂątre, attendant la venue de quelque mouche improbable. Quelques-unes mĂȘme s’étaient dĂ©couragĂ©es et n’avaient point raccommodĂ© leurs toiles, n’ayant plus assez de substance pour tirer du fil de leur ventre ; sur la cendre blanche de l’ñtre un charbon qui paraissait ne pas avoir brĂ»lĂ© depuis le dĂ©part du Baron dĂ©gageait une petite fumĂ©e grĂȘle comme celle d’une pipe prĂšs de s’éteindre ; seulement les orties et les ciguĂ«s avaient grandi dans la cour, l’herbe qui encadrait les pavĂ©s Ă©tait plus haute ; une branche d’arbre, n’arrivant jadis qu’à la fenĂȘtre de la cuisine, y poussait maintenant un jet feuillu par la maille d’un carreau cassĂ©. C’était tout ce qu’il y avait de nouveau. MalgrĂ© lui, Sigognac se sentait repris par ce milieu. Ses anciennes pensĂ©es lui revenaient en foule ; et il se perdait en des rĂȘveries silencieuses que respectait Pierre et que n’osaient troubler Miraut et BĂ©elzĂ©buth par des caresses intempestives. Tout ce qui s’était passĂ© ne lui faisait plus l’effet que d’aventures qu’il aurait lues dans un livre et dont le souvenir lui serait vaguement restĂ©. Le capitaine Fracasse, dĂ©jĂ  effacĂ© Ă  demi, ne lui apparaissait plus dans le lointain que comme un pĂąle spectre Ă©manĂ© et dĂ©tachĂ© Ă  tout jamais de lui-mĂȘme. Son combat avec Vallombreuse ne se dessinait en sa mĂ©moire que sous forme d’une gesticulation bizarre Ă  laquelle sa volontĂ© Ă©tait demeurĂ©e Ă©trangĂšre. Aucune des actions accomplies pendant cette pĂ©riode ne lui semblait tenir Ă  lui, et son retour au chĂąteau avait rompu les fils qui les rattachaient Ă  sa vie. Seul son amour pour Isabelle ne s’était pas envolĂ©, et il le retrouvait toujours vivace en son cƓur, mais plutĂŽt encore comme une aspiration de l’ñme que comme une passion rĂ©elle, puisque celle qui en Ă©tait l’objet ne pouvait plus lui appartenir. Il comprenait que la roue de son char un moment lancĂ© sur une autre route Ă©tait retombĂ©e dans son orniĂšre fatale, et il s’y rĂ©signait avec un accablement tranquille. Seulement il se blĂąmait d’avoir eu quelques minutes d’espĂ©rance et d’illusion. Pourquoi diable aussi les malheureux veulent-ils ĂȘtre heureux ? Quelle sottise ! Cependant il parvint Ă  secouer cette torpeur, et comme il voyait dans les yeux de Pierre pointer de timides interrogations, il narra briĂšvement Ă  ce digne serviteur les faits principaux qui pouvaient l’intĂ©resser dans cette histoire ; au rĂ©cit des deux duels de son Ă©lĂšve avec Vallombreuse, le bonhomme, fier d’avoir formĂ© un tel disciple, rayonnait d’aise et simulait contre la muraille, au moyen d’un bĂąton, les coups que lui dĂ©crivait Sigognac. HĂ©las ! mon brave Pierre, dit le Baron en soupirant, tu m’as trop bien montrĂ© tous ces secrets d’escrime que personne ne possĂšde comme toi. Cette victoire m’a perdu et renvoyĂ© pour longtemps, sinon pour toujours, en ce pauvre et triste manoir. J’ai cette chance particuliĂšre que le triomphe m’abat et ruine mes affaires au lieu de les accommoder. Il eĂ»t mieux valu que je fusse blessĂ© ou mĂȘme tuĂ© en cette rencontre fĂącheuse. — Les Sigognac, fit sentencieusement le vieux serviteur, ne sauraient ĂȘtre battus. Quoi qu’il arrive, maĂźtre, je suis content que vous ayez tuĂ© ce Vallombreuse. La chose a dĂ» ĂȘtre faite dans les rĂšgles, j’en suis sĂ»r, et c’est tout ce qu’il faut. Que peut objecter un homme qui meurt d’un beau coup d’épĂ©e, Ă©tant en garde ? — Rien, certainement, rĂ©pondit Sigognac, que la philosophie prĂ©vĂŽtale du vieux maĂźtre d’armes faisait sourire ; mais je me sens un peu fatiguĂ©. Allume la lampe et conduis-moi Ă  ma chambre. » Pierre obĂ©it. Le Baron, prĂ©cĂ©dĂ© de son domestique et suivi de son chien et de son chat, monta lentement le vieil escalier aux fresques Ă©teintes et passĂ©es de ton. Les Hercules Ă  gaines de plus en plus pĂąles faisaient des efforts pour soutenir la feinte corniche dont le poids semblait les Ă©craser. Ils gonflaient dĂ©sespĂ©rĂ©ment leurs muscles appauvris, et cependant n’avaient pu empĂȘcher que quelques plaques de crĂ©pi ne se dĂ©tachassent du mur. Les empereurs romains ne valaient guĂšre mieux, et quoiqu’ils affectassent en leurs niches des mines de rodomonts et de triomphateurs, ils avaient perdu qui leur couronne, qui leur sceptre, qui leur pourpre. Le treillage peint de la voĂ»te s’était dĂ©foncĂ© en maint endroit, et les pluies d’hiver, filtrant par les lĂ©zardes, avaient gĂ©ographiĂ© des AmĂ©riques nouvelles Ă  cĂŽtĂ© des vieux continents et des Ăźles dĂ©jĂ  tracĂ©es. Ce dĂ©labrement auquel Sigognac, avant d’ĂȘtre sorti de sa gentilhommiĂšre, n’était pas autrement sensible, le frappa et le jeta, tandis qu’il montait, en des mĂ©lancolies profondes. Il y voyait l’inĂ©vitable et fatale dĂ©cadence de sa race et se disait Si cette voĂ»te avait quelque sentiment de pitiĂ© pour la famille qu’elle a jusqu’ici abritĂ©e, elle devrait bien s’écrouler et m’écraser sur place ! » ArrivĂ© Ă  la porte des appartements, il prit la lampe des mains de Pierre, qu’il remercia et renvoya, ne voulant pas lui laisser voir son Ă©motion. Sigognac traversa lentement la premiĂšre salle oĂč avait eu lieu, il y a quelques mois, le souper des comĂ©diens. Le souvenir de ce joyeux tableau la rendait plus lugubre encore. TroublĂ© un instant, le silence semblait s’y ĂȘtre rĂ©installĂ© Ă  tout jamais plus morne, plus profond, plus formidable. Dans ce tombeau, un grignotement de rat usant ses incisives prenait des rĂ©sonances Ă©tranges. ÉclairĂ©s par le faible jour de la lampe, les portraits, accoudĂ©s sur leurs cadres d’or fanĂ© comme Ă  des balcons, devenaient inquiĂ©tants. On eĂ»t dit qu’ils voulaient s’arracher de leur fond d’ombre et venir saluer leur malheureux rejeton. Une vie spectrale animait ces antiques effigies leurs lĂšvres peintes remuaient, murmurant des paroles que l’ñme entendait Ă  dĂ©faut de l’oreille ; leurs yeux se levaient tristement au plafond et, sur leurs joues vernies, la sueur de l’humiditĂ© se condensait en grosses gouttes que la lumiĂšre faisait briller comme des larmes. Les esprits des aĂŻeux erraient, certes, autour de ces images qui reprĂ©sentaient la forme terrestre qu’ils avaient animĂ©e autrefois, et Sigognac sentait leur prĂ©sence invisible dans l’horreur secrĂšte de cette demi-obscuritĂ©. Toutes ces figures Ă  cuirasses ou Ă  vertugadins avaient l’air lamentable et dĂ©solĂ©. Seul, le dernier portrait, celui de la mĂšre de Sigognac, semblait sourire. La lumiĂšre tombait prĂ©cisĂ©ment dessus, et, soit que la peinture plus rĂ©cente et d’une meilleure main fĂźt illusion, soit qu’en effet l’ñme vĂźnt un instant vivifier cette apparence, le portrait avait un air de tendresse confiante et gaie dont Sigognac s’étonna et qu’il prit pour un favorable prĂ©sage, car l’expression de cette tĂȘte lui avait toujours paru mĂ©lancolique. Enfin Sigognac entra dans sa chambre et posa la lampe sur la petite table oĂč gisait encore le volume de Ronsard, qu’il lisait lorsque les comĂ©diens vinrent frapper nuitamment Ă  la porte du manoir. Le papier, couturĂ© de ratures, brouillon d’un sonnet inachevĂ©, Ă©tait toujours Ă  la mĂȘme place. Le lit, qu’on n’avait pas refait, gardait moulĂ©e l’empreinte des derniĂšres personnes qui s’y Ă©taient reposĂ©es. Isabelle avait dormi lĂ . Sa jolie tĂȘte s’était appuyĂ©e Ă  cet oreiller, confident de bien des rĂȘves ! À cette pensĂ©e, Sigognac se sentit le cƓur voluptueusement torturĂ© par une agrĂ©able douleur, si l’on peut joindre ensemble ces mots ennemis de nature. Son imagination se reprĂ©sentait avec vivacitĂ© les appas de cette adorable fille ; sa raison, d’une voix importune et chagrine, lui disait qu’Isabelle Ă©tait Ă  jamais perdue pour lui, et pourtant il lui semblait voir par l’effet d’une fantasmagorie amoureuse ce pur et charmant visage entre les plis des rideaux entr’ouverts comme celui d’une chaste Ă©pouse qui attend le retour de l’époux. Pour en finir avec ces visions qui lui amollissaient le courage, il se dĂ©shabilla et se coucha, baisant la place autrefois occupĂ©e par Isabelle ; mais, malgrĂ© la fatigue, le sommeil fut long Ă  venir, et ses yeux errĂšrent plus d’une heure autour de la chambre dĂ©labrĂ©e, tantĂŽt suivant quelque bizarre reflet de lune sur les vitres dĂ©polies, tantĂŽt regardant avec une fixitĂ© inconsciente le chasseur de halbrans dans la forĂȘt d’arbres bleus et jaunes, sujet de la vieille tapisserie. Si le maĂźtre veillait, l’animal dormait. BĂ©elzĂ©buth, roulĂ© en boule aux pieds de Sigognac, ronflait comme le chat de Mahomet sur la manche du prophĂšte. La profonde quiĂ©tude de la bĂȘte finit par gagner l’homme, et le jeune Baron partit pour le pays des rĂȘves. Quand vint l’aurore, Sigognac fut plus frappĂ© qu’il ne l’avait Ă©tĂ© la veille de l’état de dĂ©vastation oĂč se trouvait son manoir. Le jour n’a pas de compassion pour les ruines et les vieilleries ; il en montre cruellement les pauvretĂ©s, les rides, les taches, les dĂ©colorations, les poussiĂšres, les moisissures ; la nuit, plus misĂ©ricordieuse, adoucit tout de ses ombres amies, et du pan de son voile essuie les larmes des choses. Les chambres, si vastes jadis, lui paraissaient petites, et il s’étonnait de les avoir gardĂ©es tellement grandes en son souvenir ; mais bientĂŽt il reprit la mesure de son manoir et rentra dans sa vie ancienne comme dans un vieil habit qu’on a quelque temps quittĂ© pour en mettre un neuf ; il se sentait Ă  l’aise dans ce vĂȘtement usĂ© dont ses habitudes avaient formĂ© les plis. Sa journĂ©e s’arrangeait ainsi. Il allait faire une courte priĂšre dans la chapelle en ruine oĂč reposaient ses aĂŻeux, arrachait quelque ronce d’une tombe brisĂ©e, dĂ©pĂȘchait son frugal repas, tirait des armes avec Pierre, montait Bayard ou le bidet qu’il avait conservĂ© et, aprĂšs une longue excursion, revenait au logis, silencieux et morne comme autrefois, puis il soupait entre BĂ©elzĂ©buth et Miraut et se couchait en feuilletant, pour s’endormir, un des volumes dĂ©pareillĂ©s et dĂ©jĂ  cent fois lus de sa bibliothĂšque dĂ©vastĂ©e par les rats famĂ©liques. Comme on voit, il ne survivait rien du brillant capitaine Fracasse, du hardi rival de Vallombreuse ; Sigognac Ă©tait bien redevenu le chĂątelain du chĂąteau de la MisĂšre. Un jour, il descendit au jardin oĂč il avait conduit les deux jeunes comĂ©diennes. Le jardin Ă©tait plus inculte, plus dĂ©sordonnĂ© et plus touffu en mauvaises herbes que jamais ; cependant, l’églantier, qui avait fourni une rose pour Isabelle et un bouton pour SĂ©rafine, afin qu’il ne fĂ»t pas dit que deux dames sortissent d’un parterre sans ĂȘtre quelque peu fleuries, semblait cette fois, comme l’autre, s’ĂȘtre piquĂ© d’honneur. Sur la mĂȘme branche s’épanouissaient deux charmantes petites roses, aux frĂȘles pĂ©tales, ouvertes le matin et gardant encore dans leur cƓur deux ou trois perles de rosĂ©e. Cette vue attendrit singuliĂšrement Sigognac par le souvenir qu’elle Ă©veillait en lui. Il se rappela cette phrase d’Isabelle Dans cette promenade au jardin oĂč vous Ă©cartiez les ronces devant moi, vous m’avez cueilli une petite rose sauvage, seul cadeau que vous pussiez me faire ; j’y ai laissĂ© tomber une larme avant de la mettre dans mon sein, et silencieusement je vous ai donnĂ© mon Ăąme en Ă©change. » Il prit la rose, en aspira passionnĂ©ment l’odeur et mit ses lĂšvres sur les feuilles, croyant que ce fussent les lĂšvres de son amie non moins douces, vermeilles et parfumĂ©es. Depuis qu’il Ă©tait sĂ©parĂ© d’Isabelle, il ne faisait qu’y penser, et il comprenait combien elle Ă©tait indispensable Ă  sa vie. Pendant les premiers jours, l’étourdissement de toutes ces aventures accumulĂ©es, la stupeur de ces revirements de fortune, la distraction forcĂ©e du voyage l’avaient empĂȘchĂ© de se rendre compte du vĂ©ritable Ă©tat de son Ăąme. Mais, rentrĂ© dans la solitude, le calme et le silence, il retrouvait Isabelle au bout de toutes ses rĂȘveries. Elle remplissait sa tĂȘte et son cƓur. L’image mĂȘme d’Yolande s’était effacĂ©e comme une vapeur lĂ©gĂšre. Il ne se demandait mĂȘme pas s’il l’avait jamais aimĂ©e, cette beautĂ© orgueilleuse il n’y songeait plus. Et pourtant Isabelle m’aime, » se disait-il, aprĂšs avoir rĂ©capitulĂ© pour la centiĂšme fois tous les obstacles qui s’opposaient Ă  son bonheur. Deux ou trois mois se passĂšrent ainsi, et Sigognac Ă©tait en sa chambre cherchant la pointe finale d’un sonnet Ă  la louange de son aimĂ©e, lorsque Pierre vint annoncer Ă  son maĂźtre qu’un gentilhomme Ă©tait lĂ  qui demandait Ă  lui parler. Un gentilhomme qui veut me parler, fit Sigognac, tu rĂȘves ou il se trompe ! Personne au monde n’a rien Ă  me dire ; cependant, pour la raretĂ© du fait, introduis ce mortel singulier. Quel est son nom, du moins ? — Il n’a pas voulu le dĂ©cliner, prĂ©tendant que ce nom ne vous apprendrait rien, » rĂ©pondit Pierre en ouvrant la porte Ă  deux battants. Sur le seuil apparut un beau jeune homme, vĂȘtu d’un Ă©lĂ©gant costume de cheval en drap couleur noisette, agrĂ©mentĂ© de vert, chaussĂ© de bottes en feutre gris aux Ă©perons d’argent, et tenant en main un chapeau Ă  larges bords ornĂ© d’une longue plume verte, ce qui permettait de voir en pleine lumiĂšre sa tĂȘte fiĂšre, dĂ©licate et charmante dont plus d’une femme eĂ»t jalousĂ© les traits corrects dignes d’une statue antique. Ce cavalier accompli ne parut pas faire sur Sigognac une impression agrĂ©able, car il pĂąlit lĂ©gĂšrement, et d’un bond courut Ă  son Ă©pĂ©e suspendue au chevet du lit, la tira du fourreau et se mit en garde. Pardieu ! monsieur le duc, je croyais vous avoir bien tuĂ© ! Est-ce vous ou votre ombre qui m’apparaissez ainsi ? — C’est moi-mĂȘme, Hannibal de Vallombreuse, rĂ©pondit le jeune duc, moi-mĂȘme en chair et en os, aussi peu dĂ©cĂ©dĂ© que possible ; mais rengainez au plus tĂŽt cette rapiĂšre. Nous nous sommes dĂ©jĂ  battus deux fois. C’est assez. Le proverbe dit que les choses rĂ©pĂ©tĂ©es plaisent, mais qu’à la troisiĂšme redite elles deviennent fastidieuses. Je ne viens pas en ennemi. Si j’ai quelques petites peccadilles Ă  me reprocher Ă  votre endroit, vous avez bien pris votre revanche. Partant nous sommes quittes. Pour vous prouver mes bonnes intentions, voilĂ  un brevet signĂ© du roi qui vous donne un rĂ©giment. Mon pĂšre et moi avons fait souvenir Sa MajestĂ© de l’attachement des Sigognac aux rois ses aĂŻeux. J’ai voulu vous apporter en personne cette nouvelle favorable ; et maintenant, car je suis votre hĂŽte, faites tordre le col Ă  n’importe quoi, mettez Ă  la broche qui vous voudrez ; mais, pour Dieu, donnez-moi Ă  manger. Les auberges de cette route sont dĂ©sastreuses, et mes fourgons, ensablĂ©s Ă  quelque distance d’ici, contiennent mes provisions de bouche. — J’ai bien peur, monsieur le duc, que mon dĂźner ne vous paraisse une vengeance, rĂ©pondit Sigognac avec une courtoisie enjouĂ©e ; mais n’attribuez pas Ă  la rancune la pauvre chĂšre que vous ferez. Vos procĂ©dĂ©s francs et cordiaux me touchent au plus tendre de l’ñme, et vous n’aurez pas dĂ©sormais d’ami plus dĂ©vouĂ© que moi. Bien que vous n’ayez guĂšre besoin de mes services, ils vous sont tout acquis. HolĂ  ! Pierre, trouve des poulets, des Ɠufs, de la viande, et tĂąche Ă  rĂ©galer de ton mieux ce seigneur qui meurt de faim et n’en a pas l’habitude comme nous. » Pierre mit en poche quelques-unes des pistoles envoyĂ©es par son maĂźtre et qu’il n’avait pas touchĂ©s encore, enfourcha le bidet et courut bride abattue au village le plus proche, en quĂȘte de provisions. Il trouva quelques poulets, un jambon, une fiasque de vin vieux, et chez le curĂ© de l’endroit, qu’il dĂ©termina non sans peine Ă  le lui cĂ©der, un pĂątĂ© de foies de canard, friandise digne de figurer sur la table d’un Ă©vĂȘque ou d’un prince. Au bout d’une heure il fut de retour, confia le soin de tourner la broche Ă  une grande fille hĂąve et dĂ©guenillĂ©e qu’il avait rencontrĂ©e sur la route et envoyĂ©e au chĂąteau, et mit le couvert dans la salle aux portraits, en choisissant parmi les faĂŻences des dressoirs celles qui n’avaient qu’une Ă©cornure ou qu’une Ă©toile, car il ne fallait point penser Ă  l’argenterie, la derniĂšre piĂšce ayant Ă©tĂ© depuis longtemps fondue. Cela fait, il vint annoncer Ă  son maĂźtre que ces messieurs Ă©taient servis. » Vallombreuse et Sigognac s’assirent en face l’un de l’autre sur les moins boiteuses des six chaises, et le jeune duc, que cette situation nouvelle pour lui Ă©gayait, attaqua les mets rĂ©unis Ă  grand’peine par Pierre, avec une amusante fĂ©rocitĂ© d’appĂ©tit. Ses belles dents blanches, aprĂšs avoir dĂ©vorĂ© un poulet tout entier, lequel, il est vrai, semblait mort d’étisie, s’enfonçaient joyeusement dans la tranche rose d’un jambon de Bayonne, et faisaient, comme on dit, sauter les miettes au plafond. Il proclama les foies de canard une nourriture dĂ©licate, exquise, ambroisienne, et trouva que ce petit fromage de chĂšvre, jaspĂ© et persillĂ© de vert, Ă©tait un excellent Ă©peron Ă  boire. Il loua aussi le vin, lequel Ă©tait vieux et de bon cru, et dont la belle couleur rougissait comme pourpre dans les anciens verres de Venise. Une fois mĂȘme, tant il Ă©tait de bonne humeur, il faillit Ă©clater de rire, Ă  l’air effarĂ© de Pierre, surpris d’avoir entendu son maĂźtre appeler M. le duc de Vallombreuse » ce vivant rĂ©putĂ© pour mort. Tout en tenant tĂȘte du mieux qu’il pouvait au jeune duc, Sigognac s’étonnait de voir chez lui, familiĂšrement accoudĂ© Ă  sa table, cet Ă©lĂ©gant et fier seigneur, jadis son rival d’amour, qu’il avait tenu deux fois au bout de son Ă©pĂ©e, et qui avait essayĂ© Ă  plusieurs reprises de le faire dĂ©pĂȘcher par des spadassins. Le duc de Vallombreuse comprit la pensĂ©e du Baron sans que celui-ci l’exprimĂąt, et quand le vieux serviteur se fut retirĂ©, posant sur la table un flacon de vin gĂ©nĂ©reux et deux verres plus petits que les autres, pour humer la prĂ©cieuse liqueur, il fila entre ses doigts le bout de sa fine moustache, et dit au Baron avec une amicale franchise Je vois bien, mon cher Sigognac, malgrĂ© toute votre politesse, que ma dĂ©marche vous semble un peu Ă©trange et subite. Vous vous dites Comment se fait-il que ce Vallombreuse, si hautain, si arrogant, si impĂ©rieux, soit devenu, de tigre qu’il Ă©tait, agneau qu’une bergerette conduirait au bout d’un ruban ? » Pendant les six semaines que je suis restĂ© clouĂ© au lit, j’ai fait quelques rĂ©flexions comme le plus brave en peut se permettre en face de l’éternitĂ© ; car la mort n’est rien pour nous autres, gentilshommes, qui prodiguons notre vie avec une Ă©lĂ©gance que les bourgeois n’imiteront jamais. J’ai senti la frivolitĂ© de bien des choses, et me suis promis, si j’en revenais, de me conduire autrement. L’amour que m’inspirait Isabelle changĂ© en pure et sainte amitiĂ©, je n’avais plus de raisons de vous haĂŻr. Vous n’étiez plus mon rival. Un frĂšre ne saurait ĂȘtre jaloux de sa sƓur ; je vous sus grĂ© de la tendresse respectueuse que vous n’aviez cessĂ© de lui tĂ©moigner quand elle se trouvait encore dans une condition qui autorise les licences. Vous avez le premier devinĂ© cette Ăąme charmante sous son dĂ©guisement de comĂ©dienne. Pauvre, vous avez offert Ă  la femme mĂ©prisĂ©e la plus grande richesse que puisse possĂ©der un noble, le nom de ses aĂŻeux. Elle vous appartient donc, maintenant qu’elle est illustre et riche. L’amant d’Isabelle doit ĂȘtre le mari de la comtesse de Lineuil. — Mais, rĂ©pondit Sigognac, elle m’a toujours obstinĂ©ment refusĂ© lorsqu’elle pouvait croire Ă  mon absolu dĂ©sintĂ©ressement. — DĂ©licatesse suprĂȘme, susceptibilitĂ© angĂ©lique, pur esprit de sacrifice, elle craignait d’entraver votre sort et de nuire Ă  votre fortune ; mais cette reconnaissance a renversĂ© la situation. — Oui, c’est moi qui maintenant serais un obstacle Ă  sa haute position. Ai-je le droit d’ĂȘtre moins dĂ©vouĂ© qu’elle ? — Aimez-vous toujours ma sƓur ? dit le duc de Vallombreuse d’un ton grave ; j’ai, comme frĂšre, le droit de vous adresser cette question. — De toute mon Ăąme, de tout mon cƓur, de tout mon sang, rĂ©pondit Sigognac ; autant et plus que jamais homme ait aimĂ© une femme sur cette terre, oĂč rien n’est parfait, sinon Isabelle. — En ce cas, monsieur le capitaine de mousquetaires, bientĂŽt gouverneur de province, faites seller votre cheval et venez avec moi Ă  Vallombreuse pour que je vous prĂ©sente dans les formes au prince mon pĂšre et Ă  la comtesse de Lineuil ma sƓur. Isabelle a refusĂ© pour Ă©poux le chevalier de Vidalinc, le marquis de l’Estang, deux fort beaux jeunes gens, ma foi ; mais je crois que, sans se faire trop prier, elle acceptera le baron de Sigognac. » Le lendemain, le duc et le baron cheminaient botte Ă  botte sur la route de Paris. XXDÉCLARATION D’AMOUR DE CHIQUITAUne foule compacte garnissait la place de GrĂšve, malgrĂ© l’heure assez matinale encore que marquait le cadran de l’hĂŽtel de ville. Les grands toits de Dominique Bocador se profilaient en gris violĂątre sur un ciel d’un blanc laiteux. Leur ombre froide s’allongeait jusqu’au milieu de la place et enveloppait une charpente sinistre, dĂ©passant d’un ou deux pieds le niveau des fronts, et barbouillĂ©e d’un rouge sanguinolent. Aux fenĂȘtres des maisons quelques tĂȘtes paraissaient, qui rentraient aussitĂŽt, voyant que le spectacle n’était pas commencĂ©. Une vieille femme montra mĂȘme sa face ridĂ©e Ă  une lucarne de la tourelle situĂ©e Ă  l’angle de la place d’oĂč la tradition veut que madame Marguerite ait contemplĂ© le supplice de la MĂŽle et de Coconnas changement dĂ©sastreux d’une belle reine en laide sorciĂšre ! À la croix de pierre plantĂ©e au bord de la dĂ©clivitĂ© qui descend au fleuve, un enfant, se hissant Ă  grand’peine, s’était suspendu, et il s’y tenait les bras passĂ©s au-dessus de la traverse, les genoux et les jambes enserrant la tige, dans une pose aussi pĂ©nible que celle du mauvais larron, mais qu’il n’eĂ»t pas quittĂ©e pour une fouace ou un chausson aux pommes. De lĂ , il dĂ©couvrait le dĂ©tail intĂ©ressant de l’échafaud, la roue pour tourner le patient, les cordelettes pour l’attacher, la barre pour lui briser les os ; toutes choses dignes d’ĂȘtre examinĂ©es. Cependant si, parmi les spectateurs, quelqu’un se fĂ»t avisĂ© d’étudier d’un Ɠil plus attentif cet enfant ainsi perchĂ©, il eĂ»t dĂ©mĂȘlĂ© dans l’expression de son visage un autre sentiment que celui d’une curiositĂ© vulgaire. Ce n’était point le fĂ©roce appĂąt d’un supplice qui avait amenĂ© lĂ  ce jeune ĂȘtre au teint bistrĂ©, aux grands yeux cernĂ©s de brun, aux dents brillantes, aux longs cheveux noirs, dont les mains gantĂ©es de hĂąle se crispaient sur les croisillons de pierre. La dĂ©licatesse de ses traits semblait mĂȘme indiquer un autre sexe que celui qu’accusaient ses vĂȘtements ; mais personne ne regardait de ce cĂŽtĂ©, et toutes les tĂȘtes se tournaient instinctivement vers l’échafaud ou vers le quai par lequel devait dĂ©boucher le condamnĂ©. Parmi les groupes apparaissaient quelques figures de connaissance ; un nez rouge au milieu d’une face pĂąle dĂ©signait Malartic, et il passait assez du profil busquĂ© de Jacquemin Lampourde par-dessus le pli d’un manteau jetĂ© sur l’épaule Ă  l’espagnole pour qu’on ne pĂ»t douter de son identitĂ©. Bien qu’il portĂąt son chapeau enfoncĂ© jusqu’au sourcil, afin de cacher l’absence de son oreille coupĂ©e par la balle de Piedgris, il Ă©tait aisĂ© de retrouver Bringuenarilles dans ce grand maraud assis sur une borne et fumant une longue pipe de Hollande pour passer le temps. Piedgris lui-mĂȘme causait avec Tordgueule, et sur les marches de l’HĂŽtel de Ville se promenaient d’une façon pĂ©ripatĂ©tique, causant de choses et d’autres, plusieurs habituĂ©s du Radis couronnĂ©. La place de GrĂšve, oĂč, tĂŽt ou tard, ils doivent fatalement aboutir, exerce sur les meurtriers, les spadassins et les filous une fascination singuliĂšre. Cet endroit sinistre, au lieu de les repousser, les attire. Ils tournent autour traçant d’abord des cercles larges, ensuite plus Ă©troits, jusqu’à ce qu’ils y tombent ; ils aiment Ă  regarder le gibet oĂč ils seront branchĂ©s ; ils en contemplent avidement la configuration horrible, et ils apprennent dans les grimaces des patients Ă  se familiariser avec la mort ; effet bien contraire Ă  l’idĂ©e de la justice, qui est d’effrayer les scĂ©lĂ©rats par l’aspect des tourments. Ce qui explique en outre l’affluence de telles ribaudailles aux jours d’exĂ©cution, c’est que le protagoniste de la tragĂ©die est toujours un parent, une connaissance, souvent un complice. On va voir pendre son cousin, rouer son ami de cƓur, bouillir ce galant homme dont on passait la fausse monnaie. Manquer Ă  cette fĂȘte serait une impolitesse. Pour un condamnĂ©, il est agrĂ©able d’avoir autour de son Ă©chafaud un public de figures connues. Cela soutient et ranime l’énergie. On ne veut pas ĂȘtre lĂąche devant des apprĂ©ciateurs du vrai mĂ©rite, et l’orgueil vient au secours de la souffrance. Tel, ainsi entourĂ©, meurt en Romain, qui ferait la femmelette s’il Ă©tait dĂ©pĂȘchĂ© incognito au fond d’une cave. Sept heures sonnĂšrent. L’exĂ©cution devait avoir lieu Ă  huit heures seulement. Aussi Jacquemin Lampourde, en entendant tinter l’horloge, dit-il Ă  Malartic Tu vois bien que nous aurions eu le temps de boire encore une bouteille ; mais tu es toujours impatient et nerveux. Si nous retournions au Radis couronnĂ© ? je m’ennuie de faire le pied de grue et de croquer le marmot. Voir rouer un pauvre diable, cela vaut-il une si longue attente ? ce supplice est fade, bourgeois et commun. Si c’était quelque bel Ă©cartĂšlement Ă  quatre chevaux montĂ©s chacun par un archer de la prĂ©vĂŽtĂ©, quelque tenaillement avec pinces de fer rouge, quelque application de poix bouillante et de plomb fondu, quelque chose d’ingĂ©nieusement tortionnaire et de fĂ©rocement douloureux, faisant honneur Ă  l’imagination du juge ou Ă  l’habiletĂ© du bourreau ; oh ! alors, je ne dis pas. Par amour de l’art, je resterais ; mais, pour si peu, fi donc ! — Je te trouve injuste Ă  l’endroit de la roue, rĂ©pondit sentencieusement Malartic en frottant son nez plus cramoisi que jamais ; la roue a du bon. — On ne peut pas disputer des goĂ»ts. Chacun est entraĂźnĂ© par sa voluptĂ© particuliĂšre, comme dit un auteur latin fort cĂ©lĂšbre dont j’ai oubliĂ© le nom, ma mĂ©moire ne retenant volontiers que ceux des grands capitaines. La roue te plaĂźt ; je ne te contrarierai pas lĂ -dessus, et je te tiendrai compagnie jusqu’à la fin. Conviens, cependant, qu’une dĂ©collation faite avec une lame damasquinĂ©e, ayant dans le dos une rainure remplie de vif-argent pour lui donner du poids, exige du coup d’Ɠil, de la vigueur, de la dextĂ©ritĂ©, et prĂ©sente un spectacle aussi noble qu’attrayant. — Oui, sans doute, mais cela passe trop vite, ce n’est qu’un Ă©clair ; et puis la dĂ©capitation est rĂ©servĂ©e aux gentilshommes. Le billot est un de leurs privilĂšges. Parmi les supplices roturiers, la roue me paraĂźt l’emporter sur la vulgaire pendaison, bonne tout au plus pour les malfaiteurs subalternes. Agostin est plus qu’un simple voleur. Il mĂ©rite mieux que la corde, et la justice a eu pour lui les Ă©gards qui lui sont dus. — Tu as toujours eu un faible pour Agostin, sans doute Ă  cause de Chiquita, dont la bizarrerie agaçait ton Ɠil libertin ; je ne partage pas ton admiration Ă  l’endroit de ce bandit, plus fait pour travailler sur les grands chemins et dans les gorges de montagne, comme un salteador, que pour opĂ©rer avec la dĂ©licatesse convenable au sein d’une ville civilisĂ©e. Il ignore les raffinements de l’art. Sa maniĂšre est bourrue, hagarde et provinciale. Au moindre obstacle il joue des couteaux et tue vaguement et sauvagement. Trancher le nƓud gordien n’est pas le dĂ©nouer, quoi qu’en dise Alexandre. En outre, il n’emploie pas l’épĂ©e ; ce qui manque de noblesse. — La spĂ©cialitĂ© d’Agostin est la navaja, l’outil de son pays ; il n’a point comme nous Ă©branlĂ©, pendant des annĂ©es, le carreau des salles d’armes. Mais son genre a de l’imprĂ©vu, de la hardiesse, de l’originalitĂ©. Son coup lancĂ© rĂ©unit l’agrĂ©ment de la balistique Ă  la sĂ»retĂ© discrĂšte de l’arme blanche. Le sujet est atteint, Ă  vingt pas, sans bruit. Je regrette fort que sa carriĂšre soit interrompue sitĂŽt. Il allait bien ; c’était un courage de lion. — Moi, rĂ©pondit Jacquemin Lampourde, je suis pour la mĂ©thode acadĂ©mique. Sans les formes, tout se perd. Toutes les fois que j’attaque, je touche mon homme sur l’épaule et lui laisse le temps de se mettre en garde ; il se dĂ©fend s’il veut. C’est un duel, et ce n’est plus un meurtre. Je suis un spadassin, non un assassin. Il est vrai que ma profonde science de l’escrime m’assure des chances, et que mon Ă©pĂ©e est presque infaillible ; mais, savoir bien le jeu, ce n’est pas tricher. Je ramasse la bourse, la montre, les bijoux et le manteau du mort ; d’autres le feraient Ă  ma place. Puisque j’ai eu la peine, il convient que j’aie le profit. Quoi que tu prĂ©tendes, ce travail au couteau me rĂ©pugne ; cela est bon Ă  la campagne, et avec des gens de bas lieu. — Oh ! toi, Jacquemin Lampourde, tu es ferrĂ© sur les principes ; on ne t’en ferait pas dĂ©mordre ; cependant, un peu de fantaisie ne messied pas en art. — J’admettrais une fantaisie savante, compliquĂ©e et dĂ©licate ; mais cette brutalitĂ© emportĂ©e et farouche me dĂ©plaĂźt. D’ailleurs, Agostin se laisse griser par le sang, et, dans son ivresse rouge, il frappe au hasard. C’est une faiblesse quand on boit Ă  la coupe vertigineuse du meurtre, il faut avoir la tĂȘte forte. Ainsi dans cette maison, oĂč il s’est introduit derniĂšrement pour y voler des sommes, il a tuĂ© le mari qui s’était Ă©veillĂ© et la femme qui dormait ; meurtre superflu, par trop cruel et peu galant. Il ne faut tuer les femmes que quand elles crient, encore vaut-il mieux les bĂąillonner ; car, si l’on est pris, ces carnages attendrissent les juges et le populaire, et l’on a l’air d’un monstre. — Tu parles comme Saint-Jean Bouche d’or, rĂ©pondit Malartic, d’une façon si magistrale et si pĂ©remptoire, que je ne trouve rien Ă  objecter ; mais que deviendra cette pauvre Chiquita ? » Jacquemin Lampourde et Malartic philosophaient de la sorte quand un carrosse venant du quai dĂ©boucha sur la place et produisit sur la foule des ondulations et des remous. Les chevaux piaffaient sans pouvoir avancer, et parfois leurs sabots retombaient sur des bottes, ce qui amenait entre les malandrins et les laquais des dialogues hargneux et mĂȘlĂ©s d’injures. Les piĂ©tons ainsi foulĂ©s eussent volontiers assailli le carrosse si les armes ducales blasonnĂ©es sur le panneau de la portiĂšre ne leur eussent inspirĂ© une sorte de terreur, bien que ce fussent gens Ă  ne pas respecter grand’chose. BientĂŽt les groupes devinrent si drus, que l’équipage fut forcĂ© de s’arrĂȘter au milieu de la place, oĂč de loin le cocher, immobile sur son siĂšge, semblait assis sur des tĂȘtes. Pour s’ouvrir un chemin et passer outre, il eĂ»t fallu Ă©craser trop de canaille, et cette canaille, qui, Ă  la GrĂšve, Ă©tait chez elle, ne se serait peut-ĂȘtre pas laissĂ© faire. Ces drĂŽles attendent quelque exĂ©cution et ne laisseront le champ libre que lorsque le patient sera expĂ©diĂ©, dit un beau jeune homme magnifiquement vĂȘtu Ă  un ami de trĂšs-belle mine aussi, mais en costume plus modeste, placĂ© Ă  cĂŽtĂ© de lui dans le fond du carrosse. Au diable l’imbĂ©cile qui va se faire rouer prĂ©cisĂ©ment Ă  l’heure oĂč nous traversons la place de GrĂšve. Ne pouvait-il pas remettre la chose Ă  demain ? — Croyez, rĂ©pondit l’ami, qu’il ne demanderait pas mieux, et que l’incident est encore plus fĂącheux pour lui que pour nous. — Ce que nous avons de mieux Ă  faire, mon cher Sigognac, c’est de nous rĂ©signer Ă  tourner la tĂȘte de l’autre cĂŽtĂ© si le spectacle nous dĂ©goĂ»te, chose difficile pourtant, lorsqu’il se passe prĂšs de soi quelque chose de terrible ; tĂ©moin saint Augustin, qui ouvrit les yeux dans le cirque, quoiqu’il se fĂ»t bien promis de les tenir fermĂ©s, Ă  un grand cri que poussa le populaire. — En tout cas, nous n’avons pas longtemps Ă  attendre, rĂ©pondit Sigognac, voyez lĂ -bas, Vallombreuse ; la foule se sĂ©pare devant la charrette du condamnĂ©. » En effet, une charrette, traĂźnĂ©e par une rosse que rĂ©clamait Montfaucon, s’avançait, entourĂ©e de quelques archers Ă  cheval, avec un bruit de vieilles ferrailles, et traversait les groupes de curieux, se dirigeant vers l’échafaud. Sur une planche jetĂ©e en travers des ridelles Ă©tait assis Agostin, auprĂšs d’un capucin Ă  barbe blanche qui lui prĂ©sentait aux lĂšvres un crucifix de cuivre jaune poli par les baisers d’agonisants en bonne santĂ©. Le bandit avait les cheveux entourĂ©s d’un mouchoir dont les bouts nouĂ©s lui pendaient derriĂšre la nuque. Une chemise de grosse toile et des grĂšgues de vieille serge composaient tout son costume. Il Ă©tait en toilette d’échafaud ; toilette succincte. Le bourreau s’était dĂ©jĂ  emparĂ© de la dĂ©froque du condamnĂ©, comme c’était son droit, et ne lui avait laissĂ© que ces haillons, bien suffisants pour mourir. Un systĂšme de cordelettes, dont le bout Ă©tait tenu par l’exĂ©cuteur des hautes Ɠuvres, placĂ© Ă  l’arriĂšre de la charrette, afin que le patient ne le vĂźt pas, maintenait Agostin, tout en lui laissant une libertĂ© apparente. Un valet de bourreau, assis de cĂŽtĂ© sur un des brancards de la charrette, tenait les guides et fouettait Ă  tour de bras la maigre rosse. Eh mais, dit Sigognac dans le carrosse, c’est le bandit qui m’a autrefois arrĂȘtĂ© sur la grand’route en tĂȘte d’une troupe de mannequins ; je vous ai contĂ© cette histoire pendant notre voyage Ă  l’endroit oĂč elle s’était passĂ©e. — Je m’en souviens, fit Vallombreuse, et j’en ai ri de bon cƓur ; mais, depuis, il paraĂźt que le drĂŽle s’est livrĂ© Ă  des exploits plus sĂ©rieux. L’ambition l’a perdu ; il fait d’ailleurs assez bonne contenance. » Agostin, un peu pĂąli sous son teint naturellement hĂąlĂ©, promenait sur la foule un regard prĂ©occupĂ© et qui semblait chercher quelqu’un. En passant auprĂšs de la croix de pierre, il aperçut le jeune enfant perchĂ© dont il a Ă©tĂ© question au commencement de ce chapitre et qui n’avait pas quittĂ© sa place. À cette vue un Ă©clair de joie brilla dans ses yeux, un faible sourire entr’ouvrit ses lĂšvres ; il fit de la tĂȘte un signe imperceptible, adieu et testament Ă  la fois, et dit Ă  mi-voix Chiquita ! » Mon fils, quel mot venez-vous de prononcer, fit le capucin en agitant son crucifix ; cela sonne comme un nom de femme quelque Égyptienne sans doute ou quelque fille folle de son corps. Pensez plutĂŽt Ă  votre salut ; vous avez le pied sur le seuil de l’éternitĂ©. — Oui, mon pĂšre, et quoique j’aie les cheveux noirs, vous ĂȘtes plus jeune que moi avec votre barbe blanche. Chaque tour de roue vers cette charpente me vieillit de dix ans. — Pour un brigand de province, que cela devrait intimider de mourir devant des Parisiens, dit Jacquemin Lampourde, qui s’était rapprochĂ© de l’échafaud en jouant des coudes Ă  travers les badauds et les commĂšres, cet Agostin se comporte assez bien ; il n’est point trop dĂ©fait et n’a pas par anticipation, comme d’aucuns, la mine cadavĂ©reuse des suppliciĂ©s. Sa tĂȘte ne ballote pas ; il la tient haute et droite ; signe de courage, il a regardĂ© fixement la machine. Si mon expĂ©rience ne me trompe, il fera une fin correcte et dĂ©cente, sans geindre, sans se dĂ©battre, sans demander Ă  faire des aveux pour gagner du temps. — Oh ! pour cela, il n’y a pas de danger, dit Malartic ; Ă  la torture, il s’est laissĂ© enfoncer huit coins plutĂŽt que de desserrer les dents et de trahir un camarade. » La charrette, pendant ces courts dialogues, Ă©tait arrivĂ©e au pied de l’échafaud, dont Agostin monta lentement les degrĂ©s, prĂ©cĂ©dĂ© du valet, soutenu du capucin et suivi du bourreau. En moins d’une minute il fut Ă©talĂ© et liĂ© solidement sur la roue par les aides de l’exĂ©cuteur. Le bourreau, ayant jetĂ© son manteau rouge brodĂ© Ă  l’épaule d’une Ă©chelle en galon blanc, avait tournĂ© sa manche en bourrelet autour de son bras, pour ĂȘtre plus libre et dĂ©gagĂ©, et se baissait pour prendre la barre fatale. C’était l’instant suprĂȘme. Une curiositĂ© anxieuse opprimait les poitrines des spectateurs. Lampourde et Malartic Ă©taient devenus sĂ©rieux ; Bringuenarilles lui-mĂȘme n’aspirait plus la fumĂ©e de sa pipe, qu’il avait ĂŽtĂ©e de ses lĂšvres. Tordgueule, sentant qu’une aventure semblable lui pendait Ă  l’oreille, prenait un air mĂ©lancolique et rĂȘveur. Tout Ă  coup un certain frĂ©missement eut lieu parmi la foule. L’enfant hissĂ© sur la croix s’était laissĂ© couler Ă  terre, et, se faufilant comme une couleuvre Ă  travers les groupes, avait atteint l’échafaud, dont en deux bonds elle escaladait les marches, prĂ©sentant au bourreau Ă©tonnĂ©, qui levait dĂ©jĂ  sa masse, une figure pĂąle, Ă©tincelante, sublime, illuminĂ©e d’une telle rĂ©solution, qu’il s’arrĂȘta malgrĂ© lui et retint le coup prĂȘt Ă  descendre. Ôte-toi de lĂ , mĂŽme, s’écria le bourreau, ou ma barre va te briser la tĂȘte. » Mais Chiquita ne l’écoutait point. Il lui Ă©tait bien Ă©gal d’ĂȘtre tuĂ©e. Se penchant sur Agostin, elle le baisa au front et lui dit Je t’aime ; » puis, d’un mouvement plus prompt que l’éclair, elle lui plongea dans le cƓur la navaja qu’elle avait reprise Ă  Isabelle. Le coup Ă©tait portĂ© d’une main si ferme que la mort fut presque instantanĂ©e ; Ă  peine Agostin eut-il le temps de dire Merci. » Cuando esta vivora pica, No hay remedio en la botica, murmura l’enfant avec un Ă©clat de rire sauvage et fou, en se prĂ©cipitant Ă  bas de l’échafaud, oĂč l’exĂ©cuteur, stupĂ©fait de l’aventure, abaissait sa barre inutile, incertain s’il devait briser les os d’un cadavre. Bien, Chiquita, trĂšs-bien ! » ne put s’empĂȘcher de crier Malartic, qui l’avait reconnue sous ses habits de garçon. Lampourde, Bringuenarilles, Piedgris, Tordgueule et les amis du Radis couronnĂ©, Ă©merveillĂ©s de cette action, s’arrangĂšrent en haie compacte, de façon Ă  empĂȘcher les soldats de courir aprĂšs Chiquita. Les disputes et les poussĂ©es, mĂȘlĂ©es de horions, que fit naĂźtre cet embarras factice, donnĂšrent le temps Ă  la petite de gagner le carrosse de Vallombreuse, arrĂȘtĂ© au coin de la place. Elle grimpa sur le marchepied, et, s’accrochant des mains Ă  la portiĂšre, elle reconnut Sigognac et lui dit d’une voix haletante J’ai sauvĂ© Isabelle, sauve moi. » Vallombreuse, que cette scĂšne bizarre avait fort intĂ©ressĂ©, cria au cocher À fond de train et passe, s’il le faut, sur le ventre de cette canaille. » Mais le cocher n’eut besoin d’écraser personne. La foule s’ouvrait avec empressement devant le carrosse et se refermait aussitĂŽt pour arrĂȘter la molle poursuite des soudards. En quelques minutes, le carrosse eut atteint la porte Saint-Antoine, et, comme le bruit d’une aventure si rĂ©cente ne pouvait ĂȘtre parvenu jusque-lĂ , Vallombreuse ordonna au cocher de modĂ©rer son allure, d’autant qu’un Ă©quipage, fuyant de cette vitesse, eĂ»t semblĂ©, Ă  bon droit, suspect. Le faubourg dĂ©passĂ©, il fit entrer Chiquita dans la voiture. Elle s’assit, sans mot dire, sur un carreau, en face de Sigognac. Sous l’apparence la plus calme, elle Ă©tait en proie Ă  une exaltation extrĂȘme. Aucun muscle de sa figure ne bougeait, mais un flot de sang empourprait ses joues, ordinairement si pĂąles, et donnait Ă  ses grands yeux fixes, qui regardaient sans voir, un Ă©clat surnaturel. Une sorte de transfiguration s’était opĂ©rĂ©e dans Chiquita. Cet effort violent avait dĂ©chirĂ© la chrysalide enfantine oĂč dormait la jeune fille. En plongeant son couteau dans le cƓur d’Agostin, elle avait du mĂȘme coup ouvert le sien. Son amour Ă©tait nĂ© de ce meurtre ; l’ĂȘtre bizarre, presque insexuel, moitiĂ© enfant, moitiĂ© lutin, qu’elle avait Ă©tĂ© jusque-lĂ , n’existait plus. Elle Ă©tait femme dĂ©sormais, et sa passion Ă©close en une minute devait ĂȘtre Ă©ternelle. Un baiser, un coup de couteau, c’était bien l’amour de Chiquita. La voiture roulait toujours, et l’on voyait dĂ©jĂ  poindre derriĂšre les arbres les grands toits ardoisĂ©s du chĂąteau. Vallombreuse dit Ă  Sigognac Vous viendrez dans mon appartement, et vous y ferez un bout de toilette avant que je vous prĂ©sente Ă  ma sƓur, qui ignore mon voyage et votre arrivĂ©e ; j’ai mĂ©nagĂ© ce coup de théùtre dont j’espĂšre le meilleur effet. Abaissez le mantelet de votre cĂŽtĂ© pour qu’on ne vous voie pas, que la surprise soit complĂšte ; mais qu’allons-nous faire de ce petit dĂ©mon ? — Ordonnez, dit Chiquita, qui, Ă  travers sa rĂȘverie profonde, avait entendu la phrase de Vallombreuse, ordonnez qu’on me conduise Ă  madame Isabelle ; qu’elle soit l’arbitre de mon sort. » Rideaux baissĂ©s, le carrosse entra dans la cour d’honneur Vallombreuse prit Sigognac sous le bras et l’emmena dans son appartement, aprĂšs avoir dit Ă  un laquais de conduire Chiquita chez la comtesse de Lineuil. À la vue de Chiquita, Isabelle posa le livre qu’elle Ă©tait en train de lire et arrĂȘta sur la jeune fille un regard plein d’interrogations. Chiquita resta immobile et silencieuse jusqu’à ce que le laquais fĂ»t retirĂ©. Alors, avec une sorte de solennitĂ© singuliĂšre, elle s’avança vers Isabelle, lui prit la main et dit Le couteau est dans le cƓur d’Agostin ; je n’ai plus de maĂźtre, et je sens le besoin de me dĂ©vouer Ă  quelqu’un. AprĂšs lui, qui est mort, c’est toi que j’aime le plus au monde ; tu m’as donnĂ© le collier de perles et tu m’as embrassĂ©e. Veux-tu de moi pour esclave, pour chien, pour gnome ? Fais-moi donner un haillon noir pour porter le deuil de mon amour ; je coucherai en travers sur le seuil de ta porte ; cela ne te gĂȘnera pas du tout. Quand tu me voudras, tu siffleras ainsi — et elle siffla — et je paraĂźtrai tout de suite ; veux-tu ? » Isabelle, pour toute rĂ©ponse, attira Chiquita sur son cƓur, lui effleura le front des lĂšvres et accepta simplement cette Ăąme qui se donnait Ă  elle. XXIHYMEN, Ô HYMÉNÉE ! Isabelle, accoutumĂ©e aux façons Ă©nigmatiques et bizarres de Chiquita, ne l’avait point interrogĂ©e, se rĂ©servant de lui demander des explications quand cette Ă©trange fille serait plus calme. Elle entrevoyait bien quelque histoire terrible Ă  travers tout cela ; mais la pauvre enfant lui avait rendu de tels services, qu’il fallait l’accueillir sans enquĂȘte en cette situation Ă©videmment dĂ©sespĂ©rĂ©e. AprĂšs l’avoir confiĂ©e Ă  une femme de chambre, elle reprit sa lecture interrompue, bien que le livre ne l’intĂ©ressĂąt guĂšre ; au bout de quelques pages, son esprit ne suivant plus les lignes, elle mit le signet entre les pages et reposa le volume sur la table parmi des ouvrages d’aiguille commencĂ©s. La tĂȘte appuyĂ©e sur la main, le regard perdu dans l’espace, elle se laissa aller Ă  la pente habituelle de sa rĂȘverie Qu’est devenu Sigognac, disait-elle, pense-t-il encore Ă  moi, m’aime-t-il toujours ? Sans doute, il est retournĂ© dans son pauvre chĂąteau, et, croyant mon frĂšre mort, il n’ose donner signe de vie. Cet obstacle chimĂ©rique l’arrĂȘte. Autrement, il eĂ»t essayĂ© de me revoir ; il m’eĂ»t Ă©crit tout au moins. Peut-ĂȘtre l’idĂ©e que je suis maintenant un riche parti retient-elle son courage. S’il m’avait oubliĂ©e ! Oh ! non ; c’est impossible. J’aurais dĂ» lui faire savoir que Vallombreuse Ă©tait guĂ©ri de sa blessure ; mais il n’est pas sĂ©ant Ă  une jeune personne bien nĂ©e de provoquer ainsi un amant Ă©loignĂ© Ă  reparaĂźtre cela blesserait toutes les dĂ©licatesses fĂ©minines. Souvent je me demande s’il n’eĂ»t pas mieux valu pour moi rester l’humble comĂ©dienne que j’étais. Je pouvais du moins le voir tous les jours, et, sĂ»re de ma vertu comme de son respect, savourer en paix la douceur d’ĂȘtre aimĂ©e. MalgrĂ© l’affection touchante de mon pĂšre, je me sens triste et seule dans ce chĂąteau magnifique ; encore si Vallombreuse Ă©tait lĂ , sa compagnie me distrairait ; mais son absence se prolonge, et je cherche en vain le sens de cette phrase qu’il m’a jetĂ©e au dĂ©part avec un sourire Au revoir, petite sƓur, vous serez contente de moi. » Parfois, il me semble comprendre, mais je ne veux pas m’arrĂȘter Ă  une telle pensĂ©e ; la dĂ©ception serait trop douloureuse. Si c’était vrai, ah ! j’en deviendrais folle de joie ! » La comtesse de Lineuil, car il est peut-ĂȘtre un peu bien familier d’appeler Isabelle tout court la fille lĂ©gitimĂ©e d’un prince, en Ă©tait lĂ  de son monologue intĂ©rieur lorsqu’un grand laquais vint demander si madame la comtesse pouvait recevoir M. le duc de Vallombreuse, qui arrivait de voyage et demandait Ă  la saluer. Qu’il vienne tout de suite, rĂ©pondit la comtesse, sa visite me fera le plus grand plaisir. » Cinq ou six minutes s’étaient Ă  peine Ă©coulĂ©es que le jeune duc entrait dans le salon le teint brillant, l’Ɠil vif, la dĂ©marche assurĂ©e et lĂ©gĂšre, avec cet air de gloire qu’il avait avant sa blessure ; il jeta son feutre Ă  plume sur un fauteuil et prit la main de sa sƓur qu’il porta Ă  ses lĂšvres d’une façon aussi respectueuse que tendre. ChĂšre Isabelle, je suis restĂ© plus longtemps que je ne l’aurais voulu, car ce m’est une grande privation de ne pas vous voir, tant j’ai vite pris la douce habitude de votre prĂ©sence ; mais je me suis bien occupĂ© de vous pendant mon voyage et l’espoir de vous faire plaisir me dĂ©dommageait un peu. — Le plus grand plaisir que vous eussiez pu me faire, rĂ©pondit Isabelle, c’eĂ»t Ă©tĂ© de demeurer au chĂąteau prĂšs de votre pĂšre et de moi, et de ne pas vous mettre en route, votre blessure Ă  peine fermĂ©e, pour je ne sais quelle fantaisie. — Est-ce que j’ai Ă©tĂ© blessĂ© ? dit en riant Vallombreuse ; ma foi, s’il m’en souvient, il ne m’en souvient guĂšre. Je ne me suis jamais mieux portĂ©, et cette petite excursion m’a fait beaucoup de bien. La selle me vaut mieux que la chaise longue. Mais vous, bonne sƓur, je vous trouve un peu maigrie et pĂąlie ; vous seriez-vous ennuyĂ©e ? Ce manoir n’est pas gai et la solitude ne convient pas aux jeunes filles. La lecture et la broderie sont des passe-temps mĂ©lancoliques Ă  la longue, et il y a des instants oĂč la plus sage, lasse de regarder par la fenĂȘtre l’eau verte du fossĂ©, aimerait Ă  voir le visage d’un beau cavalier. — Que vous ĂȘtes fĂącheusement badin, mon frĂšre, et comme vous aimez Ă  taquiner ma tristesse par vos folies ! N’avais-je pas la compagnie du prince, si aimablement paternel et abondant en paroles instructives et sages ? — Sans doute, notre digne pĂšre est un gentilhomme accompli, prudent au conseil, hardi Ă  l’action, parfait courtisan chez le roi, grand seigneur chez lui, docte et disert en toutes sortes de sciences ; mais le genre d’amusement qu’il procure est un amusement grave, et je ne veux pas que ma chĂšre sƓur consume sa jeunesse d’une façon solennelle et maussade. Puisque vous n’avez pas voulu du chevalier de Vidalinc ni du marquis de l’Estang, je me suis mis en quĂȘte, et, dans mes voyages, j’ai trouvĂ© votre affaire un mari charmant, parfait, idĂ©al, dont vous raffolerez, j’en suis sĂ»r. — C’est une cruautĂ©, Vallombreuse, de me persĂ©cuter de ces plaisanteries. Vous n’ignorez pas, mĂ©chant frĂšre, que je ne veux point me marier ; je ne saurais donner ma main sans mon cƓur, et mon cƓur n’est plus Ă  moi. — Vous changerez de langage quand je vous prĂ©senterai l’époux que je vous ai choisi. — Jamais, jamais, rĂ©pondit Isabelle d’une voix altĂ©rĂ©e par l’émotion ; je serai fidĂšle Ă  un souvenir bien cher, car je ne pense pas que votre intention soit de forcer ma volontĂ©. — Oh ! non, je ne suis pas tyrannique Ă  ce point ; je vous demande seulement de ne pas repousser mon protĂ©gĂ© avant de l’avoir vu. » Sans attendre le consentement de sa sƓur, Vallombreuse se leva et passa dans le salon voisin. Il en revint aussitĂŽt amenant Sigognac, Ă  qui le cƓur battait bien fort. Les deux jeunes gens, se tenant par la main, restĂšrent quelque temps arrĂȘtĂ©s sur le seuil, espĂ©rant qu’Isabelle tournerait les yeux de leur cĂŽtĂ©, mais elle les baissait modestement, regardant la pointe de son corsage et pensant Ă  cet ami qu’elle ne soupçonnait pas si prĂšs d’elle. Vallombreuse, voyant qu’elle ne prenait point garde Ă  eux et retombait dans sa rĂȘverie, avança de quelques pas vers sa sƓur, conduisant le Baron par le bout des doigts comme on mĂšne une dame Ă  la danse, et fit un salut cĂ©rĂ©monieux que rĂ©pĂ©ta Sigognac. Seulement Vallombreuse souriait et Sigognac pĂąlissait. Brave avec les hommes, il Ă©tait timide avec les femmes, comme tous les cƓurs gĂ©nĂ©reux. Comtesse de Lineuil, dit Vallombreuse d’un ton lĂ©gĂšrement emphatique et comme outrant Ă  dessein l’étiquette, permettez-moi de vous prĂ©senter un de mes bons amis que vous accueillerez favorablement, je l’espĂšre le baron de Sigognac. » À ce nom, qu’elle prit d’abord pour une raillerie de son frĂšre, Isabelle tressaillit pourtant et jeta un coup d’Ɠil rapide au nouveau venu. Reconnaissant que Vallombreuse ne la trompait point, elle ressentit une Ă©motion extraordinaire. D’abord elle devint toute blanche, le sang affluant au cƓur ; puis, la rĂ©action se faisant, une rougeur aimable lui couvrit comme un nuage rose le front, les joues, et ce qu’on entrevoyait de son sein sous la gorgerette. Sans dire un mot, elle se leva et se jeta au col de Vallombreuse, cachant sa tĂȘte contre l’épaule du jeune duc. Deux ou trois sanglots agitĂšrent le gracieux corps de la jeune fille, et quelques larmes mouillĂšrent le velours du pourpoint Ă  la place oĂč elle appuyait la tĂȘte. Par ce joli mouvement, si pudique et si fĂ©minin, Isabelle montrait toute la dĂ©licatesse de son Ăąme. Elle remerciait Vallombreuse, dont elle avait compris l’ingĂ©nieuse bontĂ©, et, ne pouvant embrasser son amant, elle embrassait son frĂšre. Quand il pensa qu’elle avait eu le temps de se calmer, Vallombreuse se dĂ©gagea doucement de l’étreinte d’Isabelle, et, lui Ă©cartant les mains dont elle se voilait le visage pour cacher ses pleurs, il lui dit ChĂšre sƓur, laissez-nous un peu voir votre figure charmante, ou mon protĂ©gĂ© croira que vous avez pour lui une insurmontable horreur. » Isabelle obĂ©it et tourna vers Sigognac ses beaux yeux Ă©clairĂ©s d’une joie cĂ©leste, malgrĂ© les perles brillantes qui tremblaient encore Ă  ses longs cils elle lui tendit sa belle main, sur laquelle le Baron, s’inclinant, appuya le baiser le plus tendre. La sensation en monta jusqu’au cƓur de la jeune fille, qui manqua dĂ©faillir ; mais on se remet vite de ces Ă©motions dĂ©licieuses. Eh bien, n’avais-je pas raison, dit Vallombreuse, de soutenir que vous recevriez bien le prĂ©tendu de mon choix. Cela est bon quelquefois de s’opiniĂątrer en sa fantaisie. Si je ne m’étais montrĂ© aussi entĂȘtĂ© que vous Ă©tiez rĂ©solue, le cher Sigognac serait reparti pour sa gentilhommiĂšre sans vous avoir vue, et c’eĂ»t Ă©tĂ© dommage ; convenez-en. — J’en conviens, cher frĂšre ; vous avez Ă©tĂ© en tout cela d’une bontĂ© adorable. Vous seul pouviez, en cette circonstance, opĂ©rer la rĂ©conciliation, puisque vous seul aviez souffert. — Oui, dit Sigognac, M. le duc de Vallombreuse a fait preuve Ă  mon endroit d’une Ăąme grande et gĂ©nĂ©reuse ; il a mis de cĂŽtĂ© des ressentiments qui pouvaient sembler lĂ©gitimes, et il est venu Ă  moi la main ouverte et le cƓur sur la main. Du mal que je lui ai fait, il se venge noblement en m’imposant une reconnaissance Ă©ternelle, fardeau lĂ©ger, et que je porterai avec joie jusqu’à la mort. — Ne parlez pas de cela, mon cher baron, rĂ©pondit Vallombreuse ; vous en eussiez fait tout autant Ă  ma place. Deux vaillants finissent toujours par s’entendre ; les Ă©pĂ©es liĂ©es lient les Ăąmes, et nous devions former tĂŽt ou tard une paire d’amis, comme ThĂ©sĂ©e et PirithoĂŒs, comme Nisus et Euryale, comme Pythias et Damon ; mais ne vous occupez pas de moi. Dites plutĂŽt Ă  ma sƓur combien vous la regrettiez et pensiez Ă  elle en ce manoir de Sigognac, oĂč j’ai pourtant fait un des meilleurs repas de ma vie, quoique vous prĂ©tendiez que la rĂšgle est d’y mourir de faim. — J’y ai aussi trĂšs-bien soupĂ©, dit Isabelle en souriant, et j’en garde un agrĂ©able souvenir. — Vous verrez, rĂ©pliqua Sigognac, que tout le monde aura fait des festins de Balthazar dans cette tour de la famine ; mais je ne rougis pas de l’heureuse pauvretĂ© qui m’a valu d’intĂ©resser votre Ăąme, chĂšre Isabelle ; je la bĂ©nis ; je lui dois tout. — M’est avis, dit Vallombreuse, que je ferais bien d’aller saluer mon pĂšre et de le prĂ©venir de votre arrivĂ©e, Ă  laquelle il s’attend un peu, je l’avoue. Ah çà, comtesse, il est bien sĂ»r que vous acceptez le baron de Sigognac pour Ă©poux ? je ne voudrais pas faire un pas de clerc. Vous l’acceptez ? c’est bien. Alors je puis me retirer des fiancĂ©s ont parfois Ă  se dire des choses trĂšs-innocentes, mais que gĂȘnerait la prĂ©sence d’un frĂšre ; je vous laisse l’un Ă  l’autre, certain que vous me remercierez, et puis, le mĂ©tier de duĂšgne n’est pas mon affaire. Adieu ; je reviendrai bientĂŽt prendre Sigognac pour le mener au prince. » AprĂšs avoir jetĂ© ces mots d’un air dĂ©gagĂ©, le jeune duc se coiffa de son feutre et sortit en laissant ces parfaits amants Ă  eux-mĂȘmes. Quelque agrĂ©able que fĂ»t sa compagnie, son absence l’était encore davantage. Sigognac se rapprocha d’Isabelle et lui prit la main qu’elle ne retira point. Pendant quelques minutes le jeune couple se regarda avec des yeux ravis. De tels silences sont plus Ă©loquents que des paroles ; privĂ©s si longtemps du plaisir de se voir, Isabelle et Sigognac ne pouvaient se rassasier l’un de l’autre ; enfin le Baron dit Ă  sa jeune maĂźtresse J’ose Ă  peine croire Ă  tant de fĂ©licitĂ©. Oh ! la bizarre Ă©toile que la mienne ! vous m’avez aimĂ© parce que j’étais pauvre et malheureux, et ce qui devait consommer ma perte est cause de ma fortune. Une troupe de comĂ©diens me rĂ©servait un ange de beautĂ© et de vertu ; une attaque Ă  main armĂ©e m’a donnĂ© un ami, et votre enlĂšvement vous a fait reconnaĂźtre d’un pĂšre qui vous cherchait en vain ; tout cela parce qu’un chariot s’est Ă©garĂ© dans les landes par une nuit obscure. — Nous devions nous aimer, c’était Ă©crit lĂ -haut. Les Ăąmes sƓurs finissent par se trouver quand elles savent s’attendre. J’ai bien senti, au chĂąteau de Sigognac, que ma destinĂ©e s’accomplissait ; Ă  votre vue, mon cƓur qu’aucune galanterie n’avait su toucher, Ă©prouva une commotion. Votre timiditĂ© fit plus que toutes les audaces, et dĂšs ce moment je rĂ©solus de n’appartenir jamais qu’à vous ou Ă  Dieu. — Et pourtant, mĂ©chante, vous m’avez refusĂ© votre main quand je la demandais Ă  genoux je sais bien que c’était par gĂ©nĂ©rositĂ© ; mais c’était une gĂ©nĂ©rositĂ© cruelle. — Je la rĂ©parerai de mon mieux, cher Baron, et la voici cette main, avec mon cƓur que vous possĂ©diez dĂ©jĂ . La comtesse de Lineuil n’est pas obligĂ©e aux mĂȘmes scrupules que la pauvre Isabelle. Je n’avais qu’une peur, c’est que vous ne voulussiez plus de moi, par fiertĂ©. Mais, bien vrai, en renonçant Ă  moi, vous n’auriez pas Ă©pousĂ© une autre femme ? Vous me seriez restĂ© fidĂšle, mĂȘme sans espĂ©rance ? Ma pensĂ©e occupait la vĂŽtre lorsque Vallombreuse est allĂ© vous relancer dans votre manoir ? — ChĂšre Isabelle, le jour, je n’avais pas une idĂ©e qui ne volĂąt vers vous, et le soir, en posant ma tĂȘte sur l’oreiller effleurĂ© une fois par votre front pur, je suppliais les divinitĂ©s du rĂȘve de me reprĂ©senter votre charmante image dans leur miroir fantastique. — Et ces bonnes divinitĂ©s vous exauçaient-elles souvent ? — Elles n’ont pas trompĂ© une fois mon attente, et le matin seul vous faisait disparaĂźtre par la porte d’ivoire. Oh ! la journĂ©e me paraissait bien longue, et j’aurais voulu toujours dormir. — Je vous ai vu aussi bien des nuits de suite. Nos Ăąmes amoureuses se donnaient rendez-vous dans le mĂȘme songe. Mais, Dieu soit louĂ©, nous voici rĂ©unis pour longtemps, pour toujours, je l’espĂšre. Le prince, avec qui Vallombreuse doit ĂȘtre d’accord, car mon frĂšre ne vous aurait pas lĂ©gĂšrement engagĂ© dans cette dĂ©marche, accueillera, sans nul doute, votre demande avec faveur. À plusieurs reprises, il m’a parlĂ© de vous en fort bons termes, tout en me jetant un regard singulier qui me troublait extrĂȘmement, et dont je n’osais alors comprendre la signification, Vallombreuse n’ayant point dit encore qu’il renonçùt Ă  sa haine contre vous. » En ce moment le jeune duc revint et dit Ă  Sigognac que le prince l’attendait. Sigognac se leva, salua Isabelle et suivit Vallombreuse Ă  travers plusieurs appartements au bout desquels se trouvait la chambre du prince. Le vieux seigneur, vĂȘtu de noir, dĂ©corĂ© de ses ordres, Ă©tait assis prĂšs de la fenĂȘtre dans un grand fauteuil, derriĂšre une table recouverte d’un tapis de Turquie et chargĂ©e de papiers et de livres. Sa pose, malgrĂ© son air affable, Ă©tait un peu composĂ©e comme celle d’un homme qui attend une visite solennelle. La lumiĂšre, glissant sur son front en luisants satinĂ©s, y faisait briller comme des fils d’argent quelques cheveux dĂ©tachĂ©s des boucles que le peigne du valet de chambre avait disposĂ©es au long de ses tempes. Son regard Ă©tait doux, ferme et clair, et le temps qui avait laissĂ© sur cette noble physionomie des traces de son passage, lui rendait en majestĂ© ce qu’il lui dĂ©robait en beautĂ©. À l’aspect du prince, mĂȘme eĂ»t-il Ă©tĂ© dĂ©nuĂ© des insignes de son rang, il Ă©tait impossible de ne pas Ă©prouver un sentiment de vĂ©nĂ©ration. Le manant le plus inculte et le plus farouche eĂ»t reconnu en lui un vrai grand seigneur. Le prince se souleva sur son fauteuil pour rĂ©pondre au salut de Sigognac et lui fit signe de s’asseoir. Monsieur mon pĂšre, dit Vallombreuse, je vous prĂ©sente le baron de Sigognac, autrefois mon rival, maintenant mon ami, mon parent bientĂŽt si vous y consentez. Je lui dois d’ĂȘtre sage. Ce n’est pas une mince obligation. Le Baron vient respectueusement vous faire une requĂȘte qu’il me serait bien doux de vous voir lui accorder. » Le prince fit un geste d’acquiescement comme pour engager Sigognac Ă  parler. EncouragĂ© de la sorte, le Baron se leva, s’inclina et dit Prince, je vous demande la main de madame la comtesse Isabelle de Lineuil, votre fille. » Comme pour se donner le temps de la rĂ©flexion, le vieux seigneur garda quelques instants le silence, puis il rĂ©pondit Baron de Sigognac, j’accueille votre demande et consens Ă  ce mariage en tant que ma volontĂ© paternelle s’accordera avec le bon plaisir de ma fille que je ne prĂ©tends forcer en rien. Je ne veux point user de tyrannie, et c’est Ă  la comtesse de Lineuil qu’il appartient de dĂ©cider sur ce point en dernier ressort. Il la faut consulter. Les fantaisies des jeunes personnes sont parfois bizarres. » Le prince dit ces mots avec la fine malice et le sourire spirituel du courtisan comme s’il ne savait pas dĂšs longtemps qu’Isabelle aimait Sigognac ; mais il Ă©tait de sa dignitĂ© de pĂšre de paraĂźtre l’ignorer, tout en laissant entrevoir qu’il n’en doutait aucunement. Il reprit aprĂšs une pause Vallombreuse, allez chercher votre sƓur, car sans elle, vraiment, je ne puis rĂ©pondre au baron de Sigognac. » Vallombreuse disparut et revint bientĂŽt avec Isabelle plus morte que vive. MalgrĂ© les assurances de son frĂšre, elle ne pouvait croire encore Ă  tant de bonheur ; son sein palpitant soulevait son corsage, les couleurs avaient quittĂ© ses joues, et ses genoux se dĂ©robaient sous elle. Le prince l’attira prĂšs de lui, et elle fut obligĂ©e, tant elle tremblait, de s’appuyer au bras du fauteuil pour ne pas choir tout de son long Ă  terre. Ma fille, dit le prince, voici un gentilhomme qui vous fait l’honneur de me demander votre main. Je verrais cette union avec joie ; car il est de race ancienne, de rĂ©putation sans tache, et il me semble rĂ©unir toutes les conditions dĂ©sirables. Il me convient ; mais a-t-il su vous plaire ? les tĂȘtes blondes ne jugent pas toujours comme les tĂȘtes grises. Sondez votre cƓur, examinez votre Ăąme, et dites si vous acceptez monsieur le baron de Sigognac pour mari. Prenez votre temps ; en chose si grave, il ne faut point de hĂąte. » Le sourire bienveillant et cordial du prince faisait bien voir qu’il badinait. Aussi Isabelle enhardie mit ses bras autour du col de son pĂšre et lui dit d’une voix adorablement cĂąline Il n’est pas nĂ©cessaire de tant rĂ©flĂ©chir. Puisque le baron de Sigognac vous agrĂ©e, mon seigneur et pĂšre, j’avouerai avec une libre et honnĂȘte franchise que je l’aime depuis que je l’ai vu et je n’ai jamais dĂ©sirĂ© d’autre Ă©poux. Vous obĂ©ir sera mon plus grand bonheur. — Eh bien, donnez-vous la main et embrassez-vous en signe de fiançailles, dit gaiement le duc de Vallombreuse. Le roman se termine mieux qu’on ne l’aurait pu croire d’aprĂšs ses commencements embrouillĂ©s. À quand la noce ? — Il faut bien, dit le prince, une huitaine de jours aux tailleurs pour couper et assembler les Ă©toffes, autant aux carrossiers pour mettre en Ă©tat les Ă©quipages ; en attendant, Isabelle, voici votre dot la comtĂ© de Lineuil dont vous portez le titre et qui rend cinquante mille Ă©cus de rente avec ses bois, prĂ©s, Ă©tangs et terres labourables et il lui tendit une liasse de papiers. Quant Ă  vous, Sigognac, prenez cette ordonnance royale qui vous nomme gouverneur d’une province. Nul mieux que vous ne convient Ă  cette place. » Sur la fin de cette scĂšne Vallombreuse s’était Ă©clipsĂ©, mais il reparut bientĂŽt suivi d’un laquais qui portait une boĂźte enveloppĂ©e d’une chemise en velours rouge. Ma petite sƓur, dit-il Ă  la jeune fiancĂ©e, voici mon prĂ©sent de noces, » et il lui prĂ©senta la boĂźte. Sur le couvercle on lisait Pour Isabelle. » C’était l’écrin qu’il avait jadis offert Ă  la comĂ©dienne et qu’elle avait vertueusement refusĂ©. Vous l’accepterez cette fois, ajouta-t-il avec un charmant sourire, empĂȘchez ces diamants d’une eau magnifique et ces perles d’un orient parfait de faire une mauvaise fin. Qu’ils restent aussi purs que vous ! » Isabelle, en souriant, prit un collier et le passa Ă  son col, pour prouver Ă  ces belles pierres qu’elle ne leur gardait pas rancune. Ensuite elle arrangea autour de son bras nacrĂ© un triple rang de perles, puis elle suspendit Ă  ses oreilles de riches pendeloques. Qu’ajouter Ă  cela ? les huit jours passĂ©s, le chapelain de Vallombreuse unit Isabelle et Sigognac, Ă  qui le marquis de BruyĂšres servait de tĂ©moin, dans la chapelle du chĂąteau toute fleurie de bouquets, tout Ă©tincelante de cierges. Des musiciens amenĂ©s par le jeune duc chantĂšrent avec une voix qui semblait venir du ciel et y remonter un motet de Palestrina. Sigognac Ă©tait radieux, Isabelle adorable sous ses longs voiles blancs, et jamais, Ă  moins de le savoir, on n’eĂ»t pu soupçonner que cette belle personne si noble et si modeste Ă  la fois, qui ressemblait Ă  une princesse du sang, avait paru en des comĂ©dies, devant des chandelles. Sigognac, gouverneur de province, capitaine de mousquetaires, vĂȘtu superbement, n’avait aucun rapport avec le malheureux gentillĂątre dont la misĂšre a Ă©tĂ© dĂ©crite au commencement de cette histoire. AprĂšs un repas splendide oĂč figuraient le prince, Vallombreuse, le marquis de BruyĂšres, le chevalier de Vidalinc, le comte de l’Estang et quelques vertueuses dames amies de la famille, les deux mariĂ©s disparurent ; mais il nous faut les abandonner sur le seuil de la chambre nuptiale en chantant Ă  mi-voix Hymen, ĂŽ HymĂ©nĂ©e ! » Ă  la façon antique. Les mystĂšres du bonheur doivent ĂȘtre respectĂ©s, et d’ailleurs Isabelle est si pudique qu’elle mourrait de honte si l’on ĂŽtait secrĂštement une Ă©pingle Ă  son corsage. XXIILE CHÂTEAU DU pense bien que la bonne Isabelle, devenue baronne de Sigognac, n’avait pas oubliĂ© dans les grandeurs ses braves camarades de la troupe d’HĂ©rode. Ne pouvant les inviter Ă  sa noce Ă  cause de leur condition qui ne congruait plus Ă  la sienne, elle leur avait fait Ă  tous des cadeaux offerts avec une grĂące si charmante qu’elle en doublait la valeur. MĂȘme, jusqu’au dĂ©part de la compagnie, elle alla souvent les voir jouer, les applaudissant Ă  propos, comme quelqu’un qui s’y connaissait. Car la nouvelle baronne ne cĂ©lait point qu’elle eĂ»t Ă©tĂ© comĂ©dienne, excellent moyen d’îter aux mauvaises langues l’envie de le dire, comme elles n’y auraient pas manquĂ©, si elle en eĂ»t fait mystĂšre. Du reste, le sang illustre dont elle Ă©tait imposait silence Ă  tous, et sa modestie lui eut bientĂŽt conquis les cƓurs, mĂȘme ceux des femmes, qui s’accordĂšrent Ă  la trouver aussi grande dame que pas une Ă  la cour. Le roi Louis XIII, ayant entendu parler des aventures d’Isabelle, la loua fort de sa sagesse et tĂ©moigna une particuliĂšre estime Ă  Sigognac pour sa retenue, n’aimant pas, en chaste monarque qu’il Ă©tait, les jeunesses audacieuses et dĂ©bordĂ©es. Vallombreuse s’était notoirement amendĂ© Ă  la frĂ©quentation de son beau-frĂšre, et le prince en ressentait beaucoup de joie. Les jeunes Ă©poux menaient donc une charmante vie, toujours plus amoureux l’un de l’autre et n’éprouvant pas cette satiĂ©tĂ© du bonheur qui gĂąte les plus belles existences. Cependant, depuis quelque temps, Isabelle semblait animĂ©e d’une activitĂ© mystĂ©rieuse. Elle avait des confĂ©rences secrĂštes avec son intendant ; un architecte venait la voir qui lui soumettait des plans ; des sculpteurs et des peintres avaient reçu d’elle des ordres et Ă©taient partis pour une destination inconnue. Tout cela se faisait en cachette de Sigognac, de complicitĂ© avec Vallombreuse, qui paraissait savoir le mot de l’énigme. Un beau matin, aprĂšs quelques mois Ă©coulĂ©s nĂ©cessaires sans doute Ă  l’accomplissement de son projet, Isabelle dit Ă  Sigognac, comme si une idĂ©e subite lui eĂ»t traversĂ© la fantaisie Mon cher seigneur, ne pensez-vous jamais Ă  votre pauvre castel de Sigognac, et n’avez-vous pas envie de revoir le berceau de nos amours ? — Je ne suis pas si ingrat, et j’y ai plus d’une fois songĂ© ; mais je n’ai point osĂ© vous engager Ă  ce voyage, ne sachant pas s’il serait de votre goĂ»t. Je ne me serais pas permis de vous arracher aux dĂ©lices de la cour dont vous ĂȘtes l’ornement, pour vous conduire Ă  ce chĂąteau lĂ©zardĂ©, sĂ©jour des rats et des hiboux, lequel je prĂ©fĂšre pourtant aux plus riches palais, comme Ă©tant la sĂ©culaire habitation de mes ancĂȘtres et le lieu oĂč je vous vis pour la premiĂšre fois, place Ă  jamais sacrĂ©e que volontiers je marquerais d’un autel. — Pour moi, reprit Isabelle, je me suis demandĂ© bien souvent si l’églantier du jardin avait encore des roses. — Il en a, dit Sigognac, j’en jurerais ; ces arbustes agrestes sont vivaces, et d’ailleurs, ayant Ă©tĂ© touchĂ© par vous, il doit toujours produire des fleurs, mĂȘme pour la solitude. — À l’encontre des Ă©poux ordinaires, rĂ©pondit en riant la baronne de Sigognac, vous ĂȘtes plus galant aprĂšs le mariage qu’avant, et vous poussez des madrigaux Ă  votre femme comme Ă  une maĂźtresse. Puisque votre dĂ©sir s’accorde avec mon caprice, vous plairait-il de partir cette semaine ? La saison est belle, les fortes chaleurs sont passĂ©es, et nous ferons agrĂ©ablement le voyage. Vallombreuse viendra avec nous et j’emmĂšnerai Chiquita, Ă  qui cela fera plaisir de revoir son pays. » Les prĂ©paratifs furent bientĂŽt faits. On se mit en route. Le voyage fut rapide et charmant ; Vallombreuse ayant fait disposer d’avance des relais de chevaux, au bout de quelques jours on arriva Ă  cet endroit oĂč s’embranchait, sur le grand chemin, l’allĂ©e conduisant au manoir de Sigognac. Il pouvait ĂȘtre deux heures de l’aprĂšs-midi, et le ciel brillait d’une vive lumiĂšre. Au moment oĂč le carrosse tourna pour entrer dans l’allĂ©e et oĂč la perspective du chĂąteau se dĂ©couvrit tout d’un coup, Sigognac eut comme un Ă©blouissement ; il ne reconnaissait plus ces lieux si familiers pourtant Ă  sa mĂ©moire. La route aplanie n’offrait plus d’orniĂšres. Les haies Ă©laguĂ©es laissaient passer le voyageur sans l’égratigner de leurs griffes. Les arbres, taillĂ©s avec art, jetaient une ombre correcte, et leur arcade encadrait une vue tout Ă  fait nouvelle. Au lieu de la triste masure dont on se rappelle la description lamentable, s’élevait, sous un gai rayon de soleil, un chĂąteau tout neuf, ressemblant Ă  l’ancien comme un fils ressemble Ă  son pĂšre. Cependant rien n’avait Ă©tĂ© changĂ© dans sa forme. Il prĂ©sentait toujours la mĂȘme disposition architecturale ; seulement, en quelques mois, il avait rajeuni de plusieurs siĂšcles. Les pierres tombĂ©es s’étaient remises en place. Les tourelles sveltes et blanches, coiffĂ©es d’un joli toit d’ardoises dessinant des symĂ©tries, se tenaient fiĂšrement, comme des gardiennes fĂ©odales, aux quatre coins du castel, dressant dans l’azur leurs girouettes dorĂ©es. Un comble ornĂ© d’une Ă©lĂ©gante crĂȘte en mĂ©tal avait fait disparaĂźtre le vieux toit effondrĂ© de tuiles lĂ©preuses et moussues. Aux fenĂȘtres, dĂ©sobstruĂ©es de leurs fermetures en planches, brillaient des vitres neuves encadrĂ©es de plomb, formant des ronds et des losanges ; aucune lĂ©zarde ne bĂąillait sur la façade complĂštement restaurĂ©e. Une superbe porte en chĂȘne, soutenue de riches ferrures, fermait le porche qu’autrefois laissaient ouvert deux vieux battants vermoulus Ă  la peinture dĂ©lavĂ©e. Sur le claveau de l’arcade, au milieu de ses lambrequins refouillĂ©s par un ciseau intelligent, rayonnaient les armoiries des Sigognac trois cigognes sur champ d’azur, avec cette noble devise, naguĂšre effacĂ©e, maintenant parfaitement lisible, en lettres d’or Alta petunt. Sigognac garda quelques minutes le silence, contemplant ce spectacle merveilleux, puis il se tourna vers Isabelle et lui dit C’est Ă  vous, gracieuse fĂ©e, que je dois cette transformation de mon manoir. Il vous a suffi de le toucher de votre baguette pour lui rendre la splendeur, la beautĂ© et la jeunesse. Je vous sais un grĂ© infini de cette surprise ; elle est charmante et dĂ©licieuse comme tout ce qui vient de vous. Sans que j’ai rien dit, vous avez devinĂ© le vƓu secret de mon Ăąme. — Remerciez aussi, rĂ©pondit Isabelle, un certain enchanteur qui m’a beaucoup aidĂ©e en tout ceci ; » et elle montrait Vallombreuse assis dans un coin du carrosse. Le Baron serra la main du jeune duc. Pendant cette conversation, le carrosse Ă©tait parvenu sur une place rĂ©guliĂšre mĂ©nagĂ©e devant le chĂąteau dont les cheminĂ©es de briques vermeilles envoyaient au ciel de larges tourbillons de fumĂ©e blanche, prouvant qu’on attendait des hĂŽtes d’importance. Pierre, en belle livrĂ©e neuve, Ă©tait debout sur le seuil de la porte, dont il poussa les battants Ă  l’approche de la voiture, qui dĂ©posa le baron, la baronne et le duc au bas de l’escalier. Huit ou dix laquais, rangĂ©s en haie sur les marches, saluĂšrent profondĂ©ment ces nouveaux maĂźtres qu’ils ne connaissaient pas encore. Des peintres habiles avaient redonnĂ© aux fresques des murailles leur fraĂźcheur disparue. Les hercules Ă  gaĂźne soutenaient la fausse corniche avec un air d’aisance dĂ» Ă  leurs muscles ronflants Ă  la florentine. Les empereurs romains se prĂ©lassaient dans leur pourpre d’un ton vif. Les infiltrations de pluies ne gĂ©ographiaient plus la voĂ»te de leurs taches, et le treillage simulĂ© laissait voir un ciel exempt de nuages. Une mĂ©tamorphose semblable s’était opĂ©rĂ©e partout. Les boiseries et les parquets avaient Ă©tĂ© refaits. Des meubles neufs, d’une forme pareille, remplaçaient les anciens. Le souvenir se trouvait rajeuni et non dĂ©paysĂ©. La verdure de Flandres avec le chasseur de halbrans tapissait encore la chambre de Sigognac, mais un lavage savant en avait ravivĂ© les couleurs. Le lit Ă©tait le mĂȘme, seulement un patient sculpteur sur bois avait bouchĂ© les piqĂ»res de tarets, ajustĂ© aux figurines de la frise les nez et les doigts qui manquaient, continuĂ© les feuillages interrompus, rendu leurs arĂȘtes aux ornements frustes et remis le vieux meuble en son intĂ©gritĂ© primitive. Une brocatelle verte et blanche du mĂȘme dessin que l’autre se plissait entre les spirales des colonnes torses, bien cirĂ©es et bien frottĂ©es. La dĂ©licate Isabelle n’avait pas voulu se livrer Ă  un luxe intempestif, toujours facile quand on dispose de grosses sommes ; mais elle avait pensĂ© Ă  charmer l’ñme d’un mari tendrement aimĂ©, en lui rendant ses impressions d’enfance dĂ©pouillĂ©es de leur misĂšre et de leur tristesse. Tout semblait gai dans ce manoir naguĂšre si mĂ©lancolique. Les portraits mĂȘme des aĂŻeux, dĂ©barbouillĂ©s de leur crasse, restaurĂ©s et vernis, souriaient, dans leurs cadres d’or, avec un air juvĂ©nile. Les douairiĂšres revĂȘches, les chanoinesses prudes, ne faisaient plus, comme autrefois, la moue Ă  Isabelle, de comĂ©dienne devenue baronne ; elles l’accueillaient comme de la famille. Il n’y avait plus dans la cour ni orties, ni ciguĂ«s, ni aucune de ces mauvaises herbes que favorisent l’humiditĂ©, la solitude et l’incurie. Les pavĂ©s, sertis de ciment, ne prĂ©sentaient plus cette bordure verte indice des maisons abandonnĂ©es. Par leurs vitres claires, les fenĂȘtres des chambres dont les portes Ă©taient jadis condamnĂ©es laissaient voir des rideaux de riche Ă©toffe qui montraient qu’elles Ă©taient prĂȘtes Ă  recevoir des hĂŽtes. On descendit au jardin par un perron dont les marches, raffermies et dĂ©gagĂ©es de mousses, ne vacillaient plus sous le pied trop confiant. Au bas de la rampe s’épanouissait, prĂ©cieusement conservĂ©, l’églantier sauvage qui avait offert sa rose Ă  la jeune comĂ©dienne, le matin du dĂ©part de Sigognac. Il en portait encore une qu’Isabelle cueillit et mit dans son sein, voyant lĂ  un prĂ©sage heureux pour la durĂ©e de ses amours. Le jardinier n’avait pas moins travaillĂ© que l’architecte ; grĂące Ă  ses ciseaux, l’ordre s’était remis dans cette forĂȘt vierge. Plus de branches gourmandes barrant le chemin, plus de broussailles aux ongles acĂ©rĂ©s ; on y pouvait passer sans laisser sa robe aux Ă©pines. Les arbres avaient repris l’habitude du berceau et de la charmille. Les buis retaillĂ©s encadraient dans leurs compartiments toutes les fleurs que peut verser la corbeille de Flore. Au fond du jardin, la Pomone, guĂ©rie de sa lĂšpre, Ă©talait sa blanche nuditĂ© de dĂ©esse. Un nez de marbre adroitement soudĂ© lui restituait son profil Ă  la grecque. Il y avait en son panier des fruits sculptĂ©s et non plus des champignons vĂ©nĂ©neux. Le mufle de lion vomissait dans sa vasque une eau abondante et pure. Des plantes grimpantes, balançant des clochettes de toutes couleurs et accrochant leurs vrilles Ă  un treillage solide peint en vert, cachaient pittoresquement la muraille de clĂŽture et donnaient un air agrĂ©ablement rustique au cabinet de rocailles servant de niche Ă  la statue. Jamais, mĂȘme en leurs beaux jours, le chĂąteau ni le jardin n’avaient Ă©tĂ© accommodĂ©s avec tant de richesse et de goĂ»t. La splendeur de Sigognac, si longtemps Ă©clipsĂ©e, brillait de tout son Ă©clat ! Sigognac, Ă©tonnĂ© et ravi comme s’il marchait dans un rĂȘve, serrait contre son cƓur le bras d’Isabelle et laissait couler sans honte, sur ses joues, deux larmes d’attendrissement. Maintenant, dit Isabelle, que nous avons tout bien vu, il faut visiter les domaines que j’ai rachetĂ©s sous main, pour reconstituer, telle qu’elle Ă©tait ou peu s’en faut, l’antique baronnie de Sigognac. Permettez-moi d’aller mettre un habit de cheval. Je ne serai pas longue, ayant par mon premier mĂ©tier l’habitude de changer prestement de costume. Pendant ce temps, choisissez vos montures et faites-les seller. » Vallombreuse emmena Sigognac, qui vit dans l’écurie, naguĂšre dĂ©serte, dix beaux chevaux sĂ©parĂ©s par des stalles de chĂȘne, et piĂ©tinant une litiĂšre nattĂ©e. Leurs croupes fermes et polies brillaient d’une lueur satinĂ©e et, entendant des visiteurs, les nobles bĂȘtes tournĂšrent vers eux leurs yeux intelligents. Un hennissement Ă©clata soudain ; c’était l’honnĂȘte Bayard qui reconnaissait son maĂźtre et le saluait Ă  sa façon ; ce vieux serviteur, qu’Isabelle n’avait eu garde de renvoyer, occupait au bout de la file la place la plus chaude et la plus commode. Sa mangeoire Ă©tait pleine d’avoine moulue pour que ses longues dents n’eussent pas la peine de la triturer ; entre ses jambes dormait son camarade Miraut, qui se leva et vint lĂ©cher la main du Baron. Quant Ă  BĂ©elzĂ©buth, s’il n’avait pas paru encore, il n’en faut pas accuser son bon petit cƓur de chat, mais les habitudes prudentes de sa race, que tout ce remue-mĂ©nage en un lieu jadis si tranquille effarouchait singuliĂšrement. CachĂ© dans un grenier, il attendait la nuit pour se produire et rendre ses devoirs Ă  son maĂźtre bien-aimĂ©. Le Baron, aprĂšs avoir flattĂ© Bayard de la main, choisit un bel alezan, qu’on sortit aussitĂŽt de l’écurie ; le duc prit un genĂȘt d’Espagne Ă  tĂȘte busquĂ©e, digne de porter un infant, et l’on mit pour la baronne, sur un dĂ©licieux palefroi blanc dont le pelage semblait argentĂ©, une riche selle de velours vert. BientĂŽt Isabelle parut habillĂ©e d’un costume d’amazone le plus galant du monde, qui faisait valoir les avantages de sa taille faite au tour. C’était une veste de velours bleu relevĂ©e de boutons, de brandebourgs et de soutaches d’argent, avec des basques tombant sur une longue jupe en satin gris de perle. Sa coiffure consistait en un chapeau d’homme, de feutre blanc, ombragĂ© d’une plume bleue frisĂ©e, s’allongeant par derriĂšre jusque sur le col. Pour que la rapiditĂ© de la course ne les dĂ©rangeĂąt point, les blonds cheveux de la jeune femme Ă©taient serrĂ©s dans un rĂ©seau d’azur Ă  petites perles d’argent d’une coquetterie charmante. AjustĂ©e ainsi, Isabelle Ă©tait adorable et, devant elle, les beautĂ©s les plus altiĂšres de la cour eussent Ă©tĂ© forcĂ©es d’amener pavillon. Cet habit cavalier faisait ressortir, dans la grĂące ordinairement si modeste de la baronne, un cĂŽtĂ© fier qui sentait son origine illustre. C’était bien toujours Isabelle, mais c’était aussi la fille d’un prince, la sƓur d’un duc, la femme d’un gentilhomme dont la noblesse datait d’avant les croisades. Vallombreuse le remarqua et ne put s’empĂȘcher de dire Ma sƓur, que vous avez aujourd’hui grande mine ! Hippolyte, reine des Amazones, n’était certes pas plus superbe et plus triomphante ! » Isabelle, Ă  qui Sigognac tint le pied, se mit lĂ©gĂšrement en selle ; le duc et le baron enfourchĂšrent leurs montures, et la cavalcade dĂ©boucha sur la place du chĂąteau, oĂč elle rencontra le marquis de BruyĂšres et quelques gentilshommes du voisinage, qui venaient complimenter les nouveaux Ă©poux. On voulait rentrer, comme la politesse l’exigeait, mais les visiteurs prĂ©tendirent qu’ils ne seraient pas fĂącheux jusqu’à interrompre une promenade commencĂ©e, et firent tourner tĂȘte Ă  leurs chevaux, pour accompagner le jeune couple et le duc de Vallombreuse. La chevauchĂ©e, grossie de cinq ou six personnes en habit de gala, car les hobereaux s’étaient faits les plus braves qu’ils avaient pu, prenait un air cĂ©rĂ©monieux et magnifique. C’était un vrai cortĂšge de princesse. On parcourut, en suivant un chemin bien entretenu, des prĂ©s verdoyants, des terres auxquelles la culture avait rendu la fertilitĂ©, des mĂ©tairies en plein rapport, des bois savamment amĂ©nagĂ©s. Tout cela appartenait Ă  Sigognac. La lande, avec les bruyĂšres violettes, semblait s’ĂȘtre reculĂ©e du chĂąteau. Comme on passait dans un bois de sapins, sur la limite de la baronnie, des abois de chiens se firent entendre, et bientĂŽt parut Yolande de Foix, suivie de son oncle le commandeur et d’un ou deux galants. Le chemin Ă©tait Ă©troit et les deux troupes se frĂŽlĂšrent en sens inverse, bien que chacune tĂąchĂąt de faire place Ă  l’autre. Yolande, dont le cheval piaffait et se cabrait, effleura de sa jupe la jupe d’Isabelle. Le dĂ©pit empourprait ses joues, et sa colĂšre cherchait quelque insulte, mais Isabelle avait une Ăąme au-dessus des vanitĂ©s fĂ©minines ; l’idĂ©e de se venger du regard dĂ©daigneux qu’Yolande avait autrefois laissĂ© tomber sur elle avec ce mot bohĂ©mienne, » presque Ă  cette mĂȘme place, ne lui vint seulement pas Ă  l’esprit ; elle pensa que ce triomphe d’une rivale pouvait blesser, sinon le cƓur, du moins l’orgueil d’Yolande, et d’un air digne, modeste et gracieux, elle salua mademoiselle de Foix, qui fut bien forcĂ©e, ce dont elle manqua enrager, de rĂ©pondre par une lĂ©gĂšre inclination de tĂȘte. Le baron de Sigognac lui fit, d’un air dĂ©tachĂ© et tranquille, un salut parfaitement respectueux, et Yolande ne surprit pas dans les yeux de son ex-adorateur une Ă©tincelle de l’ancienne flamme. Elle cravacha son cheval et partit au galop entraĂźnant sa petite troupe. Par les VĂ©nus et les Cupidons, dit gaiement Vallombreuse au marquis de BruyĂšres, prĂšs duquel il chevauchait, voici une belle fille, mais elle a l’air diablement revĂȘche et farouche ! Quels regards elle lançait Ă  ma sƓur ! C’était autant de coups de stylet. — Quand on a Ă©tĂ© la reine d’un pays, rĂ©pondit le marquis, on n’est pas bien aise d’ĂȘtre dĂ©trĂŽnĂ©e, et la victoire reste dĂ©cidĂ©ment Ă  madame la baronne de Sigognac. » La cavalcade rentra au chĂąteau. Un somptueux repas, servi dans la salle oĂč jadis le pauvre Baron avait fait souper les comĂ©diens avec leurs propres provisions, n’ayant rien en son garde-manger, attendait les hĂŽtes, qui furent charmĂ©s de sa belle ordonnance. Une riche argenterie aux armes de Sigognac Ă©tincelait sur une nappe damassĂ©e, dont la trame montrait, parmi ses ornements, des cigognes hĂ©raldiques. Les quelques piĂšces de l’ancien service qui n’étaient pas tout Ă  fait hors d’usage avaient Ă©tĂ© religieusement conservĂ©es et mĂȘlĂ©es aux piĂšces modernes pour que ce luxe n’eĂ»t pas l’air trop rĂ©cent, et que l’ancien Sigognac contribuĂąt un peu aux splendeurs du nouveau. On se mit Ă  table. La place d’Isabelle Ă©tait la mĂȘme qu’elle occupait dans cette fameuse nuit qui avait changĂ© le destin du Baron ; elle y pensait, Sigognac aussi, car les Ă©poux Ă©changĂšrent un sourire d’amants, attendri de souvenir et lumineux d’espĂ©rance. PrĂšs de la crĂ©dence sur laquelle l’écuyer tranchant dĂ©coupait les viandes, se tenait debout un homme de taille athlĂ©tique, Ă  large face pĂąle entourĂ©e d’une Ă©paisse barbe brune, vĂȘtu de velours noir et portant au cou une chaĂźne d’argent, qui, de temps Ă  autre, donnait des ordres aux laquais d’un air majestueux. PrĂšs d’un buffet chargĂ© de bouteilles, les unes pansues, les autres effilĂ©es, quelques-unes nattĂ©es de sparterie, selon les provenances, se trĂ©moussait avec beaucoup d’activitĂ©, malgrĂ© son tremblement sĂ©nile, une figure falotte, au nez rabelaisien tout fleuronnĂ© de bubelettes, aux joues fardĂ©es de purĂ©e septembrale, aux petits yeux vairons pleins de malice et surmontĂ©s d’un sourcil circonflexe. Sigognac, regardant par hasard de ce cĂŽtĂ©, reconnut dans le premier le tragique HĂ©rode, dans le second le grotesque Blazius. Isabelle, voyant qu’il s’était aperçu de leur prĂ©sence, lui dit Ă  l’oreille que, pour mettre dĂ©sormais ces braves gens Ă  l’abri des misĂšres de la vie théùtrale, elle avait fait l’un intendant et l’autre sommelier de Sigognac, conditions fort douces et n’exigeant pas grand travail ; de quoi le Baron tomba d’accord et approuva sa femme. Le repas allait son train, et les flacons, activement remplacĂ©s par Blazius, se succĂ©daient sans interruption, lorsque Sigognac sentit une tĂȘte s’appuyer sur un de ses genoux, et sur l’autre des griffes acĂ©rĂ©es jouer un air de guitare bien connu. C’étaient Miraut et BĂ©elzĂ©buth qui, profitant d’une porte entr’ouverte, s’étaient glissĂ©s dans la salle, et, malgrĂ© la peur que leur inspirait cette splendide et nombreuse compagnie, venaient rĂ©clamer de leur maĂźtre leur part du festin. Sigognac opulent n’avait garde de repousser ces humbles amis de sa misĂšre ; il flatta Miraut de la main, gratta le crĂąne essorillĂ© de BĂ©elzĂ©buth, et leur fit Ă  tous deux une abondante distribution de bons morceaux. Les miettes consistaient cette fois en lardons de pĂątĂ©, en reliefs de perdrix, en filets de poisson et autres mets succulents. BĂ©elzĂ©buth ne se sentait pas d’aise et, de sa patte griffue, il rĂ©clamait toujours quelque nouveau rogaton, sans lasser l’inaltĂ©rable patience de Sigognac, que cette voracitĂ© amusait. Enfin, gonflĂ© comme une outre, marchant Ă  pas Ă©carquillĂ©s, pouvant Ă  peine filer son rouet, le vieux chat noir se retira dans la chambre tapissĂ©e en verdure de Flandre, et se roula en boule Ă  sa place accoutumĂ©e pour digĂ©rer cette copieuse rĂ©fection. Vallombreuse tenait tĂȘte au marquis de BruyĂšres, et les hobereaux ne se lassaient pas de porter la santĂ© des Ă©poux avec des rouges bords, Ă  quoi Sigognac, sobre de nature et d’habitude, rĂ©pondait en trempant le bout de ses lĂšvres dans son verre toujours plein, car il ne le vidait jamais. Enfin les hobereaux, la tĂȘte pleine de fumĂ©es, se levĂšrent de table chancelants, et gagnĂšrent, un peu aidĂ©s des laquais, les appartements qu’on avait prĂ©parĂ©s pour eux. Isabelle, sous prĂ©texte de fatigue, s’était retirĂ©e au dessert. Chiquita, promue Ă  la dignitĂ© de femme de chambre, l’avait dĂ©faite et accommodĂ©e de nuit, avec cette activitĂ© silencieuse qui caractĂ©risait son service. C’était maintenant une belle fille que Chiquita. Son teint, que ne tannaient plus les intempĂ©ries des saisons, s’était Ă©clairci, tout en gardant cette pĂąleur vivace et passionnĂ©e que les peintres admirent fort. Ses cheveux, qui avaient fait connaissance avec le peigne, Ă©taient proprement retenus par un ruban rouge dont les bouts flottaient sur sa nuque brune ; Ă  son col, on voyait toujours le fil de perles donnĂ© par Isabelle, et qui, pour la bizarre jeune fille, Ă©tait le signe visible de son servage volontaire, une sorte d’emprise que la mort seule pouvait rompre. Sa robe Ă©tait noire et portait le deuil d’un amour unique. Sa maĂźtresse ne l’avait pas contrariĂ©e en cette fantaisie. Chiquita, n’ayant plus rien Ă  faire dans la chambre, se retira aprĂšs avoir baisĂ© la main d’Isabelle, comme elle n’y manquait jamais chaque soir. Lorsque Sigognac rentra dans cette chambre oĂč il avait passĂ© tant de nuits solitaires et tristes, Ă©coutant les minutes longues comme des heures, tomber goutte Ă  goutte, et le vent gĂ©mir lamentablement derriĂšre la vieille tapisserie, il aperçut, Ă  la lueur d’une lanterne de Chine suspendue au plafond, entre les rideaux de brocatelle verte et blanche, la jolie tĂȘte d’Isabelle qui se penchait vers lui avec un chaste et dĂ©licieux sourire. C’était la rĂ©alisation complĂšte de son rĂȘve, alors que, n’ayant plus d’espoir et se croyant Ă  jamais sĂ©parĂ© d’Isabelle, il regardait le lit vide avec une mĂ©lancolie profonde. DĂ©cidĂ©ment, le destin faisait bien les choses ! Vers le matin, BĂ©elzĂ©buth, en proie Ă  une agitation Ă©trange, quitta le fauteuil oĂč il avait passĂ© la nuit, et grimpa pĂ©niblement sur le lit. ArrivĂ© lĂ , il heurta de son nez la main de son maĂźtre endormi encore, et il essaya un ron-ron qui ressemblait Ă  un rĂąle. Sigognac s’éveilla et vit BĂ©elzĂ©buth le regardant comme s’il implorait un secours humain, et dilatant outre mesure ses grands yeux verts vitrĂ©s dĂ©jĂ  et Ă  demi Ă©teints. Son poil avait perdu son brillant lustrĂ© et se collait comme mouillĂ© par les sueurs de l’agonie ; il tremblait et faisait pour se tenir sur ses pattes des efforts extrĂȘmes. Toute son attitude annonçait la vision d’une chose terrible. Enfin il tomba sur le flanc, fut agitĂ© de quelques mouvements convulsifs, poussa un sanglot semblable au cri d’un enfant Ă©gorgĂ©, et se roidit comme si des mains invisibles lui distendaient les membres. Il Ă©tait mort. Ce hurlement funĂšbre interrompit le sommeil de la jeune femme. Pauvre BĂ©elzĂ©buth, dit-elle en voyant le cadavre du chat, il a supportĂ© la misĂšre de Sigognac, il n’en connaĂźtra pas la prospĂ©ritĂ© ! » BĂ©elzĂ©buth, il faut l’avouer, mourait victime de son intempĂ©rance. Une indigestion l’avait Ă©touffĂ©. Son estomac famĂ©lique n’était pas habituĂ© Ă  de telles frairies. Cette mort toucha Sigognac plus qu’on ne saurait dire. Il ne pensait point que les animaux fussent de pures machines, et il accordait aux bĂȘtes une Ăąme de nature infĂ©rieure Ă  l’ñme des hommes, mais capable cependant d’intelligence et de sentiment. Cette opinion, d’ailleurs, est celle de tous ceux qui, ayant vĂ©cu longtemps dans la solitude en compagnie de quelque chien, chat, ou tout autre animal, ont eu le loisir de l’observer et d’établir avec lui des rapports suivis. Aussi, l’Ɠil humide et le cƓur pĂ©nĂ©trĂ© de tristesse, enveloppa-t-il soigneusement le pauvre BĂ©elzĂ©buth dans un lambeau d’étoffe, pour l’enterrer le soir, action qui eĂ»t peut-ĂȘtre paru ridicule et sacrilĂšge au vulgaire. Quand la nuit fut tombĂ©e, Sigognac prit une bĂȘche, une lanterne, et le corps de BĂ©elzĂ©buth, roide dans son linceul de soie. Il descendit au jardin, et commença Ă  creuser la terre au pied de l’églantier, Ă  la lueur de la lanterne dont les rayons Ă©veillaient les insectes, et attiraient les phalĂšnes qui venaient en battre la corne de leurs ailes poussiĂ©reuses. Le temps Ă©tait noir. À peine un coin de la lune se devinait-il Ă  travers les crevasses d’un nuage couleur d’encre, et la scĂšne avait plus de solennitĂ© que n’en mĂ©ritaient les funĂ©railles d’un chat. Sigognac bĂȘchait toujours, car il voulait enfouir BĂ©elzĂ©buth assez profondĂ©ment pour que les bĂȘtes de proie ne vinssent pas le dĂ©terrer. Tout Ă  coup le fer de sa bĂȘche fit feu comme s’il eĂ»t rencontrĂ© un silex. Le Baron pensa que c’était une pierre, et redoubla ses coups ; mais les coups sonnaient bizarrement et n’avançaient pas le travail. Alors Sigognac approcha la lanterne pour reconnaĂźtre l’obstacle, et vit, non sans surprise, le couvercle d’une espĂšce de coffre en chĂȘne, tout bardĂ© d’épaisses lames de fer rouillĂ©, mais trĂšs-solides encore ; il dĂ©gagea la boĂźte en creusant la terre alentour, et, se servant de sa bĂȘche comme d’un levier, il parvint Ă  hisser, malgrĂ© son poids considĂ©rable, le coffret mystĂ©rieux jusqu’au bord du trou, et le fit glisser sur la terre ferme. Puis il mit BĂ©elzĂ©buth dans le vide laissĂ© par la boĂźte, et combla la fosse. Cette besogne terminĂ©e, il essaya d’emporter sa trouvaille au chĂąteau, mais la charge Ă©tait trop forte pour un seul homme, mĂȘme vigoureux, et Sigognac alla chercher le fidĂšle Pierre, pour qu’il lui vĂźnt en aide. Le valet et le maĂźtre prirent chacun une poignĂ©e du coffre et l’emportĂšrent au chĂąteau, pliant sous le faix. Avec une hache, Pierre rompit la serrure, et le couvercle en sautant dĂ©couvrit une masse considĂ©rable de piĂšces d’or onces, quadruples, sequins, gĂ©novines, portugaises, ducats, cruzades, angelots et autres monnaies de diffĂ©rents titres et pays, mais dont aucune n’était moderne. D’anciens bijoux enrichis de pierres prĂ©cieuses Ă©taient mĂȘlĂ©s Ă  ces piĂšces d’or. Au fond du coffre vidĂ©, Sigognac trouva un parchemin scellĂ© aux armes de Sigognac, mais l’humiditĂ© en avait effacĂ© l’écriture. Le seing Ă©tait seul encore un peu visible, et, lettre Ă  lettre, le Baron dĂ©chiffra ces mots Raymond de Sigognac. » Ce nom Ă©tait celui d’un de ses ancĂȘtres, parti pour une guerre d’oĂč il n’était jamais revenu, laissant le mystĂšre de sa mort ou de sa disparition inexpliquĂ©. Il n’avait qu’un fils en bas Ăąge et, au moment de s’embarquer dans une expĂ©dition dangereuse, il avait enfoui son trĂ©sor, n’en confiant le secret qu’à un homme sĂ»r, surpris sans doute par la mort avant de pouvoir rĂ©vĂ©ler la cachette Ă  l’hĂ©ritier lĂ©gitime. À dater de ce Raymond commençait la dĂ©cadence de la maison de Sigognac, autrefois riche et puissante. Tel fut, du moins, le roman trĂšs-probable qu’imagina le Baron d’aprĂšs ces faibles indices ; mais ce qui n’était pas douteux, c’est que ce trĂ©sor lui appartĂźnt. Il fit venir Isabelle et lui montra tout cet or Ă©talĂ©. DĂ©cidĂ©ment, dit le Baron, BĂ©elzĂ©buth Ă©tait le bon gĂ©nie des Sigognac. En mourant, il me fait riche, et s’en va quand arrive l’ange. Il n’avait plus rien Ă  faire puisque vous m’apportez le bonheur. » TABLE DES MATIÈRES
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À5 heures du matin, Ă  Toulouse, jeudi 28 juillet 2022, un jeune homme ramasse un tĂ©lĂ©phone perdu et cherche Ă  le restituer. Avant de finir par ĂȘtre rouĂ© de coups. Les faits. Affiner par gĂ©ographieTRAIL DU SALAGOU 2022 RandonnĂ©e et balade, Courses Ă  pied, Nature - Environnement, Pour enfantsClermont-l'HĂ©rault 34800Le 08/10/2022900 participants sont attendus sur les diffĂ©rents circuits proposĂ©s par le Clermont Endurance, avec le concours de la Ville de Clermont-l’HĂ©rault, du DĂ©partement de l’HĂ©rault et le soutien logistique d’HĂ©rault Sport au dĂ©part de la plage du lac du Salagou. Des trails de 42 km, 25 km, 13 km et 5 km, des courses enfants sur 500m, 1000 m, 2500 m, ainsi qu’une marche nordique sont au programme de cette journĂ©e sportive sur un site remarquable. Horaires 8h00 – DĂ©part du Marathon du Salagou 42 km 9h00 – DĂ©part du Tour du Lac – 25 km 9h20 – DĂ©part Marche nordique – 12 km 13h30 – DĂ©part La Presqu’üle – 13 km 14h00 – DĂ©part Mini Trail – 5 kmChauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosGrande-Synthe, 59, Nord, Hauts-de-FranceVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosSeclin, 59, Nord, Hauts-de-FranceVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosPerpignan, 66, PyrĂ©nĂ©es-Orientales, OccitanieVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosSaint-Genis-Pouilly, 13, Ain, Provence-Alpes-CĂŽte d'AzurVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosNarbonne, 11, Aude, OccitanieVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosLisieux, 14, Calvados, NormandieVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosVillars, 24, Dordogne, Nouvelle-AquitaineVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosChartres, 28, Eure-et-Loir, Centre-Val de LoireVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosToulouse, 31, Haute-Garonne, OccitanieVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosTours, 37, Indre-et-Loire, Centre-Val de LoireVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosThionville, 57, Moselle, Grand EstVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosSemĂ©court, 57, Moselle, Grand EstVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosGrande-Synthe, 59, Nord, Hauts-de-FranceVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosSeclin, 59, Nord, Hauts-de-FranceVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosClermont-Ferrand, 63, Puy-de-DĂŽme, Auvergne-RhĂŽne-AlpesVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosPerpignan, 66, PyrĂ©nĂ©es-Orientales, OccitanieVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosStrasbourg, 67, Bas-Rhin, Grand EstVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosAnnecy, 74, Haute-Savoie, Auvergne-RhĂŽne-AlpesVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. 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Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosMantes-la-Jolie, 78, Yvelines, Île-de-FranceVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosMontauban, 82, Tarn-et-Garonne, OccitanieVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosCogolin, 83, Var, Provence-Alpes-CĂŽte d'AzurVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosBouliac, 33, Gironde, Nouvelle-AquitaineVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosBĂ©ziers, 34, HĂ©rault, OccitanieVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosRennes, 35, Ille-et-Vilaine, BretagneVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosSaint-SĂ©bastien-sur-Loire, 44, Loire-Atlantique, Pays de la LoireVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosSaint-Herblain, 44, Loire-Atlantique, Pays de la LoireVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosCherbourg-en-Cotentin, 50, Manche, NormandieVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosAvignon, 84, Vaucluse, Provence-Alpes-CĂŽte d'AzurVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosPontet, 84, Vaucluse, Provence-Alpes-CĂŽte d'AzurVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosSaint-Genis-Pouilly, 13, Ain, Provence-Alpes-CĂŽte d'AzurVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosLisieux, 14, Calvados, NormandieVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosVillars, 24, Dordogne, Nouvelle-AquitaineVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosChartres, 28, Eure-et-Loir, Centre-Val de LoireVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosBouliac, 33, Gironde, Nouvelle-AquitaineVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosBĂ©ziers, 34, HĂ©rault, OccitanieVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosTours, 37, Indre-et-Loire, Centre-Val de LoireVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosSaint-SĂ©bastien-sur-Loire, 44, Loire-Atlantique, Pays de la LoireVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosSaint-Herblain, 44, Loire-Atlantique, Pays de la LoireVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosThionville, 57, Moselle, Grand EstVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosSemĂ©court, 57, Moselle, Grand EstVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosClermont-Ferrand, 63, Puy-de-DĂŽme, Auvergne-RhĂŽne-AlpesVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosStrasbourg, 67, Bas-Rhin, Grand EstVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosMantes-la-Jolie, 78, Yvelines, Île-de-FranceVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]Chauffeur-livreur / Chauffeuse-livreuseEmploi NĂ©goce - Commerce grosMontauban, 82, Tarn-et-Garonne, OccitanieVotre mission Vous assurerez de la livraison de courses chez les clients qui les ont commandĂ©es sur les sites internet des grandes surfaces ou bien laissĂ©es en sortie de caisse. Vous effectuerez la distribution des courses sur une tournĂ©e attribuĂ©e du lundi au samedi. Dans ce cadre, vous serez amenĂ©e Ă  - Organiser la tournĂ©e de livraison - Assurer le contrĂŽle de la marchandise et charger les courses dans le vĂ©hicule selon le plan de tournĂ©e de livraison - Scanner la prise en charge des bacs chez le donneur d'ordre - Appeler les clients destinataires pour leur confirmer la livraison ou les prĂ©venir d'un retard Ă©ventuel - Scanner la livraison des courses et informer le destinataire selon les consignes indiquĂ©es sur le PDA - Mesurer les tempĂ©ratures des produits frais et surgelĂ©s selon les modes opĂ©ratoires Ă©tablis - Restituer au magasin les marchandises non livrĂ©es en fin de tournĂ©e En respectant - Les protocoles d'hygiĂšne alimentaire et chaine du froid - Les crĂ©neaux de livraison prĂ©vues et impĂ©ratifs de dĂ©lais - Le code de la route, les rĂšgles de conduite et d'entretien des vĂ©hicules - La qualitĂ© de prĂ©sentation et de comportement attendus pour vĂ©hiculer une[...]38e Edition DĂ©fi AlgernonMarseille 13000Le 09/10/2022Sportifs confirmĂ©s ou occasionnels, personnes en situation de handicap mental, physique, sensoriel, psychique.... et personnes avancĂ©es en Ăąge se retrouvent, l'espace d'un week-end, pour partager le mĂȘme objectif favoriser l'inclusion des personnes en situation d'handicap. DĂ©part commun du Pharo Ă  10h 3 distances de course 5 km, 10 km, 15 km 1 distance de marche 5 km ArrivĂ©e commune sur les plages du PradoExposition Van Dongen - "Deauville me va comme un gant" Exposition, PeintureDEAUVILLE 14800Du 02/07/2022 au 25/09/2022Une plaque apposĂ©e sur Les Planches de Deauville le rappelle "De 1913 Ă  1963, le peintre Kees Van Dongen 1877-1968 a peint, dessinĂ© et animĂ© durant 50 ans les Ă©tĂ©s de Deauville. " Cette fidĂ©litĂ© de l’artiste fait l’objet en 2022 d’une exposition de ses Ɠuvres en lien avec Deauville. Portraits peints des personnalitĂ©s frĂ©quentant Deauville, scĂšnes de plage, courses de chevaux, jeux de table, soirĂ©es au casino et les folles nuits dansant sur des airs de jazz ou du tango 
 montrent comment l’artiste retrouve dans l’atmosphĂšre de Deauville, ses sujets picturaux favoris, emblĂ©matiques des annĂ©es folles. TĂ©moin privilĂ©giĂ© de la sociĂ©tĂ© de son Ă©poque, Van Dongen pimente ses Ɠuvres d’un esprit narquois, dĂ©sinvolte, ironique. Les Ɠuvres originales de l’artiste rĂ©unies pour cette exposition inĂ©dite sont enrichies d’un important matĂ©riel iconographique photographies, caricatures, ouvrages et publications illustrant la prĂ©sence de Van Dongen Ă  Deauville. Ouvert du mardi au Van Dongen - "Deauville me va comme un gant" Exposition, Jazz - BluesDeauville 14800Du 02/07/2022 au 25/09/2022Une plaque apposĂ©e sur Les Planches de Deauville le rappelle "De 1913 Ă  1963, le peintre Kees Van Dongen 1877-1968 a peint, dessinĂ© et animĂ© durant 50 ans les Ă©tĂ©s de Deauville. " Cette fidĂ©litĂ© de l’artiste fait l’objet en 2022 d’une exposition de ses Ɠuvres en lien avec Deauville. Portraits peints des personnalitĂ©s frĂ©quentant Deauville, scĂšnes de plage, courses de chevaux, jeux de table, soirĂ©es au casino et les folles nuits dansant sur des airs de jazz ou du tango 
 montrent comment l’artiste retrouve dans l’atmosphĂšre de Deauville, ses sujets picturaux favoris, emblĂ©matiques des annĂ©es folles. TĂ©moin privilĂ©giĂ© de la sociĂ©tĂ© de son Ă©poque, Van Dongen pimente ses Ɠuvres d’un esprit narquois, dĂ©sinvolte, ironique. Les Ɠuvres originales de l’artiste rĂ©unies pour cette exposition inĂ©dite sont enrichies d’un important matĂ©riel iconographique photographies, caricatures, ouvrages et publications illustrant la prĂ©sence de Van Dongen Ă  Deauville. Ouvert du mardi au / MaĂźtresse de maison familialeEmploi Bar-le-Duc, 55, Meuse, Grand EstLe la maĂźtresse de maison H/F occupe une fonction polyvalente dans l'organisation quotidienne du lieu de vie des rĂ©sidents, en veillant Ă  leur bien- ĂȘtre stimulation des rĂ©sidents pour l'entretien des locaux, du linge, de la prĂ©paration des repas, courses et oreille attentive Ă  leur besoins. Vous ĂȘtes bienveillante face aux rĂ©sidents. Sa mission s'effectue en lien avec la coordinatrice des maisons relais , Ă  raison de 4h44 par jour, un jour sur deux, un week-end sur deux jours fĂ©riĂ©s compris, en deux plages horaires quotidiennes. Vous travaillez une semaine 3 jours lundi mercredi vendredi et une semaine de 4 jours mardi jeudi samedi et dimanche Mensuellement, le maĂźtre de maison travaille de 71h44 Ă  75h44 en moyenne, soit un mi-temps Vous ĂȘtes Ă  l'aise avec les prĂ©parations culinaires. Permis B indispensable pour faire les courses. Prime SĂ©gur au prorata du temps de travail mi-temps poste Ă  pourvoir sur Bar le Duc, Verdun et Commercy sur CDD minimum de 6 moisRessources supplĂ©mentairesCourses Ă  piedExpositionJazz - BluesNature - EnvironnementPeinturePour enfantsRandonnĂ©e et baladeAudeBas-RhinBouches-du-RhĂŽneCalvadosDordogneEure-et-LoirGirondeHaute-GaronneHaute-SavoieHĂ©raultIlle-et-VilaineIndre-et-LoireLoire-AtlantiqueMancheMeuseMoselleNordPuy-de-DĂŽmePyrĂ©nĂ©es-OrientalesSeine-MaritimeTarn-et-GaronneVarVaucluseYvelinesNĂ©goce - Commerce gros
Traductionsen contexte de "ou de fourrage" en français-anglais avec Reverso Context : Les feuilles peuvent servir d'engrais vert ou de fourrage.
TRES BON FOURRAGE - Mots-FlĂ©chĂ©s & Mots-CroisĂ©s Recherche - DĂ©finition Recherche - Solution La meilleure solution pour TRES BON FOURRAGE Solution DĂ©finition TREFLETRES BON FOURRAGE EN 6 LETTRES Solution DĂ©finition ERSBON POUR LE BETAILC'EST BON POUR CERTAINES TETESDONNE DU FOURRAGEFOURRAGEFOURRAGE APPRECIEENARD ANDAIN BRPLANTE DE FOURRAGEDRAGEEFOURRAGEENSILAGEFOURRAGESTOCKAGE DU FOURRAGETYPE DE FOURRAGEENSILERRENTRER LE FOURRAGEFARRAGO FENAISONCUEILLETTE DU FOURRAGEFOINFOURRAGEGANACHECREME AU CHOCOLAT SERVANT DE GLACAGE OU FOURRAGEGAZONFOURRAGEGERBEEBOTTE DE FOURRAGEORGEFOURRAGEPICKUPRAMASSE LE FOURRAGE OU RESTITUE LE SONPRALINFOURRAGESILOSRESERVOIRS A FOURRAGEVAIRFOURRAGE DU PETIT-GRISABERRATIONDEVIATION DU BON SENSACCEPTABLENI TRES BON NI TRES MAUVAISJe propose une nouvelle solution ! Compte-rendu de la recherche pour TRES BON FOURRAGE Lors de la rĂ©solution d'une grille de mots-flĂ©chĂ©s, la dĂ©finition TRES BON FOURRAGE a Ă©tĂ© rencontrĂ©e. Qu'elles peuvent ĂȘtre les solutions possibles ? Un total de 21 rĂ©sultats a Ă©tĂ© affichĂ©. Les rĂ©ponses sont rĂ©parties de la façon suivante 1 solutions exactes 0 synonymes 20 solutions partiellement exactes D'autres dĂ©finitions intĂ©ressantes Solution pour CEPAGE BLANC CULTIVE DANS LE MIDISolution pour GRANDS MERESSolution pour ESTIMER DAVANTAGESolution pour QUE L ON A APPRISSolution pour PERROQUET EN CAGE Solution pour TENU ATTACHESolution pour FACON DE VOIR LA VIESolution pour ACCES BRUSQUE ET PASSAGERSolution pour EST SOUS L AUTORITE DESolution pour RECEMMENT SORTI DE
RestituĂ©Par-DerriĂšre Ramasse Le Fourrage Ou Restitue Le Son Qui Pourra Etre Restitue Restitue Ou Reconnait Acquisition D'un Bien Par Un Creancier, Qui Le Restitue Au Debiteur A L'extinction De La Dette Peut Donc Être RestituĂ© Restitue Au Prive Qui Peut Etre Restitue Elle Restitue La Musique Restitue Tout Ce Qui A Ete Pris Traduire En Justice
Accueil Astuces PubliĂ© le 25 aoĂ»t 2014 Mis Ă  jour le 18 mars 2019 Ă  1429 Roger Fourmont a trouvĂ© un moyen simple de repousser le fourrage Ă  l’auge Il emploie un andaineur Ă  soleils, en marche arriĂšre. En plus, cet outil mĂ©lange et aĂšre le fourrage. A voir en vidĂ©o sur Astuce parue dans le spĂ©cial Space en aoĂ»t 2014
Enfin le 2 fĂ©vrier 1913 voyait Monseigneur Capmartin inaugurer avec joie et allĂ©gresse la belle cathĂ©drale que lui avait prĂ©parĂ©e son vĂ©nĂ©rĂ© prĂ©dĂ©cesseur, et qui serait dĂ©sormais le tĂ©moin irrĂ©cusable que le SacrĂ©-CƓur rĂšgne sur la nouvelle France d'au-delĂ  des mers, comme il rĂšgne, du haut de Montmartre, sur la vieille France de Clovis et de Saint-Louis : Sacratissimo Cordi
DĂ©finition, traduction, prononciation, anagramme et synonyme sur le dictionnaire libre Wiktionnaire. Français[modifier le wikicode] Étymologie[modifier le wikicode] Nom commun 1 Mot dĂ©rivĂ© de feurre, avec le suffixe -age. Nom commun 2 De fourrer Nom commun 1 [modifier le wikicode] Singulier Pluriel fourrage fourrages \ fourrage \ masculin Paille, foin et toute autre espĂšce d’herbe qu’on donne pour nourriture aux bestiaux, aux chevaux, etc., lorsqu’on ne les fait pas paĂźtre. Les prairies sont assez vastes ; elles occupent le fond de la vallĂ©e et toutes les parties facilement irrigables. Elles fournissent des fourrages abondants et trĂšs rĂ©putĂ©s que l'on exporte. — Josias Braun-Blanquet et J. Susplugas, Reconnaissance phytogĂ©ographique dans les CorbiĂšres, Station internationale de GĂ©obotanique MĂ©diterranĂ©enne et Alpine, Montpellier, communication n° 61, 1937 Les herbes, nourriture premiĂšre des herbivores, sont de qualitĂ© diffĂ©rente selon les lieux qui les produisent, et les fourrages ne sont pas Ă©galement composĂ©s partout. — Jean DĂ©hĂšs, Essai sur l’amĂ©lioration des races chevalines de la France, École impĂ©riale vĂ©tĂ©rinaire de Toulouse, ThĂšse de mĂ©decine vĂ©tĂ©rinaire, 1868 Le chameau remplace, au Maroc, le chemin de fer et les voitures. [
] ; il se nourrit des herbes qu’il parvient Ă  happer le long de la route ; Ă  l’étape, on lui donne de la paille ou du fourrage vert et une ration d’orge tous les trois jours. — FrĂ©dĂ©ric Weisgerber, Trois mois de campagne au Maroc Ă©tude gĂ©ographique de la rĂ©gion parcourue, Paris Ernest Leroux, 1904, page 330 SpĂ©cialement Militaire DĂ©suet Provisions pour les chevaux de l’armĂ©e. Dans son arrondissement, le 3e corps vivait au jour le jour ; il s'adressa, pour avoir des fourrages, Ă  M. le sous-prĂ©fet de MaulĂ©on, qui, nuit et jour Ă  cheval, parcourait son arrondissement pour obtenir et faire transporter les denrĂ©es nĂ©cessaires. — Rapport de la Commission créée par l’ordonnance royale du 30 juin 1824, pour recueillir des documens sur les dĂ©penses de la guerre d'Espagne, Paris Imprimerie royale, 1824, volume 2 procĂšs-verbaux des sĂ©ances, page 222 Militaire DĂ©suet Foin ou herbe qui servait autrefois Ă  bourrer les canons. DĂ©rivĂ©s[modifier le wikicode] fourrager poisson fourrage Traductions[modifier le wikicode] Nom commun 2[modifier le wikicode] Singulier Pluriel fourrage fourrages \ fourrage \ masculin Action de fourrer, de doubler de fourrure, ou rĂ©sultat de cette action. Le fourrage d’un manteau. Il a fait mettre un fourrage Ă  son pardessus. MarineVieilli Bande goudronnĂ©e dont on entourait les cordages pour diminuer le frottement. Action d'entourer un cordage avec une bande goudronnĂ©e. Forme de verbe [modifier le wikicode] Voir la conjugaison du verbe fourrager Indicatif PrĂ©sent je fourrage il/elle/on fourrage Subjonctif PrĂ©sent que je fourrage qu’il/elle/on fourrage ImpĂ©ratif PrĂ©sent 2e personne du singulierfourrage fourrage \ PremiĂšre personne du singulier du prĂ©sent de l’indicatif de fourrager. TroisiĂšme personne du singulier du prĂ©sent de l’indicatif de fourrager. PremiĂšre personne du singulier du prĂ©sent du subjonctif de fourrager. TroisiĂšme personne du singulier du prĂ©sent du subjonctif de fourrager. DeuxiĂšme personne du singulier de l’impĂ©ratif de fourrager. Voir aussi[modifier le wikicode] fourrage sur l’encyclopĂ©die WikipĂ©dia RĂ©fĂ©rences[modifier le wikicode] Tout ou partie de cet article a Ă©tĂ© extrait du Dictionnaire de l’AcadĂ©mie française, huitiĂšme Ă©dition, 1932-1935 fourrage, mais l’article a pu ĂȘtre modifiĂ© depuis.
Lessolutions proposĂ©es pour la dĂ©finition RAMASSE LE FOURRAGE OU RESTITUE LE SON de mots flĂ©chĂ©s et mots croisĂ©s ainsi que les synonymes existants. Le caractĂšre joker est * mais on peut utiliser "la barre d'espace". PublicitĂ© Afficher les rĂ©sultats par nombre de lettres 24 RÉSULTAT (S) PROPOSÉ (S) PAR UN AMI : * PICKUP (6) ETOLE (5) PAVEMENT (8) 296 669 475 banque de photos, images 360° panoramiques, vecteurs et vidĂ©osEntrepriseSĂ©lectionsPanierBonjour!CrĂ©er un compteSĂ©lectionsNous contacterSĂ©lectionsPartagez des images Alamy avec votre Ă©quipe et vos clientsCrĂ©er une sĂ©lection â€șEntrepriseTrouvez le contenu adaptĂ© pour votre marchĂ©. DĂ©couvrez comment vous pouvez collaborer avec EntrepriseÉducationJeuxMusĂ©esLivres spĂ©cialisĂ©sVoyagesTĂ©lĂ©vision et cinĂ©maRĂ©servez une dĂ©monstrationRechercher des imagesRechercher des banques d’images, vecteurs et vidĂ©osFiltresSur le fourrage dans l'eau Photos Stock & Des Images0 .
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  • ramasse le fourrage ou restitue le son